Action ou vérité ? Le réalisme et ses interprétations
« L’action a des moments de rêverie.1 » Victor Hugo
La querelle des réalismes
1Atteindre « les motifs des actions des hommes »2 : le roman français du xixe siècle a-t-il eu sujet plus constant et central3 ? Le roman « réaliste » notamment semble avoir fait du domaine des passions et des intérêts le lieu des causes premières, en un geste de représentation des « raisons d’agir » qu’il est de multiples façons d’envisager. On peut, en lecteur « immergé », partir des personnages et questionner leurs motivations, comme on le ferait pour un être réel. On peut examiner, avec les narratologues ou à partir des réflexions de Paul Ricœur sur le récit, l’articulation entre construction de l’intrigue, histoire et peinture des caractères. On peut aborder la question d’un point de vue socio-anthropologique, à partir d’une thèse sur l’agir humain, d’une sémantique de l'action ou d’une théorie des acteurs et de leurs motivations4. On peut, en historien des idées, appuyer l’analyse des créatures fictionnelles sur l’appréhension des changements sociaux et culturels observés5.
2Mais cette centralité des raisons d’agir va-t-elle de soi ? Ne pourrait-on, aussi, interroger l’idée de l’Homme, du temps, de la fiction sur laquelle elle repose ? Telle sera la voie explorée ici6 : cerner les conditions de possibilité de cet examen des raisons d'agir, en considérant la disputatio – appelons-la « querelle des réalismes » – engagée par le philosophe Jacques Rancière7 avec les théories de Georg Lukács sur le roman et le réalisme critique. À une pensée du roman (au point d’intrication d’une conception esthétique et d’une idée de l’Histoire) centrée sur l’agir, ses causes et ses conséquences, dont nous reconstituerons rapidement, avec Rancière, la logique – ce sera notre première partie –, le philosophe oppose une autre idée de la fiction, du réalisme, une appréhension différente des figures et de la temporalité – que nous examinerons dans un deuxième temps –, convoquant dans la querelle, à l’appui de sa thèse, un autre grand théoricien du roman et du réalisme : Erich Auerbach ; sans avoir, évidemment, la prétention de nous ériger en arbitre des élégances, nous proposerons dans notre troisième partie, voie de contournement ou chemin de traverse, une analyse différente de l’imbrication passions-action-récit, comme pour approcher, peut-être, le cœur caché du réalisme8.
La logique de l’action
« Qu’est-ce que l’action : éternelle question du roman, sa question, pour ainsi dire, constitutive. Comment une décision naît-elle ? Comment se transforme-t-elle en actes et comment les actes s’enchaînent-ils pour devenir aventure ? »9 Milan Kundera
3Le premier fondement de l’esthétique lukácsienne du roman, telle que la présente schématiquement Rancière, est la primauté accordée à la dimension narrative. On le sait, le théoricien hongrois oppose « la narration des événements » à « la description des choses »10 : raconter ou décrire, il faut choisir11. C’est donc la prévalence de ce qu’on pourrait appeler le « paradigme de l’action » qu’affirme Lukács. D’où l’intérêt tout particulier accordé à Balzac (contre d’autres romanciers plus « modernes ») chez qui l’« apparition de la nécessité sociale la plus profonde se produit toujours [...] à partir de l’action, à partir d’une concentration énergique des événements allant parfois jusqu’à une catastrophe »12. Ce n’est pas seulement qu’en l’absence d’action et d’intrigue nettement structurée se dissipe l’intérêt du lecteur. C’est que la narration dynamique et dramatisée est la seule forme à même de saisir et de faire éprouver le devenir, le processus de l’Histoire, dont toute fixation en un tableau manque la nature profonde. En se concentrant sur des conflits, le récit, plus encore, fait voir la centralité de la contradiction, véritable moteur du mouvement dialectique de l’Histoire.
4Ce mouvement dialectique, cet affrontement dynamique de forces sont évidemment « portés » et manifestés par des personnages – deuxième composante essentielle du roman selon Lukács. Aussi « problématique » que soit le héros lukácsien, sans doute demeure-t-il une conscience orientée vers l’agir, un être défini par son action. À nous en tenir à l’œuvre de Balzac, la lecture que propose par exemple Pierre Barbéris du Père Goriot comme roman de la conscience active et de Rastignac comme héros du faire et de la praxis13, est dans le droit fil des analyses lukácsiennes et renvoie au même paradigme de la « plénitude et de l’unité »14 du sujet. Au risque, signale justement Nicole Mozet, de ramener le héros problématique « au niveau du héros positif »15, et de confondre ensuite ce que font le personnage, le romancier et le roman. Les « hommes destinés à l’action »16, selon la formule de Flaubert, ont cependant ceci d’intéressant qu’ils défendent leurs passions, leurs intérêts personnels ou de classe jusqu’à la lutte avec un autre acteur de la vie sociale ou avec la société toute entière. Dans l’affirmation des personnages actifs se lisent alors les forces et les tensions d’un temps.
Le cœur du réalisme authentique était pour lui [Lukács] de montrer les choses du point de vue des personnages agissant, dans la dynamique de leur action. Les fins qu’ils poursuivaient et les affrontements dans lesquels ils s’engageaient permettaient de saisir le mouvement social global au sein duquel leur action s’inscrivait17.
5L’exemple d’Illusions perdues est ici particulièrement éclairant puisque on peut y distinguer, selon l’auteur de La Théorie du roman, à travers « l’ascension et la chute d’un jeune ambitieux, la main du capitalisme s’étendant en même temps sur le théâtre et le journalisme »18. Le jeu des interactions entre caractères et le processus social dévoilé avancent conjointement, donnant à l’intrigue son unité et sa dynamique ; l’attention accordée à l’individu, à ses raisons d’agir, permet de mettre en relief des significations historiques et sociales. À n’en pas douter, l’importance donnée aux motivations et aux fins poursuivies par les personnages tient d’abord à ce qu’elles rendent possible ce passage du particulier au général.
6Mais c’est aussi, sur un axe syntagmatique, leur valeur de cause (d’un comportement, d’une action, d’un mouvement plus global) qui explique cette importance. Le récit sera causaliste ou ne sera pas. « Ce qui distingue la fiction de l’expérience ordinaire, ce n’est pas un défaut de réalité mais un surcroît de rationalité »19 note justement Rancière à propos de cette idée de la fiction. Rationalité qui permet également de faire le départ entre le récit « réaliste » et le récit tragique : dans le premier,
Les événements n’[...] arrivent pas au hasard. Ils le font comme conséquences nécessaires ou vraisemblables d’un enchaînement de causes et d’effets. Les déterminations les plus générales de l’existence humaine [...] peuvent être montrées comme les conséquences d’un tel enchaînement. Celui-ci n’est plus une fatalité imposée par une puissance divine. Il est inhérent à l’ordre de l’action humaine et au rapport qu’elle entretient avec la connaissance20.
7La lecture que propose Lukács de l’œuvre de Balzac consiste plus précisément à montrer l’abandon de toute perspective morale ou religieuse pour manifester la combinaison d’une rationalité fictionnelle (les personnages agissent en fonction de motivations déterminables et explicables) et d’une rationalité historique (les processus politiques et sociaux ordonnés et orientés que fait voir le roman).
Balzac ne fait jamais de morale à propos de ses héros, il montre la dialectique objective de leur ascension ou de leur déchéance et motive toujours les deux par la totalité des caractères en interaction avec la totalité des conditions objectives, et non par l’estimation isolée de « bonnes » ou de « mauvaises » qualités21.
8Le roman « réaliste » expose donc des causalités duelles, qui se renforcent et s’entredéterminent l’une l’autre.
[C]haque « rouage » de la « machine » de son intrigue [celle de Balzac] est un personnage vivant et entièrement élaboré, avec ses intérêts, ses passions, ses traits tragiques et comiques propres et spécifiques. Un des éléments de ce complexe réunissant l’être et la conscience le fait entrer en relation avec l’ensemble de l’intrigue donnée de tel ou tel roman, mais cela se produit absolument à partir de ses tendances essentielles. Mais comme ce lien se développe organiquement à partir des intérêts et des passions du personnage, celui-ci est vivant et nécessaire22.
9Dans cette perspective, s’il y a bien continuité et relation nécessaire entre traits du personnage, caractère, action et intrigue, alors le point de départ ou, mieux encore, le fondement même du roman est l’ensemble des « tendances », « passions » et « intérêts » du personnage.
10En se tournant vers les interventions critiques ou les romans de Balzac, sans doute n’aurait-on aucun mal à y trouver l’affirmation de la nécessité d’une investigation des causes. Ainsi :
M. de Latouche, au lieu de fouiller le cœur humain et d’y trouver des raisons à la conduite étrange de ses personnages, nous les offre comme un auteur catholique offrirait la vie d’un saint dont les actions n’ont besoin d’aucun commentaire23.
11De la même façon, l’auteur du Père Goriot crédite Walter Scott, qu’il oppose à Eugène Sue, de nous faire « épous[er] les intérêts de tous les acteurs »24. Dans ses œuvres mêmes, revient fréquemment l’idée que le roman recherche ou expose des raisons d’agir, parce qu’elles renvoient à ses enjeux socio-politiques et historiques, qu’elles peuvent avoir une valeur représentative ou parce qu’elles permettent de lier les différentes parties de l’œuvre. Dans Le Curé de Tours, le narrateur balzacien, soulignant l’universalité de son histoire, se propose « d’étendre un peu le cercle étroit au fond duquel vont agir ces personnages pour trouver la raison coefficiente des événements qui arrivent dans les sphères les plus élevées de la société »25 ; dans Les Paysans, il justifie la longueur de ses explications par la nature de son roman –« l’historien des mœurs obéit à des lois plus dures que celles qui régissent l’historien des faits, il doit rendre tout probable, même le vrai » – et surtout par le fonctionnement même du social : « Les vicissitudes de la vie sociale ou privée sont engendrées par un monde de petites causes qui tiennent à tout »26, que le romancier doit dévoiler à son lecteur. En ce « lieu », logique des passions et logique de l’intérêt ne semblent pas différer en nature : si « la fortune est le mobile des intrigues qui s’élaborent »27, qui dira si la recherche de la fortune a pour cause la passion de l’argent ou le souci de son intérêt ? À moins que les « passions » modernes ne soient « excitées par de grands intérêts »28 ? Passions ou intérêts, « intérêts d’imagination »29 ou intérêts positifs, le domaine du roman, pour Balzac ou pour Stendhal, devient celui des « motifs des actions »30, des « événements » qui « ont pour théâtre le cœur des personnages »31.
12Ces motifs, passions ou intérêts ne prolifèrent cependant pas, selon Lukács, de manière anarchique et pluridirectionnelle. Les passions s’agrègent, les intérêts convergent, se regroupent et impliquent toute une série de personnages32. Le monde balzacien par exemple, pareil au Paris vu par le narrateur d’Illusions perdues, est ce monde « où l’on trouve l’intérêt accroupi dans tous les coins »33, ce monde unifié par la poursuite généralisée de ses intérêts. Dans le modèle établi par Lukács, les séries causales apparemment distinctes dessinent une orientation commune. La construction romanesque limite de ce fait l’irrationalité potentielle ou l’écart introduit par la passion. Les « raisons d’agir » contribuent à la structuration, souvent binaire, du roman et participent du dessin de ses lignes de force. Si les raisons d’agir font le lien entre le personnage et le tout social, elles représentent également la condition de l’édification d’une totalité et d’une véritable saisie du tout : « c’est toujours l’ensemble de l’évolution sociale qui est lié à l’ensemble d’un caractère »34. Une nécessité esthétique (l’unité, la cohérence et le mouvement de l’œuvre) implique l’articulation éclairante des causes des actions :
la nécessité, qui abolit ce hasard, réside dans l’enchevêtrement et la réunion de tout un système de séries causales, parce que seule la nécessité de toute une direction d’évolution engendre la véritable nécessité poétique35.
13À une pensée de l’Histoire, du devenir, comme unité globale d’un processus, répond donc une idée de l’œuvre comme totalité en mouvement, comme « enchaînement des actions en un tout »36.
14Par où se trouve reconduite, aux yeux de Rancière, une conception « traditionnelle » ou, du moins, dans le droit fil de l’aristotélisme, de l’œuvre et du sens. Ainsi présente-t-il cette idée de l’action et du monde qu’elle suppose, au cœur d’un chapitre du Fil perdu :
L’action, on le sait, n’est pas simplement le fait de faire quelque chose. Elle est un mode de la pensée, une structure de rationalité qui définit à la fois une norme des comportements sociaux et une norme de composition des fictions. Tel était l’assemblage aristotélicien des actions enchaînées par des liens de causalité selon la nécessité ou la vraisemblance. La rationalité de l’action s’accorde avec une certaine forme du tout : le tout constitué par une ensemble dénombrable et cohérent de relations : relations de coordination entre causes et effets, relations de subordination entre le centre et la périphérie. L’action a besoin d’un monde fini, d’un savoir circonscrit, de formes de causalité calculables, et d’acteurs sélectionnés37.
15L’analyse a ici valeur de diagnostic plus global38 : la pensée lukácsienne de l’action, de l’homme, de la société et de l’Histoire promeut une esthétique de part en part aristotélicienne39 : centralité de l’action, établissement d’une logique causale, production d’intelligibilité, constitution d’une totalité à la fois narrative, esthétique et sémantique.
16Mais, dès lors, surgit aux yeux de Rancière un double problème. Problème philosophique et politique tout d’abord : la théorisation de Lukács ne repose-t-elle pas sur l’idée d’une transparence des raisons d’agir, d’une rationalité des comportements et du récit et d’une hiérarchisation des êtres (« hommes actifs » vs « hommes passifs ») et des temps ?
C’est précisément ce que fait Lukács en opposant deux formes de temporalités : le temps du roman réaliste authentique, celui des « personnalités complètes » qui, en poursuivant leurs fins à leurs propres risques, nous révèlent la structure de la réalité sociale et de l’évolution historique, et le temps successif, le temps réifié des « natures mortes » du roman naturaliste ou de la fragmentation joycienne de l’expérience40.
17Un problème qu’on pourrait dire esthétique et historique en découle. On se souvient que dans L’Art du roman, Milan Kundera, annonçant les réflexions de Jacques Rancière, décrivait ainsi le roman pré-moderne :
De la matière étrange et chaotique de la vie, les anciens romanciers tentèrent d’abstraire le fil d’une rationalité limpide ; dans leur optique, le mobile rationnellement saisissable fait naître l’acte, celui-ci en provoque un autre. L’aventure est l’enchaînement, lumineusement causal, des actes41.
18Dans cette perspective, retrouver dans le roman « réaliste » « la consistance des enchaînements causaux et la possibilité de déduire les actions des fins poursuivies et des caractères en action »42, n’est-ce pas suturer la coupure entre deux régimes esthétiques, entre deux temps de l’art, et gommer la nouveauté de ce roman, en se contentant d’en faire un « îlot du sens à l’ancienne »43 ?
L’existence suspendue
« [M]oi, ma vie n’est pas assez pesante, elle s’envole et flotte loin au-dessus de l’action, ce cher point du monde. »44 Arthur Rimbaud
19On ne saurait, dans les limites de cet article, évoquer le sens que donne Rancière à la fiction nouvelle et à la « révolution » esthétique dont elle résulte. Retenons simplement qu’un de ses traits, qu’exemplifie tout particulièrement le roman « réaliste », est la place qu’elle donne à l’action, ou plutôt, précisément, la déviation qu’elle introduit par rapport à la logique de l’action, par l’invention d’une temporalité distendue, de l’instant quelconque. Tel serait le vrai sens du réalisme ou, pour mieux dire, la nature de la vérité réaliste laissée de côté par les lectures et interprétations de Lukács. Il faudrait lire ce roman réaliste dans l’attention à ce qui fait obstacle à l’enchaînement intention-action-résultat, aux moments où les raisons d’agir se dérobent, aux passions qui résistent à la mise en intrigue ou n’en déterminent pas le tracé. Ainsi la thèse du philosophe se module-t-elle en trois directions et la remise en cause de la logique de l’action prend-elle trois formes.
20On sait que, selon Albert Hirschman, l’installation du capitalisme (à partir des xviie et xviiie siècles) s’est accompagnée d’une promotion de l’« intérêt » individuel – c’est-à-dire l’« appréhension réfléchie des moyens permettant à chacun d’accroître son pouvoir, son influence »45 –, en lieu et place des passions comme source des comportements et moteur du mouvement des sociétés. Le roman du xixe siècle témoignerait en un sens de ce changement, qui prend souvent pour sujet le passage à l’action d’êtres de volonté, visant des objectifs accordés à leurs intérêts. Les héros des romans de mœurs comme ceux des romans de l’ambition sont des êtres à qui les raisons d’agir et le monde ne font pas défaut. Or, remarque et objecte Rancière, un certain nombre d’œuvres importantes du xixe siècle, représentant des « déviances entre l’intention et l’action »46, abandonnent ce « schème » qui renvoie à la fois à un mode de narration et à une éthique. Le philosophe insiste tout particulièrement sur ce point dans Le Fil perdu, en donnant une portée plus générale à sa lecture et à son analyse :
Mais c’est une contradiction beaucoup plus large qui voit au xixe siècle le triomphe du genre romanesque s’accompagner d’une ruine du modèle de l’action stratégique. Des conspirateurs balzaciens qui échouent dans toutes leurs entreprises aux généraux tolstoïens qui s’imaginent diriger des batailles dont le succès dépend de mille causes entrelacées échappant à leur stratégie, en passant par le Raskolnikov de Dostoïevski qui conçoit rationnellement les fins de son action mais l’exécute seulement comme une hallucination en acte, le roman de ce siècle n’a cessé de déclarer la faillite de l’action stratégique là même où il montrait des héros méthodiquement engagés à la conquête de l’action47.
21Le propre du roman du xixe siècle serait donc de faire apparaître un écart entre l’intention, la volonté affichée, et le résultat, l’action effectivement accomplie et représentée. L’échec de l’action ou le décalage introduit par son déroulement même y signent par contrecoup la disjonction entre les raisons d’agir et l’agir : les objectifs deviennent ce qu’on n’atteint pas, les intérêts ce qu’on ne peut défendre. La fin du roman de Balzac, La Fille aux yeux d’or donne du phénomène une image particulièrement révélatrice. Dernier volet de l’Histoire des Treize, le roman a pour héros de Marsay, membre des Treize, cette toute-puissante association d’hommes faisant jouer des liens d’élection en réponse à l’atomisation du corps social, manipulant dans l’ombre les ressorts de la machine sociale pour parvenir à leurs fins. Or, l’action éclatante projetée par de Marsay et ses « amis » n’aboutit pas : la cause première est inefficiente, le souci de ses intérêts et de ses passions improductif. Cette faillite de la logique de l’action, rien ne la met mieux en évidence que la construction même du roman. L’écart entre les forces mobilisées, la volonté exposée, la passion qui possède de Marsay, ivre de vengeance et jouissant par anticipation de son pouvoir, et son inaction finale – il ne peut que constater avec le lecteur, trop tard, qu’une autre intrigue s’était souterrainement développée, à son insu –, l’élision de la scène d’action attendue – en lieu et place de la dramatisation d’un affrontement ne nous est donnée qu’une description à la fois énigmatique et effrayante des traces d’un autre affrontement – et le déplacement du « lieu » du romanesque – le temps de l’après-coup, du commentaire, de l’explication incomplète ou ironique – accusent la disjonction et le dérèglement. Longue et accidentée est la route qui conduit des raisons d’agir à l’action.
22Deuxième visage de cette remise en question de la logique de l’action : la mise en valeur d’une action sans cause, dont la raison s’évanouit. L’épisode bien connu du Rouge et le Noir au cours duquel Julien Sorel tire sur Mme de Rênal est, chez Rancière, l’exemple privilégié de cette forme de présentation. L’acte de Julien semble contredire à la fois ses intérêts – la défense de la position sociale qu’il a conquise – et ses sentiments – il cherche à tuer celle qu’il a aimée. Surtout, le texte, son mode de narration elliptique, son rythme rapide taisent ou suppriment les raisons de ce geste : c’est dans la forme même du roman que se lit cette suspension ou cette rature des motivations qui est aussi effacement de tout ce que Julien a construit et de tout ce que le texte a posé.
Ainsi l’acte auquel aboutit tout le réseau des intrigues et aussi ce qui l’annule en ruinant toute stratégie des fins et des moyens, toute logique fictionnelle des causes et des effets. Cet acte a définitivement séparé le plébéien ambitieux de la rationalité causale et de la temporalité même où s’inscrivaient ses fins de conquête48.
23La logique du caractère se défait, la structure fictionnelle se complique. Nous voilà comme enlevés à l’univers des acteurs rationnels, des décisions fondées, découlant des modèles et des objectifs adoptés49 ; en voilà, de ce fait, la vérité et l’intérêt relativisés. Dans ses derniers chapitres, le roman cesse donc de dérouler un « enchaînement intelligible des causes et des effets », une « narration ordonnée de l’évolution des individus et des sociétés »50, pour mettre l’accent, en exhibant un comportement mal motivé et presque incompréhensible, sur l’anomie, l’atopie d’une action et d’une vie51. Baudelaire, évoquant l’esprit de mystification qui possède le « héros » d’un de ses poèmes en prose, « Le Mauvais Vitrier », ne propose-t-il pas, à l’ouverture de ce texte, une autre illustration et une « théorisation » particulièrement frappante de ce qui est à la fois un mode d’agir et un « être-au-monde » ?
Observez, je vous prie, que l’esprit de mystification qui, chez quelques personnes, n’est pas le résultat d’un travail ou d’une combinaison, mais d’une inspiration fortuite, participe beaucoup, ne fût-ce que par l’ardeur du désir, de cette humeur, hystérique selon les médecins, satanique selon ceux qui pensent un peu mieux que les médecins, qui nous pousse sans résistance vers une foule d’actions dangereuses ou inconvenantes52.
24Cette « inspiration fortuite », cette « ardeur du désir », la « foule d’actions dangereuses ou inconvenantes » qui en découlent, peut-être les retrouve-t-on également, aux dires de certains commentateurs de Balzac (dont Rancière rencontre parfois la lecture), chez l’auteur de La Comédie humaine. Alain a ainsi insisté, de manière paradoxale, sur le congé ponctuellement donné aux causes dans le roman balzacien, centré sur les actions et les corps :
En disant que tout ce qui existe est physiologique, on ne dit point quelque chose d’obscur ; car l’existence est un tout indivisible ; on n’y appartient que par le rapport extérieur ; aussi l’existence se passe de raisons. [...] les personnages balzaciens même accessoires existent déjà ; leur esquisse est comme la couverture d’un roman déjà existant ; c’est la masse du monde qui les pousse. Ils commencent par exister. Ne demandez pas ce qu’ils veulent ; ils n’en savent rien ; ce qu’ils font, oui53.
25L’analyse, ici, résonne très précisément avec un discours du narrateur dans La Duchesse de Langeais :
Quand une femme est en proie aux tyrannies furieuses sous lesquelles ployait Mme de Langeais, les résolutions définitives se succèdent si rapidement, qu'il est impossible d’en rendre compte. Les pensées naissent alors les unes des autres, et courent dans l’âme comme ces nuages emportés par le vent sur un fond grisâtre qui voile le soleil. Dès lors, les faits disent tout. Voici donc les faits54.
26L’impossibilité à saisir et à fixer les motivations implique de se tourner vers les « faits », vers « ce qui arrive ». Prolongeant la lecture d’Alain, le philosophe Clément Rosset a été tout particulièrement attentif à cet aspect de la pratique romanesque de Balzac, qu’il lie à son approche de la passion : réduite à son noyau, étrange, « mystérieuse et imprévisible »55. De la sorte, l’être et son mouvement sont ramenés chez le romancier à une pure affirmation, sans raison ou référence extrinsèque, à la fois absolument nécessaire et purement contingente.
Le génie le plus profond de Balzac est peut-être justement dans cet art de mêler inextricablement le nécessaire et le contingent au sein du comportement humain, le ressort des passions étant toujours à la fois inévitable et pourtant sans raison. L’évidente nécessité qui détermine passions et personnages est saisie dans la fulgurance de son hasard fondamental56.
27D’où ces scènes récurrentes où les personnages, au bord du vertige, apparaissent « emportés par la logique des passions »57, par une pulsion incontrôlable, déjouant de ce fait les attentes du lecteur, défaisant de la sorte la cohérence d’un caractère, nous plongeant ainsi dans une autre région de l’être. « Le déroulement rigoureux de la passion produit un dépassement de cette passion et aboutit à un délire verbal où le désordre, l’incohérence, l’ordonnance fortuite sont à ce moment justifiés »58. Par cette union du « sans cause » et du « nécessaire »59, le roman paraît opposer la logique des passions à celle des intérêts, fait jouer la passion contre l’intérêt, comme si elle était le refuge de l’héroïsme ou, tout au moins, de la singularité, en un temps qui la nie60. Milan Kundera, bien plus tard, verra dans le refus de la recherche des causes et des raisons la spécificité même du roman moderne, contre la philosophie et la science qui toujours expliquent et calculent, qui toujours cherchent la raison61. Le roman objecterait au « rien de ce qui est n’est sans raison » du discours philosophique ou scientifique, son « n’existe pleinement que ce qui est sans raison. »
28Mais sans doute le phénomène culmine-t-il dans un type de séquences qui neutralise tout autant l’action que ses raisons et manifeste un « logique d’inaction bien plus radicale »62. Cette remise en cause de la logique de l’action semble alors frapper de vanité l’interrogation sur les raisons d’agir ou substitue à ces raisons des orientations plus fondamentales, d’ordre ontologique : la passion du rien, la pulsion de mort d’un côté ; le plaisir d’exister, le self-enjoyment de l’autre.
29Tantôt nous sont présentés des personnages qui ne veulent rien, ou rien d’autre que le néant63. Le roman, dévoilant, sous la surface de ses intrigues, le fond souterrain et insensé de l’existence, se fait « course vers le rien »64, abolition frénétique65 ou atonale66 de la région où vivre est vouloir et agir. De l’Octave stendhalien, se livrant doucement à la mort, un énigmatique sourire aux lèvres, au Lucien de Rubempré des Illusions perdues, « poète sans volonté »67 s’en remettant une fois encore, au terme du roman, à une volonté supérieure, d’Étienne Lantier, sombrant dans la nuit profonde, cou coupé, pendant que la folle locomotive poursuit sa route destructrice, à Julien Sorel, poétiquement mélancolique, ne voulant plus rien que de s’en aller – « Je n’ai plus rien à faire sur la terre, se dit Julien, et il s’endormit profondément »68 – en passant par le Vautrin des dernières pages de Splendeurs et Misères des courtisanes, laconique, en retrait, infidèle à sa propre identité – « Je n’ai plus besoin de rien », « Je ne demande rien »69, déclare-t-il –, on n’en finirait pas d’inventorier, dans le roman « réaliste », ces « héros » de la volonté morte ou de la volonté de mort70, ces trajectoires négatives, dont la figuration va de pair avec une exténuation du romanesque (pensons aux ultimes paragraphes de ces romans, aux phrases sibyllines et elliptiques, au narrateur « absent », au point de vue externe et distant), et un dérèglement de la signification71.
30Tantôt le philosophe rencontre dans le roman, à l’inverse, la possibilité, voire la promotion, d’un autre rapport au monde. Rapprochant Stendhal du Rousseau des Rêveries, Rancière lit ainsi dans la description des promenades de Julien Sorel dans le bois de Vergy ou, plus encore, dans leur évocation nostalgique au sortir du roman72, l’expression de la « rêverie plébéienne, la capacité découverte de jouir de la simple existence sans but ou de la simple forme indifférente à l’existence de son objet »73. Plus de raison d’agir alors, de défense des intérêts ou de passions agissantes : rien que « le pur bonheur d’un moment sensible partagé »74 (par les personnages, avec le lecteur), qui suspend les enchaînements rationnels orientant le comportement du personnage et la composition du roman. La logique narrative mise en parenthèse, sont « dépeints » des moments isolés et improductifs. La rêverie prend la place de l’action75 et cette manière de s’attarder sur ce rapport à l’existence, cette impression d’un texte qui dérive et d’un sens qui flotte, disqualifient de nouveau, rétroactivement, le parcours tracé, les raisons exposées, les actions racontées76.
31Ce changement de paradigme, l’incisive relecture du Mimésis d’Auerbach proposée par Rancière, contre Lukács, permet d’en préciser les différents aspects. En sa forme ultime, en son essence peut-être, le « réalisme » implique d’abord un changement de personnel romanesque, ou une « requalification » des personnages. Rancière lecteur de Mimésis distingue en effet « l’individu engagé dans la réalité globale d’une histoire en pleine évolution »77, héros de ces romans de mœurs ou d’apprentissage qui disent la vérité d’un présent en marche78, et « l’individu quelconque »79, nouveau « héros » du roman, être obscur, précaire, sans assise réelle ou identité sociale affirmée, relevant de ce monde des « existences flottantes »80, dont le Ferragus hagard, « béant » mais reconnu, de la fin du roman éponyme donne l’image emblématique81 ; être82 que ne définissent plus la continuité d’une intention, la clarté d’une décision ou d’un acte ; mais être que son statut incertain n’empêche pas d’accéder à d’intenses passions ou à de complexes affections83.
32À figuration différente, régime d’écriture distinct. Si le réalisme défini par Lukács s’organise autour de nœuds dramatiques, de moments de crise où se dévoilent tout à la fois les motivations croisées des divers protagonistes et la loi générale de l’évolution sociale, le « nouveau réalisme » privilégie les temps creux ou faibles et refuse le règne de l’événementialité. Les exemples que donne Auerbach du réalisme « moderne », empruntés aux romans de Balzac, Stendhal ou Flaubert, ont ainsi en commun d’être des descriptions statiques plutôt que des récits dynamiques, tableaux d’une réalité à l’arrêt, en un temps pétrifié ou suspendu, plutôt que saisies dramatisées de l’évolution d’une époque ou d’une société84. Auerbach a souligné, à propos de Proust (point d’aboutissement du réalisme du xixe siècle), cette indifférence de la fiction nouvelle à l’idée de temps forts, porteurs du sens des conduites des protagonistes :
Proust représente des journées ou des heures isolées de différentes époques, mais ce qui, dans l’intervalle a eu une influence décisive sur le destin de ses personnages n’est mentionné qu’en passant, soit rétrospectivement soit par anticipation, sans que le but de la narration ait rien à voir avec de tels événements85.
33D’où l’idée que la fiction réaliste occidentale trouve son couronnement dans « le privilège donné à la circonstance quelconque, qu’il [Auerbach] appelle aussi le moment quelconque », et que ce privilège suppose la « destruction de cet “enchaînement concentré d’actions” qui semble être la condition minimum de toute fiction »86. En d’autres termes, le réalisme, fondamentalement, proposerait une autre façon d’articuler la partie et le tout : non plus une partie accordée au tout, mais la partie comme exception au tout, qui en dit en même temps le sens. Auerbach donne une description particulièrement explicite de cet « agencement », à propos de Virginia Woolf87 :
Ce qui arrive dans le roman de Virginia Woolf c’est [...] : mettre l’accent sur la circonstance insignifiante, quelconque, la traiter pour elle-même, sans la faire servir à un ensemble concerté d’actions ; du même coup quelque chose d’entièrement neuf et d’élémentaire se révèle à notre esprit : la richesse de réalité et la profondeur de vie de chaque moment auquel nous nous abandonnons sans arrière-pensées88.
34Mais si « n’importe quel fragment de vie, pris au hasard, n’importe quand, contient la totalité du destin et peut servir à le représenter »89, alors les raisons d’agir ne donnent plus le rythme, si l’on peut dire, perdent de leur centralité, ou plutôt apparaissent « absorbées » par la perception-saisie de l’instant quelconque, de ce fragment de temps qui, étiré par le roman, donne une autre sensation de la durée.
35Débordant les formulations d’Auerbach, ou développant ses intuitions, Rancière a bien résumé cette importance et ce sens du « moment quelconque » dans Les Bords de la fiction :
Elle [la littérature] a ainsi récusé les grandes formes d’articulation entre temporalité et causalité qui structuraient la fiction aristotélicienne et structurent le récit savant sur la société. Elle l’a fait pour creuser la puissance du « moment quelconque », ce moment vide en balance entre la reproduction du même et la possible émergence du nouveau qui est aussi un moment plein où une vie entière se condense, où plusieurs temporalités se mélangent et où l’inactivité d’une rêverie entre en harmonie avec l’activité de l’univers90.
36Il ne s’agit donc pas simplement d’opposer l’ordinaire, le quotidien au dramatique ou à l’extraordinaire, la juxtaposition paratactique de phrases ou de séquences à l’articulation serrée des raisons et des actions, mais de substituer une composition à une autre. La différence est double : sur le plan syntagmatique, la distinction, la séparation entre les « moments » (l’avant / l’après, l’attente / l’événement, la raison / l’action) est remplacée par un intégration et une fusion des moments en un temps proprement « inclusif »91 ;sur le plan paradigmatique, le choix ne consiste plus à faire prévaloir les êtres actifs, aux actions « motivées », sur les êtres passifs, subissant la loi de la réalité, mais à établir une forme d’égalité entre les différents éléments et personnages, alors définis par leurs manières d’être affectés et d’affecter. Aux yeux de Rancière, la conception de Lukács, en se focalisant sur l’agir et ses raisons, en pensant le tout comme enchaînement de moments pleins, manquerait donc à la fois le temps vide de la suspension des causes et le mouvement propre du nouveau réalisme : la mise en relation d’un fragment avec d’autres fragments, d’autres moments, qui rend sensible non à une signification historique et sociale globale, mais à une sensation (celle de Julien Sorel, marchant dans la campagne), une souffrance (celle d’Emma Bovary, plongée dans l’ennui), au sentiment d’une injustice (celui qui étreint Rastignac au terme du Père Goriot) ou à une « émotion sans nom »92. Comme si l’accès à un autre niveau d’appréhension du réel que celui des raisons d’agir (nous ne sommes plus à l’échelle de l’action individuelle), cette manière de donner, par condensation et contagion, une dimension cosmique à un affect, modifiaient à la fois l’esthétique du roman et son sens éthique et politique.
37La divergence entre la saisie « psycho-sociologique » de l’agir définie par Lukács et l’approche « onto-esthétique » dégagée par Rancière apparaît donc pleine et entière. La seconde, pointant la permanence d’une forme d’aristotélisme dans la théorisation moderne93, appelle en contrepoint à remettre en question la centralité de l’agir et à redéfinir la place des raisons d’agir dans le roman réaliste. Dessinant une autre esthétique et une temporalité autre, la lecture « philosophique » pratiquée nous invite à prêter attention à tout ce qui fait dévier la trajectoire d’une intentionnalité ou d’une signification et perturbe la logique strictement causale d’une part, à tout ce qui construit un autre monde sensible et fait surgir une autre forme de vérité, une autre vérité de la forme94, d’autre part : vérité de l’existence, comme déconnectée de l’action et de la volonté, monde où la déliaison n’empêche pas la communication, où l’égalisation, le mélange des moments et des êtres n’abolit pas la signifiance.
L’exposition du « réel »
« C’est la vraie connaissance, la vision de l’horrible vérité, qui anéantit toute impulsion, tout motif d’agir chez Hamlet aussi bien que chez l’homme dionysien. »95 Friedrich Nietzsche
38Il y aurait certes à objecter à la construction de Jacques Rancière : d’abord parce qu’il semble parfois ne plus distinguer, dans cette mise en valeur du moment quelconque, peinture du plaisir d’exister et manifestation de la pulsion de mort ; parce que, plus fondamentalement, son analyse, refusant les découpages de l’histoire littéraire, tend à identifier des pratiques romanesques que le temps et les contextes intellectuels et culturels séparent, contrairement à Auerbach, dont la perspective apparaît de ce fait un peu gauchie ; parce que, de surcroît, sa lecture philosophique a tendance à ériger en vérité du tout de très brèves séquences des œuvres96. Mais on voudrait plutôt, pour finir, souligner combien la composition de certains romans, leur construction par scènes et les effets de contraste volontiers recherchés, réinterrogent et compliquent l’appréhension des raisons d’agir. Le roman « dramatique » de Balzac ou Stendhal appelle une lecture sensible aux variations d’intensité et de vitesse, aux « reliefs du texte »97, à la manière dont les scènes, notamment, déplacent l’intérêt et opèrent une « redistribution des données », et pas seulement à « l’enchaînement des actions » ou aux causes de cet enchaînement98.
39En des scènes spectaculaires, « isolées » par un changement de rythme, de style et d’énonciation, ce roman s’arrête sur la passion, l’exhibe en tant que telle, la donne à voir dans l’élan d’une prose à la fois poétique et analytique, plutôt que d’en faire simplement la justification des actions des personnages. On retrouve en effet chez nombre de romanciers, et notamment chez Balzac, une volonté de montrer le mouvement des passions, d’en déployer la réalité et le potentiel narratif propres, et non pas seulement de les nommer ou de les expliquer. Si l’on reprend la distinction proposée par Denis Guénoun à propos du théâtre – « Le drame est le lien nécessaire entre des actions résolues (décidées, et éclaircies). La scène (si au moins elle apparaît comme telle, si on la voit, vidée, dégagée de son encombrement dramatique) est le lieu d’exposition de la passion des acteurs »99 – on verra dans ces scènes romanesques (celles, pour en rester à Balzac, de l’arrestation de Vautrin, de l’agonie de Goriot, ou des derniers instants de Raphaël de Valentin...), bien plus que des moments-clés d’une structure dramatique, une forme de dévoilement – description, discours et narration mêlés – d’un événement affectif, d’un désir, d’une puissance de sentir ou de subir, signant le passage « du régime de l’action à celui de l’exposition »100. Dans la scène, par un effet de décrochage sémantique, l’action et le régime de signification dominant « battent en retraite » pour livrer place à la passion désirante, à la fois moteur de l’action et fondement d’un sujet séparé de ses intérêts. La présentation de la « raison d’agir » prend donc la forme d’un spectacle excessif et d’un récit condensé, dont l’inscription dans le texte fait rupture et bascule.
40De ce qui est « montré » en effet, un « personnage-témoin » souvent ne se remet pas. Car il faut préciser : certaines de ces scènes d’exhibition d’un désir passionné sont des structures à trois « acteurs » – le personnage passionné, celui qui subit la passion et le personnage-témoin. Selon une logique de déplacement de la focale, s’impose au cœur de ces scènes une figure qui reçoit la frappe de l’événement et qui à son tour n’est plus qu’affect, comme si la passion ou le désir, par une forme d’obscure contamination, pouvait étendre le cercle de ses effets au-delà des acteurs concernés. C’est cette fois la description que donne Gilles Deleuze du « héros » du cinéma moderne qui nous semble valoir, mutatis mutandis, pour certains protagonistes du roman du xixe siècle :
Il a beau bouger, courir, s’agiter, la situation dans laquelle il est déborde de toutes parts ses capacités motrices, et lui fait voir et entendre ce qui n’est plus justiciable en droit d’une réponse ou d’une action. Il enregistre plus qu’il ne réagit. Il est livré à une vision, poursuivi par elle ou la poursuivant, plutôt qu’engagé dans une action101.
41Qu’on pense au Rastignac du Père Goriot, découvrant le fonctionnement du monde, au colonel Chabert réalisant la trahison de sa femme, au Frédéric Moreau de la fin de L’Éducation sentimentale, assistant à l’exécution de Dussardier par Sénécal, au narrateur de Novembre ou encore au Tressignies de « La Vengeance d’une femme », recueillant la confession d’une « prostituée » marquée par le passé : en chacune de ces œuvres, en chacune de ces scènes, le personnage est témoin d’un désir, d’une situation, d’une action si frappantes que le texte ne fait ensuite état que d’un arrêt (de l’action) et d’un retournement (des affects) dont la raison profonde reste opaque.
42En ce point, la fiction se scinde : d’un côté, elle agence raisons d’agir et action, dans une perspective qui peut être socio-politique : ainsi de Julien refusant de s’abaisser à demander sa grâce lors de son procès, en affirmant son statut de plébéien ; de l’autre, elle enregistre le prolongement indéfini de la scène, le devenir erratique du personnage-témoin, marqué, débordé par ce qu’il a vu, voyant qui, tel l’homme dionysien102, ne sait d’abord plus comment et pourquoi agir. Dès lors, plus que l’action, ou les raisons d’agir en tant que telles, retiennent les effets sur un autre sujet de cette révélation simultanée d’un acte et d’une raison d’agir. Comme l’écrivait Alain à propos de Balzac, nous « sautons » d’un ordre à l’autre, du plan des explications causales à celui des « effets » nus :
Au reste, rien n’est dit. Le moment des passions enragées n’est décrit que par les effets, comme dans La Duchesse de Langeais, ou encore à la fin de La Femme abandonnée, où les faits vont si grand train103.
43Le texte met en lumière (l’effet, l’impact), plonge dans l’ombre (une partie de la réalité) et ne fait pas la lumière (sur l’origine). C’est qu’a été saisi un « réel » ou une vérité insoutenable (la rupture d’un lien, la violence des rapports, l’énigme du désir...), part inassimilable de l’action en quelque sorte, vraie raison du mouvement affectif et narratif.
Une situation purement optique et sonore ne se prolonge pas en action, pas plus qu’elle n’est induite par une action. Elle fait saisir, elle est censée faire saisir quelque chose d’intolérable, d’insupportable104.
44Mélancolie ou clairvoyance (celle de Julien Sorel ou de Chabert, de Frédéric Moreau peut-être), cet effet de la scène « exposante », de son intolérable vérité, devient l’objet de la fiction et, parfois, la surprenante raison d’une ultime action, dans le temps disjoint de l’après-coup.
45En un dernier tour d’écrou, en effet, il arrive que cette forme de fiction « réaliste »105 fasse émerger, dans la présentation de l’effet « renversant »106 de l’affect, une cause, une raison autre, entre excès et défaut de sens. On se contentera d’en donner ici un exemple parlant, celui de la fin d’Adieu, court roman de Balzac qui s’achève sur le suicide tardif de son personnage principal :
La haute société s’entretint diversement de cet événement extraordinaire, et chacun en cherchait la cause. Selon les goûts de chaque raisonneur, le jeu, l'amour, l’ambition, des désordres cachés, expliquaient cette catastrophe, dernière scène d’un drame qui avait commencé en 1812. Deux hommes seulement, un magistrat et un vieux médecin, savaient que M. le comte de Sucy était un de ces hommes forts auxquels Dieu donne le malheureux pouvoir de sortir tous les jours triomphants d’un horrible combat qu'ils livrent à quelque monstre inconnu. Que, pendant un moment, Dieu leur retire sa main puissante, ils succombent107.
46Selon un procédé typiquement balzacien, le texte passe en revue différentes causes, comme si la cause était dans l’œil de l’analyste, avant de nommer sans la définir une cause plus haute, plus profonde peut-être, et, en tout cas, plus obscure108. Le texte, au bord du silence, évoque en ce point un « monstre inconnu » : constat des blessures de l’Histoire, pulsion suicidaire du personnage, présence de l’autre en soi, conscience de l’impossibilité de tout rapport, ou tout cela à la fois ? La fiction façonne ce lieu incertain où les raisons d’agir se replient sur elles-mêmes, aménage ce temps où le réel révélé, dont on ne peut que dérouler les conséquences – singulière construction d’un devenir unique –, devient la seule raison d’agir/d’être.
47Peut-être est-ce la grandeur d’une certaine fiction réaliste que d’œuvrer à la fois à l’établissement d’une causalité complexe et à la manifestation intrigante de ses lacunes, au tracé de ses limites et au dessin de son dehors, de sa bordure « méta-physique » – lieu de l’engloutissement et de l’assomption de la sphère des raisons d’agir, par l’examen de leurs effets paradoxaux.
Les deux modernités
48D’un certain point de vue, la querelle du réalisme ici exposée renvoie au sens à donner à la modernité, à la rupture qu’elle introduit. Le xixe siècle est-il celui d’une nouvelle pensée de l’agir et de l’action, ou d’un abandon de la logique de l’agir ? La modernité de son roman tient-elle à la manière dont il étend le domaine des causes et inscrit ces causes plurielles dans le mouvement d’une Histoire et d’une totalisation en marche, ou à la dissolution de la causalité, à la remise en question d’une certaine logique narrative, au flottement déconcertant qu’il introduit ? Pluralité dialectique ou suspension irradiante ? La question reste ouverte.
49Sans doute la lecture de Rancière et sa théorisation encore trop téléologique rendent-elles sensibles à la féconde tension qui habite le roman réaliste, tirant sa force de la coexistence en lui de régimes de signification concurrents. On aura en effet été frappé de la manière dont les romans « réalistes » ne cessent de déceler et de déployer des causalités pour mieux les suspendre, et, inversement, de s’arracher au vide, de relancer le jeu des significations en faisant surgir une nouvelle causalité. Comme s’il s’agissait de faire jouer, en un mouvement perpétuel – les unes avec les autres, les unes contre les autres – des causalités rationnelles et des causalités vides, irrationnelles ou métaphysiques, pour échapper, peut-être, à la fin vers laquelle tend inexorablement le roman, pour dégager ce qui fait qu’il y a question et la creuser toujours davantage. D’où l’intérêt de ces événements peu signifiants ou insignifiants, de ces moments au bord de la narration, de ces figures au bord de la fiction, que nous avons voulu évoquer, en ouverture de cet ensemble de réflexions. Faut-il choisir le bord ? Faut-il choisir son bord ? Ou bien suivre chacune des lignes, plurielles et enchevêtrées, qui font la fiction moderne ?
Annexe : Réalisme(s) et raisons d’agir
Le réalisme critique (Lukács) |
La saisie de l’existence (Rancière) |
L’exposition du « réel » |
|
Objet |
L’action, l’agir |
L’expérience sensible |
La passion en mouvement |
Régime textuel dominant |
La narration |
La description |
La scène |
Nature de l’’enchaînement |
La causalité |
La dérive |
Le contraste |
Sujet |
Le héros problématique |
L’être précaire |
Le personnage-témoin |
Effet de la confrontation à la réalité |
Conscience et compréhension |
Sensation et émotion |
Clairvoyance et mélancolie |
Ce que montre le roman |
Le conflit |
L’existence |
L’intolérable |
« Valeur » structurante |
La contradiction |
L’égalité |
L’écart |