1Quand la pièce du dramaturge norvégien Henrik Ibsen, Maison de poupée [Et Dukkehjem], paraît en 18791, elle fait immédiatement scandale dans les pays nordiques, puis un peu partout en Europe, notamment en raison de son dénouement : Nora claque la porte en abandonnant mari et enfants, se rendant compte que son mari n’était pas celui qu’elle croyait et que leur mariage n’était qu’une mascarade dans laquelle elle avait le rôle de la poupée. Cette désertion provoque un scandale qui vaut immédiatement à Nora une célébrité qui dépasse les frontières de l’Europe.
2Au cœur du scandale, il y a bien évidemment d’abord la question des femmes, et les positions féministes qu’on croit déceler chez Ibsen. Nora est érigée en porte-drapeau de l’émancipation des femmes, ce que Strindberg résume ainsi dans sa préface de Mariés [Giftas] : « le fait que [la pièce] donna l’impression d’être un manifeste en faveur de la femme opprimée, et que le grand public l’interprétait ainsi, provoqua tout de suite une telle tempête que même les gens les plus calmes perdirent la tête2 ».
3Mais la question des femmes n’est pas le seul enjeu du scandale. La pomme de discorde est en fait double, morale mais aussi esthétique. Derrière l’affrontement moral suscité par l’éclosion d’une virago décidée à briser les frontières masculin/féminin et public/domestique, la pièce est aussi l’occasion d’un affrontement esthétique sans précédent, qui menace une institution théâtrale en crise. Le retentissant claquement de porte qui clôt la pièce sonne à la fois la charge contre la « théorie des sphères » que le XIXe siècle a patiemment rationalisée (la sphère publique est masculine, la sphère privée est féminine)3, et le glas de modèles dramaturgiques auxquels Ibsen a déclaré la guerre dans ses « pièces modernes ».
4Sur le terrain moral, ce scandale est contemporain de l’essor du socialisme et du féminisme. Si l’essor de ces mouvements a été quelque peu différé dans les pays scandinaves, dont l’industrialisation a été plus tardive que dans le reste de l’Europe, il n’en reste pas moins que la « percée moderne » (moderne gennembrud), mouvement de révolte contre les sociétés bourgeoises, y est engagée dès le début des années 1870. La question des femmes, en 1879, est à l’ordre du jour, dans un contexte où le salariat féminin a commencé à se développer et pose des problèmes épineux comme ceux de l’égalité civile entre hommes et femmes ou de l’éducation des femmes. L’essai de John Stuart Mill, The Subjection of Women, paru à Londres en 1869, traduit aussitôt dans plusieurs langues, dont l’allemand, le russe, le français, le danois, le polonais et l’italien, a fait grand bruit un peu partout en Europe. En littérature, la question de l’émancipation des femmes n’est pas non plus inédite, présente notamment dans l’œuvre de George Sand en France, de Fredrika Bremer4 en Suède, ou de Camilla Collett5 en Norvège. Dans la sphère théâtrale, Alexandre Dumas fils et Émile Augier, très en vogue partout en Europe dans les années 1870, ont mis à l’honneur des thématiques de revendication sociale incluant la défense des droits des femmes face à une société injuste où les lois sont faites par les hommes. En Norvège, Henrik Ibsen et Bjørnstjerne Bjørnson semblent donc leur emboîter le pas.
5Mais cette émergence de défenseurs de la cause féminine dans la seconde moitié du XIXe siècle suscite aussi la réaction des tenants du modèle patriarcal qui s’évertuent à le cuirasser : comme l’a montré Thomas Laqueur6, la « théorie des sphères » reçoit au fil du siècle la caution d’un discours scientifique qui « naturalise » l’infériorité de la femme et justifie son exclusion de la sphère publique.
6Sur le terrain esthétique, et plus spécifiquement dans le domaine du théâtre, les années 1870 apportent un vent de rébellion. Beaucoup de voix s’élèvent pour réclamer un théâtre qui soit le reflet du monde réel, dans un contexte où le modèle de la « pièce bien faite » à la française domine à peu près toute l’Europe. Même s’il intègre des idées nouvelles, le théâtre de Dumas fils et Augier, par exemple, est malgré tout resté très conformiste, avec des personnages très stéréotypés. Une virulente critique du théâtre « bourgeois » s’exprime partout en Europe, mêlée d’une sorte de messianisme. En France, des personnalités comme Villiers de l’Isle-Adam, Émile Zola, les frères Goncourt ont commencé à porter le fer. Zola exprime tout au long des années 1870 son attente de l’homme qui sera capable de balayer un théâtre devenu royaume de l’artifice et de créer le drame naturaliste, « le véritable drame humain7 ». Il en va de même dans les pays scandinaves, où Georg Brandes a réclamé en 1871 une littérature capable de « poser des problèmes8 », mais aussi en Angleterre ou encore en Allemagne, où des revues et des clubs se créent pour promouvoir un théâtre nouveau – on pense par exemple aux Jüngstdeutschen (« Les plus jeunes Allemands »), groupe d’auteurs acquis aux théories naturalistes.
7C’est dans ce contexte particulièrement tendu que Maison de poupée est créée, alors que plusieurs rénovateurs ont déjà identifié en Ibsen le précurseur d’une ère nouvelle, comme Edmund Gosse en Angleterre, ou Otto Brahm en Allemagne, qui a eu la révélation de sa destinée esthétique en assistant, en 1878, à une représentation des Piliers de la société, pressentant qu’il y avait là un « monde poétique nouveau (…), une critique sociale globale de notre temps9 ».
Un scandale moral
8En quittant son foyer au nom des droits qu’elle a envers elle-même, Nora semble renier l’ethos féminin, et assumer une posture dont beaucoup de critiques s’accordent à reconnaître le caractère inédit10. Le succès de scandale remporté par la pièce au Kongelige Teater de Copenhague en décembre 1879 assure immédiatement à la pièce une célébrité internationale. Alors que la première édition est épuisée en moins d’un mois, dès le début de l’année 1880, la pièce est jouée à Stockholm, Christiania (Oslo), Bergen, Helsingfors (Helsinki), puis en Allemagne, en Autriche, en Russie, en Pologne.
9Dans les pays scandinaves, deux camps s’affrontent dans un combat où les positions se radicalisent, Nora devenant à la fois l’égérie des luttes féministes, et la cible privilégiée des défenseurs de la famille et de la sacrosainte dichotomie des sphères.
10La presse se fait l’écho de cet antagonisme. D’un côté le départ de Nora est perçu comme un signe grandiose. Ainsi, l’auteure norvégienne féministe Amalie Skram salue, dans le Dagbladet, le chef d’œuvre d’Ibsen dans lequel elle ne voit pas seulement le jugement d’une société injuste, mais aussi un avertissement : « Une fois la femme levée, plus rien ne l’arrêtera. Comme Nora, elle laissera tomber par terre les devoirs de sa vie de poupée pour s’occuper de son propre Moi négligé, et ce travail engloutira et annulera tout le reste11 ». Mais il y a de l’autre côté tous ceux qui s’insurgent contre le crime moral de Nora. Ainsi, le Danois Michael Wallem Brun, dans Volkets Avis, réagit avec indignation après la première à Copenhague :
Je pose la question : existe-t-il une mère entre mille, une femme entre mille, qui ferait ce que fait Nora, qui quitterait mari, enfants et foyer pour pouvoir devenir un « être humain » ? Et je réponds avec conviction : Non, absolument pas ! Il n’y a pas, dans son effort pour se justifier […] un seul argument qui justifie son action.12
11Notons d’ailleurs que le camp des opposants à Nora ne fut pas exclusivement masculin, mais qu’un certain nombre de femmes s’insurgèrent également contre un comportement regardé comme criminel. L’auteure danoise Elfride Fibiger prit la plume dans le Dagens Nyheder pour dénoncer le risque terrible d’un tel départ sans retour : que Nora devienne un « triste exemple d’incurable Moral Insanity »13.
12L’argument principal de tous ceux qui clouent Nora au banc d’infamie est celui de la nature. Nora, en quittant ses enfants, rompt l’ordre naturel des choses, la loi biologique qui a assigné à chaque sexe sa fonction et sa sphère. La nature a programmé les femmes pour être des mères et des nourricières, et il paraît inimaginable qu’une femme déroge à cette donnée organique fondamentale. Ce qui signifie donc qu’une femme capable d’abandonner ses enfants de sang-froid est nécessairement contre-nature et monstrueuse. C’est un des principaux arguments dans le réquisitoire contre Nora, dans les pays scandinaves et en Allemagne en 1880 et 1881, et en Angleterre en 188914, là où la réaction contre la pièce a été la plus vive. Le théologien norvégien Fredrik Petersen prend la plume dans Aftenbladet15pour accuser Nora de commettre un crime contre « les liens éthiques de la nature » (« Naturens ethiske Baand ») : les enfants étant le fruit naturel du mariage, le mariage étant par nature un contrat à vie, les mères ayant des instincts naturels d’amour et de protection, Nora ne peut être qu’une créature contre-nature qui a perdu tout sens moral. Dix ans plus tard, à Londres, où la pièce obtient un succès de scandale inattendu (on reprocha ensuite à Edward Pigott, qui officiait au bureau du Lord Chamberlain, de n’avoir pas censuré la pièce), ses détracteurs et ses défenseurs s’affrontent avec violence dans la presse. Tandis que des féministes comme Edith Lees, Olive Schreiner, Dolly Radford, Eleanor Marx Aveling, prennent fait et cause pour Nora, le camp adverse, emmené par l’influent critique Clement Scott, se répand en invectives contre une Nora contre-nature. Ce critique tâche d’ailleurs de discréditer moralement le clan des Ibséniens qui se presse aux portes du Novelty Theatre en décrivant un public de la même espèce que l’héroïne, composé « de femmes d’apparence contre-nature et d’hommes à cheveux longs, d’athées, de socialistes et de positivistes16 ».
13Ce qui rend le crime de Nora particulièrement abject et scandaleux, ce sont les motifs qu’elle invoque, les devoirs sacrés qu’elle revendique envers elle-même. Des critiques, notamment en France, ont en effet fait remarquer que le départ de Nora n’eût pas été si scandaleux s’il avait été motivé par la passion amoureuse. La révolte trop cérébrale de Nora est opposée aux fugues de personnages qui ont l’excuse de l’amour. Maurice Bigeon, dans Les Révoltés scandinaves, résume le grand tort de Nora, en la comparant aux sensuelles et amoureuses traîtresses : celles-ci, « au moins, se donnaient, livraient leurs corps incomparables, leurs lèvres ardentes, leurs yeux infinis17 ».
14Le suicide eût été une autre option, d’ailleurs envisagée par Nora au cours de la pièce. Qui se serait scandalisé d’une telle sortie ? Personne, sans doute, n’aurait trouvé à redire au suicide d’une femme désemparée, ayant perdu sa « foi en l’autorité » et sa « foi en son droit moral et ses facultés d’élever ses enfants18 ».Mais Nora ne quitte le foyer ni par amour ni pour se suicider, mais pour faire son éducation et s’appliquer à devenir un être humain :
Helmer : tu es épouse et mère, avant tout.
Nora : Je ne le crois plus. Je crois que je suis d’abord un être humain, comme toi, - en tout cas je vais essayer de le devenir.19
15Nora donne ici à tous ses détracteurs l’occasion de qualifier plus précisément son crime moral, son attentat contre la loi naturelle. À leurs yeux, la désertion de Nora s’accompagne d’une double transgression : se préoccuper d’abord d’elle-même, mais aussi sortir de la sphère privée pour revendiquer son appartenance à la société.
16Le souci de soi, d’abord, serait le signe d’un égoïsme foncier qui balaye d’un seul coup le parcours oblatif jusqu’ici sans faute du personnage. Entre le sacrifice initial pour sauver la vie de son mari, et le sacrifice final (le suicide) qu’elle était prête à faire pour le sauver de nouveau, Nora n’avait été qu’abnégation et don de soi. Mais son départ transforme l’icône en monstre d’égoïsme. Ibsen était connu depuis un certain temps, dans les pays scandinaves, comme un ardent apôtre de l’individualisme, défendant le droit de chacun à être soi-même. Mais cet individualisme dont la noblesse a pu être saluée, est regardé par ses contempteurs, lorsqu’il s’incarne chez Nora, comme vicié, honteux, dégradé en égotisme : « Elle n’aime que son petit Moi » (« Hun elsker kun sit eget lille Jeg »), martèle Elfride Fibiger20.
17À la critique ouverte de cet égoïsme s’ajoute, moins explicitement énoncé mais tout aussi réel, l’ébranlement suscité par une seconde transgression, consistant à se détourner de la sphère privée, la sphère des femmes, au profit de la sphère publique, le territoire des hommes, avec l’opprobre qui s’attache pour les femmes à cette incursion dans la cité, étudiée notamment par Michelle Perrot dans Femmes publiques :
L’homme public, éminent sujet de la cité, doit en incarner l’honneur et la vertu. La femme publique en constitue la honte, la part cachée, dissimulée, nocturne, un vil objet, territoire de parcours, approprié, sans individualité propre.21
18Nora ne dit rien de très précis sur la nouvelle vie qui l’attend, mais explique malgré tout son intention de trouver du travail dans sa ville natale, d’acquérir de l’expérience, et d’essayer de comprendre la société. Après avoir été la parfaite femme d’intérieur et la mère la plus attentionnée, elle revendique ainsi d’abandonner sa famille non seulement pour s’occuper d’elle-même, mais aussi pour s’intéresser, voire s’insérer dans l’espace public où les femmes qui se respectent n’ont pas droit de cité : le tableau du vice n’est-il pas à son comble ? La mère contre-nature se double de la femme qui s’aventure seule, de nuit, sur le terrain des hommes : mère indigne et « femme publique ». Certes, les critiques réprobateurs ne la traitent pas ouvertement de prostituée, mais il semble malgré tout que le jugement moral qu’on porte sur Nora tende vers cette image, comme s’il n’y avait pas d’autre degré possible dans l’échelle des valeurs pour celles qui s’immiscent dans la sphère publique.
19Illustrant l’ébranlement provoqué par cette seconde transgression, nous pouvons citer les trois suites « sérieuses » rédigées en réponse à Maison de poupée dans l’espace européen à la fin du XIXe siècle, qui, aussi différentes soient-elles par ailleurs, présentent un point commun : les métiers imaginés pour Nora – actrice, romancière et dramaturge – sont tous trois des métiers qui connotent alors pour les femmes une forme de prostitution. Ferdinand Wahlberg, un médecin militaire et auteur finlandais, écrit un quatrième acte, joué à Helsingfors en 1881, dans lequel il voit Nora devenir actrice22 : tout l’acte n’est qu’un long lamento sur l’effroyable destin de la mère devenue pour son malheur une femme suspecte, « exposée au regard concupiscent du public ». L’écrivain anglais Walter Besant, dans la suite qu’il donne à la pièce en 1890, « The Doll’s House – and After »23, imagine quant à lui une sorte de bas-bleu aux allures de demi-mondaine, étalant avec impudeur ses aventures dans ses romans et professant dans son salon l’amour libre et l’abolition de la famille. Enfin, dans le drame en trois actes que publie Marie Itzerott en 1903, Nora est devenue dramaturge, un métier qui non seulement est présenté comme « au-dessus des forces » des femmes, comme l’indique le sous-titre de la pièce, mais qui, là encore, équivaut pour elles à une forme de prostitution, comme s’en plaint Nora elle-même dans la pièce ainsi revisitée :
L’art – l’art – – se dévêtir sous les yeux d’une foule indifférente, arracher son cœur saignant de sa poitrine et le donner en pâture à ceux qui veulent passer le temps un soir ! C’est ça l’art pour une femme. Je l’ai fait – – et je l’ai fait en vain – en vain ! Oh – je me méprise maintenant pour cela !24
20Le fait que des féministes et des socialistes aient institué en modèle d’émancipation une femme dévoyant à ce point, pour ses détracteurs, l’idéal féminin, illustrant par son parcours la déchéance de la madone du foyer transformée en femme publique, ne fit évidemment qu’accentuer le scandale, excitant « l’une contre l’autre les deux moitiés de l’humanité25 » comme le dit Strindberg.
21L’enjeu n’est cependant pas uniquement moral. En quittant sa maison, Nora ne se contente pas, en effet, de rompre le « lien éthique » qui l’attache à sa famille, elle rompt aussi le lien esthétique qui rattachait de prime abord la pièce à la dramaturgie de la pièce bien faite. Ces deux faces du scandale sont intimement liées, tout comme sont reliés le salon bourgeois et l’espace scénique.
Du scandale éthique au scandale esthétique
22Le théologien Fredrik Petersen, dans l’article cité plus haut, est un des premiers à établir un parallèle entre le crime éthique de Nora et le crime esthétique d’Ibsen, consistant à refuser au spectateur un quatrième acte de réconciliation : « Ce que l’on ressent esthétiquement ici, est comparable à ce que l’on ressent éthiquement face à un péché ou à un crime qui n’ont pas été expiés par la punition ou le repentir26 ».
23La répulsion morale suscitée par la pièce est aussi une répulsion esthétique à l’égard d’une pièce qui s’émancipe sans ménagement des codes dramaturgiques en vigueur. Cela vaut pour la fin de la pièce, qui n’est pas conforme aux canons du dénouement de l’époque, mais aussi pour le personnage de Nora, qu’on ne peut plus ranger dans une des catégories bien spécifiques qui ont caractérisé le théâtre jusque-là.
24Concernant la fin d’abord, si celle-ci paraît si scandaleuse, c’est en effet aussi parce qu’elle n’est pas un dénouement en bonne et due forme. Elle frustre le spectateur, en évoquant un éventuel miracle, en n’excluant pas tout à fait une possible réconciliation, à titre de captatio benevolentiae, comme l’appelle Edvard Brandes27, mais en laissant cette possibilité suspendue dans le vide, ce qui fait dire au critique anonyme du journal danois Fædrelandet qu’Ibsen « a très souvent du mal à trouver une fin, qui satisfasse à la fois lui-même et le public28 », d’où sa tendance à « substituer l’effet à la fin ».
25Les initiatives se multiplient d’ailleurs pour corriger cette fin, ce qui présente l’avantage de régler à la fois le problème moral et le problème esthétique posés par la pièce. Ces initiatives émanent aussi bien d’écrivains, de critiques que de directeurs de théâtre et d’actrices. Ainsi, l’écrivaine danoise Elfride Fibiger, dans l’article déjà cité, suggère à Ibsen un ajout qui à ses yeux rendrait la fin plus « cohérente » (konsekvent) et « apaisante » (beroligende) :
On entend la sonnette de la porte qui retentit, très légèrement, timidement. Helmer reste interdit, il ne sait pas s’il peut en croire ses oreilles. Puis la sonnette retentit avec force. Il se lève et se précipite vers le fond, une lampe dans la main droite et le trousseau de clés dans la gauche.
Le rideau tombe.29
26Comme Elfride Fibiger, Martin Johannes Bugge, un professeur norvégien, publie en 1881 une suite à la pièce, « Hvorledes Nora kom hjem igjen » [« Comment Nora est revenue à la maison »], dans laquelle Nora et Helmer se réconcilient, après qu’elle et lui se sont fait sermonner respectivement par Madame Linde et le docteur Rank. Mais l’exemple le plus célèbre de « réparation » du dénouement est celui de la réception allemande de la pièce. Avant même que la pièce ne soit jouée, Ibsen apprend par son traducteur Wilhelm Lange, que plusieurs directeurs de théâtre et actrices refusent de jouer la pièce en l’état, et s’apprêtent à représenter une version corrigée de la pièce. Faute de convention protégeant les auteurs scandinaves en Allemagne, Ibsen ne peut rien imposer, et prend alors les devants pour éviter que son texte ne soit mutilé. Il envoie à son traducteur allemand Wilhelm Lange une variante de la dernière séquence dans laquelle Nora ne s’en va pas :
Nora. […] Adieu. (Elle s’apprête à partir).
Helmer. Eh bien soit – vas-y ! (Il la prend par le bras.) Mais d’abord il faut que tu voies tes enfants une dernière fois !
Nora. Laisse-moi ! Je ne veux pas les voir ! Je n’ai pas le courage !
Helmer (la poussant contre la porte de gauche). Il faut que tu les voies ! (Il ouvre la porte et dit à voix basse.) Regarde, comme ils dorment paisiblement. Demain, quand ils se réveilleront et qu’ils appelleront leur mère, il n’y aura plus de mère !
Nora (tremblante). Plus de mère – !
Helmer. Tout comme tu as perdu la tienne.
Nora. Plus de mère ! (Après un combat intérieur, elle laisse tomber sa valise.) Oh, plutôt pécher contre moi-même, je ne peux pas les abandonner. (Elle s’affaisse à moitié devant la porte.)
Helmer (contenant sa joie). Nora !30
27Ibsen a beau revendiquer haut et fort, dans ses lettres aux directeurs allemands et autrichiens, et par voie de presse, le maintien de la version originale, c’est avec ce dénouement alternatif que la pièce est créée en Allemagne à Flensburg en février 1880 et jouée ensuite un peu partout en Allemagne, mais aussi en Autriche, en Italie, en Belgique, et aux États-Unis31, ce qui atténue en effet grandement l’effet de scandale, mais aussi le succès de scandale32 !
28Le personnage de Nora, quant à lui, pose aussi un problème esthétique autant qu’éthique. Les « pièces bien faites » ont habitué le public à des personnages limpides, voire stéréotypés, sans qu’il soit possible de se méprendre sur le degré de sympathie ou d’antipathie qu’ils sont censés inspirer. Or, avec Nora, tout se passe comme si Ibsen s’était ingénié à flouer le public sur ce point, en en faisant un personnage non seulement énigmatique, voire incompréhensible33, mais aussi équivoque, impossible à cataloguer comme personnage résolument sympathique. Pour les défenseurs d’Ibsen, cette difficulté à cerner la personnalité de Nora est le signe qu’elle est « vraie », qu’Ibsen a réussi à s’émanciper des types et à rendre compte de la vie dans toute sa complexité : ainsi, pour la féministe Amalie Skram, la force de la pièce tient à la vérité psychologique des personnages. Mais à l’inverse, ses détracteurs, qui analysent souvent la pièce à travers le prisme de la « pièce bien faite », sont choqués de ne pas trouver en Nora toutes les qualités lui permettant de prétendre au rang de personnage sympathique. À leurs yeux, ses mensonges et sa vanité sont les moindres de ses défauts et Helmer apparaît à bien des égards plus sympathique qu’elle, ce qui implique qu’Ibsen se moque de son public en brouillant les catégories.
29L’impression de mystification est encore augmentée par le fait que Nora change complètement de personnalité au 3e acte, se métamorphosant en femme raisonneuse en même temps qu’elle enlève son costume de bal. Ce n’est pas seulement l’unité d’impression qui est compromise, mais aussi la vraisemblance. Pour le Danois Edvard Brandes, qui a assisté à la première à Copenhague, le scandale Nora n’est pas tant moral qu’esthétique : il ne croit pas au brusque revirement de Nora, qui démêle tout à coup avec maturité et autorité tous les mensonges sur lesquels est fondé son mariage :
On ne croit ni à son discours impérieux ni à sa décision. Il va sans dire que je ne veux pas du tout parler de l’aspect moral de l’action. Je laisse les moralistes, si cela les tente, examiner la question de savoir si Nora a le droit de quitter sa maison et ses enfants. D’un point de vue purement esthétique, la question est seulement de savoir si le caractère de Nora est compatible avec cette rupture, et cela me paraît douteux.34
30Jules Lemaitre, quand il lit la pièce dans la traduction de Prozor en 1889, fait exactement la même réflexion, stupéfait de la métamorphose soudaine de Nora à l’acte III : « Tout à coup, c’est je ne sais quel philosophe insurgé, je ne sais quel Rousseau des fiords ou quelle Sand des banquises qui se met à parler par sa bouche35 ». Francisque Sarcey sera également de cet avis en 1894, lors de la création française, ne tolérant pas ce revirement qui n’a pas été préparé : « ce dénouement me tombe sur la tête à l’improviste36». Cette contradiction entre deux Nora fait douter certains des talents de dramaturge d’Ibsen, d’autres de son honnêteté.
31Illustré par les interrogations que suscite ce revirement, qui fait l’effet d’une provocation de la part d’Ibsen, l’enjeu esthétique du scandale de Maison de poupée nous apparaît déterminant. Nora, au 3e acte, ne se libère pas seulement de son mariage, mais aussi de toute une dramaturgie du mariage, d’une palette de rôles et de masques empruntés au répertoire du XIXe siècle dont Ibsen semble vouloir faire table rase.
32Les deux premiers actes ressemblent en effet à un jeu de rôles, où sont essayés différents scénarios et différents genres, du vaudeville au mélodrame, avant que ceux-ci soient rejetés par une femme qui réclame d’être prise au sérieux.
33Dès le début de la pièce, Nora fait l’actrice, se conformant aux exigences de son mari comme à celle d’un metteur en scène, semblant redouter « le jour où il ne s’amusera plus de [la] voir danser et déclamer et jouer la comédie37 », réclamant même parfois d’être plus « dirigée » encore, comme à la fin de l’acte I quand elle lui demande de s’occuper de son personnage pour le bal : « Je voudrais tellement être belle à ce bal costumé. Torvald, ne pourrais-tu pas t’occuper de moi, décider de mon personnage et de mon costume38 ? » On est donc bien dès le début dans un théâtre dans le théâtre : le drame d’Ibsen s’ouvre sous les apparences d’une comédie légère destinée à combler les attentes de Helmer, et qui ressemble aux vaudevilles brillants qui ont inondé les scènes européennes pendant une grande partie du XIXe siècle, œuvres de pur divertissement émaillées de chansons et de danse, comme sait en faire l’alouette qui chantonne au début de la pièce.
34Mais Nora ne joue pas seulement dans un vaudeville brillant destiné à son mari, elle a à sa disposition bien d’autres rôles du répertoire de son temps, et on s’aperçoit rapidement que quand elle enlève un masque de théâtre, c’est pour en endosser un autre, comme si elle était totalement conditionnée par l’univers théâtral, et par des modèles dramaturgiques auxquels Ibsen a précisément déclaré la guerre dans ses pièces « modernes ». Avec le docteur Rank, l’ami de la famille, elle ne sort pas du théâtre, elle change seulement de rôle. De fait, lui aussi, comme Helmer, aime les « déguisements », comme il le confirme à la fin, mais il aime les « déguisements amusants » (« løjerlige forklædninger »). Avec lui, elle joue un autre rôle, celui de la femme volage, dans la scène des macarons ou plus encore dans la scène des bas où elle l’aguiche assez ostensiblement.
35En même temps qu’elle joue la poupée domestique dans la comédie du bonheur, et la friponne dans la comédie de Rank, elle rêve d’un drame romantique, dans lequel elle s’est donné le rôle de l’héroïne en travaillant dans l’ombre à gagner de l’argent pour sauver la vie de son mari. Dans ce drame romantique, elle envisage la révélation possible de son secret comme un coup de théâtre qu’elle garde en réserve, au cas où Helmer l’aimerait moins.
36Enfin, quand Krogstad survient et menace de révéler son faux à son mari, c’est encore le théâtre qui fournit à Nora un modèle de conduite. Tous les ingrédients sont en effet réunis pour faire un parfait mélodrame : il y a un méchant animé des plus noirs desseins ; il y a une jeune fille vertueuse menacée par les agissements de ce vil personnage ; il ne manque plus que le héros, noble et brave, prêt à tout pour sauver la jeune fille et punir le méchant. Helmer est l’homme tout trouvé pour jouer ce héros de mélodrame. La pièce d’Ibsen expose alors la manière dont Nora, conditionnée par les grands mélodrames pathétiques et sublimes du XIXe siècle, invente son propre mélodrame où Helmer s’offrira en sacrifice pour la sauver. Elle y croit d’autant plus qu’Helmer a lui-même l’esprit encombré de ces schémas théâtraux prescriptifs, se peignant en héros de mélodrame : « Sais-tu, Nora, – parfois j’ai souhaité qu’un grave danger te menace, pour que je puisse donner ma vie, mon sang, tout, tout, pour toi39 ». Ainsi, en même temps que se poursuit en surface la comédie du bonheur, Nora tisse en profondeur son mélodrame où Helmer et elle doivent se métamorphoser en héros, lui en la sauvant, elle en se suicidant pour qu’il soit sauvé à son tour.
37Mais Ibsen s’emploie à démonter toutes ces illusions de théâtre, sur lesquelles ironise d’ailleurs Krogstad, qui met en garde Nora contre le scénario éculé de l’héroïsme sacrificiel, quand elle menace de se suicider : « Sous la glace, peut-être ? Dans l’eau noire et froide ? Et au printemps, remonter à la surface, défigurée, méconnaissable, avec les cheveux qui tombent40 ».
38Quand les Helmer reviennent du bal, ils sont tous les deux costumés, comme parés pour la grande scène attendue du mélodrame, mais Helmer jette de manière symptomatique son domino sur une chaise en entrant dans le salon. Puis c’est le tour de Nora, quand elle comprend qui est vraiment son mari, d’aller enlever son costume et de mettre ses habits de ville. À partir de cet instant, son visage jusqu’ici animé de mimiques de théâtre se pétrifie. Les masques tombent et le théâtre s’effondre. Elle réclame une conversation sérieuse : le vaudeville, la comédie, le mélodrame, sont désormais caducs.
39La pièce se place ainsi sous le signe d’une double provocation : Nora quitte sa maison, mais elle quitte aussi son théâtre. Après avoir convoqué plusieurs modèles dramaturgiques en vogue dans les deux premiers actes, Ibsen les saccage dans le dernier acte.
40En Europe, les défenseurs de la pièce bien faite ne s’y sont pas trompés et ont opposé une résistance farouche à Et Dukkehjem et aux pièces suivantes d’Ibsen. Si le scandale esthétique est moins explicitement dénoncé que le scandale moral, il ne fait aucun doute à nos yeux que la difficulté de la pièce à s’imposer sur la scène française41tient aussi à cette menace diffuse qu’elle représentait pour le théâtre de l’époque. Ce n’est pas un hasard si Et Dukkehjem a conduit un certain nombre de novateurs européens à présenter Ibsen comme le véritable messie du théâtre nouveau, et le fossoyeur des vieilles dramaturgies. En Allemagne et en Autriche, notamment, beaucoup de personnalités rendent hommage, dès avant la fin du siècle, au rôle de précurseur d’Ibsen, comme Otto Brahm, Alfred Kerr, ou encore l’auteur autrichien Hermann Bahr, qui écrit dans un article paru à Vienne en 1887 :
Ibsen est un Saint-Jean de la littérature […]. Il eut le mérite impérissable, rendant son nom inoubliable dans l’histoire de la littérature mondiale, d’avoir fait table rase du présent littéraire, d’avoir exacerbé jusqu’à la passion le sentiment de son caractère insupportable, et d’avoir indiqué le moyen de le vaincre.42
41Il y avait donc bien des objets de scandale dans Et Dukkehjem, qui bafouait la morale et sabotait le théâtre. Partout où le scandale a eu lieu – notamment dans les pays scandinaves, dans quelques villes d’Allemagne en 1880, ou à Londres en 1889 – la pièce a profondément déstabilisé le public. Mais, nous l’avons vu, le scandale a aussi pu être escamoté, notamment grâce à ce dénouement alternatif qui n’a pas seulement été essayé en Allemagne – à Flensburg, Berlin, Hambourg, Hanovre, Dresde et Munich – mais aussi en Autriche, en Italie, en Belgique, et aux États-Unis. Ainsi, si l’institution du théâtre vacille avec cette pièce, il faut un second scandale ibsénien pour la faire ployer véritablement et faire admettre Ibsen dans le panthéon des grands auteurs. Si Et Dukkehjem a ouvert la voie, c’est avec Gengangere43 [Les Revenants], dont l’aventure européenne est inséparable de celle des « Théâtres libres44 » que la rupture entre l’ancien monde et le nouveau paraît consommée au théâtre.