Jeunesse et ambition sociale dans quelques romans du premier XIXe siècle
1Il est une voie peu parcourue par les études dix-neuviémistes – mis à part les travaux de Denis Pernot consacrés aux représentations de et pour la jeunesse1 : l’examen scalaire des désirs humains, envisagés en correspondance avec des tranches de vie. Pourtant, dans l’histoire des idées, un principe traverse les siècles : à chaque âge correspond un ensemble de mœurs et de passions. Les moralistes classiques suggèrent déjà au xviie siècle un tel étagement des passions : dans ses Maximes, La Rochefoucauld explique que l’on « passe souvent de l’amour à l’ambition », mais que l’on « ne revient guère de l’ambition à l’amour »2 ; La Bruyère précise dans ses Caractères cette successivité : « Les hommes commencent par l’amour, finissent par l’ambition et ne se trouvent souvent dans une assiette plus tranquille que lorsqu’ils meurent »3. Dans la dichotomie qu’ils proposent, les deux moralistes suggèrent sans les nommer deux stades d’existence distincts : une phase d’insouciance, dévolue à l’initiation et à l’expérience amoureuses, et une phase de mobilisation et de raidissement, au cours de laquelle le moi s’intègre au jeu social tout en se recentrant plus nettement sur ses propres intérêts. Un même étagement générationnel des passions se découvre dans la comédie, lorsque le barbon amoureux entre en scène à la manière d’un oxymore incarné : le ridicule qui sanctionne Arnolphe ou Bartholo chez Molière et Beaumarchais vise le personnage dont la passion dominante tranche avec les attentes de son âge biologique – le repos libidinal. Derrière cet exemplaire monstrueux, c’est un ordre naturel des passions et de l’assagissement que le spectateur restitue mentalement.
2L’ambition sociale, « désir d’illustrer sa vie » d’après Tocqueville, charges, honneurs et décorations à l’appui, est ainsi envisageable comme un temps circonscrit et localisé dans l’existence humaine. Hérault des Séchelles, auteur d’une Théorie de l’ambition,publiée anonymement en 1788, manuel cynique destiné aux apprentis ambitieux, assigne à chacune des tranches de vie qu’il distingue une passion dominante. Le vieillard se livre à la « dévotion » ; l’« homme fait » aspire à « commander » ; le « jeune homme » enfin éprouve « le besoin de jouer (i.e. dans le monde) un rôle actif, de s’étendre et de se multiplier par toutes ses facultés »4. La jeunesse serait donc le temps de la croissance, à entendre dans un sens à la fois biologique, comme un déploiement physique et intellectuel, et dans un sens social : un grandissement de soi conquis dans l’opinion publique, un rayonnement en expansion. Ce tropisme politique écarte chez Héraut des Séchelles la dimension amoureuse, le topos de la fièvre sentimentale des jeunes gens mentionné plus haut ; cet envahissement de la jeunesse par un désir de promotion sociale empiète sur la passion amoureuse jusqu’à la gommer ; son temps d’épanouissement le plus favorable, la jeunesse, en sort dénaturé, ce que Stendhal regrette en ces termes : « Tel est, hélas, le malheur d’une excessive civilisation ! À vingt ans, l’âme d’un jeune homme, s’il a quelque éducation est à mille lieues du laisser-aller, sans lequel l’amour n’est souvent que le plus ennuyeux des devoirs »5. Une perturbation contre-nature affecte donc la jeunesse, met à distance son mouvement spontané vers l’amour : elle s’approprie au contraire les « passions factices » dont parle Helvétius dans De l’Esprit6,nées de la réunion des hommes en société, et parmi lesquelles il classe l’ambition.
3Cette contamination d’un âge de la vie par une passion qui lui semble à première vue étrangère, imprègne la production romanesque du premier xixe siècle. C’est à l’explication et aux implications de ce couple récurrent qui réunit ambition et jeunesse, que l’on consacrera cette étude. Ce qui suppose une double interrogation. Comment expliquer, d’une part, cet « axe préférentiel »7 dans la construction de l’ambitieux ? D’autre part, sur quelles représentations littéraires de la jeunesse l’ambition sociale débouche-t-elle ? Notre hypothèse est la suivante : l’ambition sociale rend la jeunesse problématique etdysfonctionnelle, elle compromet la fonction téléologique qui lui est traditionnellement attribuée, à savoir la conduite de l’individu jusqu’au terminus de la maturité. Il faut ici entendre la notion au sens que lui donne Franco Moretti8 dans son Roman de formation fraîchement traduit en français:comme l’accès à une situation sociale et matrimoniale durablement fixée. L’enjeu sera ainsi de préciser la thèse majeure de son travail : « La stabilisation définitive de l’individu [...], la maturité comme ultime tableau du récit, n’est donc pleinement possibleque dans le monde précapitaliste [...] la maturité se concilie mal avec la modernité »9. L’ambition postrévolutionnaire peut constituer l’une des clefs explicatives de ce divorce maturité/modernité au seuil du xixe siècle. Un échantillonnage de quatre romans servira d’appui à notre propos. La cohérence de ce corpus, compris entre la fin de la Restauration et les dernières années de la monarchie de Juillet, se fonde sur deux dénominateurs communs :d’une part l’incarnation de l’ambition comme passion dominante et définitoire du héros ; d’autre part la saisie de ce personnage à un carrefour déterminant de sa jeunesse : l’émancipation hors du cadre familial. Quatre romans de l’ambitieux donc où interagissent œuvres du répertoire patrimonial et textes à redécouvrir. Par ordre de parution : Ernest, ou le travers du siècle de Drouineau (1829), texte d’inspiration majeur pour les Illusions perdues de Balzac ; Le Rouge et le Noir de Stendhal (1830) ; Jérôme Paturot à la recherche d’une position sociale (1846) ; et Le Député d’Arcis de Balzac, laissé inachevé en 1847, dont le point de départ est le lancement de Simon Giget sur la voie de la députation, et qui se clôt sur le dernier aperçu d’Eugène de Rastignac dans la Comédie humaine10.
L’ambition, une passion de jeunesse
4Julien Sorel est âgé de dix-huit ans au sortir de la menuiserie de son père ; Ernest, tout juste bachelier, s’apprête à commencer son droit à Poitiers ; Jérôme Paturot fugue hors de chez son tuteur bonnetier ; Simon Giget enfin, fraîchement reçu avocat, s’établit dans la petite ville d’Arcis. Tous ces personnages, dans les périphrases qui les désignent, sont représentés au seuil de l’existence, comme des figures en devenir, lancées vers l’avant. Ils s’inscrivent dans l’intervalle biologique que le Dictionnaire de l’Académie,dans l’édition de 1836, attribue à la jeunesse, laquelle s’étendrait de vingt à trente-cinq ans, et en adoptent certains traits normés : la naïveté, la fraîcheur, la propension à la rêverie. Un élément moins attendu relègue cependant ces caractéristiques au second plan : l’ambition sociale devient d’entrée de jeu le point de référence de leur ethos, la ligne directrice de leur faire. Aucun de ces romans n’attend « l’âge d’homme » pour faire advenir l’ambition. Deux explications peuvent justifier la précocité de cette passion dans le roman du premier xixe siècle.
5La première justification suppose le recours à une catégorie bien connue de l’histoire des mentalités : les jeunes héros de nos romans sont les témoins d’un nouveau régime d’historicité, d’une nouvelle expérience du temps qui les projette vers l’avant, vers les inconnus d’un futur à construire. On connaît les analyses de Koselleck, reprises et reformulées par François Hartog, parmi lesquelles l’hypothèse du xviiie siècle comme point de bascule dans la manière qu’a le sujet de conscientiser le temps11. Sous l’influence notamment de la pensée du progrès et de la philosophie de l’Histoire, l’individu substitue progressivement à une logique de la répétition et de la reproduction une logique du désamarrage ou de nouveau départ. Le futur n’est plus conçu comme la duplication d’un passé à imiter, mais comme le façonnement d’une société et d’existences inédites. C’est également ce que suggère Michel Delon, sous l’angle de l’histoire des idées, lorsqu’il évoque, au seuil de son travail consacré à l’énergie au tournant des Lumières, un avènement en marche : « une nouvelle vision du monde qui, aux essences, substitue des existences »12. Le temps comme rupture : on ne s’étonnera pas que l’ambition s’y précipite, en tant que passion du décalage – en regard d’une naissance repoussoir, passion entretenue par un double mouvement complémentaire : ressassement sur le passé et projet de dépassement, car le rappel de l’origine sociale est un carburant pour l’ambitieux cherchant à faire peau neuve. Ainsi les jeunes personnages de notre corpus font-ils le choix d’un écart professionnel, se dirigent-ils dans une voie neuve qui balaie la tradition familiale et la transmission héréditaire d’un métier. L’ambition d’Ernest, que l’on destine à prendre la relève de Me Bouvart, son père de substitution, se déplace du côté de la poésie et de la gloire littéraire. Simon Giget également se lance dans la course à la députation sur le couloir libéral, lui le fils d’un colonel de Napoléon. Se manifeste bien là le basculement, dont parle Pierre Barbéris, de « l’héritage » qui contraint « l’homme classique » à la « carrière » qui fascine « l’homme moderne »13, préalable à l’avènement du self made man, ou du démiurge de soi. C’est ainsi que Drouineau décrit son héros tout juste entré dans le récit comme « tourmenté par un vague besoin d’émotions nouvelles, effrayé par l’idée de n’être qu’un notaire de campagne, perspective qui bornait si mesquinement l’horizon de renommée qu’il rêvait autour de lui »14. Le désir de décloisonnement qui anime ici Ernest contre les forces de la restriction qui l’enserrent est le propre d’une jeunesse engagée dans la découverte et la capitalisation d’expériences, dans le choc emballant du neuf.
6Les catégories globalisantes des régimes d’historicité et de l’énergie posent cependant problème à l’échelle de cette réflexion ; elles participent en effet à une vue universalisante, et ne prennent pas en compte la diversité du contemporain, les nécessaires variations de perspectives et de projections qu’ont les différentes générations d’une même époque. Il faudrait plutôt postuler plusieurs régimes d’historicité générationnels pour faire de l’ambition le privilège de la jeunesse. Karl Mannheim nous y invite dans Le Problème des générations, en proposant une lecture qualitative et différentielle des générations coexistantes. Chacune d’entre elles, selon lui, disposerait d’un temps intérieur qui lui est propre. Le sociologue explique ainsi en reprenant à son compte une notion aristotélicienne : « l’entéléchie d’une génération est l’expression de l’unité de son “but intérieur” [...] de son expérience propre de la vie et du monde »15. C’est ici, au point d’intersection des dimensions générationnelle et historique, que l’âge de la jeunesse et un « but » correspondant au xixe siècle, l’ascension sociale, peuvent être conjoints. Pour le montrer, reprenons deux notions de Koselleck en les « générationalisant » : le champ d’expérience et l’horizon d’attente, notions qui tournent très largement dans le roman de l’ambitieux à l’avantage de la seconde. Le champ d’expérience se trouve minoré chez les héros jeunes de notre étude : d’abord par l’étroitesse du tissu événementiel qui les précède et par la marginalisation romanesque de l’enfance; ensuite par les nouvelles possibilités de projection qu’offre l’après-Révolution, cadre historique de référence, instituant notamment l’égalité civile et multipliant les débouchés politiques, administratifs et économiques. L’horizon d’attente des protagonistes se dilate en retour, se libère en de nombreux monologues intérieurs et psycho-récits, lieux délibératifs où l’ambitieux envisage et fantasme son avenir. Les échappées imaginaires de Julien Sorel, que le surplomb des montagnes du Jura autorise et emblématise, doivent être envisagées sous cet angle. Un exemple lors d’une nuit passée à la belle étoile – avant de se rendre chez Fouqué :
Au milieu de cette obscurité immense, son âme s’égarait dans la contemplation de ce qu’il s’imaginait rencontrer un jour à Paris. C’était d’abord une femme bien plus belle et d’un génie bien plus élevé que tout ce qu’il avait pu voir en province. Il aimait avec passion, il était aimé. S’il se séparait d’elle pour quelques instants, c’était pour aller se couvrir de gloire, et mériter d’en être encore plus aimé16.
7C’est presque à une manifestation de « pré-bovarysme » que nous assistons ici, via une plongée dans un avenir idéal de roman courtois – où gloire et amour s’organisent en système organique (l’amour aiguillon vers la gloire ; la gloire légitimation de l’amour)17. L’« obscurité immense » qui s’offre au héros visionnaire appelle également un commentaire ; un jeu optique ambigu s’y dessine entre dégagement et fermeture : sont figurés au cœur de cet oxymore une ouverture en trompe-l’œil, un mirage pour une jeunesse ambitieuse qui ignore le nombre et la consistance des barrières encombrant l’horizon.
8La correspondance entre jeunesse et ambition se justifie d’autre part sur un plan actanciel. Cet âge, que l’on associerait volontiers à une page encore blanche, est le lieu d’une perméabilité mimétique. Sa porosité expose ses membres à un discours extérieur incitateur. Dans nos romans, la genèse de l’ambition correspond moins à une poussée autonome issue des profondeurs du moi qu’à l’appropriation d’une passion sociale ambiante, d’une « passion d’imitation et d’emprunt »18. La jeunesse s’y trouve notamment sous la double emprise de deux piliers de l’idéologie bourgeoise : la famille et l’institution scolaire19. Drouineau et Reybaud notamment représentent un processus d’incubation chez leur héros respectif, qui se produit au contact d’un double milieu : le foyer et le collège, qui inoculent ensemble l’ambition sociale chez ceux dont ils se partagent l’éducation. Ainsi le père d’Ernest pourra spéculer et réifier son fils, associé à une valeur financière : « nous avons placé nos fonds à gros intérêts », proclame-t-il au moment où il s’endette pour le soutenir à Paris20. Le père dédouble ici les rôles actanciels du destinateur et du destinataire – en attente d’un prestige social par procuration. L’éducation devient le moment et la cause de cette sourde germination de l’ambition. Les conséquences du séjour au collège sont analogues chez Reybaud. Ainsi, lorsque le héros-narrateur rentre chez son oncle :
Quand, au sortir du collège, je revis cette boutique, avec son assortiment de marchandises vulgaires, un profond dégoût s’empara de moi. Je venais de vivre avec les anciens, d’assister à la prise de Troie, à la fondation de Rome, de boire avec Horace aux cascades de Tibur, de sauver la République avec Cicéron, de triompher avec Germanicus, d’abdiquer comme Abdolonyme, et, de cette existence souveraine, héroïque, glorieuse, il fallait s’attendre à quoi ? au tricot et aux chaussettes. Quel déchet ! Dès ce moment, monsieur, je fus livré au démon de l’orgueil. Je me crus destiné à tout autre chose qu’à coiffer et à culoter le genre humain21.
9La centralité accordée à l’étude des humanités, et le biais idéalisé de leur traitement, sont ici satirisés. Le collège semble proposer aux jeunes bourgeois le modèle édificateur de l’historia magistra vitae (Cicéron), mais ce modèle est figuré comme obsolète et délétère. Il instille une ambition glorieuse de type cornélienne (atteindre à la hauteur du grand homme) doublement désaccordée à l’auditoire : à la médiocrité des élèves qu’emblématise Paturot d’abord ; aux possibilités de réalisation qu’offre la société postnapoléonienne d’autre part, où les places publiques, certes multipliées, sont encombrées et sans substance ; coquilles vides, elles conduisent à une vie végétative, sans relief22. Cette attraction conditionnée et circonstanciée des jeunes hommes vers l’ambition est ainsi figurée une nouvelle fois sous la forme d’un leurre et d’un piège funeste.
Ambition et réitération : des jeunesses sans fin
10Comme le montre Franco Moretti à propos du Bildungsroman, la jeunesse endosse dans le roman de formation une double fonction : celle d’abord de la conformation du personnage aux codes sociaux ; c’est le moment de la socialisation23 et du compromis ; pour parler dans les termes de Lukàcs évoquant Wilhelm Meister, c’est le processus synthétique et réconciliateur au cours duquel le « moi » se conforme et s’ajuste au « monde », abandonne une partie de sa liberté au profit d’un accès au bonheur24. Le roman de l’ambitieux est en partie fidèle à cette première fonction : la jeunesse du héros se révèle conformiste, au prix d’un étouffement et d’une intériorisation de la spontanéité contestataire ; la soumission aux autorités est de première nécessité pour qui veut s’élever socialement. Ainsi de la scène de Julien invité chez les Valenod25 : son masque de circonstance, celui de l’homo clausus (Norbert Elias26), à la cour libérale locale de Verrières, se fissure sans jamais rompre au spectacle de la grossièreté de ses membres et de l’injustice commise au centre de l’épisode contre les détenus du dépôt de mendicité mitoyen. Deux niveaux s’opposent dans cette scène. L’intériorité indignée du héros (niveau profond) est contenue dans les limites d’une extériorité qui reste indéchiffrable pour les autres convives (niveau superficiel). L’ambition conduit à un apprentissage en accéléré des normes sociales des milieux influents qu’il faut intégrer ; l’ambitieux littéraire tranche alors avec le tableau que dresse Jean-Claude Caron de la Jeunesse des Écoles (i.e. les écoles de droit et de médecine), dans la période 1814-185127. L’historien décrit une jeunesse d’extraction petite ou moyenne bourgeoise, méthodiquement politisée et contestataire, turbulente et revendicatrice par système. Rien de tel dans nos romans, où la représentation de l’ambition conduit plutôt à une neutralisation du personnage ; et s’il y a coup de sang, c’est en infraction à un règlement intérieur de conformation de soi.
11C’est de la seconde fonction traditionnelle de la jeunesse que le roman de l’ambitieux diffère. Cet âge de la vie consiste dans le Bildungsroman en un cheminement téléologique vers une maturité à la fois épanouie, confortable et signifiante ; on assiste au confinement du personnage dans un vase clos, dont l’indice le plus explicite est l’accès à une « assiette » sociale et matrimoniale. La maturité apparaît alors comme un mouvement de clôture, où le personnage retrouve les limites bienheureuses de sa condition finie. Nombre de romans-mémoires au xviiie siècle correspondent à ce scénario ; les dispositifs énonciatifs de Marivaux par exemple font intervenir la voix rétrospective d’un narrateur assagi, un je narrant que l’on situe au présent dans une situation stable, éloigné de la tempête et des aléas du monde. Dans le premier xixe siècle persiste, à la marge, cette structure de la conversion de l’ambition en maturité. Chez les continuateurs du roman-mémoires notamment : Sainte-Beuve avec Volupté, puis Fromentin avec Dominique,proposent comme le « livre d’un mort »28 où se manifeste rétrospectivement le trajet d’une ambition de jeunesse à la retraite, qui s’incarne en un havre de paix ecclésiastique d’un côté, champêtre de l’autre – où les désirs sociaux ont été glacés. Mais ces exemples constituent un cas particulier, et ceci à double titre : il s’agit d’abord, dans le récit enchâssé, d’une ambition intermittente, affaiblie, virtuelle et dilettante, et en cela inauthentique ; d’autre part c’est une ambition à rebours, qui se creuse dans le passé du narrateur, depuis le point fixe du récit cadre, depuis le présent uniforme du renonçant.
12Les représentations de la jeunesse suivent une chronologie inverse dans les romans de notre corpus : elles se lancent vers l’avant, se projettent depuis l’origine d’un personnage vers son devenir. C’est alors que l’ambition, mobile et ouverte, fait barrage à l’avènement d’un terminus stabilisateur – principe structurant de la psyché humaine. Si l’ambition constitue cet obstacle dur (au sens dramaturgique, en tant qu’obstacle massif et difficilement amovible à la quête d’un épanouissement stable), et partant volontiers tragique, c’est en raison de sa temporalitéconstitutive, que l’on pourrait qualifier de dilatoire.
13Ce qui caractérise d’abord l’ambition sociale, c’est en effet un phénomène d’allongement, par lequel le personnage dépositaire est comme suspendu à une jeunesse illimitée et extensible. Cet étalement n’est certes pas conçu sur le mode mythique et euphorique de la jouvence éternelle, mais bien plutôt comme une jeunesse tirant en longueur et stagnante, une jeunesse en errance. Car le paradoxe de l’ambition sociale est de ne pas attribuer au sujet jeune de but définitif : à cette notion (prise dans son sens unitaire) se substitue le principe multiplicateur et reconductible des étapes d’ascension ; et lorsqu’un lexique téléologique est employé, c’est pour être sitôt le but atteint l’objet d’une reconversion en un vocabulaire intermédiaire de l’étape. À l’échelle globale du roman, l’aspect de l’ambition est essentiellement duratif ; à l’échelle locale de ses recommencements, inchoatif. Ainsi Simon Giget, dans une version de l’incipitabandonnée du Député d’Arcis, assénait-il à un confident : « Songe donc que je vais être nommé député, dans vingt jours, et qu’une fois à la Chambre, doué du talent de la parole et assis au centre gauche, je puis arriver à tout, je n’ai que trente-six ans »29. Une double remarque s’impose ici : l’ambition de cet anti-héros, au seuil de l’intrigue, est déjà la cause d’une jeunesse retardataire, et déjà ironiquement manquée. La parlure risible du personnage, avocat sans client, dans la tradition de la gasconnade, bute sur un âge biologique qui en restreint nettement les possibles sociaux. L’ambition politique de Simon n’est en outre pas figurée sur un mode téléologique, mais reste indéfiniment ouverte sur un avenir flou ; la métaphore figée « arriver à tout », lexicalement féconde chez Balzac et dans le roman de l’ambitieux, mérite à ce propos une attention particulière ; faussement transitif, le verbe n’ouvre que sur le vide. L’ambition implique ainsi une dynamique d’ascension exponentielle, elle se projette comme une « force qui va », progressant à l’aveugle, et tragiquement contraire aux lois biologiques de la croissance, de sa finitude et de son point d’arrêt. Ce que Jérôme Paturot formule dans le roman de Reybaud en une maxime lapidaire : « les lois de l’ambition ressemblent à celle de la gravitation : l’intensité s’y accroît en raison du chemin parcouru »30. Double mouvement de recommencement et d’aggravation : sur le modèle de la vrille retournée, on devine un itinéraire tragique qui mène à la catastrophe.
14L’ambition semble donc faire écran à l’achèvement social de soi. Cet inaboutissement existentiel relève moins chez le héros d’un choix concerté, d’un refus conscient de la maturité, que de la logique temporelle interne de cette passion. Ce qui pose des problèmes de dénouement romanesque, et nous fait progresser d’un pas encore dans la direction du tragique : comment en effet achever une passion inachevable, sinon sur le mode de la ruine ou de la catastrophe ?
Ambition et fatalité : une passion maudite ?
15L’ambition est l’un des témoins privilégiés pour l’observation d’un nouveau tragique, que l’on ne situera pas du côté d’une transcendance qui s’abat sur l’homme, comme tendait à le faire la tradition classique, mythes gréco-romains à l’appui, mais qu’il faudra plutôt localiser de manière immanente : du côté de la force destructrice contenue en puissance dans les passions humaines. La logique de la passion, dans un environnement qui la stimule, est de dégénérer : tel est le constat des aliénistes dans le premier xixe siècle. Ses représentants tracent ainsi volontiers un continuum entre la passion et sa forme dégradée, la monomanie. L’ambition dans cette perspective leur sert fréquemment d’exemple : Descuret dans sa Médecine des passions, en 1841– qui à la suite de l’idéologue Cabanis l’assigne plutôt à l’âge adulte31 – relève nombre de cas d’ambitions maniaques et délirantes, observations qu’il tire de la fréquentation des asiles d’aliénés. Il associe ces pertes d’équilibre psychique à de longues fermentations passionnelles. D’orientation analogue, le roman ne représente pas ce temps élargi du basculement vers l’aliénation ; il privilégie une représentation accélérée de la perte de maîtrise, focalisée sur une jeunesse au cœur de laquelle est inscrit d’emblée pour le lecteur un horizon d’attente tragique. Nos romanciers recourent pour ce faire à une sémiologie préfiguratrice. Si bien que l’on pourrait presque parler d’ironie tragique lorsque trois de nos héros sont implacablement et imperceptiblement conduits à la ruine par une ambition fatale. On exclut ici Le Député d’Arcis, qui dans son inachèvement, abandonne Simon Giget en cours de route après l’avoir posé en héros initial.
16L’hypothèse de l’ambition sociale comme réactivation moderne de la fatalité traditionnelle suppose d’abord que cette passion soit une force autonome et détachable qui déresponsabilise le personnage dépositaire. Or elle est bien le résultat d’une équation sociale, qui en détermine comme mathématiquement le développement. Au niveau local de l’individu comme au niveau global de la communauté : ce qui implique, sur le mode de la circulation, la représentation collective d’une poussée de fièvre, où les déterminations sociales produisent une globalisation de ce mal. Une fatalité en expansion se répand à la manière d’une contagion épidémique. Un autre récit balzacien de l’ambitieux, Z. Marcas, développe cette fatalité de l’ambition à deux échelles. Est d’abord affecté le grand homme en puissance32, double de Balzac, placé dès sa jeunesse sous le signe d’une prédestination funeste : sa physionomie est marquée par « un je ne sais quoi de fatal » ; l’initiale de Zéphirin relève d’un alphabet mystique et indique le « zigzag aléatoire et fantasque d’une vie tourmentée »33. Son ambition politique légitime, celle de l’homme supérieur qui veut se manifester et se rendre utile à l’État, vient développer et actualiser ce germe fatal, puisqu’elle le fait entrer en collision avec des forces démocratiques dirigées en sens contraire, œuvrant à l’arasement. Un changement d’échelle survient plus loin ; c’est alors le portrait englobant de la jeune génération qui est brossé, une génération prise dans un goulot d’étranglement, promise à l’exténuation et à l’hécatombe :
La foule obstrue ces deux voies (i.e. la médecine et le droit), qui semblent mener à la fortune et qui sont deux arènes : on s’y tue, on s’y combat, non point à l’arme blanche, ni à l’arme à feu, mais par l’intrigue et la calomnie, par d’horribles travaux, par des campagnes dans le domaine de l’intelligence, aussi meurtrières que celles d’Italie l’ont été pour les soldats républicains34.
17Un nouvel épique se met en place dans ce passage : celui de l’ambition de masse et des frottements mécaniques qui en résultent – mais cet épique est doublement déplacé : du côté cérébral d’abord (les guerres des intelligences multipliées), du côté du grotesque ensuite (les instruments repoussoirs employés dans cette lutte généralisée) ; il désigne le mauvais emploi des forces vives du pays, le gaspillage d’une génération conduite à l’abattoir35.
18L’ambition est donc bien un agent essentiel de cette fatalité moderne galopante qui conduit ses jeunes victimes à une fin précipitée. Chez Jérôme Paturot, dans le roman de Reybaud, elle est dramatisée par une conjuration de forces contraires qui acheminent implacablement le héros vers sa « mauvaise étoile ». Un destin sous de multiples emprises donc : l’une d’entre elles est Oscar, peintre et « serpent fascinateur »36, constamment présent à ses côtés. Voici un exemple de ce compagnonnage maléfique : « Je sortis de chez Oscar possédé de cette idée ; la fièvre aléatoire [le jeu] s’était allumée en moi »37; deux propositions juxtaposées qui suggèrent un rapport implicite de cause à conséquence : Oscar incarne la figure d’un mauvais démon, d’un Dieu rancunier qui entretient une ambition destructrice. Si bien que le dénouement du roman, qui prenait la direction édifiante de la satire romaine, entre les lignes desquelles se laisse entrevoir des valeurs à restituer, se renverse en un discours de l’impuissance et de l’impasse : « Mon exemple ne guérira personne, je le sais : l’ambition ne capitule pas aisément, et il n’est pas donné à tous les cœurs déçus de se plaire à la greffe des arbres à pépins ou à l’amélioration du chou de Bruxelles »38. Même sous la forme ludique de ce roman-mémoire parodique, l’ambition tend à se construire en un actant autonome, comme distinct du personnage dépositaire, qui le possède et s’impose à sa jeunesse vierge, et se trouve allégorisé par des visages et des voix de séducteurs. Nos romans de l’ambitieux sont en cela plus encore des romans de l’ambition, la totalité organique du moi et de sa passion se retourne en une disjonction conflictuelle.
19Deux derniers exemples témoignent de cette dissociation. Deux manifestations d’une ambition fatale d’autant plus intéressante qu’elle héroïse sa victime. Une lutte dramatique, un duel disproportionné, se joue alors entre un héros de la résistance et sa passion fatale. Ainsi peut-on lire le diagnostic de soi chez Ernest, morceau confessionnel qui extériorise son ambition et la projette en ennemi à abattre : « je porte en moi un germe de malheur qui se développe toujours ; une ambition involontaire absorbe tout ce que j’ai de vie »39. Plus loin, en un crescendo pathétique, le héros s’exclame : « je hais mon ambition que j’ai senti grandir en moi »40. Ce roman au long cours se structure en partie autour de la gradation de cette disjonction entre le personnage et sa passion, jusqu’à un changement de cap dans le dernier tome, où l’énergie du désespoir transfigure la ruine et la mort inéluctable du héros : assumant son ambition à défaut de pouvoir la vaincre, en un ultime essai de relèvement, il l’héroïse en la dévouant à la figure pathétique du père en faillite. Réussir non plus pour soi mais pour son géniteur sacrifié, telle est la dernière vaine entreprise du héros.
20Terminons sur un dernier aperçu stendhalien de l’ambition comme fatalité, en envisageant deux jalons charnières dans le parcours de Julien. Au seuil de l’intrigue, le cinquième chapitre de la première partie offre la juxtaposition de deux éléments apparemment hétérogènes : s’y trouvent mis côte-à-côte une analepse, le résumé d’une conversion d’ambition (des armes, glorieuses et anachroniques, à l’Église, l’habit ecclésiastique comme « uniforme de [son] siècle »), et une célèbre scène d’anticipation : la double prolepse tragique dans l’Église de Verrières (le fragment de chronique judicaire et l’apparition d’une lumière rouge sur le sol). Ce double horizon comme lancement du roman, la perspective d’une passion totale conjointe à la perspective d’un destin, indissocie symboliquement l’hubris de l’ambition et la chutefinale. À l’autre bout de l’intrigue, le meurtre de Mme de Rênal s’harmonise à cette lecture : ce crime de sang, rationalisable41, peut s’expliquer dans le contexte d’une acmé d’ambition : Julien est au début de ce chapitre « ivre d’ambition » ; on dit plus loin qu’« il ne pensait qu’à la gloire », ou encore qu’il était traversé par « l’ambition la plus effrénée »42 ; l’un des titres courants du chapitre est d’ailleurs « L’ambition ». Nul autre chapitre du roman n’accuse une telle saturation de ce lexique. C’est dans la continuité immédiate de ce point thymique maximal43 qu’interviennent les révélations démystificatrices de Mme de Rênal, l’écroulement de l’édifice imaginaire du personnage, puisque le marquis de La Mole lui ôte le brevet de lieutenant et la pension auxquels il avait difficilement consenti. La fatalité opère à plein régime dans le choc électrique entre une ambition parvenue à son paroxysme et le violent démenti opposé par le réel, coïncidence qui vient redoubler la liaison initiale entre passion et destin tragique.
21Pour conclure dans les termes du colloque, l’ambition-passion, de nature tragique,joue bien contre les intérêts de la jeunesse, même si elle lui confère provisoirement un héroïsme de la conquête sociale, déployé contre une conjuration d’adversaires haut placés. Un tragique authentique chez les héros de l’aristocratie du cœur ou du travail en quête de reconnaissance ; un tragique euphémisé par la parodie qui met à distance un anti-héros tel que Jérôme Paturot. Faut-il conclure pour autant sur un mode pessimiste ? Une ambition sociale heureuse en régime romanesque est-elle une vue de l’esprit ? C’est à travers le lexique de la limite, donc de la maîtrise, que se profile la possibilité d’un salut : l’encadrement dans l’espace borné d’un désir étroit est posé comme condition à cet épanouissement. Stylistiquement, la complémentation adjectivale intervient alors pour préciser ces ambitions à courte-vue. Bref, c’est à la condition de se dépassionner que l’ambition sociale peut être conforme au code utilitaire, fidèle à l’intérêt d’un personnage visant le confort et la sécurité. L’ambitieux maître de sa passion renverse alors le rapport de force actanciel que les exemples de ce travail ont illustré. Il peut muer et s’installer en bourgeois rentier : tels sont les exemples dans notre corpus du notaire Bouvart (Ernest, ou le travers du siècle) ou de l’oncle bonnetier (Jérôme Paturot à la recherche d’une position sociale). Mais ces exemples de modération et de maturité restent des options doublement problématiques : objets d’une représentation aplatissante et neutralisante d’abord qui leur ôte tout relief romanesque ; membres d’une génération et d’un passé révolus ensuite, spectateurs impuissants d’un présent filant vers l’anomie.
22Une dernière piste resterait à prolonger dans la continuité de ces réflexions : l’ambitieux et sa mise en cycle. Une homologie existe en effet entre le fonctionnement par relances et réapparitions du cycle romanesque et la dynamique répétitive et extensible de l’ambition. Pensons aux ambitieux Rastignac et Trailles que Balzac représente dans le Député d’Arcis, toujours en quête de fixation. Songeons plus encore, dans la deuxième moitié du siècle, aux Rougon-Macquart,et à la silhouette clignotante d’Aristide Saccard, personnage Sphinx, quasi mythique, consubstantiellement rétif à l’immobilisation et au vieillissement, comme non éjectable de la fresque zolienne. On le retrouvera encore en 1893 s’agitant dans le Docteur Pascal, éternellement rajeuni et se lançant dans une nouvelle spéculation à larges dimensions en Hollande.