Bien reçu ? Trois éditions de Descartes au XIXe siècle en France
1Un très important travail d’édition et de traduction des philosophes du passé a lieu au xixe siècle en France1. Victor Cousin (1792-1867) occupe à cet égard un rôle décisif, à deux titres. D’une part, il concentre progressivement tous les pouvoirs : titulaire de la chaire d’histoire de la philosophie moderne à la Sorbonne, directeur de l’École Normale, pair de France, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, ministre de l’Instruction publique et président du jury d’agrégation, donc décideur de ce qu’il convient d’enseigner aux jeunes générations, il nomme et inspecte aussi les professeurs de philosophie partout en France. D’autre part, il contribue de manière décisive à ce travail collectif d’édition, en traduisant et diffusant Platon, Proclus, Descartes, Pascal, le Père Buffier, la correspondance entre Malebranche et Dortous de Mairan, ou bien encore, la biographie de Malebranche par le Père André. Cousin peut ainsi être décrit, à la fois, comme l’instigateur de notre pratique de la philosophie, telle qu’elle s’est institutionnalisée dans des programmes d’enseignement, et comme quelqu’un qui voulut faire le philosophe mais n’en fut pas un « vrai », en raison même de la forme de ses publications :
il ne se montre jamais de front, jamais il n’imprime un traité (…). Aristote, Platon, Locke, Kant, les vrais philosophes se présentent avec des traités. Nul doute qu’il y aurait cruauté de demander à M. Cousin des livres comme l’Essai sur l’entendement humain ou la Critique de la raison pure2.
2À l’heure des humanités numériques mettant les textes originaux à disposition de tous ; et dans un contexte d’intense travail collectif sur de nouvelles éditions scientifiques des philosophes du passé3, le cas de Victor Cousin pose ainsi de manière particulièrement aiguë la question de l’articulation de ces deux dimensions, politique et philosophique, d’une pratique académique que l’on pourrait être tenté de décrire comme le degré zéro de la réception. À celui ou celle qui soutiendrait qu’éditer, c’est se borner à donner au public les textes « authentiques », tels qu’ils furent rédigés de la main même de leur auteur, Cousin nous invite à répondre que ce travail même pourrait être une médiation décisive traduisant un engagement et fournissant un outil critique permettant de penser une actualité, voire d’y agir. Le cas Cousin, autrement dit, met en tension une conception de la réception comprise comme publication impartiale et une réception de part en part traversée par l’exigence d’actualisation.
3Au moment même où Théodore Jouffroy (1796-1842) travaille à la traduction et à l’édition des Œuvres complètes de Thomas Reid, il souligne ainsi que la « méthode historique » ne peut prendre tout son sens que sous l’égide d’une « méthode psychologique », évaluant les productions passées à l’aune de leur propension à produire une explication rationnelle de l’esprit humain et de ses facultés4, bref, à construire la nouvelle psychologie. Cousin lui-même, dans ses échanges privés, revendiquait la plus grande efficacité de cette pratique éditoriale, comparée à un engagement plus direct. Ainsi, quand Francisque Bouillier (1813-1899), en poste à Lyon, rédige son introduction aux œuvres du Père Buffier, et que l’Union catholique tire à boulets rouges sur les prétentions du spiritualisme universitaire à former correctement les jeunes esprits par un appel à la Raison impersonnelle, Cousin reproche à Bouillier de se montrer trop « militant ». Leur opposition aux Jésuites, sur la scène contemporaine, sera d’autant plus efficace, qu’elle apparaîtra « en creux » via la large diffusion et contextualisation d’un texte du passé traitant de questions similaires, et non dans un discours ouvertement politisé5. « Ne pas faire plaisir aux Jésuites » requiert d’accorder un soin particulier à « ne pas se compromettre » ou à ne pas éveiller ouvertement les « susceptibilités ». Et à ce titre, l’édition est une médiation particulièrement adaptée.
4Afin de revenir sur cette conception du travail éditorial comme arme de combat d’autant plus efficace qu’elle est apparemment inoffensive puisqu’elle ne se présente ni comme arme, ni comme combat, je propose d’adopter ici une double focale. Je vais me concentrer sur les opérations philosophiques à l’œuvre dans les choix éditoriaux, et je vais le faire à partir du travail sur Descartes. D’abord, parce que Victor Cousin fait de Descartes la figure de proue du spiritualisme dominant et, plus largement, de la philosophie française6. Son édition des Œuvres complètes de Descartes en 11 tomes, parus entre 1824 et 1826 chez Pichon et Didier, institutionnalise ainsi un Descartes et, plus largement, une conception de la philosophie, dont l’université a longtemps hérité, sans toujours s’en apercevoir. Ensuite, parce que d’autres succédèrent à Cousin dans ce travail éditorial sur Descartes au xixe siècle, et qu’ils sont eux aussi spiritualistes7. Adolphe Garnier (1801-1864), d’une part, avec son édition des Œuvres philosophiques de Descartes en quatre tomes, parus chez Hachette en 1834 et 1835. Louis-Alexandre Foucher de Careil (1826-1891) ensuite, avec ses Œuvres inédites de Descartes en deux tomes, parus chez Auguste Durand en 1859 et 1860, puis son édition, en 1879, livrant au public 26 lettres inédites de la princesse Élisabeth à Descartes8. Or les études cartésiennes actuelles se réfèrent, au mieux, au travail du second sur les Lettres d’Élisabeth, là où l’entreprise de Garnier a été oubliée et où Cousin continue à rester une référence à la fois obligée et embarrassante. Nous mourons d’envie de nous en « débarrasser9 ». Car pour les « philosophies salariés » que nous sommes restés, il emblématise bien davantage ce que le pouvoir académique peut avoir d’arbitraire, qu’une véritable autorité philosophique à laquelle on se rallierait au terme d’un libre usage de notre faculté critique. Mais nous ne savons pas très bien comment nous en débarrasser, parce que nous ne savons pas vraiment pourquoi il continue de nous hanter.
5Afin d’éclairer les effets contemporains symétriques de cette « lessiveuse mémorielle10 » et de cette hantologie11, nous allons donc étudier trois réceptions emboîtées et néanmoins distinctes les unes des autres: celle de Descartes par Cousin ; celle du Descartes de Cousin par Garnier et celles de Cousin et de Garnier par Foucher de Careil. Il s’agira, par-là, et pour reprendre l’expression de Thierry Roger et Stéphane Zékian en introduction, de « marquer une pause réflexive » sur celles de nos pratiques actuelles de la philosophie qui prennent la forme d’une histoire.
1/ Cousin : impartialité versus sélection.
6La plus grande singularité de la pratique éditoriale de Cousin, au regard de nos normes académiques contemporaines, consiste à mêler les revendications d’« impartialité la plus rigoureuse12 » et les jugements de valeur repassant les auteurs et les textes du passé au tamis de la seule philosophie selon lui « véritable » : un spiritualisme rationnel conférant au Descartes du cogito une place fondatrice dans la constitution de l’identité philosophique française.
7Mais si Cousin occupe une fonction décisive dans la longue histoire du cartésianisme et, plus largement, dans la philosophie universitaire, ce n’est pas en tant qu’auteur d’une philosophie officielle. C’est parce qu’il a pris des décisions philosophiques dans la lecture des textes, exemplairement ceux de Descartes, et que ces décisions ont forgé un canon qui, en retour, a produit un ordre de perception du cartésianisme, de la philosophie et de son histoire.
8Quelles sont alors les principales opérations à l’œuvre dans son édition de Descartes ? Contrairement à l’édition de Platon, à laquelle Cousin travaille de 1822 à 184013, celle de Descartes ne propose pas d’« Argument philosophique » pour accompagner chaque texte. Tout au plus quelques lignes d’« Avant-Propos » dans chaque tome. On n’y trouve pas non plus d’introduction générale, ni de conclusion en nom propre. Mais, en guise d’incipit, une dédicace à celui qui, avec Pierre Laromiguière, fut un de ses maîtres français et qui vulgarisa en France la psychologie écossaise :
À M. Royer-Collard, professeur de l’histoire de la philosophie moderne à la faculté des lettres de l’Université de Paris qui le premier, dans une chaire française, combattit la philosophie des sens, et réhabilita Descartes (je souligne).
9Puis le texte quasi complet14d’un autre : l’Éloge de Descartes par Antoine-Léonard Thomas, primé par l’Académie et paru en 1765. Thomas y reprend l’essentiel de l’article « Cartésianisme » rédigé par Jean Pestré pour l’Encyclopédie15. Il propose, de la biographie comme de la philosophie de Descartes, une image qui se veut à la fois la plus impartiale et la plus laudative possible : les erreurs mêmes de Descartes en science ont servi les progrès newtoniens ; et tout un potentiel psychologique, moral et même politique du cartésianisme, peut être réinvesti pour penser la modernité, à condition de le débarrasser de ses excès idéalistes potentiels.
10L’édition cousinienne des Œuvres complètes se présente ainsi comme la rectification, à partir de ce texte primé au xviiie siècle, du récit sensualiste dominant excluant du programme philosophique nouveau le Descartes des idées innées et d’une physique mécanique obsolète. A contrario, Cousin présente un Descartes à la fois reconnu par le xviiie siècle et réaffirmant, au présent, la puissance philosophique du seul et unique philosophème fondateur : « Je pense, donc je suis ». C’est le sens d’une de ses rares interventions en nom propre, dont la place est stratégique puisqu’elle ouvre le onzième volume par ce qui ressemble fort à une épitaphe :
Ce onzième volume est le dernier. Notre travail est terminé, et la France a enfin une édition française des Œuvres complètes de celui qui a tant fait pour sa gloire. Puisse ce monument, consacré à Descartes et à la France, servir à rappeler mes compatriotes à l’étude de la vraie philosophie, de cette philosophie dont Descartes a été, dans l’humanité, un des plus illustres interprètes, qui, sévère et hardie en même temps, sans sortir des limites de l’observation et de l’induction, atteint si haut et si loin, et qui partant de la conscience de l’homme, c’est-à-dire de la pensée, ne l’abandonne plus et la retrouve partout, dans la nature comme dans l’âme, et dans les moindres détails comme dans les plus grands phénomènes de l’existence universelle. Je pense, donc je suis16.
11Les textes entourant l’édition de Cousin mettent ainsi subtilement une pratique explicite impartiale et savante, mobilisant des matériaux passés, au service de l’évaluation critique présente d’un champ philosophique dominé par le sensualisme et ses résurgences positivistes.
12Comment Cousin procède-t-il alors dans le corps de l’édition pour canoniser son Descartes spiritualiste ? Il repart de l’exemplaire de l’Institut (1724-1725), en soulignant le travail considérable, « fait en présence de beaucoup de pièces originales », accompli par les éditeurs. Le contenu des onze tomes se présente comme suit : tome I : Éloge de Descartes ; Discours de la méthode ; Méditations Métaphysiques ; Objections contre les Méditations avec les Réponses ; tome II : Suite des Objections contre les Méditations avec les Réponses ; tome III : Principes de la philosophie ; tome IV : Les Passions de l’âme ; Le Monde, ou Traité de la Lumière ; L’Homme ; De la Formation du Fœtus ; tome V : Dioptrique ; Météores ; Géométrie ; Traité de la mécanique ; Abrégé de la musique ; tomes VI à X : Lettres I, II, III, IV et V ; tome XI : Lettre de René Descartes à Gisbert Voet ; Règles pour la direction de l’esprit ; Recherche de la vérité par la lumière naturelle; Premières Pensées sur la Génération des Animaux ; Extrait des Manuscrits de Descartes.
13Je vais les examiner, depuis ceux que Cousin présente de la manière la plus « impartiale » possible, jusqu’à ceux à propos desquels il s’exprime davantage en son nom propre. Les deux catégories sont évidemment poreuses : l’économie morale de l’impartialité porte toujours avec elle des valeurs désirables17 ; et l’explicitation de ces dernières produit des effets qui, au cours de l’histoire, pourront à leur tour, alors qu’on en oubliera la genèse, être considérés comme objectifs.
14Concernant les Principes de la philosophie, Cousin choisit l’édition revue par Clerselier en 1681 et réimprimée in-12 en 1724, au motif qu’elle est la plus aboutie, après la traduction (approuvée par Descartes) et les publications de Picot (1647, 1651 et 1658). En outre, la distinction des chapitres et des titres marginaux qu’on y trouve, figurait bien dans l’édition originale parue en latin à Amsterdam en 1644. À propos des Passions de l’âme, Cousin revient sur la genèse du texte, élaboré par Descartes à compter de 1646 en interaction avec Élisabeth puis Christine et, enfin, avec « ses amis », pour souligner que l’état dans lequel Descartes « le donna au public », en 1650, est celui qui est reproduit ici.
15Cousin se présente donc comme un historien de la philosophie soucieux de restituer le plus scrupuleusement possible, aussi bien la genèse, que la dernière version, validée par l’auteur lui-même, des textes publiés.
16Avec L’Homme, resté inachevé et inédit du vivant de Descartes, on franchit encore un cap. Car il s’agit cette fois, explicitement, d’être plus et mieux historien de la philosophie que ne l’a été avant lui Claude Clerselier. Ainsi, si Clerselier a eu raison, dans son édition de 1677, de rétablir « l’ordre véritable » ou « naturel » donné par Descartes dans la cinquième partie du Discours de la méthode, qui fait de L’Homme le chapitre XVIII du Monde, il a eu tort de prendre des libertés en y insérant, de son propre chef, des divisions en parties et articles qui ne sont pas de Descartes. Le rétablissement de l’ordre véritable requiert alors un retour au « premier état » du texte, « tel qu’il a été retrouvé dans les manuscrits de Descartes ». C’est donc une nouvelle fois au nom de l’exigence d’impartialité qui caractérise le travail de l’historien de la philosophie rigoureux, que Cousin rectifie Clerselier.
17Le Discours de la méthode, les Méditations et les Objections et Réponses occupent une place de choix, à l’orée de cette édition. Tout se passe comme si la philosophie de Descartes commençait avec le Discours de la méthode (premier texte publié de Descartes, en 1637) ; comme si le Discours constituait une introduction aux Méditations ; et comme si les Réponses de Descartes aux Objections suscitées par les Méditations venaient clore définitivement les débats suscités par ces dernières. La décision de Cousin revient donc à faire lire le Discours et les Méditations avant Le Monde et L’Homme, rédigés à la fin des années 1620, donc bien avant le Discours. Entre les premiers et les seconds s’intercalent les Principes de la philosophie et les Passions de l’âme. Le véritable Descartes sera ainsi, d’abord, celui de la métaphysique et de la méthode : le Descartes radical des racines de l’arbre du savoir ; puis celui de l’articulation des racines et du tronc dans l’arbre, ou de la psychologie et de la physiologie en l’homme, induisant des prolongements moraux (une des trois branches de l’arbre du savoir, avec la médecine et la mécanique) ; et, éventuellement ensuite, mais sans nécessité absolue, celui de la science dans son ensemble. L’ordre apparemment chronologique de l’édition se confond ainsi avec un ordre des raisons priorisant la distinction substantielle de l’âme et du corps sur leur union et l’union sur l’explicitation du fonctionnement du corps.
18Cette priorisation peut expliquer la curieuse liberté que se donne Cousin, dans l’édition du Discours : il dissocie complètement le corps (les six parties), des Essais scientifiques qui l’accompagnaient pourtant dans l’édition originale de Descartes : la Dioptrique, les Météores et la Géométrie. Cette dissociation avait certes partiellement commencé avec l’édition de l’Institut, qui avait relégué la Géométrie à la suite des Passions et du Monde. Mais le rétablissement de l’ordre original, en cohérence avec la démarche revendiquée à propos de L’Homme, pour corriger Clerselier, aurait voulu que Cousin restituât aux trois Essais leur statut initial d’applications indissociables de la méthode théorisée dans le Discours. Son geste consiste ici, contrairement à ceux qui l’ont précédé, à retrouver la cohérence de la publication, l’un à la suite de l’autre, des trois Essais. Mais cette restauration ne s’accompagne, ni du rattachement des Essais au Discours, ni de l’explicitation des raisons pour lesquelles Cousin ne le fait pas.
19Or cette présentation éditoriale, qui conditionne encore aujourd’hui l’accès à la philosophie de Descartes pour des générations de bacheliers et d’étudiants français, porte avec elle un choix philosophique majeur : ce qui ne constitue qu’une application de la méthode psychologique ou de la métaphysique, est en un sens aussi son en-dehors18. Le Descartes du canon pourra être identifié, au sens aussi deréduit, à l’auteur du Discours de la méthode (amputé des Essais) et des Méditations. Le Descartes philosophe et Français sera un Descartes métaphysicien spécialiste de l’étude de l’âme, mais physicien et physiologiste seulement par accident.
20Les lettres se trouvent quant à elles restituées à leur ordre chronologique. Cousin complète l’édition de l’Institut et propose la première traduction en français de la Lettre à Voet, en en soulignant néanmoins l’intérêt plus biographique que philosophique.
21Les deux autres textes que Cousin choisit de traduire reviennent sur ce qui, à l’intérieur des limites de la philosophie véritable, doit être considéré comme le plus important. Il s’agit des Règles pour la direction de l’esprit et de la Recherche de la vérité par la lumière naturelle.
22Cousin se positionne une nouvelle fois en historien de la philosophie plus probe que Clerselier. Mais après avoir souligné les excès de Clerselier dans les tomes précédents, il en pointe à présent les défauts : pourquoi Clerselier, qui a bien eu accès à ces documents, dont « assurément (l’) authenticité n’est pas plus douteuse que celle des Méditations, car la main de Descartes y est empreinte à chaque ligne », a-t-il renoncé à les publier ? Prendre la décision contraire, de surcroît en les traduisant, revient alors à réparer un préjudice philosophique et moral dont le principal éditeur antérieur, et tous les autres après lui, deviennent en partie responsables. C’est réintégrer, dans la philosophie envisagée, ce qui en avait été exclu par les partisans mêmes du cartésianisme, alors même qu’il ne s’agissait pas de textes parmi d’autres, mais bien de deux des plus importants textes pour qui s’attache à comprendre et à mettre en pratique la philosophie de Descartes.
23Cousin présente Les règles pour la direction de l’esprit comme le texte de Descartes « le plus considérable » et sans doute aussi le plus « achevé », en ce qu’il « contient les Réponses pour conduire notre esprit dans la recherche de la vérité ». C’est à ce titre qu’il s’agit « de celui des manuscrits de M. Descartes à l’impression duquel il semble que le public ait le plus d’intérêt ». La réparation du curieux oubli de Clerselier est donc solidaire de l’explicitation de deux jugements axiologiques emboîtés. Premièrement, ce qui, sur le plan philosophique, est le plus décisif, est ce qui traite de la méthode, s’applique à l’esprit, et est écrit dans une langue suffisamment claire pour pouvoir profiter au « public ». Deuxièmement, l’intérêt public n’est jamais mieux servi que par une historiographie rigoureuse. Éditer les œuvres philosophiques de Descartes, en priorisant la méthode, c’est travailler au bien public.
24De la recherche de la vérité par la lumière naturelle montre en outre que la lumière naturelle de ce public est celle de « l’honnête homme », qui chemine vers la vérité « toute pure et sans emprunter le secours de la religion ni de la philosophie ». Si l’on suit Descartes, la philosophie désigne ici celle des écoles, ou la philosophie dominante au moment considéré. Servir l’intérêt public, en éditant Descartes et en y priorisant l’explicitation des voies d’accès à la vérité pour l’honnête homme, c’est ainsi, du même geste, émanciper cet honnête homme de la double tutelle théologique et sensualiste.
25Mais cela suppose aussi de rejeter ce qui, parmi ces documents et décisions éditoriales antérieures, n’exprime pas de manière suffisamment authentique ou satisfaisante cette philosophie. Comment Cousin s’en justifie-t-il ? Concernant les Pensées sur la génération des animaux tout d’abord, il affirme :
(…) nous n’hésitons pas à rejeter l’authenticité de ce fragment plus que médiocre, où les idées les plus communes et souvent les plus fausses se font à peine jour à travers un style sans clarté et sans grandeur. Le texte est corrompu en beaucoup d’endroits, et nos efforts pour en tirer un sens raisonnable ont presque tous échoué contre l’obscurité ou l’absurdité de l’original, tout à fait indigne d’être attribué à Descartes» (p. vi. Je souligne).
26À l’inverse, sera considéré comme authentiquement cartésien et comme servant l’intérêt public, un texte défendant des idées vraies, dans un style à la fois clair et grand. Ce qui prime est alors une exigence de cohérence voire de systématicité, esthétique y compris, au prisme de laquelle tout le reste sera jugé « indigne », donc rejeté.
27Dans le cas présent, l’écrit écarté est un texte de physiologie, qui engage le rapport de Descartes aux avancées scientifiques de son temps, donc aussi l’actualité de Descartes sur ce point. Une première interprétation consisterait ainsi à motiver l’éviction de ce texte par le souci de ne pas alimenter les critiques classiques du xviiie siècle sur l’obsolescence scientifique des résultats de Descartes. Pourtant, Cousin n’hésite pas, par ailleurs, à corriger Descartes sur le plan scientifique. À propos du fragment d’algèbre qui clôt le volume, il soutient ainsi qu’
(…) il n’y a pas plus de lumière que sur les écrits précédents, mais il a été trouvé authentique par des juges habiles. Bien des fautes le déparaient, que nous avons corrigées, sans en avertir, quand elles étaient évidentes ; nous en avons signalé quelques-unes quand elles étaient plus importantes ; nous en aurions découvert davantage, si nous eussions voulu vérifier avec le plus de scrupule tous les calculs de Descartes.
28S’il est possible de reconnaître du bout des lèvres l’authenticité de ce texte, ce n’est donc pas seulement parce que d’autres l’ont fait avant soi. C’est, surtout, parce que dans le cas de l’algèbre, corriger Descartes ne revient, ni à remettre sa philosophie en question, ni à faire intervenir ouvertement la subjectivité de l’éditeur. Ce qui ne change pas, à savoir, le contenu philosophique des écrits de Descartes, ne se trouve pas en cause. Or il n’en va pas de même des Pensées sur la génération des animaux. Car celles-ci engagent en outre un contenu métaphysique, c’est-à-dire philosophique pour Cousin, lié à la question du commencement de la vie et au recours éventuel, pour en rendre raison, à ces principes excédant la physique que sont l’âme rationnelle et Dieu. Entreprendre, comme pour l’algèbre, l’éventuelle correction de ces Pensées, reviendrait ainsi à prendre personnellement position sur la question hautement controversée et renouvelée du temps même de Cousin : celle du principe vital. C’est parce que la physiologie porte avec elle des enjeux métaphysiques bien plus lourds, pour le spiritualisme, que les autres questions scientifiques, que, dans certains cas, l’expurgantur est de loin préférable au corrigantur.
29L’édition des Œuvres complètes de Descartes par Cousin se traduit donc, au nom de l’exigence de vérité, d’impartialité et d’intérêt public, par l’articulation de trois opérations philosophiques : priorisation, dissociation et élimination. Presque tous les textes de Descartes sur lesquels nous travaillons aujourd’hui sont présents dans ces 11 tomes, et en français. Mais les procédés mis en œuvre et les rares jugements exprimés en nom propre, institutionnalisent la figure d’un Descartes fondateur d’une méthode psychologique concentrée dans les quatre premières parties du Discours de la méthode, les cinq premières Méditations, les Règles pour la direction de l’esprit et la Recherche de la vérité par la lumière naturelle. Le Descartes savant comme celui des Passions de l’âme est, quant à lui, secondarisé voir invisibilisé.
30La particularité du travail d’Adolphe Garnier, une dizaine d’années plus tard, réside dans le fait d’assumer, de façon beaucoup plus directe et radicale que Cousin, qu’éditer c’est choisir uniquement ce qui, dans Descartes, est susceptible d’être utile au présent.
2/ Garnier : choisir et rejeter sans arbitraire.
31Adolphe Garnier (1801-1864) est le traducteur et l’éditeur des Œuvres complètes de Thomas Reid, avec Théodore Jouffroy (1796-1842). Professeur à l’École Normale, il est aussi connu pour sa comparaison des méthodes et des résultats de la psychologie et de la phrénologie, dans la science de l’homme. C’est à la lumière de cet engagement qu’on peut comprendre le sens de son travail éditorial sur Descartes.
32Dans son édition en quatre tomes, c’est le deuxième, contenant les Méditations et les Objections et Réponses dans la traduction de Clerselier, qui paraît le premier, en 1834. Il y a là une forme de continuité par rapport aux choix de Cousin. Mais contrairement à celui-ci, Garnier propose une introduction en nom propre de huit pages. Et dans cette introduction, il prend ses distances à l’égard de Cousin, sur trois points essentiels.
33D’une part, Garnier insiste sur le rôle décisif des objecteurs dans l’ensemble formé par les Méditations et les Objections et Réponses. Il souligne qu’il n’est « pas une pierre (des Méditations) qui ne soit broyée et mise en poudre par un de ses adversaires et souvent par tous à la fois » (p. i). Il faut ainsi reconnaître que ceux qui attaquent Descartes « sont dans la bonne route avec « lui » (p. vi), et non dans l’erreur.
34Réciproquement, et c’est le deuxième point de fracture avec Cousin, si Garnier est d’accord pour faire de Descartes le père de l’observation en psychologie comme Bacon le fut pour la physique, c’est pour en conclure que Descartes « observe mal l’esprit, comme Bacon observe mal la matière » (p. vii). Il faut donc, s’agissant de la psychologie cartésienne, procéder comme Thomas l’a fait dans son Éloge s’agissant de sa physique : expliquer en quoi ses erreurs même nous ont servi et ce que l’on peut donc en retenir, étant entendu qu’elle n’est pas, contrairement à ce qu’affirme Cousin, vraie dans toutes ses dimensions.
35Selon Garnier, c’est ainsi, troisièmement, la condition pour distinguer « quatre grands principes qui ressortent des Méditations », « sur lesquels Descartes est resté pur de toute contradiction avec lui-même », et sur lesquels « toutes les écoles de nos jours », toutes sensibilités philosophiques confondues donc, peuvent tomber d’accord. Tout d’abord, « Je connais ma pensée d’une autre manière que mon corps ; et si je veux faire la science de l’esprit, ce n’est pas à l’aide de mes yeux et de mes mains que je dois observer ». Ensuite, « La pensée est la seule chose dont je puisse dire moi ; toutes les fois que m’apparaît l’étendue, elle m’apparaît comme non moi ». Puis, mes idées sont inadéquates aux objets matériels (elles ne leur ressemblent pas). Enfin, « ce n’est pas l’idée qui est innée, c’est seulement la faculté ». Garnier développe cette quatrième thèse à partir de l’exemple de l’idée de la perfection ou de l’infinité de Dieu et de ce que Descartes répond à Hobbes, sur ce point, dans les troisièmes Réponses.
36À partir du même matériau textuel mobilisé par Cousin dans les deux premiers tomes de son édition, Garnier promeut ainsi un Descartes bien différent. On pourrait le définir comme un Descartes épuré, jusque dans sa définition de l’innéisme, de tout ce qui ne le rend pas compatible avec la philosophie écossaise du sens interne ; ou comme un Descartes revenant à celui de Pierre-Paul Royer-Collard (1763-1845), par-delà les déformations que lui fit subir Cousin.
37Mais c’est surtout à l’orée du tome 1, qui paraît en 1835 et prescrit les principes de lecture de l’édition complète, que Garnier explicite de la manière la plus circonstanciée la portée philosophique de ses choix éditoriaux. L’avertissement s’ouvre ainsi sur une définition radicale de la philosophie elle-même, comme traitant « des objets qui ne tombent point sous les sens extérieurs », c’est-à-dire comme un ensemble très restreint de vérités logiques, morales et métaphysiques. Mais Garnier rappelle aussitôt qu’il n’en a pas toujours été ainsi :
Les auteurs connus sous le nom de philosophes ne se sont pas uniquement occupés de logique, de métaphysique et de morale. Les uns, comme Gassendi, Descartes, Hobbes, Leibnitz, d’Alembert, ont cultivé le champ des mathématiques ; les autres, comme Bacon et encore Descartes, ont essayé un commencement de physique expérimentale. D’autres enfin, comme Malebranche et Arnauld, ont composé des écrits de théologie ecclésiastique. Jusqu’à présent ces matières diverses ont été comprises dans la publication des œuvres de chaque auteur. Mais celui qui s’occupe de philosophie proprement dite, au sens où nous l’entendons en France, n’a pas besoin d’acquérir le recueil des expériences physiques de Bacon, les découvertes mathématiques de Descartes, ou les dissertations canoniques d’Arnauld. La physique et la métaphysique, même pour les nations qui les renferment l’une et l’autre sous le nom commun de philosophie, n’en sont pas moins deux études distinctes, suivies de nos jours par des hommes différens. Il importe donc de dégager ce qu’il y a de purement philosophique, au sens français, dans les œuvres des philosophes, et d’en composer des recueils complets et originaux qui puissent se placer, à moins de frais et à moins de volumes, entre les mains de ceux qui consacrent leurs veilles à la métaphysique, à la logique, et à la morale (t. I, p. iii, je souligne).
38On peut difficilement être plus clair : un travail éditorial doit être utile à ses contemporains ; or, qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, la philosophie n’a aujourd’hui plus le même sens qu’au temps de Descartes ; éditer Descartes dans l’intérêt public (comme Cousin l’avait revendiqué dix ans plus tôt) requiert donc de passer ses écrits au crible de la conception actuelle de la philosophie, afin d’en exclure, très explicitement, ce qui n’y entre plus.
39Garnier disqualifie donc l’intérêt public d’une entreprise d’édition d’œuvres complètes. Mais il ne s’agit pas non plus pour lui d’éditer des œuvres choisies, qui procéderaient d’un « choix arbitraire entre différents ouvrages du même genre ». Car retenir pour critère d’inclusion et d’exclusion, la conception contemporaine de la philosophie, revient bien à revendiquer une « séparation entre des ouvrages de genres différents ». On ne « retranche(ra) » ainsi que ce qui n’appartient pas à la philosophie telle qu’elle est définie au moment où on écrit : « quand nous rejetons un traité de physique, de mathématiques, ou tout autre science étrangère à notre objet, nous en extrayons les moindres parcelles philosophiques qui peuvent s’y cacher19. »
40À partir de là, on peut distinguer trois types de textes dans l’édition de Garnier : les textes complètement exclus ; les textes intégralement conservés ; et les textes donnés seulement en partie, c’est-à-dire où l’on sélectionne uniquement ce qu’ils contiennent de « purement philosophique ». Les textes explicitement exclus sont : le Traité de la mécanique, les Primae cogitationes circa generationem animalium ; le De saporibus, et des extraits de manuscrits mathématiques. Les textes intégralement conservés sont : les Méditations et les Objections (hormis la lettre au Père Dinet sur les démêlés de Descartes avec l’Université d’Utrecht, dont Garnier soutient qu’elle relève seulement de la biographie et non de la philosophie), les Règles pour la direction de l’esprit et la Recherche de la vérité par les lumières naturelles (sic). Enfin, les textes conservés seulement en partie sont : le Discours de la méthode ; les traités de musique, du Monde, de l’Homme, de la Formation du Fœtus et des Passions de l’âme ; les Lettres ; et les Principes de la philosophie.
41Revenons plus en détail sur cette dernière liste, en commençant par les inédits. L’abrégé de musique nous donne la conception cartésienne du Beau et a ceci de remarquable qu’il est adopté par Reid dans sa première partie (p. i et ii). C’est donc ce passage qu’il faut en conserver. Le Monde n’est intéressant que dans ses premières pages, là où Descartes « revient à une de ses opinions favorites de ses Méditations : c’est que les idées des qualités matérielles ne ressemblent point aux objets » ; thèse dont les Écossais ont montré la limite (les excès idéalistes) lorsqu’on sort du registre des qualités tactiles. L’Homme et le Traité de la Formation du fœtus ne servent qu’à tracer « la limite que Descartes établit entre l’âme et le corps ». On n’en retiendra donc que ces développements (la préface seule notamment, pour le second traité20). Garnier souligne ensuite l’apport des 34 lettres retenues s’agissant du souverain bien, du bonheur, de la vertu et des qualités du prince. À propos du Discours, il explique qu’il n’a « rejeté que la Dioptrique, les Météores, la Géométrie, traités entièrement étrangers à notre matière » (tome I, avertissement). À partir du moment où l’on considère, comme Cousin, que « le Discours de la méthode (ainsi conçu) contient en germe toute la philosophie cartésienne », en abrégeant, dans ses parties une et deux, les règles de logique posées dans les Regulae, on peut sélectionner les autres textes à la lumière de ce qu’ils apportent, ou non, à ce qui est contenu dans le Discours. Les lettres à Élisabeth apparaissent en premier dans la liste, comme n’ayant « rien ajouté de fondamental » à la théorie de la morale posée dans la troisième partie. Les Méditations viennent parfaire ce qui n’est que programmé dans la partie quatre. Et les Principes de la philosophie, sans intérêt dans leur partie physique, peuvent être envisagés, « quant à la partie métaphysique, comme une seconde édition des Méditations ». C’est pourquoi il n’y a en toute rigueur « rien à (en) dire » (p. cxlvi).
42À quelques variations près, les choix de Garnier se présentent donc, à la fois, dans la continuité de ceux de Cousin, et de manière bien plus explicite. Tout se passe comme si son édition rendait beaucoup plus visibles des décisions auxquelles Cousin nous conduit mais sans les expliciter, ou en les enrobant dans une économie morale de l’impartialité leur donnant l’apparence de la scientificité.
43Le cas des Passions de l’âme est plus singulier. Garnier soutient que si on laisse de côté le rapport « entièrement hypothétique, et assez souvent démenti par la physiologie de nos jours », que Descartes établit entre l’existence de la passion et le mouvement intérieur du corps, il n’y a plus qu’à se concentrer sur leur classification. Ce faisant, il réhabilite un Descartes analyste de la sensibilité et de ses affections. Via l’importance, sélective, accordée aux Passions de l’âme dans son édition, il milite pour une conception, au présent, de la philosophie, bien différente de l’« intellection pure » vers laquelle tend sa version institutionnellement dominante :
Les philosophes écossais et depuis les phrénologistes ont rendu à cette étude l’importance qu’elle mérite. Il est temps que toutes les écoles et particulièrement celle qui se fait honneur de se rattacher à Descartes s’engagent dans la même route et asseyent la philosophie sur des bases aussi larges que l’avait fait Descartes lui-même. Avec le traité de la Méthode et les Méditations, vous prendriez ce philosophe pour une simple intelligence ou, comme il le dit lui-même, pour une intellection pure ; avec le Traité des Passions, on s’aperçoit qu’il a aussi un cœur, comme on dit dans le langage vulgaire. La philosophie ne doit pas oublier que penser, aux yeux de Descartes, ce n’est pas seulement avoir des idées mais encore aimer et désirer, et pour suivre les traces de ce grand homme il ne faut pas traiter seulement de l’origine et de la classification des connaissances, mais encore de l’origine et de la classification des passions ; il faut unir le tableau de la sensibilité à celui de l’intelligence, et décrire le moi humain tout entier » (t. I, p. cxlviii, je souligne).
44Le Descartes allégé résultant des choix de Garnier ne propose ainsi rien de moins qu’une alternative philosophique au spiritualisme dominant. Donner au public le Descartes en accord avec le sens interne des Écossais, c’est militer pour une psychologie prenant en considération celui que Descartes appelait le « vrai homme ». C’est proposer une conception élargie de la pensée, donc de la philosophie elle-même, en laissant cependant aussi de côté les développements physiologiques.
45C’est particulièrement sur ce dernier point que Foucher de Careil reprend à son tour le flambeau.
3/ Foucher de Careil : compléter les « lacunes » pour rectifier l’arbitraire.
46L’édition des Œuvres inédites de Descartes, publiées par Foucher de Careil en deux parties, en 1859 et 1860, est moins mal connue que celle d’Adolphe Garnier. Mais le nom de Foucher de Careil reste surtout attaché à celui de Leibniz et, via Leibniz, à la répudiation de Spinoza. Son travail sur Descartes, élaboré à partir d’inédits retrouvés dans les papiers de Leibniz à Hanovre, vise à montrer en quoi Descartes nous « guide sur la route » qui mène à la philosophie de Leibniz (t. 1, Introduction, p. 11). Mais ce faisant, il propose un Descartes bien différent de ceux de Cousin et de Garnier.
47Contrairement à Garnier, Foucher de Careil se concentre sur des inédits. Il se donne donc pour objectif explicite de compléter l’édition de Cousin, plus que de la corriger ou d’en expliciter les choix. Néanmoins, le simple fait d’ajouter des textes à ceux qui étaient déjà disponibles, modifie de fond en comble la perception du geste et de l’intérêt philosophiques de Descartes. Cela permet de montrer qu’«il y a des lacunes dans l’idée qu’on se fait de lui » (t. 1, préface, p. i), lorsqu’on s’en tient aux éditions disponibles. Plus précisément, ces lacunes proviennent de ce que Cousin a « fait partir toute la série des œuvres de Descartes » du Discours de la méthode. Or en prenant en considération les écrits antérieurs au Discours, c’est-à-dire ici, « divers morceaux de philosophie, de physiologie et de mathématiques », s’échelonnant de 1619 à 1637 et dont Foucher de Careil présente l’authenticité comme incontestable, on se donne les moyens de comprendre en quoi Descartes ne fut pas seulement, et peut-être pas essentiellement, un métaphysicien, mais bien le fondateur de la science moderne. La restitution de la chronologie modifie notre perception de l’ordre des raisons, donc le sens de la philosophie elle-même. Elle est la condition pour ne pas « expliquer Descartes autrement qu’il ne s’est expliqué lui-même » (p. ix).
48Il en résulte une modification très importante de notre perception du système cartésien et de ses équilibres. Le cogito reste bien son « point culminant ». Mais il n’est plus son tout. Car ce n’est pas un enthymème, mais un fait permettant de remonter aux causes et d’établir des lois. Ce que Cousin, et après lui Garnier, ont manqué en évacuant les textes donnés par Foucher de Careil, c’est ainsi le projet décisif de faire de toutes les sciences une seule chaîne : catena scientiarum. Il en résulte plusieurs conséquences en cascade.
49Tout d’abord, le texte qui, dans l’œuvre de Descartes, devient central pour Foucher de Careil, est celui dont Cousin ne disait rien et dont Garnier soutenait qu’on n’avait rien à retenir : les Principes de la philosophie. Car en articulant la psychologie à la cosmologie, les Principes donnent à voir « tout le système achevé ». Ils nous décentrent de l’autre côté du Rhin, c’est-à-dire, pour Foucher de Careil, vers la philosophie intègre : « Les Principes de la nature (y) sont précédés des principes de la connaissance humaine, et son Cosmos, d’une Critique de la raison pure » (p. lxxxiv).
50Ce qui était resté « caché » (p. xl) dans les éditions antérieures de Descartes, à savoir, le concept d’application de la méthode, devient alors central. À partir de la plus grande découverte de Descartes : l’application de l’algèbre à la géométrie, on peut, non seulement, revenir sur les inventions de Descartes comme le mésolabe et étudier toutes les applications scientifiques de la méthode ; mais, aussi, revenir sur la manière spécifique dont il a appliqué cette méthode à la psychologie. Or ce que l’on découvre alors n’est pas un idéalisme pur. C’est, plutôt, une « learned ignorance », ou une « philosophie du sens commun » du type de celle « que produira l’Écosse cent ans plus tard » (p. xc). Foucher de Careil la relie à William Hamilton et non à Reid, c’est-à-dire à celui qui, parmi les figures écossaises, a introduit la pensée de Kant en Grande-Bretagne, publié 9 volumes des œuvres de Dugald Stewart (1854-1855), souligné les limites de la connaissance humaine et fait des études en anatomie et en physiologie. Le Descartes de Foucher de Careil devient ainsi le plus allemand des Écossais français :
Descartes a fait la première critique de la faculté de connaître, et lui a assigné ses véritables bornes. De ce point de vue, la France n’a rien à envier à l’Allemagne. Elle a eu plus d’un siècle avant ce dernier pays sa critique de la raison pure. Descartes n’a-t-il pas rappelé, comme Kant, la pensée sur elle-même et examiné comme lui les limites de la connaissance humaine ? (p. xcii).
51Le dernier apport, décisif, de l’édition de Foucher de Careil, réside dans son analyse des cahiers d’anatomie et de physiologie de Descartes. En se référant à Cousin et à Jouffroy (donc aussi à Garnier), Foucher de Careil dénonce, chez ses contemporains, le « soin scrupuleux, et qu’on pourrait dire excessif, de se tenir à l’écart de la physiologie », sous prétexte de mieux combattre par là le matérialisme « de Cabanis et de Tracy ». Il en a résulté un « spiritualisme jaloux et délicat », exagérant les antagonismes et se gardant de rappeler que du temps de Descartes, il en allait très différemment :
(…) au dix-septième siècle (…) les rapports de la psychologie et de la physiologie sont partout : dans Bossuet, dont De la connaissance de Dieu et de soi-même est pour un tiers au moins physiologie pure ; dans Malebranche et dans Leibniz, qui étudient le corps au moins autant que l’âme de l’homme ; mais la plus ferme autorité que nous puissions citer, c’est encore Descartes. Ses ouvrages imprimés renferment plus d’anatomie et de physiologie que de métaphysique. Les nouveaux manuscrits confirment ce résultat. Les deux tiers au moins du nouveau volume traitent d’anatomie et de physiologie (p. xciv-xcv, je souligne).
52Ce n’est donc qu’à la condition de définir la psychologie comme elle est définie aujourd’hui, de manière « exclusive », que nous pouvons nier qu’elle soit, en réalité, « partout mêlée à la physiologie », ce que confirme la part physiologique des Passions de l’âme exclue par Garnier. Il faut alors se rendre à l’évidence : « Si la psychologie de Descartes est peu connue ; si, quand on en parle, on paraît exprimer un mot vide de sens, c’est que sa physiologie est oubliée et qu’un injuste dédain l’a frappée » (p. xcv).
53Foucher de Careil peut alors revenir sur le « double mécanisme » qu’il voit à l’œuvre chez Descartes, en physiologie et en psychologie, et sur la condamnation, par Cousin, des Premières pensées sur la génération des animaux (p. xcvi), à la lumière des nouveaux fragments de physiologie. Le comblement des lacunes historiques rectifie du même coup la définition de la « vraie » philosophie présente: « Le spiritualisme moderne peut sans crainte se rattacher au Descartes que nous lui présentons ; car il est le père de la science spiritualiste moderne » (p. cxxv).
54Quelques années plus tard enfin, dans Descartes, la princesse Élisabeth et la reine Christine (1879), Foucher de Careil donne au public 26 lettres inédites d’Élisabeth à Descartes. Il souligne alors, contre Garnier, l’apport de cette correspondance à la morale. Et en ancrant le « cas » Élisabeth dans une actualité française marquée par le retour de la mélancolie et l’importance des statistiques du suicide, il insiste sur les enjeux pratiques de la médecine cartésienne, donc sur une autre mission, à la fois politique et sociale, pour la philosophie spiritualiste. Éditer Descartes, derechef, c’est recevoir pour actualiser.
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56Dans un article intitulé « Descartes médecin », publié en 186521, le spiritualiste Albert Lemoine revient sur l’édition de Foucher de Careil. Il décrit alors un phénomène très paradoxal d’« oubli », s’agissant des textes physiologiques. Alors que L’Homme, le Traité de la formation du foetus, la cinquième partie du Discours de la méthode, des passages de la Dioptrique et de la correspondance et un certain nombre de manuscrits traitant de questions physiologiques, étaient bien disponibles ou « sous nos yeux » dans l’édition de Cousin, ce dernier a réussi l’exploit de nous les rendre invisibles. En concentrant toute la philosophie de Descartes dans la distinction réelle de l’âme et du corps ; en consacrant une conception de la philosophie comme « exclusivement » métaphysique, le spiritualisme dominant a institutionalisé une figure de Descartes oublieuse de la dimension unitaire du « vrai homme ». Nous en sommes venus à « croire que Descartes sépare profondément la vie de l’esprit et celle des organes » et que ses recherches physiologiques n’étaient qu’une « application malheureuse ou une distraction amusante d’un génie fait pour d’autres travaux » ; alors qu’en son temps, elles avaient le même succès que celui que rencontrent aujourd’hui celles de François Magendie, Pierre Flourens ou Claude Bernard (p. 300). Cette « erreur historique » (p. 300), partagée aussi bien par les héritiers de l’école écossaise comme Jouffroy et Garnier, qui séparent la psychologie de la physiologie, que par ceux de l’école germanique qui, comme Cousin, font de « la métaphysique à outrance » (p. 302), s’est de plus trouvée renforcée par un tour de passe-passe politique. D’un côté en effet, Cousin a officiellement demandé « que l’on fût au moins bachelier ès sciences pour parler à la jeunesse française de l’âme et de Dieu » (p. 303). Mais de l’autre, il a concocté en sous-main « un programme réduit et un diplôme spécial », concentré dans un peu d’arithmétique, juste ce qu’il faut d’algèbre et de géométrie, une once de physique et de chimie et, surtout, sans « un iota » d’histoire naturelle et de physiologie. Le philosophe spiritualiste aujourd’hui se retrouve ainsi dans la situation aberrante de devoir expliquer que nos idées ne viennent pas des sens, alors qu’il ignore radicalement le fonctionnement des organes des sens. S’il est plus que jamais urgent de revenir à « l’intelligence du vrai cartésianisme » (p. 304), c’est donc parce que ce « nouveau chapitre » en quoi consiste le « Descartes médecin », donnera aux nouvelles générations les moyens théoriques de combattre plus efficacement le matérialisme22. Être « le vrai disciple et le vrai continuateur de Descartes », c’est « rappeler la philosophie spiritualiste à l’étude de la vie corporelle »(p. 333).
57Par-là, Lemoine ré-articule très clairement les deux économies morales à l’œuvre dans les trois éditions emboîtées que nous avons étudiées. L’économie morale de l’impartialité, qui exige la rectification des « erreurs », des « lacunes » ou des « oublis » historiques, est mise au service d’une économie morale de l’actualisation dénonçant jusqu’au défaut de formation des philosophes contemporains. La définition institutionnellement étriquée de la philosophie, solidaire de séparations disciplinaires de plus en plus marquées, peut ainsi être rectifiée par une édition historiquement scrupuleuse des écrits de Descartes. Faire leur plein droit aux travaux scientifiques de ce dernier et les placer sous les yeux du public, c’est expliciter les raisons pour lesquelles nous en sommes progressivement venus à oublier la définition et la vocation principales de la philosophie elle-même.
58On peut maintenant revenir sur les raisons de l’hantologie cousiennne actuelle.
59Comme l’a souligné Pierre-François Moreau23, il est incontestable que si Cousin continue de nous hanter, c’est parce qu’il nous a légué des méthodes de travail24. Le cliquetis des chaînes de réception que nous portons volontairement à sa suite, en faisant la sourde oreille, est ainsi bien plus aliénant que les hurlements d’un spectre grinçant ou grimaçant qui ne fait plus peur à personne. En insistant sur le soin à apporter à la traduction, sur la nécessité de considérer les documents originaux, sur l’intérêt des comparaisons avec les autres versions éventuellement disponibles du même texte, ou bien encore, sur l’importance d’autres documents extraits du même contexte pour servir l’intelligence historique des extraits édités, celui qui est aussi l’incarnation de l’autoritarisme et de la mauvaise foi a fait triompher l’économie morale de l’impartialité sur celle de l’actualisation.
60Mais il nous incite par-là même à opérer une dernière distinction. Le type du « philosophe impartial », qui sépare l’authentique et l’inauthentique ; et celui du « philosophe actualisant », qui distingue l’utile et l’inutile, nous ramènent en effet tous les deux au lien intrinsèque entre la philosophie et la valeur de vérité. L’hantologie cousinienne peut alors servir la critique contemporaine de ces « personnes d’étude » que nous sommes et dont Malebranche, en bon cartésien, expliquait déjà comment elles pouvaient se perdre en chemin :
Il est ce me semble assez inutile à ceux qui vivent présentement de savoir s’il y a jamais eu un homme qui s’appelât Aristote, si cet homme a écrit des livres qui portent son nom, s’il entend une telle chose ou une autre dans tel endroit de ses ouvrages ; cela ne peut faire un homme ni plus sage, ni plus heureux ; mais il est très important de savoir si ce qu’il dit est vrai ou faux en soi25.
61En dénonçant l’« entêtement » des « personnes d’étude », qui travaillent à la gloire de « leur » auteur parce qu’elles pensent que cette dernière rejaillit proportionnellement sur la leur, Malebranche veut réorienter leur regard et l’estime d’elles-mêmes sur ce qui vaut seul, selon lui, d’être estimé : la recherche de la vérité. Ce curieux mélange de rationalité et d’affects, qui caractérise le travail des historiens de la philosophie, est peut-être la meilleure façon de répondre à la question de savoir pourquoi l’édition de Descartes par Cousin a triomphé, ou s’est imposée sur les autres. C’est sans doute parce que Cousin y a le moins possible adopté l’« air » et les « manières » d’un « entêté », qu’il a pu faire passer « son » Descartes pour « le vrai ».