De l’art de s’émouvoir. Passions et intérêts chez quelques héroïnes balzaciennes
1Hasard de l’actualité ou reflet d’une tendance qui irrigue aujourd’hui les sociétés modernes, les raisons de l’engouement pour les thèmes qui traitent de la femme et de son corps sont innombrables. L’univers du corps humain, et notamment celui du corps de la femme, fait d’organes, mais aussi de sensations, de sentiments, de mots et d’images, est un sujet qui a intéressé particulièrement Honoré de Balzac. De ce point de vue, les raisons d’agir, l’affect, les passions, les intérêts chez la femme balzacienne constituent d’excellents thèmes de réflexion. Tous ceux qui se sont intéressés à l’écriture balzacienne, à l’image de toutes les admiratrices de son temps, ont pu déceler dans le caractère de l’homme de lettres des « éléments féminins »1 qui lui assuraient une connaissance parfaite de l’amour et une intuition de la psychologie féminine.
2Il est important de mentionner que Balzac s’est affranchi de l’image conventionnelle de l’héroïne, à savoir celle du personnage de haute naissance, pur, paré d’une beauté sans défaut et d’une vertu inattaquable... Il a innové dans le sens où il a dressé des portraits authentiques de la femme en la montrant avec les défauts et les qualités de son sexe, à un tel point que les femmes contemporaines de l’écrivain se sont volontiers reconnues dans ses différentes héroïnes, et l’ont salué comme « un connaisseur émérite de l’âme féminine »2, excellent analyste de ses émotions et de ses passions et parfaitement apte à comprendre ses raisons d’agir, notamment dans le domaine amoureux.
3Si les personnages féminins sont caractérisés par une sensibilité exacerbée qui se manifeste dans de nombreux domaines, les larmes en sont la manifestation la plus fréquente ; elles expriment très souvent la tristesse, la détresse et la douleur ; néanmoins elles peuvent être provoquées par les émotions les plus diverses voire les plus opposées. Dans La Comédie humaine, et au vu de la sensibilité débordante de certaines héroïnes balzaciennes, il est fréquent de relever des pleurs émanant d’un sentiment de bonheur et de joie immenses. D’autres larmes proviennent de cette alchimie entre quelques éléments de la littérature, de la musique, des souvenirs et de la religion. Toutefois, la valeur de ces larmes abondantes varie selon l’âge et l’expérience du personnage féminin. Car, toutes ces femmes, même quand elles sont unies par le même destin, parfois tragique, n’ont pas les mêmes raisons de pleurer, ni le même intérêt. Les larmes forment donc l’expression émotive la plus répandue dans le monde féminin de La Comédie humaine. Certaines femmes usent du charme et de la séduction que leur confèrent des yeux en pleurs pour duper un amant. Les larmes sont dans ce cas bien précis une arme pour agir et pour servir un intérêt particulier.
4La femme coquette use de ces moyens, même dans l’amour, sentiment censément dépourvu de tout artifice. La femme légère, souvent malmenée par la vie, a assez de recul et de présence d’esprit pour ne pas s’investir tout entière dans l’amour, car elle sait pertinemment que l’amour excessif rend vulnérable et provoque l’ingratitude de l’être aimé. Pour bien attirer l’homme dans ses filets, elle le tourmente en se montrant coquette et en usant de fins subterfuges afin de l’empêcher de connaître la sécurité qui est nuisible à l’amour.
5Balzac a créé une multitude de personnages féminins complexes : des madones ensorcelantes appartenant à des milieux aristocratiques, des princesses parisiennes qui portaient en elles autant de séduction que de malice. Il parle lui-même à Madame Hanska du personnage de Diane de Cadignan en ces termes :
Je viens de donner le dernier regard à une princesse parisienne, c’est la plus grande comédie morale qui existe. C’est l’amas de mensonges par lesquels une femme de trente-sept ans, la duchesse de Maufrigneuse, devenue princesse de Cadignan par succession, parvient à se faire prendre pour une sainte, une vertueuse, une pudique jeune fille par son quatorzième admirateur, c’est comme le disait Madame Girardin, Célimène amoureuse. Le sujet est de tous les pays et de tous les temps. Le chef-d’œuvre est d’avoir fait voir les mensonges comme justes, nécessaires, et de les justifier par l’amour3.
6Le personnage féminin central, Diane de Cadignan, a décidé de l’histoire de sa vie. « Elle était ce qu’elle voulait être ou paraître »4. Elle est arrivée à se concevoir comme une femme pure et honnête. Elle a trompé les autres par la force de la coquetterie et de la duperie. Très jeune encore, elle a dû apprendre le contrôle exact de ses émotions, puisque la domination d’autrui exige un calcul très rigoureux. Elle a utilisé la ruse, la perfidie et la coquetterie comme stratégie de défense et de sauvegarde. Elle a fait de la séduction un véritable jeu en agissant avec son amant au gré de son humeur et de sa fantaisie, convaincue que cette tactique lui permettrait de triompher du cœur de l’homme aimé sans jamais l’ennuyer. En réalité, elle faisait de lui son esclave :
D’Arthez était en proie à ces émouvantes irrésolutions causées par la puissance des désirs et par la terreur de déplaire, situation à laquelle une jeune femme ne comprend rien quand elle le partage, mais que la princesse avait trop souvent fait naître pour ne pas en savourer les plaisirs. Aussi Diane jouissait-elle de ces délicieux enfantillages avec d’autant plus de charme qu’elle savait bien comment les faire cesser. Elle ressemblait à un grand artiste se complaisant dans les lignes indécises d’une ébauche, sûr d’achever dans une heure d’inspiration le chef-d’œuvre encore flottant dans les limbes de l’enfantement. Combien de fois, en voyant d’Arthez prêt à s’avancer, ne se plût-elle pas à l’arrêter par un air imposant ? Elle refoulait les secrets orages de ce jeune cœur, elle les soulevait, les apaisait par un regard, en tendant sa main à baiser, ou par des mots insignifiants dits d’une voix émue et attendrie. Ce manège, froidement convenu mais divinement joué, gravait son image toujours plus avant dans l’âme de ce spirituel écrivain5...
7La princesse de Cadignan fait de la coquetterie une idée exigeante. Elle possède l’audace et l’absolue maîtrise de toute sa personne, et, de surcroît, la créativité verbale du poète et du comédien : elle invente ses rôles, et, pour les animer, sait mettre en œuvre tous les éléments de la sémiotique théâtrale. En effet, le décor, la pose, les effets de voix, les regards, et le discours sont pour Diane de Cadignan, comme pour Antoinette de Langeais « la partie morale de la toilette ; il se prend et se quitte avec la toque à plumes »6. Le génie de cette femme réside donc dans sa capacité à jouer avec supériorité des qualités habituelles de son sexe. Elle est l’incarnation la plus éclatante de la simulation et de la duplicité féminine. Même ses larmes n’échappent pas à ses savantes stratégies ; elle fait mine de pleurer comme au théâtre en « se mouchant sans se moucher. Quelle est la princesse qui se mouche ? Diane essayait l’impossible pour faire croire à sa sensibilité. D’Arthez crut son ange en larmes, il accourut, la prit par la taille, la serra sur son cœur »7. Même les larmes, expression la plus naturelle de l’émotion, ont servi les caprices de la coquette. Elle les a intégrées à son manège de femme artificielle en usant de leurs effets bénéfiques. Puisque les pleurs sont le symbole des femmes sensibles, leur présence ne fera que conférer plus de crédibilité à la comédie et à la mise en scène de la maîtresse amoureuse et profondément touchée par les malheurs de celui qu’elle aime. Sa dualité de caractère lui permet de jouer tour à tour l’ange et le démon. Elle change au gré de son humeur et suivant la situation dans laquelle elle se trouve, et l’image qu’elle veut donner de sa personne. Elle peut être, selon les termes de Diderot8, poète et comédien. Et c’est précisément ce génie-là que Balzac a choisi de féminiser en la personne de Diane de Cadignan.
8Dans son ouvrage sur Le Mariage et l’Amour dans l’œuvre romanesque d’Honoré de Balzac, Arlette Michel compare la duchesse de Cadignan à la duchesse de Langeais. Les deux femmes sont motivées par la même fougue pour la coquetterie, mais quelques traits semblent les différencier :
Diane partage certainement avec Antoinette de Langeais l’art de la coquetterie. Elles ont en commun la même perfection dans l’exécution : science de la mise en scène, du costume, du masque, connaissance approfondie du répertoire psychologique. Mais leurs motivations ne sont pas les mêmes : l’une déploie une coquetterie surtout défensive ; Diane est une conquérante [...], elle apparaît comme une noble aventurière de l’amour, passionnée exclusivement par « la chasse au bonheur »9.
9Pour trouver ce bonheur, « Diane est indifférente à la qualité des moyens, elle est double, perfide, indécente dans son intrépidité, parce qu’elle a reconnu là les moyens les plus efficaces pour servir son grand dessein d’amoureuse »10. La coquetterie féminine est donc au centre de l’action de La Duchesse de Langeais.
10Toujours consciente et volontaire, cette coquetterie s’apparente à la vanité et à la duplicité. À la coquette elle-même, elle procure des émotions agréables et de tonalité narcissique, et à ses admirateurs des émotions infiniment variées telles que le plaisir et l’admiration tout d’abord, puis le dépit et le désespoir. La coquetterie représente aussi pour cette femme une assurance contre l’infortune ou l’abandon sentimental. C’est pour elle une façon de se procurer de nouveaux admirateurs, en cas de défection du courtisan attitré. Délaissée par son mari dès l’âge de vingt-deux ans, la duchesse de Langeais s’amuse à se venger des hommes :
Elle pouvait à son aise se moquer des hommes, des passions, les exciter, recueillir les hommages dont se nourrit toute nature féminine, et rester maîtresse d’elle-même [...]. Supposez la plus jolie femme seule dans le coin d’un salon, elle y est triste. Quand une de ces créatures se trouve au sein des magnificences sociales, elle veut donc régner sur tous les cœurs, souvent faute de pouvoir être souveraine heureuse dans un seul11.
11Elle est pourvue d’une coquetterie naturelle qui fait sûrement la force de son pouvoir. Cette femme sans cœur « puise dans son rôle d’actrice les seules émotions de sa vie et c’est grâce au théâtre que s’anime cette statue de chair »12. Sa vie en société est une vaste comédie à plusieurs actes. Dans chaque acte, elle choisit les émotions à jouer. Mais, seules les émotions factices qu’elle se crée en représentation parviennent à l’animer.
Elle était coquette, aimable, séduisante jusqu’à la fin de la fête, du bal, de la soirée ; puis, le rideau tombé, elle se retrouvait seule, froide, insouciante, et néanmoins revivait le lendemain pour d’autres émotions également superficielles. Il y avait deux ou trois jeunes gens complètement abusés qui l’aimaient véritablement, et dont elle se moquait avec une parfaite insensibilité13.
12Le jeu des émotions est donc son passe-temps favori. Pourtant, elle use de l’artifice et de la coquetterie avec un sérieux déconcertant, puisqu’elle ne se permet aucune faille dans des stratagèmes bien conçus. Dès qu’elle est entourée de ses prétendants, elle endosse son costume de femme gracieuse et attrayante. Loin des yeux du monde, elle retrouve sa nature de femme froide.
13Cette coquetterie alimente aussi largement le personnage de Foedora dans La Peau de chagrin. Les personnalités singulières de Madame de Langeais et de Foedora ont ceci en commun d’apprécier les sentiments extrêmes : le naturel et l’artifice, l’hypocrisie et la sincérité.
14Foedora, la comtesse russe, se complait dans une sécheresse de cœur et dans une froideur qui la protègent des souffrances accablant les autres héroïnes balzaciennes. La protagoniste de La Peau de chagrin demeurera éternellement une femme sans cœur. Elle ne croira qu’à la passion qui est désir de pouvoir et esprit de conquête. Balzac fait de cette créature, qui ignore toutes les formes d’émotions que connaissent les femmes sensibles et amoureuses, un « monstre ». Foedora ne connaît que le plaisir narcissique de la coquetterie et le déplaisir du dépit. La froideur et la fausseté sont les maîtres mots dans l’existence de la comtesse14. Foedora dresse une barrière infranchissable entre les événements et les émotions qui devraient en découler. Elle refuse de se laisser guider par ses sentiments et de laisser paraître ses troubles. L’émotion intellectuelle, l’émotion due aux souvenirs, l’émotion provoquée par la vue ou par l’ouïe de l’amant, toutes ces manifestations sensibles qui abondent dans La Comédie humaine ne concernent pas la comtesse Foedora.
15Pour mettre en relief l’insensibilité de cette froide coquette, Balzac a employé à profusion des réseaux d’images qui relèvent du champ sémantique du blanc, du froid, du sec, du minéral ou du métallique. Le blanc, dans ce roman balzacien, ne symbolise pas, comme à l’accoutumée, l’innocence et la pureté de la femme ; bien au contraire, il signifie froideur et insensibilité. Pourtant l’héroïne de La Peau de chagrin a une prédilection pour cette couleur. Ce penchant pour la couleur blanche qui, d’habitude, est l’emblème de la candeur et de la virginité, n’est pas fortuit. Nous pouvons même parler d’une stratégie mise en place par Foedora pour, justement faire croire à son ingénuité et donner une impression de fraîcheur. N’y a-t-il pas un contraste entre son attitude provocante et ce vêtement virginal ?
16Elle compense sa froideur par sa coquetterie, et l’intègre à sa stratégie. En effet, pour retenir ses admirateurs, elle pratique des jeux incessants de séduction. Sa posture, sa démarche, son attitude, ses manières, son expression, bref tout son être semble donner des promesses jamais tenues parce que leur réalisation est sans cesse différée. S’offrir toujours sans se donner, telle semble être la règle d’or de Foedora. Cette façon d’agir en coquette tout en restant froide et distante lui garantit de conserver sa cour d’hommes autour d’elle.
17Tout son corps est régi par le paraître et la pause. Elle ne laisse pas de place au prisme des émotions qui ont tendance à déstabiliser le personnage en lui faisant perdre sa capacité à contrôler l’expansion de ses troubles. Selon Foedora, le fait d’être émue et de laisser entrevoir ses sentiments permet à l’autre de la dévisager, de mettre sa personnalité à nu et de découvrir ses faiblesses latentes. Foedora est donc une femme d’apparence. Elle n’est aussi que « statue de chair », dure, artificieuse, insensible à tout sentiment, fermée à tout désir. La froideur de son expression et de son comportement est compensée par sa coquetterie, sa toilette, sa démarche... Grâce à son comportement admirablement étudié, Foedora mesure, avec une jouissance perverse, l’étendue de son pouvoir. La comtesse « rejetait son écharpe en arrière, se découvrait le cou, faisait les petits mouvements indescriptibles d’une coquette occupée à se poser : tous les regards étaient concentrés sur elle »15.
18À cette sécheresse égoïste s’ajoute son amour pour le luxe et l’argent. Contrairement à la duchesse de Langeais, Foedora croit intimement et foncièrement que l’argent guérit toutes les blessures et se substitue à tous les manques. À Raphaël qui lui prévoit une vieillesse aride et solitaire, elle répond cyniquement : « J’aurai toujours de la fortune... Eh bien, avec de l’or nous pouvons toujours créer autour de nous les sentiments qui sont nécessaires à notre bien-être »16. Pour elle, la richesse n’est aucunement celle des sentiments et des valeurs, mais plutôt celle du confort et de l’argent. La fortune met non seulement son propriétaire à l’abri de tous les besoins, mais elle lui permet encore de garantir une douceur de vivre. La comtesse russe appartient à la sphère des personnages balzaciens qui sont convaincus que l’argent est en mesure de tout acheter, y compris les sentiments.
19En somme, nous pouvons dire que la coquetterie de cette femme égoïste, matérialiste et cupide relève d’une stratégie sociale parfois bassement intéressée. Alors qu’Antoinette de Langeais a pris conscience que rien ne pouvait combler le vide de la perte d’un amant sincère, Foedora continue à s’attacher passionnément aux valeurs matérielles. Alors que la première sacrifie à son amour honneur et fortune, et fait preuve d’une grandeur d’âme et d’une authenticité déconcertantes pour une femme de son rang social, la seconde ne songe qu’à accumuler les conquêtes qui pourraient servir à assouvir sa soif de grandeur.
20Par ailleurs, ce qui caractérise Foedora, c’est sa volonté de puissance. Elle désire maîtriser toutes les situations et dominer tous les êtres. Elle s’accomplit dans l’asservissement de l’autre. Elle atteint l’apogée du bonheur quand l’un de ses admirateurs est complètement à sa merci et se plaît à les maintenir en esclavage en jouant de leurs émois. Qui veut plaire à la comtesse doit se plier à ses caprices, être présent et disponible lorsqu’elle en a envie, savoir disparaître quand son humeur le dicte.
21Ces femmes ont une extraordinaire aptitude à théâtraliser, à simuler, à jouer de leurs peines, à provoquer les pleurs. Raphaël de Valentin, dans La Peau de chagrin, connâit les affres de cette émotion simulée et des fausses larmes versées. Foedora, la femme aimée, se moque de ses sentiments et de leur sincérité. Le jeune homme décrit la scène où il a découvert l’artifice des pleurs de cette créature dépourvue de toute sensibilité :
Je lui racontais mes sacrifices, je lui peignis ma vie, non pas comme je te la raconte aujourd’hui, dans l’ivresse du vin, mais dans la noble ivresse du cœur. Ma passion déborda par des mots flamboyants, par des traits de sentiment oubliés depuis, et que ni l’art, ni le souvenir ne sauraient reproduire. Ce ne fut pas la narration sans chaleur d’un amour détesté, mon amour dans sa force et dans la beauté de son espérance m’inspira ces paroles qui projettent toute une vie en répétant les cris d’une âme déchirée. Mon accent fut celui des dernières prières faites par un mourant sur le champ de bataille. Elle pleura. Je m’arrêtai. Grand Dieu ! ses larmes étaient le fruit de cette émotion factice achetée cent sous à la porte d’un théâtre, j’avais eu le succès d’un bon acteur17.
22Les larmes sont pour ces grandes coquettes balzaciennes une arme favorite et une ruse pour séduire. Ces dernières paraissent savoir que les hommes résistent difficilement à ces effusions et adoptent le parti des pleurs au moment adéquat afin de subjuguer leurs juges, d’éviter leurs reproches, de rejeter la culpabilité sur l’aimé et d’obtenir des faveurs. Elles pleurent sur commande, et c’est souvent quand elles sont le moins affligées qu’elles versent des larmes en plus grande abondance. Expertes en coquetterie, Foedora et Béatrix usent donc de l’artifice des larmes pour arriver à leurs fins et manipuler leurs partenaires. Pour évoquer cette comédie des larmes, Anne Vincent- Buffault parle de « larmes de commande »18 et de « symptômes diplomatiques »19. Les courtisanes et les femmes légères se servent de ces fausses larmes de coquetterie comme du signe d’une peine, elle aussi jouée. Ces femmes, qui ont le talent de savoir pleurer, apaisent souvent le courroux de leurs amants. Les pleurs leur servent d’arme défensive. Ainsi, les larmes de Béatrix sont non seulement rares et peu abondantes, mais elles sont aussi caractérisées la plupart du temps par leur manque de sincérité20. Dans la scène de réconciliation avec Calyste, auquel elle joue la comédie de l’amour, elle laisse tomber quelques pleurs pour faire croire à son chagrin. Nous assistons alors à un semblant de mélancolie et à quelques petites larmes esthétiquement versées, « très ressemblantes, furtivement essuyées avec la dentelle du mouchoir »21.
23La mise en scène est extrêmement importante dans le déploiement des larmes. Chaque coquette prête une attention particulière à tous les détails qui environnent la scène sur le point de se jouer. Ainsi, même quand elle compte mettre à profit quelques pleurs, la femme artificielle œuvre à ce qu’ils soient versés d’une manière élégante et surtout à ce qu’ils soient bien remarqués par l’amant. Même la façon de recueillir les larmes est minutieusement étudiée ; en effet, la finesse doit toujours primer, c’est pourquoi la dentelle du mouchoir sera employée à sécher cette eau amère.
24Dans l’abondance des pleurs, il est difficile pour les amants d’interpréter la cause des larmes des femmes qu’ils aiment. « Les mouvements qui les animent et les émeuvent restent plongés dans l’ombre, et le narrateur masculin demeure perplexe. Dans le discours mondain, l’image de ces femmes en larmes oscille entre celle de l’actrice et celle d’un être fluctuant, insaisissable »22. Le repérage des choses est compliqué car l’artifice social est constant. Ces coquettes qui ont besoin de subjuguer se défendent avec leurs pleurs et attaquent avec leurs charmes. Les larmes qui sont généralement manifestation de souffrance et de détresse personnelle chez les grandes amoureuses balzaciennes, deviennent plus profanes chez les femmes légères et chez les grandes coquettes de La Comédie humaine. Les larmes de ces dernières participent d’un pathétique feint de la vie mondaine, elles sont voluptueuses et recherchées. Ces créatures font mine de goûter la douce mélancolie des larmes ; elles n’éprouvent donc aucune pudeur et aucune honte à les verser devant l’amant. Bien au contraire, ces pleurs sont pour elles, d’une part, une manière de susciter la pitié ou d’exercer une pression afin de désamorcer la colère de l’être aimé et d’autre part, un appel à être consolées.
25Ces monstres féminins dénués de toute moralité et de toute sensibilité récoltent non seulement le mépris du lecteur mais surtout celui de Balzac car l’écrivain n’a pas cessé, tout au long de sa Comédie humaine, de condamner sans retour « la femme sans cœur ». « Athée en amour, ne croyant à aucun sentiment »23, cette femme solitaire ne peut représenter pour notre écrivain la plénitude de la destinée féminine. Bien que gracieuse et brillante, l’héroïne de La Peau de chagrin demeure, tout au long du roman, marquée par le sceau de la froideur et de l’insensibilité. Dans La Comédie humaine, elle est, avec d’autres « individualités typisées », l’emblème de ce type de femmes hautaines, impénétrables et froides.
À l’aristocratie blessée et marquée des scènes de douleur, telles Sabine du Guénic, Pauline ou Henriette de Mortsauf, s’oppose la femme sans cœur, comparée aux tigres et aux serpents, comme Béatrix, Foedora ou Lady Dudley. Le jeu d’oppositions peut également se concentrer au sein d’un même personnage, dénonçant ainsi son ambiguïté, telle Béatrix successivement « gazelle » puis « lionne »24.
26Par ces quelques exemples de femmes de Balzac, nous avons pu constater que les raisons d’agir sont soumises à l’empire des idées, des affections de l’âme, des passions et des intérêts... Selon les sentiments ressentis par ces femmes, qu’ils soient cruels ou compatissants, selon leur manière d’être, l’éducation qu’elles ont reçue et leur manière d’appréhender le monde, chacune d’elles aura ses raisons d’aimer, de haïr, de compatir, de pleurer, de feindre. La psychologie, les états d’âmes et les émotions féminines diverses constituent une matière à la réflexion balzacienne. Cette discipline, qui n’a rien de véritablement nouveau, continue à alimenter les débats et les écrits de ceux qui, comme Balzac, pensent que la femme est un être complexe, étrange, mystérieux, multiple et insaisissable qui mérite toute l’attention, la compréhension et la sensibilité de l’homme.