Pratiques virtuoses de l’intrigue dans le théâtre comique de Giambattista Della Porta (1535-1615)
1Giambattista Della Porta est originaire d’une famille de l’aristocratie napolitaine qui avait un goût prononcé pour le beau, les arts et notamment la musique1. L’essentiel de son activité intellectuelle est cependant d’ordre scientifique ou pseudo-scientifique. Ses intérêts pour la physique, la physiologie et, surtout, pour la magie naturelle lui ont valu d’être inquiété par le Saint-Office entre 1577 et 1579 et entre 1592 et 16002. Parmi ses publications scientifiques se distinguent ses traités de physiognomonie, dont il s’est certainement inspiré pour la création de certains types de son théâtre comique3. De l’activité de dramaturge de Giambattista nous restent quatorze comédies et trois tragédies4.
2L’éditeur romain Bartolomeo Zanetti, dans un « Avis aux lecteurs » du traité sur la quadrature du cercle écrit par Della Porta (Elementorum curvilineorum libri tres, 1610), attribue à ce dernier une œuvre théorique sur la comédie, De arte componendi comoedias, ainsi qu’une traduction du théâtre de Plaute. Ces deux textes, selon Zanetti, étaient prêts pour la publication dès 1610, année de la parution du traité. Malheureusement, on n’a trouvé trace ni de son ouvrage sur la comédie ni de sa traduction du théâtre plautinien5. Cependant, à défaut d’un traité spécifique, nous pouvons dégager l’idée que Della Porta se faisait de la comédie, et notamment de l’intrigue, à partir des pièces liminaires de son théâtre ainsi que, bien sûr, de ses pièces elles-mêmes. Le corpus des paratextes comprend des dédicaces et des prologues. Les dédicaces ont été rédigées par ses éditeurs, à l’exception de celle de sa tragédie sacrée Georgio, qui lui revient, alors que les prologues émanent directement de lui et se révèlent ainsi plus intéressants pour notre recherche. Les dédicaces sont néanmoins importantes, car elles nous rappellent que le texte théâtral n’est pas un texte comme les autres, mais qu’il est fait avant tout pour être représenté. Nous apprenons ainsi que Della Porta ne s’est pas préoccupé de faire imprimer son théâtre, ce qui a mis sérieusement en péril l’intégrité de ses textes qui nous sont parvenus grâce aux soins de certains éditeurs. Cela témoigne, indirectement, du succès que remportait auprès du public la production du dramaturge napolitain, succès qui tirait certainement partie de sa réputation d’homme de science6.
3D’après certaines de ces pièces liminaires nous apprenons que les comédies de Della Porta étaient essentiellement représentées dans le cadre de la cour espagnole de Naples et des palais de l’aristocratie et qu’elles étaient jouées par des acteurs non professionnels, généralement de jeunes aristocrates. Ce dernier aspect, évoqué par Pompeo Barbarito dans la dédicace de L’Olimpia7, revient, avec force détails, dans le prologue de La Furiosa, l’une des dernières pièces du dramaturge. Ici, dans un dialogue animé avec la Vérité, Momus, dieu de la médisance, se moque d’une compagnie d’acteurs amateurs vraisemblablement issus des rangs de la haute société :
Momo : Ah, ah, ah che spasimo ! ah, ah, ah che crepo ! ah, ah, ah che muoio delle risa ! Ma chi non ridesse ? Ho visto qui dietro una frotta di spensierati, per non dire una mandra di bufali, che vogliono recitar una comedia. […] Alcuni son maschi e, vestiti di panni femminili, vogliono darvi ad intendere che sono femine, alcuni altri giovenetti s’hanno accomodati certi barboni al mento, vi vogliono far credere che son vecchi ; alcuni son dottori e letterati, e fingono il sciocco e ‘l balordo ; altri soldati e valorosi che combatterebbono per un pelo che il nero sia bianco, e si fingono capitani vili e timidi, e si lasciano dar bastonate da sordi ; altri onorati e si fingono ruffian, parasiti e peggio.8
4Ayant désormais rappelé le cadre de la production, l’origine sociale du dramaturge napolitain et les péripéties de la transmission de son œuvre, nous allons d’abord interroger la conception de l’intrigue chez Della Porta à partir des dédicaces et prologues de son théâtre comique. Nous procéderons, dans un deuxième temps, à l’étude du fonctionnement et de la dynamique de l’intrigue, autrement dit de la manière dont se tissent et s’entrelacent les histoires en nous arrêtant davantage sur quelques pièces emblématiques. Enfin, nous aborderons l’interaction qui s’établit entre l’intrigue, les bavardages et les actions scéniques de certains personnages « fâcheux et bouffons »9 qui, par leurs interventions comiques, ont plutôt vocation à en ralentir la dynamique.
I. L’intrigue dans les pièces liminaires des comédies de Della Porta : un élément essentiel d’un tout bien structuré
5La date de composition des pièces de Della Porta nous est inconnue10. On sait que L’Olimpia, représentée pour la première fois à Naples devant le vice-roi comte de Miranda et la noblesse du royaume, avant novembre 1586, fut publiée en 1589. Mais déjà en 1584, l’acteur Fabrizio de’ Fornaris et sa troupe faisaient représenter à Paris Angelica, une adaptation de L’Olimpia11. Les éditeurs de certaines des comédies du dramaturge napolitain répètent, dans leurs dédicaces, qu’elles étaient des œuvres de jeunesse. Leurs affirmations, malheureusement non corroborées par des données concrètes, proviennent pour l’essentiel des prologues, souvent polémiques, que l’auteur a lui-même écrits12.
6Le mot « intrigue » n’est cité que deux fois dans l’ensemble des paratextes du théâtre dellaportien. Dans les dédicaces comme dans les prologues, les éditeurs autant que l’auteur mettent surtout en avant l’idée que la comédie est un tout harmonieux dont l’intrigue n’est qu’un élément parmi d’autres. Dans le prologue de L’Olimpia, Della Porta véhicule cette idée à travers un langage métaphorique conformément à l’usage dans ce type de texte. L’auteur y présente la comédie comme une jeune fille modeste, mais belle. Cette beauté tient surtout aux proportions parfaites de ses membres, ce qui, par-delà la métaphore, est une allusion à l’habileté avec laquelle ont été construites et articulées entre elles les différentes parties qui composent l’œuvre dramatique :
Miratela dalle trecce insino a’ piedi, vedete se i membri sian ben disposti, se corrispondono tutte le parti, se fanno fra sé armonia, se tutta la testura del suo corpo è insieme dicevole ed isquisitamente proporzionata13.
7Tant Della Porta que son éditeur Pompeo Barbarito, qui signe la dédicace de L’Olimpia à un personnage éminent de la cour de Naples, soutiennent la commedia artificiosa, c’est-à-dire une œuvre composée avec art, mais sans affectation : « [L’Olimpia] est toute ‘artificieuse’ parce qu’elle n’a aucun artifice ; son plus bel ornement est de n’en avoir aucun » (« È tutta artificiosa, perche non ha veruno artificio, il più bello ornamento c’habbia è che va senza ornamento alcuno »)14. Artificioso signifie ici fait avec art, et non pas artificiel-innaturel. Les deux acceptions, positive et negative, existaient en effet déjà à l’époque comme on peut le vérifier aux entrées « artificio-artificioso » dans le Grande Dizionario della Lingua Italiana de Salvatore Battaglia. La commedia artificiosa est donc une pièce où tous les éléments qui la composent sont absolument nécessaires et où rien n’est superflu.
8Pour comprendre le sens de cette terminologie, il faut replacer le théâtre de Della Porta dans son époque. Dès 1550 se répand à Naples, comme partout ailleurs en Italie, le théâtre des acteurs professionnels. Théâtre d’acteurs et d’actrices, la commedia all’improvviso reposait non pas sur des textes entièrement rédigés, mais sur des canevas, des répertoires contenant des situations types et des consignes de jeux. C’est donc pour faire pièce à la concurrence de la commedia dell’arte, c’est-à-dire à ces représentations « malhonnêtes des zanni qui se font à l’impromptu » (« zannesche, e disoneste, che si fanno all’improvviso »)15, que les éditeurs, ainsi que Della Porta, insistent sur le caractère achevé et bien structuré du texte dramatique d’auteur. Si dans le corpus paratextuel du théâtre dellaportien l’intrigue, comme nous l’avons dit, n’est quasiment pas évoquée, c’est parce qu’elle ne constitue qu’une partie d’un tout harmonieux et qu’elle ne doit pas prévaloir sur les autres, par exemple la langue, les gestes ou le spectacle.
9Les éditeurs dans leurs dédicaces et l’auteur dans ses prologues sont néanmoins conscients du rôle essentiel de l’intrigue dans l’œuvre dramatique. Pompeo Barbarito parle de la « beauté de l’intrigue » en en faisant un élément essentiel, avec la variété des personnages et la subtilité de l’expression, de la différence existant entre le théâtre d’auteur, comme celui de Della Porta, et celui des histrions16. Si l’on admet que l’intrigue est le « tissage de plusieurs histoires »17, c’est-à-dire, un réseau d’histoires habilement entrelacées en fonction d’un dénouement défini à l’avance par l’auteur, on constate qu’un abîme sépare le théâtre écrit du théâtre à l’impromptu fondé sur la liberté d’improviser de l’acteur.
10Pour l’éditeur Zanetti, la supériorité de la comédie par rapport à d’autres formes littéraires repose sur l’association entre le plaisir et l’utilité, ce qui la rend agréable au plus grand nombre, voire à tout le monde. Cette idée est véhiculée à travers la comparaison de la comédie avec une nourriture intellectuelle capable de satisfaire les sensibilités les plus diverses : les esprits graves et sérieux apprécieront « les cas moraux et les sentences » (« morali documenti e sentenze »), les bons la repréhension des vices, les doctes « les sujets construits avec art » (« artificio del soggetto ») et les mélancoliques « l’entrelacement ingénieux des événements » (« avvilupati et ingegnosi avvenimenti »)18. Déjà élément distinctif de l’art du dramaturge par rapport à celui de l’histrion, l’art de nouer ensemble plusieurs histoires est également à l’origine du divertissement comique et donc du rire.
11Même si le dramaturge napolitain ne parle pas explicitement d’intrigue, toutes ses pensées se tournent néanmoins vers sa construction. Ainsi, dans le prologue de La Trappolaria, dont le titre renvoie à la comédie des pièges ourdis par un serviteur qui s’appelle Trappola, l’auteur souligne-t-il que l’extrême complexité de l’intrigue repose sur une trouvaille très simple empruntée au théâtre de Plaute, c’est-à-dire le motif de la gémellité. Pour sa part, il prétend avoir modestement contribué à renouveler le modèle plautinien en faisant jouer à une seule actrice le double rôle de Filesia et de sa jumelle Eufragia. Cette idée est exprimée, comme d’habitude chez Della Porta, à travers une formule métaphorique sybilline : « Ce qui la rend plus belle et plus moderne par rapport aux autres [comédies] est qu’en étant seule femme elle vaut pour deux » (« Una cosa ha di nuovo e di bello sovra l’altre, ch’essendo sola, val per due donne »)19. Avant Della Porta, d’autres dramaturges avaient exploité le motif des jumeaux avec toutes les complications qui en découlaient. Ceux-ci s’étaient servis d’un seul acteur pour jouer le rôle de deux jumeaux de sexes différents20, alors que chez Della Porta une seule et même actrice tient le rôle de deux jumelles, idée dont le Napolitain revendique la paternité et qui est à mettre en rapport avec cette nouveauté majeure de la commedia dell’arte qu’est l’avènement de l’actrice. Cependant, sa contribution au progrès du théâtre va bien au-delà de ce dispositif et se situe, comme on le verra, dans la multiplication vertigineuse de quiproquos et d’équivoques qui découlent de l’ingéniosité attribuée à des personnages tels que Trappola.
12Dans le prologue de Gli duoi fratelli rivali, repris à l’identique dans la Carbonaria, parue en 1601 comme la pièce précédente, Della Porta s’arrête sur la favola, c’est-à-dire le sujet, la péripétie et l’agnition qui sont les trois piliers de l’intrigue. Après avoir défini la favola comme étant l’âme de la comédie, le dramaturge ajoute qu’elle doit être agréable, convenable et surtout merveilleuse, ce qui veut dire surprenante, selon le sens qu’avait alors cet adjectif21. Néanmoins, si un sujet beau et nouveau est un élément essentiel pour animer l’intrigue, c’est-à-dire les différentes actions qui la composent, il faut des péripéties. Le sujet est l’âme de la comédie, mais la péripétie, c’est-à-dire le renversement imprévisible et inattendu d’une situation, est l’« esprit de l’âme » qui rend l’action comique vivante et dynamique (« è spirito dell’anima che l’avviva, e le dà moto »)22. Della Porta prétend avoir dépassé les Anciens dans l’art de multiplier et de dénouer efficacement et sans longueurs inutiles (« senza stiracchiamenti ») les péripéties les plus complexes, ce que même les dramaturges de l’Antiquité, à son avis, n’arrivaient pas à faire. Et le dramaturge de poursuivre en invitant le lecteur à observer avec attention la mécanique de ses pièces : « si tu daignes suivre mes comédies avec attention tu verras naître péripétie de péripétie et agnition d’agnition » (« e se miri più adentro, vedrai nascer peripezia da peripezia ed agnizione da agnizione »)23. La péripétie et l’agnition, ou reconnaissance, qui introduisent le désordre et l’imprévisible dans l’action en vue de rétablir l’ordre sont les ingrédients fondamentaux de la pratique dramatique. Grâce à ces deux procédés, le dramaturge fait et défait la trame de l’intrigue en avançant vers le dénouement à travers des rebondissements qui tiennent le public en haleine. Et Della Porta s’en prend aux théoriciens dépourvus d’expérience pratique qui ne jurent que par la langue de Boccace et les règles d’Aristote, lequel, comme on sait, n’a jamais écrit sur la comédie24.
13Cette pique anti-aristotélicienne disparaît du prologue de la Carbonaria en raison du grand respect que Della Porta vouait néanmoins au philosophe25. Ce respect l’aurait même poussé, selon différents témoignages rapportés par l’éditeur Lucrezio Nucci, à construire La Sorella, comédie qui sera adaptée en français par Rotrou (La Sœur,1646), sur le principe de la péripétie et de l’agnition utilisé par Sophocle dans Œdipe tyran, œuvre qu’Aristote admirait particulièrement26. Cependant, à nos yeux, ce choix n’est pas seulement un signe de la vénération de Della Porta vis-à-vis d’Aristote. Homme de science, grand expérimentateur et dramaturge à l’affût des nouveautés, Della Porta a voulu délibérément contaminer l’intrigue comique avec le motif typiquement tragique de l’inceste, frôlé à un moment, mais finalement démenti dans le dénouement de la comédie. Ce motif avait déjà été mis à l’honneur en Italie dans deux célèbres tragédies, Canace de Sperone Speroni (1546) et Torrismondo du Tasse (1587), qui avaient suscité moult polémiques, notamment la première. L’exploit accompli par Della Porta dans La Sorella est d’avoir inséré un motif tragique dans une comédie sans rien sacrifier de la fibre comique de sa pièce, autrement dit sans la transformer en tragi-comédie, et donc sans éliminer ni les personnages ni les parties comiques propres au genre. Tous ces arguments que nous venons de rappeler montrent l’attention que le dramaturge napolitain portait à tout ce qui était susceptible d’enrichir et de renouveler la comédie héritée de l’Antiquité afin de permettre à cette forme dramatique de survivre à la concurrence des acteurs professionnels et des genres mixtes tels que la tragi-comédie et la pastorale. Pour ce faire, Della Porta n’hésitera pas à emprunter aux comici des trouvailles comiques et des nouveautés susceptibles de satisfaire son public cible composé pour la majeure partie d’aristocrates cultivés. Pour plaire à ce public, l’auteur se sent autorisé à faire fi des règles aristotéliciennes afin de construire une intrigue chargée de rébondissements et de coups de théâtre capables de surprendre les spectateurs. Le dramaturge napolitain est en effet un adepte de la poétique de la meraviglia, définie par Giambattista Marino (1569-1625) – auteur du poème Adone et quasi contemporain de Della Porta – comme étant ce vers quoi doit tendre le poète (« è del poeta il fin la meraviglia »). Dans les pages qui suivent, on va voir de quelles armes dispose le dramaturge pour faire face à la concurrence non seulement de cette nouvelle forme de spectacle qu’on appelle couramment commedia dell’arte, mais également des genres nouveaux que nous venons d’évoquer. La compétition se joue en grande partie, même si non exclusivement, sur le terrain de la construction de l’intrigue, art dans lequel Della Porta est passé maître27.
II. Construction et dynamique de l’intrigue dans les comédies de Della Porta
14La production comique de Della Porta est caractérisée par la volonté, mais on devrait même plutôt dire la nécessité, de redynamiser un genre, à savoir la comédie inspirée du théâtre de Plaute. À de rares exceptions près, celle-ci n’avait jamais réussi à susciter l’intérêt d’un public assez large. Pour y parvenir, Della Porta contamine et enrichit le modèle plautinien avec les expériences les plus récentes de la dramaturgie et de la littérature italienne, ainsi qu’avec des suggestions tirées de sa propre expérience humaine et scientifique. La chronologie de la composition des comédies de Della Porta est incertaine, cependant il est possible de partager sa production en deux époques. La première comprend les pièces rédigées entre les années 1570 et la fin des années 1590 et la seconde celles écrites entre la fin des années 1590 et 1610. À l’intérieur de cette grande répartition chronologique, il convient de conduire notre analyse en regroupant les pièces en fonction des affinités structurelles ou thématiques qui relient leurs intrigues.
15Un groupe de comédies appartenant à la première époque présente des intrigues organisées autour de la thématique qu’on pourrait appeler du mensonge rattrapé par les événements28. Cela arrive, par exemple, lorsque, pour échapper à un mariage non voulu, l’un des amoureux se fait passer pour quelqu’un d’autre. Cet autre est souvent un membre de la famille de la jeune fille qui a le pouvoir de mettre à mal l’union non désirée. Plusieurs comédies de Della Porta relèvent de ce groupe29, mais les plus intéressantes pour notre analyse sont L’Olimpia, la première comédie écrite par Della Porta, et La Sorella.
16La mère d’Olimpia, dans la pièce homonyme, voudrait marier sa fille au capitaine Trasilogo, mais Olimpia aime déjà Lampridio. Afin de ne pas être séparée de Lampridio, Olimpia lui suggère de se faire passer pour Eugenio, le frère de la jeune fille enlevé par les Turcs alors qu’il était en bas-âge. En tant qu’Eugenio, Lampridio pourra vivre sous le même toit que sa bien-aimée et contrôler les agissements du capitaine. Le serviteur du capitaine conseille alors à son maître de trouver un étranger disposé à jouer le rôle d’Eugenio, afin de dévoiler l’imposture de Lampridio. Mais cette conversation a été surprise par le glouton Mastica qui, fâché avec Trasilogo, révèle aux jeunes premiers ce qui se trame à leur insu. Alors que la situation a atteint son point de complication maximale, un événement inattendu engage résolument l’intrigue vers son dénouement. Trasilogo tombe sur deux étrangers habillés à la turque et leur demande de jouer, respectivement, le rôle d’Eugenio et de son père Teodosio, enlevé par les Turcs avec son fils. Cette rencontre, qui paraît au capitaine une aubaine inespérée, marque en réalité la fin de ses chances d’obtenir Olimpia. En effet, les deux étrangers sont les vrais Eugenio et Teodosio revenus à Naples après des années de captivité turque. Entre la péripétie, qui tombe au début de l’acte IV comme il se doit, et le dénouement, intervient la reconnaissance de Lampridio par son père Filastorgo, après quoi plus rien ne s’oppose aux noces entre Olimpia et Lampridio. Dans L’Olimpia, la péripétie, qui semble sur le moment rendre vains les espoirs des amoureux en démasquant leur mensonge, coïncide en fait avec leurs désirs les plus profonds. En prenant l’identité d’Eugenio, Lampridio invoquait inconsciemment l’arrivée d’un deus ex machina capable de rétablir l’ordre troublé par la décision bizarre de la mère qui voulait marier sa fille avec le fantasque Trasilogo.
17L’intrigue de La Sorella se fonde pareillement sur le principe d’un événement anticipé par un mensonge des amoureux. Pardo, dont la femme et la fille ont été enlevées par les Turcs, envoie son fils Attilio en Turquie afin de les racheter. Pendant son voyage, Attilio fait halte dans une auberge de Venise, où il tombe sous le charme de Sofia, une très belle esclave qu’il rachète et qu’il épouse. En oubliant complètement son devoir envers son père, sa mère et sa sœur, il décide d’interrompre son voyage et de rentrer à Nola avec Sofia qu’il présente à son père comme étant sa sœur Cleria. À la différence de L’Olimpia, La Sorella comporte également une intrigue secondaire étroitement reliée à la principale comme le préconisait Aristote. Cette deuxième intrigue, axée sur les amours entre Sulpizia et Erotico, se révèlera de la plus grande utilité pour dénouer le nœud inextricable de mensonges inventés par Trinca afin d’aider l’imprudent Attilio.
18Ne pouvant supporter l’intimité existant entre Attilio et sa fausse sœur, Pardo décide de marier la supposée Cleria avec Erotico et Attilio avec Sulpitia, laquelle attend déjà un enfant d’Erotico. Le valet Trinca vole alors au secours des amoureux en organisant un faux mariage. Les deux couples vivront sous le même toit ; le jour Attilio fera semblant d’être le mari de Sulpitia et Erotico de Cleria, tandis que la vérité sera rétablie la nuit30. Cette situation moralement insatisfaisante est néanmoins acceptée par les quatre jeunes gens, mais ceux-ci doivent compter avec deux événements imprévus qui mettent à mal leur plan.
19La première péripétie est représentée par l’arrivée d’un certain Pedolitro, un citoyen de Nola revenu de Turquie où il est allé racheter son fils. Pedolitro reconnaît en Sofia l’esclave de l’aubergiste de Venise (III, 3). La menace que représente ce personnage est cependant habilement anéantie par le rusé Trinca qui, en traduisant à sa guise le turc du fils de Pedolitro, fait croire à Pardo que Pedolitro est un ivrogne et un menteur (III, 4). Nous sommes ici en présence d’une pré-péripétie, c’est-à-dire d’un événement préparatoire à la péripétie véritable. En effet, les paroles de Pedolitro confortent les doutes du père d’Attilio quant à l’identité de Cleria sans pour autant modifier la situation. C’est seulement la deuxième péripétie, en IV, 1, qui imprime une avancée considérable à l’action. Constanza, la mère d’Attilio, revient à Nola après une longue période passée en Turquie au service d’un émir. Son fils Attilio l’accueille fraîchement, car elle menace son bonheur : c’est l’occasion d’une critique implicite, typiquement dellaportienne, contre l’égoïsme de la jeunesse qui dans sa fougue oublie jusqu’à la mère la plus aimante. Par amour pour son fils, Constanza accepte néanmoins de faire semblant de reconnaître en Sofia sa fille Cleria afin de rassurer Pardo, son mari et père d’Attilio. La scène de la rencontre entre Cleria et Constanza est tellement naturelle qu’Attilio félicite sa mère pour ses grandes qualités d’actrice :
Attilio : Il fingere è stato tanto naturale, che confesso l’arte aver superato la natura. E chi sarebbe stato che, veggendovi, non avesse giurato che quella fusse la vostra vera Cleria ? E voi la sua madre ?
Constanza : Figlio, non bisogna che m’abbi obbligo alcuno per ciò, perch’io non ho finto cosa alcuna. La giovane, che innanzi condotta mi avete, è la vera Cleria, tua sorella, che insiememente fummo rapite da’ Turchi31.
20Sauf qu’elle n’a pas menti car Sofia est réellement sa fille enlevée en bas âge. Attilio aurait donc épousé sa sœur ? L’intrigue se fige sur cette révélation horrible qui provoque une autre péripétie, puisque Attilio, bouleversé, décide de s’exiler (IV, 5). La solution vient de la nourrice de Sulpizia qui révèle que Cleria est en réalité Sulpizia, la fille d’un voisin. Les deux filles avaient été en effet échangées lorsqu’elles étaient au berceau (V, 2). Le motif typiquement tragique de l’inceste plane donc provisoirement sur cette pièce, que l’éditeur Lucrezio Nucci, on l’a vu, compare à l’Œdipe de Sophocle.
21L’intrigue de La Sorella, collage de plusieurs pièces de Plaute ainsi que de motifs provenant de la commedia erudita32, comporte une avancée considérable en termes de complexité de l’intrigue et d’approfondissement moral par rapport à L’Olimpia. Remarquable est, par exemple, la scène 4 de l’acte III déjà évoquée où le serviteur Trinca dialogue en turc avec le fils de Pedolitro. En effet, si le turc parlé par le valet est purement fantaisiste, le jeune homme emploie un turc correct. Poussé par sa curiosité et son goût pour les idiomes, Della Porta, selon le linguiste Gallotta, s’est probablement renseigné auprès d’un vrai turcophone pour construire cette scène. Dans une ville comme Naples, pendant la seconde moitié du xvie siècle, il y en avait beaucoup parmi les marchands et les esclaves qui fréquentaient le port33.
22Le théâtre de Della Porta, comme tout théâtre comique, exploite le procédé du déguisement pour animer et varier les intrigues. Dans deux pièces rédigées à une dizaine d’années de distance l’une de l’autre, La Fantesca et La Cintia34, deux garçons se déguisent en filles et une fille en garçon pour des raisons variées. L’autre élément que ces deux pièces ont en commun est de présenter une intrigue principale et une secondaire. Néanmoins, malgré cette identité structurelle, les intrigues secondaires des deux comédies divergent autant par leur fonction dans l’action que par leur tonalité. L’intrigue secondaire de La Fantesca est inspirée de l’intrigue secondaire franchement comique de La Casina de Plaute et encore plus des relectures qu’ont faites de la pièce latine les dramaturges italiens de la Renaissance35.
23Dans La Fantesca, Essandro, jeune homme issu d’une prestigieuse famille gênoise, se déguise en servante pour pouvoir vivre sous le même toit que Cleria, sa maîtresse. Essandro, qui a pris le nom de Fioretta, suscite autant la jalousie de Nepita, une servante âgée, que de Santina, la femme du vieux Gerasto, le maître de maison, qui est tombé amoureux de la fausse chambrière. Se rendant compte qu’en tant que Fioretta il n’a aucun espoir auprès de Cleria, Essandro se présente à elle sous l’identité du frère jumeau de Fioretta dont Cleria tombe immédiatement amoureuse. En faisant jouer un double rôle au même personnage, Della Porta parvient, d’un côté, à doter le jeune premier d’une double personnalité où la sensibilité féminine alterne avec la fougue et la sensualité masculines, tandis que de l’autre il complique l’intrigue sans multiplier les personnages. Dans La Trappolaria également, une comédie écrite une dizaine d’années après La Fantesca, le glouton Fagone joue deux personnages différents36, ce qui provoque un nombre élevé de quiproquos et d’équivoques qui ne seront dissipés qu’après deux péripéties et une reconnaissance.
24Si Essandro a réussi à obtenir un rendez-vous avec Cleria, il continue à faire face à l’hostilité de Santina et à la cour pressante de Gerasto qui lui demande une entrevue privée. Par ailleurs, Gerasto a décidé de marier Cleria avec Cintio, le fils du pédant Narticoforo dont la venue est imminente. Dans La Fantesca, les amoureux ne doivent donc pas affronter l’arrivée imprévue d’un trouble-fête, mais mettre en place un stratagème efficace pour éviter le mariage de la jeune fille. Puisque Narticoforo et Gerasto ne se sont jamais rencontrés auparavant, Panurgo, le serviteur d’Essandro, jouera d’abord le rôle de Narticoforo et le parasite Morfeo celui de Cintio, un Cintio atteint d’une maladie tellement grave et répugnante que Gerasto ne pourra que refuser de lui donner sa fille Cleria (III, 2). La même scène se répète plus loin avec une inversion des rôles, car Morfeo joue cette fois-ci le rôle de Cleria malade et Panurgo celui de Gerasto (III, 9-10). Comprenant qu’ils ont été bernés, les deux vieillards font intervenir la justice représentée par deux capitaines caricaturaux dont l’un s’exprime en espagnol. L’usage de cette langue n’est pas le reflet d’une intention satirique à l’encontre du dominateur étranger comme c’était le cas dans certaines comédies des Intronati de Sienne37. Le plurilinguisme n’est qu’un autre élément spectaculaire avec les coups de bâton que Narticoforo et Gerasto donnent aux deux capitaines (IV, 7), le lavement que l’apothicaire veut administrer à Morfeo (III, 12), la farine que Nepita jette à la figure de Narticoforo (III, 8) ou bien les coups que Santina donne à l’apothicaire après avoir appris qu’il aidait Gerasto à la trahir avec Fioretta (V, 2). Malgré la confusion, Gerasto n’a pas oublié Fioretta qu’il conduit dans une chambre où il découvre que la charmante chambrière est en réalité un garçon vigoureux qu’il a eu l’imprudence de laisser seul avec sa fille dont la bonne reputation est désormais compromise (V, 4). La tension est maximale au moment où les deux vieux époux Gerasto et Santina comprennent que, aveuglés par leurs vaines passions, l’amour pour l’un, la jalousie pour l’autre, ils ont perdu de vue la réalité. Mais alors qu’ils ne savent plus où donner de la tête, le renversement de situation tant attendu survient. Dans La Fantesca, contrairement aux pratiques et aux convictions dellaportiennes, celui-ci ne tombe pas à l’acte IV, mais au début du cinquième.
25Si dans La Sorella et dans L’Olimpia la succession d’événements animait l’intrigue, le dynamisme de l’action est assurée dans La Fantesca par l’attribution de plusieurs rôles aux mêmes personnages, ce qui implique une valorisation du rôle de l’acteur, de sa parole et de ses gestes, en somme de ce que Leone de’ Sommi appelait l’éloquence du corps38. Avec La Fantesca, Della Porta inaugure un théâtre écrit où le jeu de l’acteur est valorisé par les rôles que l’auteur a composés exprès pour lui. Passionné de théâtre, notamment de comédie depuis sa jeunesse39, le dramaturge semble tirer parti dans ses pièces d’une observation aiguë de la pratique des acteurs professionnels.
26Dans La Casina, un père et un fils se disputaient l’amour de la même jeune fille, tandis que dans La Fantesca un vieil homme convoite une chambrière qui est en réalité un garçon qui veut jouir de la fille du vieillard. L’intrigue secondaire de La Fantesca est plus proche de celle de La Calandria de Bibbiena (1513) que de la pièce de Plaute. Dans la comédie de Bibbiena, le sot Calandro s’entiche d’un garçon qui se déguise en fille pour rendre visite à sa maîtresse qui est la femme de Calandro. La Calandria, qui connut un vif succès, offrait à Della Porta, bien plus que La Casina, l’exemple d’une intrigue au fort potentiel ironique et satirique d’où un auteur de la fin du xvie siècle que l’autorité ecclésiastique avait à l’œil pouvait tirer une leçon morale édifiante.
27Pour La Cintia, Della Porta se tourne vers la production de la fameuse académie siennoise des Intronati qui avait mis à l’honneur la comédie sentimentale inspirée du romanzo et de la nouvelle. La Cintia tire notamment parti de L’Ortensio (1561), comédie écrite collectivement par les Intronati comme déjà Gl’ingannati. L’Ortensio met en scène une jeune fille obligée de se faire passer pour un garçon à des fins d’héritage. Lorsqu’elle tombe amoureuse, la situation devient extrêmement compliquée car l’héroïne doit jouer double jeu avec son amoureux pour lequel elle est en même temps son fidèle ami Ortensio ainsi que sa douce épouse (secrète) Celia. Della Porta suit de près l’intrigue de L’Ortensio, sauf qu’il ajoute à l’intrigue principale de la fille-garçon l’histoire secondaire d’un garçon, Amasio, qui se fait passer pour une fille40. Ce redoublement, ainsi que l’introduction d’un viol (III, 6), confère une portée satirique à cette comédie, caractère que n’avait pas son modèle. Source de rire dans La Fantesca, le déguisement devient en revanche dans La Cintia le mensonge qui couvre un délit, le viol de Lidia par Amasio, et il dépasse par là les simples manigances amoureuses. Même si l’auteur du méfait s’en repentira et voudra s’amender (III, 8), il n’en reste pas moins vrai que le déguisement, au moins dans cette comédie, a perdu son caractère festif et ludique pour devenir le véhicule d’un méfait41. Dans le climat fortement moraliste de la fin du xvie siècle, cet usage du déguisement déplace la comédie vers un genre où la dimension pédagogique l’emporte sur le divertissement.
28À côté des déguisements classiques de garçon en fille et viceversa dont nous venons de parler, Della Porta en propose d’autres plus originaux. Ainsi, dans la Turca, voit-on deux jeunes premiers se déguiser en Turcs afin de simuler une attaque de pirates sur la petite île de Lesina. Encore plus bizarre, dans La Carbonaria, l’amoureux et l’amoureuse se teignent le visage afin de se faire passer pour des esclaves noirs dans le but de confondre et ridiculiser ceux qui s’opposent à leur union. Les jeunes premiers de La Chiappinaria se cachent à tour de rôle sous une peau d’ours. Dans ces deux comédies, composées entre les années 1590 et l600-1604, et très proches puisque leurs intrigues tirent parti du Miles gloriosus de Plaute, les déguisements sont censés favoriser un complexe jeu de substitutions. Ce jeu doit tantôt permettre la rencontre du couple dans le même lieu, tantôt sa séparation pour éloigner soit les soupçons d’un rival jaloux, soit la colère d’un proche qui s’oppose à leur amour.
29Dans La Chiappinaria, l’amour entre Albinio et Drusilla est entravé par Cogliandro, dont le nom est un symptôme de sa faible intelligence. Celui-ci veut marier sa fille avec le fanfaron Gorgoleone. Drusilla informe son bien-aimé que son père doit garder chez lui pendant une nuit un ours destiné au granduc de Toscane. L’habile Truffa, serviteur d’Albinio, suggère à son maître de profiter de cette aubaine et de se cacher sous une peau d’ours pour se rendre chez Drusilla et prendre du bon temps avec elle (I, 4). Dans un deuxième temps le stratagème de l’ours est réutilisé pour conduire Drusilla chez Albinio (IV, 3) et ensuite pour reconduire la jeune fille chez elle. Sur le chemin, Drusilla-ours et son accompagnateur, le parasite Panvino, sont interceptés par un douanier (« gabelliere ») qui réclame un impôt pour conduite illégale d’ours. Truffa se rend alors à la prison avec le vrai ours destiné au grand-duc de Toscane, le met à la place de Drusilla cachée sous la peau de l’ours et enfin rend la jeune fille à Albinio (IV, 7). C’est ensuite au tour du capitaine Gorgoleone de se déguiser en ours pour aller chez Drusilla. Mais le capitaine croise en chemin le vrai ours et il l’agresse sans savoir qu’il s’agit de l’ours véritable (V, 4). Mal en point, mais toujours décidé à posséder Drusilla, Gorgoleone reprend son déguisement, mais cette fois-ci est arrêté par les gendarmes qui lui donnent des coups de bâton et menacent d’attenter à sa virilité (V, 10). Après cette énième péripétie, qui convainc Cogliandro de la malhonnêteté du capitaine, les deux jeunes amoureux peuvent se marier avec la bénédiction du père de la jeune fille.
30L’intrigue de deux pièces au titre proche, vraisemblablement composées entre 1591 et 160042, I due fratelli simili et I due fratelli rivali, exploite le thème de la fraternité sous des angles complètement différents. Dans I due fratelli simili, dont l’intrigue « est un croisement entre les Menaechmi et la Cistellaria de Plaute »43, Lepido se fait passer pour son jumeau Giacinto qui a péri dans un naufrage. Toute l’intrigue se fonde sur les quiproquos et les équivoques issus de la ressemblance physique et de la dissemblance psychologique, car autant Lepido est sec et prétentieux, autant Giacinto est doux et sensible. Comme l’indique le titre, les deux jeunes sont simili, semblables, non identiques. Dans cette comédie, l’auteur napolitain ne se borne donc pas à exploiter les équivoques habituelles engendrées par la similitude, mais ajoute une touche psychologique qui actualise le motif rebattu de la gémellité.
31Enfin, dans trois pièces qui appartiennent au courant de la comédie sérieuse, vraisemblablement composées entre 1598 et 160044, l’obstacle à la réalisation de son propre désir est d’ordre psychologique et va de la jalousie, couplée avec un sens aigu de l’honneur (Gli duoi fratelli rivali) ou de l’amitié (Il Moro), jusqu’à la folie engendrée par la frustration amoureuse (La Furiosa). Dans ces trois comédies sérieuses et notamment dans Gli duoi fratelli rivali et Il Moro, axées sur le thème de la jalousie, l’intrigue principale est construite autour d’un triangle amoureux où un rival malheureux, le frère du héros dans la première et un soldat malfaisant dans l’autre, sépare le couple d’amants qui, après moult péripéties, se trouvera réuni lors du dénouement. Dans les pièces de la maturité, le recours à une identité d’emprunt concerne autant des personnages secondaires que les protagonistes et répond davantage à une finalité critique qu’au désir d’être près de l’être cher. Dans La Furiosa, l’adoption par le fanfaron Basilisco de l’identité d’Ardelio, devenu fou par amour, souligne le contraste entre les protagonistes, unis par un amour sincère, et le couple secondaire, formé par Basilisco et l’adultère Foiana, double moralement dégradé du premier couple. Le héros de Il Moro, quant à lui, se fait passer pour un illustre étranger afin de démasquer un méchant capitaine jaloux qui, non content de l’avoir séparé à force de mensonges de la femme qu’il aimait, a aussi terni la réputation de celle-ci.
32Même si l’intérêt de Della Porta pour les intrigues compliquées aux rebondissements nombreux et imprévus ne disparaît pas complètement, comme l’atteste La Tabernaria, sa dernière comédie inspirée de L’Aulularia et de La Mostellaria de Plaute, les trois comédies sérieuses de la maturité marquent un tournant de sa production. Avec ces pièces, son attention se déplace désormais de la construction et de l’entrelacement des histoires aux complications d’ordre psychologique et intime, qui deviennent les véritables obstacles à franchir sur la voie du bonheur. Cela est particulièrement évident dans le meilleur de ces trois drames, Gli duoi fratelli rivali, où l’auteur, en dépassant le stade d’un moralisme simpliste de façade, s’interroge sérieusement sur les causes psychologiques de la jalousie humaine et sur ses conséquences en terme de justice sociale. Même si les dates de composition du théâtre de Della Porta sont incertaines, cette œuvre sérieuse annonce l’esprit des tragédies que le vieux dramaturge écrira peu avant sa mort, Il Georgio (1611) et l’Ulisse (1614)45. Ces drames témoignent non seulement de la constance de son intérêt pour le théâtre, mais aussi de sa volonté de continuer à élargir et à faire évoluer les possibilités esthétiques et expressives de l’outil dramatique en relation avec son temps.
III. La pause comique ou le triomphe de l’éloquence du verbe et du corps
33L’intrigue n’implique pas seulement du dynamisme et de l’action, mais aussi de nombreuses pauses auxquelles Della Porta attribuait la plus grande importance. Ces pauses, le plus souvent à vocation comique et pathético-sentimentale, se situent après des moments d’intense activité dramatique et sont prises en charge à tour de rôle par tous les personnages. Néanmoins, certains d’entre eux, qu’on a appelés « fâcheux et bouffons » – pédants, capitaines et gloutons pour l’essentiel – peuvent causer, par leur bavardage, une véritable entrave à la progression de l’intrigue. Cet arrêt, loin d’être inutile, constitue d’un côté une pause bénéfique dans l’esprit du spectateur et de l’autre, c’est le moment où se déchaîne le rire qui est l’essence de l’action comique. Ne pouvant procéder à une analyse systématique des différents types de pauses comiques attachées à chaque personnage, nous nous contenterons d’examiner une sélection d’échantillons afin de rendre compte de la variété et de la richesse des procédés verbaux, mais aussi extra-verbaux que Della Porta sait mobiliser pour divertir son public. Ces moments de pause dramatique reposent essentiellement sur des effets de langage et de style ainsi que sur des actions scéniques. Par actions scéniques nous entendons les lazzi interprétés par les acteurs de la commedia dell’arte que Della Porta n’a pas hésité à intégrer dans ses comédies afin de les rendre plus vivantes et divertissantes. Quel type d’interaction s’établit entre ces arrêts dramatiques et l’intrigue ? Sont-ils inutilement longs ? Est-ce qu’ils ralentissent de façon excessive le développement de l’intrigue ?
34L’élément constitutif du personnage du capitaine repose sur l’écart existant entre ce qu’il prétend être et ce qu’il est. Della Porta s’amuse à creuser ce fossé en jouant sur les effets contraires de l’hyperbole qui magnifie et de l’ironie qui rabaisse. L’exagération caractérise d’entrée de jeu le capitaine dellaportien qui est souvent affublé d’un nom double issu de la fusion de deux termes évoquant la terreur et l’épouvante : Martebellonio, Gorgoleone, Dragoleone, Rompiguerra.
35Sa mégalomanie pousse le capitaine à porter aux nues, ou mieux, à présenter comme des exploits exceptionnels des faits qui n’ont rien de glorieux. Chez Della Porta, en effet, l’exceptionnalité ne tient pas aux événements évoqués, mais à la manière dont ils sont présentés, autrement dit le mérite revient au dramaturge. Voilà pourquoi les exploits des capitaines de Della Porta sont des événements très ordinaires que l’éloquence du poète se charge de rendre extraordinaires. Ces deux exemples tirés, respectivement, du domaine érotique et du domaine militaire, deux secteurs de choix du délire de grandeur du personnage, illustrent efficacement ce que nous venons d’observer :
Basilisco : Non ti ricordi di quella puttana, nell’ostaria, che, accostandomi a lei, ella si pensava che volesse baciarla ed aperse un poco la bocca, ed io, soffiandogli nella gola, le feci uscir da dietro il pasto che avea ingoiato, co ‘l fegado, polmone e con l’anima insieme ? (La Furiosa, II, 1)46
Basilisco : Così, levandosi contra me gli osti, i cuochi, i guattari […], io mi caccio in mezzo a loro e, per mio solazzo, diedi di mano ad una scatola di confetti : me ne riempio la bocca e li sbuffo contro coloro con tanta furia, che gli passai tutti da un canto all’altro. Par che fecero quell’effetto come fussero state ballottine di piombo tratte con l’archibuggio; e restar tutti busciati, come un crivello. (Ibid.)47
36Les deux boutades de Basilisco tiennent du comique de l’absurde, mais si la première nous rebute par son caractère misogyne et grossier, la deuxième, avec ses images d’ennemis anéantis à coup de dragées soufflées par une bouche puissante, possède une telle force visuelle qu’elle prend vie sous les yeux du public et des lecteurs comme s’il s’agissait d’un dessin animé. L’exemple suivant repose sur la même technique que le précédent. Dans ce cas aussi il s’agit de composer quelque chose avec des ingrédients non adaptés. L’effet comique et surprenant tient ici non pas au caractère dynamique de la description comme dans l’exemple précédent, mais à la nature des mets qui composent le repas du capitaine ainsi qu’à la façon de les associer à l’intérieur d’une énumération qui relève de la litanie joyeuse :
Martebellonio : Io ti farei mangiar meco ; ma perché oggi è martedì, in onor del dio Marte non mangio altro che una insalatuccia di punte di pugnali, quattro ballotte di archibuggio in cambio di ulive, due balle d’artigliaria in pezzi con la salsa, un piatto di gelatina di orecchie, nasi, e labra di capitani, e colonelli, spolverizzati sopra di limatura di ferro come caso grattuggiato. (Gli duoi fratelli rivali, I, 4)48
37C’est là un procédé rhétorique que Della Porta adopte souvent afin de susciter l’émerveillement de son public. Il l’utilise notamment de manière heureuse pour décrire la faim insatiable et atavique du glouton, personnage typique de la comédie antique qu’il revitalise en lui attribuant un rôle aussi actif qu’au serviteur rusé. La faim, qui a un caractère obsessionnel chez le parasite, se décline à travers des métaphores et des similitudes diverses et variées. Parmi ces images, nous retiendrons celle du glouton qui rêve d’être plongé dans une mer de bouillon où flottent des gourmandises :
Fagone : Questa notte, dormendo, mi sognava che notava in un mar di brodo grasso, e che ad ogni bracciata incontrava ravioli e maccheroni grossi e lunghi un palmo l’uno che sdrucciolavano giù da uno scoglio di cascio parmiggiano grrattuggiato […] (La Trappolaria, II, 3)49.
38Les exigences de son ventre hantent le glouton jusque dans les moments les plus dramatiques. Ainsi, Leccardo rend-il hommage à Carizia mourante en recourant à une similitude hautement irrévérencieuse qui traduit sa hantise de la nourriture :
Leccardo : […] Così morì com’un’agnello, e rimase con la bocca un poco aperta com’un porchetto, che s’arroste al foco. (Gli duoi fratelli rivali, IV, 5)50
Leccardo : Ohimè, quella faccia più bianca d’una ricotta, quelle guancie vermiglie di vin cerasolo, quei labrucci più cremesin d’un presciutto. (Ibid.)51
39Plus original, le parasite Gulone regrette que des parties du corps soient occupées par des appendices inutiles comme les membres inférieurs et supérieurs qui soustraient autant d’espace au ventre et donc à la gourmandise :
Gulone : A che proposito consumar tutto il corpo in gambe, in braccia e testa e ‘l ventre farlo picciolo ? Or non potea farlo come un sacco per poter insaccar robbe assai ? Che dispiacer si trova uguale a quello che di trovarsi ad una tavola abondante e ben fornita di vivande e di vini eccellentissimi, poi aver un corpo picciolo e non poter divorare ? […] Almeno ci avesse una apertura nel ventre che si aprisse e serrasse con bottoni, come le vesti che dolendoci il ventre o essendo troppo pieno, potessimo guarder che cosa sia dentro e poi tornar ad affibbiarlo. (La Sorella, II, 1)52
40Ces images d’abondance et de bonne chère sont une compensation à la condition de pénurie et de pauvreté du glouton que Della Porta transpose avec originalité et humour dans l’exemple qui suit. Ici, le parasite Lardone se plaint de la chicheté de son maître dont la situation économique modeste va à l’encontre de ses aspirations à être bien nourri et correctement habillé. Ainsi le glouton répond-il au serviteur Cappio qui lui demande comment il va :
Lardone : Nulla di nuovo né fuori né dentro. Fuori, ogni cosa è vecchia : il mantello tanto logoro e spelato che, se due pidocchi facessero questione insieme, non sarebbe fra loro un pelo che li partisse ; il giuppone e le calze paion reti di pescatori, tanto sono aperte, e temo che un giorno il corpo se ne scappi fuori. (La Tabernaria, I, 4)53
41Peut-être en raison de son rôle actif dans le dénouement de l’intrigue, le parasite fait rarement l’objet de l’ironie de l’auteur et des autres personnages. Tel n’est pas en revanche le cas du capitaine, dont le baragouinage à vide finit par impatienter ses interlocuteurs.
42La mégalomanie guerrière ou érotique du fanfaron devient alors la cible de l’ironie des autres, notamment de ses interlocutrices. Pour mettre un terme au bavardage de Gorgoleone, son serviteur Rompiguerra se moque de lui en allongeant la liste des conquêtes imaginaires de son maître par l’énumération de pays fantastiques dont les noms renvoient à la bêtise du dit maître :
Gorgoleone : E messi a fuoco [Je mis à feu] la Cubilibitibeta, la Tiriritiritana, la Dragonaria e la Salgamaria.
Rompiguerra : L’Asinaria, la Craparia, la Pecoraria, la Buffalaria. (La Chiappinaria, I, 1)
43Si l’ironie émane d’un personnage grossier, elle peut revêtir un caractère vulgaire et désobligeant. Excédé par l’inutile verbiage de Gorgoleone, qui menace d’inonder de sang les campagnes et de faire voler les hommes dans les airs par la seule force de son souffle, le même Rompiguerra réagit avec une boutade très vulgaire nourrie de références scatologiques et de gros mots. C’est-là un témoignage efficace des efforts accomplis par le dramaturge pour atteindre un public élargi attiré par le rire facile :
Rompiguerra : E con una correggia profondar la terra infin all’inferno, e ficcarsi gli uomini nel cul de’ diavoli. (Ibid., I, 2)54
44Le rire est plus subtil si la remarque ironique est le fait d’un personnage féminin. Drusilla, courtisée par Gorgoleone, observe que la peur d’être attaqué par l’ours l’a fait devenir lapin (« L’orso vi ha fatto diventar coniglio »). La comparaison utilisée par la jeune fille provoque la réponse attendue mais savoureuse du capitaine : « Mon nom est Gorgolion, celui qui a l’habitude de se battre contre les lions, et non Gorgolours, celui qui se bat contre les ours » (« Io mi chiamo Gorgoleone, uso a combattere con leoni, e non Gorgoleorso, che combatte con gli orsi », La Chiappinaria, III, 4).
45L’ironie à l’encontre du capitaine se révèle particulièrement efficace lorsqu’il est question de son pouvoir de séduction et, surtout, de sa virilité. Chiaretta, une servante qu’on a fait coucher avec le capitaine à la place de la jeune première, lui reproche sa virilité défaillante en utilisant des métaphores drôles et parlantes empruntées tantôt à l’univers de la chasse à courre, tantôt à celui de la chevalerie et de la guerre. Ainsi, après une nuit sans plaisir, Chiaretta se plaint de la faible réactivité du « chien » du capitaine qui s’est montré « si endormi qu’il n’a jamais voulu lever la tête » (« è stato sì sonnacchioso che non ha voluto mai alzar la testa »). Les réponses défensives du capitaine ne sont malheureusement pas aussi pimentées que celles de sa malicieuse interlocutrice, quoiqu’elles soient conformes à l’esprit du personnage, habile parleur mais mauvais acteur :
Martebellonio : Troppo gran bocca avevi tu aperta, e aresti ingiottito il cane ed il padrone intiero intiero. […]. Io non so punger così con la spada come tu pungi con la lingua ; ma ti scampa che sei ignobil femminella, che vorrei con una stoccata passarti da un canto all’altro.
Chiaretta : Non temo le tue stoccate, che la tua spada si piega in punta. (Gli duoi fratelli rivali, IV, 3)55.
46Della Porta aime bien tirer parti du potentiel comique des métaphores et des similitudes, mais il préfère peut-être encore davantage faire rire en jouant avec les mots. Là aussi les répliques du fanfaron et du glouton se révèlent comme une mine quasiment inépuisable dont nous ne fournirons que quelques rares exemples. Alors qu’il est fâché avec un subalterne qui a osé bafouer son autorité en lui jouant un mauvais tour, le capitaine arrive jusqu’à forger des néologismes, symptômes d’une indignation qui ne trouve pas de mots pour s’exprimer dans la langue ordinaire. Ce procédé est bien illustré par l’échange suivant entre Dragoleone et Gabrina, une femme vieille et laide qu’il a trouvé dans son lit à la place de la jeune et belle Filesia :
Dragoleone : Tu, vecchia sozza, primogenita di Adamo ! Sappi che mi incapitàno e scapitàno come a me piace ; e ti giuro, a fé di cavaliero, che se non temessi oscurar i miei fatti illustri e gloriosi di aver preso tante città, soggiogati principi e debellati re potentissimi, con imbrattarmi le mani del sangue della feccia delle donnicciuole, io ora ti taglierei il naso e me lo porrei per cimiero sopra le mie armi.
Gabrina : E tu sappi che m’infemino e sfemino come a me piace, e se mi fai salir la senape al naso ti menerò ben la pelle. (La Trappolaria, III, 7)56
47Ces deux répliques sont rehaussées, en plus des néologismes, que nous soulignons, par le recours à la périphrase solennelle « primogenita di Adamo », allusion à la décrépitude de Gabrina, ainsi que par l’utilisation de formules idiomatiques populaires (« salir la senape al naso ; ti menerò ben la pelle»). Dans une situation analogue à celle que nous venons d’évoquer, un autre capitaine, Martebellonio, menace le parasite Leccardo, qui s’est moqué de lui, en proférant une série de sintagmes intraduisibles où revient le verbe faire sous différentes formes, selon un procédé qui rappelle la fantaisie verbale :
Martebellonio : Tu sai che ti feci e che ti ho fatto, e che ti soglio fare, ne cessarò di far finché non t’abbi fatto e disfatto a mio modo. (Gli duoi fratelli rivali, IV, 3)57
48Parmi les éléments qui ralentissent le développement de l’intrigue intervient le plurilinguisme, c’est-à-dire l’utilisation de plusieurs langues à l’intérieur d’une pièce. Cette pratique est courante dans le théâtre comique italien du XVIe siècle et se répand de plus en plus à partir de la seconde moitié du siècle sous l’influence des histrions qui trouvaient dans le plurilinguisme un élément ultérieur de valorisation du jeu de l’acteur. On trouve des exemples de cette pratique, limitée au mélange de l’italien et de l’espagnol, dans la comédié siennoise dès la première moitié du siècle. Della Porta l’utilise aussi et sa meilleure réussite dans ce domaine est certainement la scène de La Sorella déjà évoquée (III, 1-2), où l’habile Trinca s’exprime en turc italianisé pour faire semblant de répondre à un vrai turcophone. Des exemples de pluringuisme sont repérables dans plusieurs pièces de Della Porta qui y recourait pour introduire du dynamisme et de la variété dans l’intrigue. Dans La Tabernaria, sa dernière comédie, se mêlent, parfois dans la même scène (II, 3), plusieurs idiomes différents, l’espagnol, les dialectes napolitain et vénitien ainsi que l’italien fortement germanisé d’un aubergiste (III, 8). Le dialecte napolitain figure également dans Il Moro où intervient un personnage bizarre de Napolitain, Panduorfo, qui se déguise en perroquet après avoir su que la femme qu’il convoite adore les oiseaux (Il Moro, IV, 8, 9, 10). Si Della Porta n’a pas été le premier à exploiter la force dramatique du dialecte napolitain, déjà introduit par l’académicien siennois Alessandro Piccolomini dans sa comédie L’Amor costante (1536), il a été certainement celui qui l’a utilisé avec le plus d’efficacité comme élément de caractérisation du locuteur. Ainsi, le napolitain du fantasque Panduorfo, qui chantonne un refrain napolitain populaire au XVIe siècle, diffère-t-il de celui de Giacoco, vieux et riche paysan très attaché à sa terre et à ses biens, comme le révèle cette réplique :
Giacoco : Tate, petate e castagne infornate. Zitto, che ti venga la pipetola ; m’hai dato tante verne calonne e berleconche che m’hai fatto venire le petecchie. Lassamo sti conti dell’uorco, Iacomiello mio, figlio buono como lo buono iuorno, e ascota ca te boglio dicere : io me ne vao a Posilipo, ca Smorfia lo parzonaro m’ha ditto ca vole vendegnare, e se non ci vao e sto con tanti d’uocchi apierti, dell’uva non me ne fa toccare n’aceno. (La Tabernaria, I, 1)58
49Il y aurait encore beaucoup à dire sur l’usage que le dramaturge napolitain fait du langage et de ses nombreuses ressources pour ralentir la vitesse de l’intrigue. Notre aperçu a porté surtout sur les interventions de certains personnages en en excluant d’autres. Nous pensons notamment au pédant qui, avec son jargon mêlé de latin, d’italien et de termes savants, est à l’origine de moult quiproquos et équivoques ralentissant l’action59. Sur un registre non comique, mais sentimental, sinon pathétique, citons également les tirades des amoureux, prolixes et imprégnées de pétrarquismes et d’une courtoisie toute de façade qui cache à peine leurs véritables intentions. Dans la comédie du XVIe siècle, en effet, les amoureux, sans distinction de sexe, n’aspirent qu’à prendre réciproquement du plaisir60.
50On peut compléter cet aperçu sur les moyens de ralentir la progression de l’intrigue en évoquant l’usage, très rare, sinon unique à son époque, que Della Porta fait des actions scéniques ou lazzi, pour reprendre un terme abusé. L’attention avec laquelle le dramaturge napolitain enregistre les gestes, les cris et toutes les manifestations du mouvement du corps de l’acteur dans l’espace, est la preuve évidente de sa grande sensibilité au théâtre en tant que littérature écrite destinée à être mise en scène61. De ce point de vue, Della Porta occupe une place à part dans la littérature dramatique italienne. Bien avant Goldoni, cet aristocrate de Naples, qui pratique le théâtre comique par obligation morale et par plaisir, s’avère posséder une véritable sensibilité de metteur en scène et un goût profond pour le spectacle.
51Pour Della Porta, le théâtre comique est un jeu sérieux comme le montrent autant les dénouements de ses pièces, où intervient systématiquement un personnage qui explicite la portée morale de l’intrigue représentée, que ses intrigues62. Cette manière de conclure n’est pas la seule lubie d’un homme qui a vécu à l’époque de la Contre-Réforme. Toutes les histoires du dramaturge napolitain sont en effet animées par un sentiment sincère de justice morale. La loi de la comédie impose un dénouement heureux, mais avant d’y arriver, l’auteur, par le biais de son ironie et de son humour, pointe les vices et les travers d’une humanité qui doit pouvoir aussi s’amender grâce à la littérature, surtout si cette dernière, c’est-à-dire la comédie, a l’approbation de l’institution religieuse et civile. En même temps, Della Porta possède un sens aigu du théâtre comme divertissement et comme spectacle qui doit s’adresser à un public large et varié et non seulement à un cercle restreint de privilégiés par culture ou par caste. Le sens du théâtre comme fiction, miroir déformant du réel émerge à tout bout de champ dans son œuvre, par exemple à travers l’usage ironique et désabusé qu’il fait du déguisement, mais peut-être encore plus par l’intermédiaire des allusions à la métathéâtralité, lesquelles reviennent pratiquement dans toutes ses comédies63.
52En somme, si pour Della Porta l’intrigue est le squelette, la structure portante du spectacle, celui-ci a besoin, pour exister pleinement, de tous les autres éléments qui lui donnent vie et qui vont des personnages aux jeux de langage et aux actions scéniques qui sont realisées par l’acteur. Ainsi que l’a bien souligné L. G. Clubb, l’ambition de Della Porta n’est pas l’originalité, mais plutôt l’habileté à ré-organiser, selon un ordre personnel et conforme à son temps, les expériences dramatiques de ses prédécesseurs. De cette habileté des exemples éclairants sont offerts par ses intrigues à la complexité déroutante mais sur lesquelles l’auteur parvient à garder un contrôle absolu.