Entre la liberté d’expression et les devoirs de la représentation. Le Galilée de Strehler et la fonction publique du théâtre
1Dans l’histoire du théâtre italien de l’après-guerre, des mises en scène ont fait date, pour leur manière de concevoir le théâtre et son rapport à la vie et à la société. C’est le cas de la pièce La Vie de Galilée de Bertolt Brecht, mise en scène par Giorgio Strehler, en avril 1963 au Piccolo Teatro de Milan, créé seize ans auparavant et rapidement devenu un modèle pour le théâtre italien1. Cette mise en scène peut être considérée comme l’apogée d’un travail qui a duré plus de dix ans, une réussite artistique et organisationnelle, en même temps qu’un tournant dans la carrière de Strehler, qui annonce de nouvelles orientations de travail et de nouveaux objectifs. Au-delà de l’exploit artistique, le Galilée, présenté au lendemain d’un assouplissement de la censure théâtrale2, marque l’histoire de la scène italienne en raison du scandale et de la bataille politique qui l’ont accompagné. Un scandale dont, comme nous le verrons, l’aspect scénique et artistique n’est que l’occasion, et qui avait un caractère principalement politico-culturel. Le Galilée de Strehler – accusé d’offenser la sensibilité religieuse – de fait n’a choqué ni le public ni la plupart des critiques, mais seulement une partie de la presse et de la classe politique milanaise catholique qui utilisèrent le spectacle pour mettre en question la direction de Grassi et de Strehler. C’est pourquoi, à travers la querelle que cette mise en scène a suscitée, on peut lire, en filigrane, quelques aspects majeurs de la relation entre politique et activité théâtrale dans l’Italie du début des années 60.
2Afin de comprendre les raisons de ce scandale, il faut tout d’abord présenter quelques caractéristiques du Piccolo Teatro. Celui-ci a été fondé en 1947 dans l’environnement démocratique et pluraliste qui caractérise le Milan de l’immédiat après-guerre. Premier « teatro stabile » à gestion publique en Italie, il est dirigé par Paolo Grassi et Giorgio Strehler sans interruption jusqu’en 1968. Grassi restera à la tête du théâtre jusqu’en 1972, c’est-à-dire jusqu’au moment où il devient le surintendant de la Scala de Milan ; tandis que Strehler, la même année, après une interruption de quatre ans, revient et accepte la direction, qu’il conservera jusqu’en 1997. Les tâches et les domaines d’intervention des deux sont clairement distincts et complémentaires : Paolo Grassi gère l’organisation et les aspects politico-culturels, tandis que Strehler est à la direction artistique. Le théâtre à gestion publique en Italie naît et s’affirme, en ce moment historique – au moins jusqu’à la deuxième moitié des années 60 – sur le modèle du Piccolo Teatro de Milan3. Même si, pendant ces années, Grassi a pour objectif d’obtenir pour le Piccolo le titre de Théâtre National, la communauté politique et sociale qui importe est la ville, et non pas la nation. L’idée d’un soutien public, principe sur lequel a été fondé le Piccolo, s’appuie sur la fonction civile, sociale et morale que l’on attribue à la scène. Le théâtre doit être reconnu dans sa nécessité collective, « comme un besoin des citoyens, comme un service public, de la même manière que le métro et les pompiers », avait affirmé Paolo Grassi dans l’article « Teatro, pubblico servizio » publié en avril 1946 dans le journal Avanti !4. Dans la lettre programmatique du Piccolo Teatro, datée de 1947 et signée par les quatre commissaires artistiques nommés par la mairie de Milan – en plus de Grassi et de Strehler, il y avait aussi Mario Apollonio et Virgilio Tosi – le théâtre est défini comme
le lieu où la communauté, se ressemblant librement pour contempler et pour revivre, se révèle à elle-même […] le lieu où elle se confronte à une parole pour l’accepter ou la rejeter : une parole qui, accueillie, deviendra demain le centre de son action, donnera le rythme et la mesure de ses journées.5
3Une idée du théâtre, donc, comme cœur de la vie publique et de la formation sociale.
4En 1957, dix ans après sa fondation, le théâtre devient « Ente autonomo Piccolo Teatro della città di Milano » (organisme autonome Piccolo Teatro de la ville de Milan). Il est placé sous l’autorité d’un conseil d’administration présidé par le maire de Milan, dont la moitié des membres sont nommés par le Conseil municipal6. Parmi les compétences principales du conseil d’administration, outre la délibération annuelle du programme de la saison théâtrale, il y a aussi la nomination du directeur et du directeur artistique7. Le soutien public au théâtre implique donc l’engagement et la responsabilité, quoique indirectes, d’institutions politiques qui sont l’expression de la communauté locale et nationale. Comme on verra bientôt, ce sera précisément cet aspect – c’est-à-dire la définition de la limite entre les devoirs d’une institution, qui est l’expression de la communauté citoyenne, et sa nécessaire autonomie, protégée de l’ingérence du pouvoir politique – qui orientera l’affrontement autour de la mise en scène de La Vie de Galilée.
5Comme nous le disions, La Vie de Galilée de Brecht n’est pas simplement l’un des spectacles de la saison 62/63 du Piccolo Teatro, c’est le couronnement du travail artistique de Strehler sur Brecht, commencé en 1956 avec L’Opéra de quat’sous – un travail qui avait vu le metteur en scène monter, au cours des années suivantes, trois œuvres du dramaturge d’Augsbourg8. La Vie de Galilée représente en outre la plus grande opération jamais entreprise par ce théâtre. La mise en scène exige un long travail de préparation du texte, quatre mois de répétitions, un investissement économique sans précédents et une grande capacité de gérer les pressions que suscite le choix d’une telle œuvre9. Le début a été plusieurs fois repoussé, et, quand on lit la presse de l’époque, on apprend que le théâtre est fermé pendant à peu près quarante jours, jusqu’à la première, le 22 Avril 1963, probablement pour permettre une prolongation des répétitions (fig. 1).
Fig. 1 : Giorgio Strehler et Tino Buazzelli (Galileo Galilei) lors des répétitions de La Vie de Galilée de Bertolt Brecht. Mise en scène de Giorgio Strehler, Piccolo Teatro de Milan 1963 ©Mario Mulas / Piccolo Teatro di Milano – Teatro d’Europa.
6Siegfried Melchinger saisit le caractère extraordinaire de La Vie de Galilée, spectacle annoncé par le Piccolo Teatro comme « l’événement théâtral des années soixante »10, dans un article publié dans le journal Stuttgarter Zeitung, au lendemain de la première :
Strehler ne s’était jamais investi à tel point dans un spectacle en termes d’efforts, de temps et de passion. On dirait qu’il était conscient que seule une grande mise en scène, inoubliable d’un point de vue artistique, saurait justifier le risque que représentaient le sujet de la pièce et le fait même qu’elle allait être enfin représentée pour la première fois en Italie, après de nombreuses années de lutte stérile pour franchir les obstacles.11
7En effet, il est évident que le choix de mettre en scène La Vie de Galilée comporte des risques : le personnage de Galilée était encore capable de polariser l’attention de l’opinion publique, surtout s’il était proposé sous le nom d’un auteur considéré, dans ces années, comme un représentant influent de l’idéologie marxiste. Le texte prévoit, entre autres, l’apparition sur les planches de personnages ecclésiastiques, y compris le pape Urbain VIII, et, dans le neuvième tableau, la parodie carnavalesque d’une procession religieuse. Strehler réduit l’œuvre de Brecht à treize tableaux, en se fondant essentiellement sur la troisième et dernière version complète du drame, représenté pour la première fois en 1957 au Berliner Ensemble, sous la direction artistique d’Erich Engel. Par rapport à la version allemande, deux tableaux sont supprimés : le cinquième, qui se déroule à Florence pendant la peste, et le quinzième, qui voit Andrea Sarti franchir la frontière italienne. Un mémoire envoyé le 10 Mai 1963 par Grassi aux représentants politiques et culturels du monde catholique, qui avaient protesté après l’avant-première du spectacle le 21 avril 1963, témoigne en outre que Strehler était intervenu sur le texte : il avait ôté les répliques et les parties scéniques, concernant en particulier les personnages ecclésiastiques, parce qu’elles auraient pu être une source de scandale pour le public catholique12. La tentative d’éviter tout conflit ne se borna évidemment pas au travail textuel. Dans des déclarations qui précèdent la mise en scène, Grassi et Strehler nient que Galilée soit un drame historique et affirment que l’Église catholique ne sert qu’à représenter l’autorité constituée13. L’invitation adressée à des personnalités politiques et culturelles du monde catholique pour assister à l’avant-première du spectacle et le choix de Ferdinando Tamberlani, acteur catholique renommé et directeur de l’Institut du drame sacré, pour le rôle du cardinal Barberini, futur pape Urbain VIII, furent d’autres précautions (fig. 2).
Fig. 2 : Ferdinando Tamberlani (Cardinal Barberini / Pape Urbain VIII) dans La Vie de Galilée de Bertolt Brecht. Mise en scène de Giorgio Strehler, Piccolo Teatro de Milan 1963 ©Mario Mulas / Piccolo Teatro di Milano – Teatro d’Europa.
8Le spectacle ne devrait donc en aucune façon être perçu comme une polémique anticléricale, mais plutôt comme une réflexion sur la liberté de la science dans le monde contemporain et en même temps sur ses risques et périls. Une question d’actualité, à quelques quinze ans de l’explosion de la première bombe atomique à Hiroshima. Des réflexions de Strehler sur le Galilée de Brecht – datées du novembre 1962 et récemment publiées14 – témoignent de sa grande attention, dans la lecture de l’œuvre, à l’ambiguïté du progrès scientifique. Cette ambiguïté se reflète dans le personnage de Galilée, qui, selon le metteur en scène, ne saurait être perçu comme un personnage positif :
Tout le monde, et notamment le public populaire avec sa manière de raisonner, va penser que Galilée se méprend en affirmant être « scientifique », qu’il n’a fait que découvrir une loi astronomique, scientifique, rien que cela. L’emploi de la science ne le concerne pas. Quoi qu’il arrive, c’est sur ce point que le public ne manquera jamais d’accuser Galilée d’être inconséquent, stupide, malhonnête, et ainsi de suite.15
9Strehler, sur la base du travail de révision entrepris par Brecht dans les deuxième et troisième versions, ne lit pas le Galilée comme une polémique libertaire contre l’obscurantisme. Il considère que l’œuvre représente l’Église catholique « comme l’expression de la classe dominante, le noyau qui coagule les intérêts hégémoniques de la classe cléricale-nobiliaire »16. Donc, à travers le texte de Brecht, il réfléchit sur la dialectique entre la science, le pouvoir et la société, et sur sa pertinence (fig. 3).
Fig. 3 : Tino Buazzelli et Renato De Carmine (Le Petit Moine Fulgenzio) dans La Vie de Galilée de Bertolt Brecht. Mise en scène de Giorgio Strehler, Piccolo Teatro de Milan 1963 ©Mario Mulas / Piccolo Teatro di Milano – Teatro d’Europa.
10Au cours des mois précédant la création, la tension monte et l’opinion publique milanaise et nationale attend un événement théâtral d’importance historique. Émergent les questions qui plus tard vont dominer la polémique contre Strehler et le Piccolo. Mario Apollonio, un intellectuel catholique de premier plan, ex-commissaire artistique du Piccolo et l’un de ses fondateurs, dans un article publié le 14 Mars 1963 dans L’Italia, donne un avis négatif sur le drame épique brechtien qui, à ses yeux, marque « la dissolution sans espoir de la personne »17. Mais toutes les critiques ne se situent pas sur le plan de l’analyse théâtrale. Dans Il Popolo Lombardo du 30 mars 1963, Luigi Lampredi, introduisant un entretien avec Grassi, parle des subventions de l’État que reçoit le Piccolo Teatro, rappelant la nécessité d’« une plus grande indépendance et d’un sens élevé de responsabilité à l’égard d’une société pluraliste qui ne se compose ni exclusivement de catholiques, ni exclusivement de marxistes18 ». Le 7 avril 1963, dans La Discussione, organe de la Democrazia Cristiana, le plus grand parti politique italien de l’époque, Federico Doglio souligne par contre, sournoisement, la proximité entre le spectacle, les élections politiques, qui devaient avoir lieu les 28 et 29 avril, et les vacances de Pâques, et il voit, dans les forces qui convergent autour de Galilée, « un exemple de la manière dont on agit dans le camp adverse aux niveaux culturel et artistique19 ». Le 21 avril 1963, le jour de l’avant-première, L’Italia Cattolica de Rome accuse Strehler et le Piccolo Teatro d’avoir viré vers une comédie sociale qui « n’a rien de social, car elle a ses racines dans la haine de classe et dans la rancune de la rue et des démagogues20 ». Lors de l’avant-première, les esprits, loin de s’apaiser, s’enflamment. Le 22 avril, le conseiller municipal à l’éducation et adjoint au maire Luigi Meda (Democrazia Cristiana) écrit un télégramme furieux à Edoardo Clerici (Democrazia Cristiana), conseiller municipal aux Affaires juridiques de la mairie de Milan et président du comité exécutif de l’Ente Autonomo Piccolo Teatro21 :
Interprète sentiments opinion milieux catholiques milanais je dois formuler forte protestation pour certaines scènes Galilée qui aura ce soir sa première mise en scène Stop Je précise particulièrement scènes cardinal au Vatican bal chez le cardinal et tableau carnaval qui est grossièrement irrévérencieux hiérarchie catholique et aussi offensant principes religieux Stop encore plus étonné d’autant que sur ma recommandation d’il y a plus d’un mois tu m’avais assuré qu’on ôterait du cadre carnaval toute allusion de moquerie envers clergé catholique je fais appel à ta sensibilité religieuse et politique afin que des mesures soient prises pour effacer scènes mentionnées dès la première Stop j’attire ton attention sur gravité délicate situation et ses évolutions possibles.22
11Grassi et Strehler défendront avec obstination leur travail, en cherchant à minimiser, autant que possible, l’impact des attaques contre la mise en scène. Toutefois, les pressions politiques et les réactions de la presse les obligeront à apporter d’autres changements, comme en témoigne une lettre, datée du 6 mai, envoyée à Grassi par Gian Franco Crespi, conseiller pour le sport et le tourisme. Il se félicite de l’élimination presque totale des « questions les plus controversées sur lesquelles nous étions en désaccord23 ». Les actions des deux conseillers sont bien évidemment motivées par la nécessité d’éviter, par tous les moyens, une controverse qui les aurait fragilisés politiquement. Les petites modifications apportées par Strehler à la mise en scène n’empêchent pas le « scandale » que, selon son télégramme, craint le conseiller Meda. En effet, l’objet du scandale est moins le caractère blasphématoire de Galilée que, plus généralement, la politique culturelle du Piccolo Teatro, dont Galilée n’est qu’un cas exemplaire. Cette politique culturelle est accusée, par exemple, d’exclure du répertoire les dramaturges de l’absurde à cause de leur prétendu irrationalisme24. La première de Galilée, le 22 avril 1963, enregistre un énorme succès public. De nombreuses critiques paraissent dans la presse nationale, dont la plupart sont très positives. Paese Sera sort un article d’Arnaldo Frateili qui titre « Hier soir le plus grand événement théâtral de l’après-guerre25 ». Dans Il Giorno, Roberto de Monticelli titre « Strehler transforme la raison en émotion poétique26 ». Renzo Tian, dans Il Messaggero, raconte certains moments du spectacle, notamment le défilé de carnaval, où : « dans la rencontre entre la rigueur épique réaliste et une ouverture à la fantaisie, on touche l’équilibre mystérieux de la perfection27 » (fig. 4).
Fig. 4 : La Vie de Galilée de Bertolt Brecht. Mise en scène de Giorgio Strehler, Piccolo Teatro de Milan 1963 ©Mario Mulas / Piccolo Teatro di Milano – Teatro d’Europa.
12Paolo Poesio, dans La Nazione, parle d’une première « mémorable » et remarque que le spectacle représente un modèle qui sera difficile à dépasser28. Mais de ce chœur de jugements positifs se détachent de violentes attaques contre le Piccolo Teatro. Le 23 avril, dans le Corriere Lombardo, journal d’inspiration libérale, Carlo Terron reprend avec incrédulité l’information diffusée par d’autres journaux selon lesquels le spectacle aurait coûté « 120 millions de lires ». Et il n’oublie pas de mentionner qu’il s’agit d’« argent public », tout en insistant sur l’argument selon lequel, à travers ce spectacle, le Piccolo aurait apporté « sa petite pierre à la bataille électorale29 ». Le même jour, le journal L’Italia, déjà nommé, publie, à côté d’une critique du spectacle, un article intitulé « Protestation motivée ». Strehler y est accusé de pratiquer une « honteuse parodie du sacré » et d’« offenser la sensibilité religieuse de la grande majorité des Milanais30 ». La direction du Piccolo Teatro est tenue pour responsable d’un « abus » de sa « fonction publique ». Par conséquent, L’Italia demande l’intervention des organes politiques responsables du contrôle de ses activités. La réaction de « qui doit et qui peut », invoquée par L’Italia, a été immédiate. Le scandale déclenché par la presse a un fort retentissement sur la politique de la ville. Le 9 mai 1963, quand on propose de doubler la contribution municipale destinée à l’Ente Autonomo Piccolo Teatro, quelques conseillers de la Democrazia Cristiana accusent le Piccolo de ne pas remplir de façon adéquate sa fonction publique. Le débat se prolonge pendant trois réunions du conseil municipal, les 9, 15 et 16 mai, et se clôt le 27 mai 196331. Cette augmentation était d’un importance vitale pour le Piccolo d’autant que, comme on l’apprend par une lettre de l’automne précédent que Grassi adresse à l’avocat Reno Ferrara, l’État avait préalablement menacé de réduire sa contribution si la ville de Milan ne réajustait pas la sienne32. Le point commun de toutes ces attaques est l’affirmation de la nécessité d’une plus grande diversité dans la programmation du Piccolo Teatro, qui se traduit en effet dans la demande d’en renforcer le contrôle politique. Refusant toute responsabilité, le conseiller et premier adjoint Meda rappelle que la décision sur les œuvres à mettre en scène appartient au conseil d’administration33.
13L’argument utilisé dans les attaques est le suivant : puisque le Piccolo Teatro est un théâtre à gestion municipale et qu’il accomplit un « service public », sa programmation doit être l’expression de toutes les positions idéologiques et culturelles de la ville. L’idée de service public, sur laquelle se fonde l’activité du Piccolo Teatro, se retourne contre celui-ci. C’est une attaque contre le principe même de l’autonomie de l’institution théâtrale et de son indépendance par rapport aux instances politiques. Dans cette attaque se manifeste une hypertrophie du principe de la « représentativité » qui voit dans le contrôle politique la seule garantie du pluralisme culturel.
14En fait, en ce qui concerne la politique milanaise, le Piccolo pouvait compter sur un appui beaucoup plus large et transversal que ce que ces attaques pourraient laisser penser. Le 27 mai 1963, le débat du conseil municipal se termine par l’approbation du doublement de la contribution municipale34. La cause du Piccolo est soutenue, à quelques exceptions près35, par tous les groupes de la majorité du conseil municipal : la Democrazia Cristiana (soit les démocrates-chrétiens), le Partito Socialista Italiano (parti socialiste italien), le Partito Socialista Democratico Italiano (parti social-démocrate italien), avec une partie de la minorité, le Partito Comunista Italiano (parti communiste italien). Dans la justification de son vote, le groupe démocrate-chrétien se borne à adresser au Piccolo Teatro une invitation générale à ne pas devenir un outil de propagande36. Le maire Gino Cassinis, social-démocrate, prononce un discours qui fait pleinement justice au travail réalisé par le Piccolo Teatro et qui se termine par ces mots :
[...] Depuis sa naissance le susdit organe a mis en scène des œuvres qui sont l’expression des courants de pensée les plus divers ; cette orientation persistera à l’avenir, et, par conséquent, ce théâtre poursuivra son importante activité culturelle, qui est prisée par le public et par les critiques de tous les pays du monde, toutes opinions politiques confondues.37
15Le Piccolo gagna donc la lutte politique et culturelle. La querelle ne s’arrêta pas, mais s’affaiblit jour après jour, bien que le risque de nouvelles attaques ait continué à peser sur les représentations.
16L’analyse de la manière dont se termina le débat, appuyée sur différentes sources, nous permet d’avancer l’hypothèse que la lutte autour du Galilée a été liée à une confrontation politique interne au monde catholique qui était bien plus vaste38. Ce qui explique également pourquoi, malgré les polémiques, le Piccolo a enfin obtenu, au moment du vote, l’appui du parti qui était précisément l’expression dudit milieu. Le conseil alors en exercice à Milan, qui avait été formé le 22 janvier 1961, était le premier conseil de centre-gauche incluant le PSI (parti socialiste italien) comme partie prenante. La Dc (démocratie chrétienne) était en train d’essayer à Milan une ouverture à gauche, conçue comme un élargissement du camp démocratique visant à rendre plus stable le gouvernement du pays. Cette ouverture avait causé des ruptures à l’intérieur du monde démocrate-chrétien et catholique milanais. La Curie de Milan, entre autres, s’était montrée plutôt sceptique à l’égard de la maturité historique de cette démarche. C’est justement en décembre 1963, que l’ouverture à gauche s’est réalisée entièrement, au niveau national, avec la formation du premier gouvernement de centre-gauche, présidé par Aldo Moro. Le Piccolo Teatro, dirigé par deux socialistes, Grassi et Strehler, et géré par un conseil d’administration qui était en partie l’expression de la Democrazia Cristiana, devait donc être considéré comme un symbole de cette convergence politique et culturelle, tant par les partisans que par les détracteurs du centre-gauche. A cause du sujet de la pièce et de son actualité, le scandale autour du Galilée fut donc aussi l’occasion d’une confrontation politique interne au monde catholique et démocrate-chrétien, qui portait sur l’ouverture à gauche. La lettre du conseiller Crespi à Grassi du 6 Mai 1963, autour de l’affaire Galilée, que nous avons déjà citée, le dit clairement :
[…] les relations entre catholiques politiquement engagés et socialistes traversent en Italie une période positivement délicate et je juge très important que tous ceux – socialistes et catholiques confondus – qui accomplissent avec passion et responsabilité leur travail, essayent soigneusement de mettre l’accent sur ce qui unit, plutôt que de mettre en lumière ce qui divise […].39
17Donc, le résultat du vote au sein du Conseil, montre combien l’équilibre entre les forces gouvernementales de la ville était délicat, mais il témoigne aussi de la capacité du théâtre dirigé par Grassi et Strehler de gagner, précisément en de telles circonstances, une légitimation et une reconnaissance qui consolident sa position publique.
18Plus généralement, le scandale et la lutte politico-culturelle autour du Galilée de Strehler montrent les risques de l’engagement public au théâtre et les enjeux possibles de l’idée d’un théâtre « de service public ». La bataille autour de Galilée est livrée par le monde catholique non pas au nom de la censure mais, d’une façon qui peut paraître paradoxale, au nom du pluralisme.
19Le théâtre municipal pensé comme émanation directe de la municipalitéet comme seul interprète de toute la communauté de la ville, qui avait trouvé son expression dans la forme organisationnelle du Piccolo Teatro, implique une question de représentativité. L’affaire Galilée pointe, à mon avis, d’incontestables éléments de fragilité dans ce modèle de Théâtre à gestion publique. Entre autres, l’excessive contiguïté entre politique et théâtre, dans un système d’intervention directe de l’État/Mairie dépourvu de structures intermédiaires, indépendantes du pouvoir politique, capables d’assurer, en raison de leur impartialité, l’autonomie du travail artistique. Dans ce genre de système, l’activité artistique est structuralement exposée à une ingérence constante du monde politique. L’autonomie du Piccolo était donc le résultat d’une lutte quotidienne, menée au niveau politique aussi, ce qui lui a valu bien des conflits et des oppositions manifestes.
20À cet égard il est intéressant d’évoquer une lettre envoyée par Paolo Grassi à Giovanni Mosca, secrétaire municipal du PSI à Milan, en Septembre 1963, quelques mois après le début du Galilée :
Très cher ami, dans L’Avanti d’aujourd’hui je viens de lire les onze points du PSI pour la clarification politique à Milan. Il s’agit d’onze points « techniques » parmi lesquels je n’ai pas vu un douzième point, c’est-à-dire une référence ponctuelle à la politique culturelle du Conseil et à la liberté d’initiative artistique et organisationnelle des instruments culturels liés à la Mairie de Milan. […] Étant donné que, précisément à ce propos, je peux personnellement témoigner avec précision que des démocrates-chrétiens s’apprêtent à renouveler, de manière directe ou indirecte, des actions d’attaque et d’ingérence contre le Piccolo Teatro, ses spectacles et en particulier « La Vie de Galilée », j’ai le devoir de te dire, dès aujourd’hui, que, si un tel cas se présente, je demanderai une « épreuve de force » au parti, de façon à démentir et faire cesser les initiatives qui nous nuisent. Au cas où cela ne pourrait se faire aujourd’hui sur l’autel du centre-gauche, […] je conduirai tout seul et jusqu’au but mon combat […] : un tel combat, mené en haute mer comme je peux et je sais le mener, sera, pour le conseil actuel ou de demain, la pire carte de visite pour les prochaines élections.40
21Le scandale théâtral devient, dans le cas du Galilée, un instrument de lutte politique susceptible de modifier les rapports et les équilibres entre les forces politiques. Dans un système où la politique est directement impliquée dans le théâtre, le théâtre même devient partie prenante de la dialectique politique et finit, nécessairement, par entrer dans son jeu. Ainsi ce n’est pas par hasard que, pour défendre le Piccolo et son Galilée, Grassi renverse les termes de la question en menaçant, pour répondre aux attaques contre son théâtre, de déclencher un scandale politique.