La musicalité dans l’œuvre romanesque d’Henri Lopes
1Pour Henri Lopes, écrivain congolais, le rythme de la musique n’est pas si éloigné de celui du roman. Il l’explique lors d’une interview avec Tirthankar Chanda : « Peut-être que le goût des Congolais pour la musique n’est pas étranger à leur entrée en littérature. Pour nous, musique, rythme, poésie, lyrisme sont des branches d’un même tronc1. » Que ce soient les chants zaïrois, la rumba et les chansons traditionnelles bantoues, ou bien les variétés françaises et les musiques lyriques des opéras européens, en passant par la musique antillaise jusqu’au jazz américain des années 702, Henri Lopes détourne les chansons de leur fonction musicale en les insérant dans un objet littéraire. Ce détournement crée une musicalité perceptible de façon diffuse et multiple dans son œuvre romanesque. Nous verrons ainsi comment elle contribue à renouveler le genre à plusieurs échelles, enrichissant d’un rythme particulier le style, l’identité des narrateurs et la structure des romans. La sensibilité à la musique et la prégnance musicale s’affirment dans les récits lopésiens à partir de 1990, année de publication du roman Le Chercheur d’Afriques. Ce dernier, associé aux cinq romans suivants – Sur l’autre rive (1992), Le Lys et le flamboyant (1997), Dossier classé (2002), Une enfant de Poto-Poto (2012) et Le Méridional (2015) – servira donc de base à la présente étude.
Une écriture sensuelle
2La musicalité dans les romans apparaît tout d’abord par la citation des chansons et leur transformation par les personnages. Afin d’allier l’influence des paroles des chansons aux paroles narrées dans le récit, nous proposons dans un premier temps d’étudier l’avènement chez Henri Lopes d’une « écriture sensuelle », qui relie l’histoire des chansons à celle des protagonistes. Ainsi, dans Le Lys et le flamboyant, Simone Fragonard fait connaître son talent de chanteuse au public en remportant la grande finale d’un télé-crochet avec la célèbre chanson « L’amour est enfant de Bohème3 ». C’est l’ouverture de l’opéra Carmen de Bizet, qu’elle a appréciée après avoir vu le film musical d’Otto Preminger, Carmen Jones. Dès lors, le choix musical de Simone entre en écho avec sa vie : elle est le pendant littéraire d’une Carmen Jones métisse mais aussi d’une amante passionnée, comme celle de Bizet, et d’une femme libre, qui affirme sa vocation de chanteuse et rompt avec sa vie d’avant. De plus, Henri Lopes se permet des libertés typographiques pour mettre en avant le chant. Il mène un jeu visuel dans son écriture en insérant des citations extraites des chansons, de leurs paroles, de leur titre, du nom du compositeur ou de la chanteuse. La typographie varie, par exemple lorsque les voyelles, sur lesquelles le chanteur insiste, se répètent : « O yes, I want to be In thaaat number...4 » dans Le Chercheur d’Afriques. Les paroles de la chanson peuvent également être remplacées par une transcription de leur mélodie, comme dans Dossier classé : « Machinalement, j’ai fredonné la chanson que le pianiste avait interprétée quelques jours auparavant au Marsouin. Ils ont détruit mon jardin ! Tatata, lalala, …5 ». Elles peuvent également être changées pour rapprocher la chanson de la situation du personnage. C’est le cas dans Le Méridional lorsque Gaspard Libongo, dont le surnom donne le titre au roman, quitte l’île de Noirmoutier en Vendée. Il laisse une lettre expliquant sa décision à son confident, le narrateur métis du roman, à qui il a raconté ses appartenances culturelles diverses :
« À la fin de sa lettre, il reprenait les derniers vers de la chanson du Canadien Felix Leclerc qu’il m’avait fait découvrir un soir chez lui.
Aujourd’hui quand je vois une fontaine ou une fille
Je fais un grand détour ou bien je me ferme les yeux.
Le Méridional a substitué à “une fontaine ou une fille” les mots “un Noir ou un métis”.
Comme si les deux n’étaient pas les mêmes6. »
3Gaspard Libongo clôt cette lettre sur les vers de la chanson « Le P’tit Bonheur » en en changeant les paroles. Il reprend ainsi le thème du départ, que développe la chanson mais la cause de ce dernier n’est pas seulement la fin d’une histoire d’amour : c’est aussi une désillusion historique, conçue après les espoirs jadis placés en la révolution congolaise, qui marque la fin du récit. Ces multiples variations autour des citations musicales vont jusqu’à déconcerter le lecteur du Lys et le flamboyant. En effet, la chanson éponyme de Simone Fragonard, devenue de son nom d’artiste Kolélé, est inventée, mais tend à être rendue véridique par le récit de sa carrière. Le jeu du style et de l’intertextualité foisonnante se fond dans l’écriture pour procurer un plaisir visuel, et parfois presque auditif. L’écriture sensuelle donne à entendre la « sonothèque7 » de l’écrivain, elle-même réceptacle d’influences musicales diverses, modifiant le roman jusque dans sa typographie.
4Au-delà de la vue, stimulée par ces variations typographiques, cette écriture sensuelle use de nombreux verbes de sensations et de descriptions tactiles, en particulier dans les scènes de danse. Dans Dossier classé, Lazare Mayélé retourne dans son pays natal le Mossika, qu’il a fui à trois ans avec celle qui l’a élevé, Mama Motéma, suite à l’assassinat politique de son père Bossuet. Il est accueilli par les membres de la famille de Mama Motéma et des voisins du quartier sur le rythme d’une danse effrénée :
« Ils marchaient en se dandinant et j’ai marché du même pas. Ils s’arrêtaient, je m’arrêtais et, jubilant, me contorsionnais sur place en balançant des épaules et gigotant des reins. Envoûté par le claquement des mains, emporté par la cadence et l’accent du pays, j’ai dansé sans cavalière ; je dansais seul, pour moi seul ; je dansais seul avec les autres ; je dansais seul comme les autres ; impudique, je dansais du ventre et des reins ; je dansais pour décliner mon pedigree ; je dansais pour enraciner mes pieds dans le sol de la parcelle. J’ai mimé l’accouplement ; la tribu me récupérait8. »
5Lazare imite les autres danseurs : ce mimétisme est révélé par l’usage répétitif des verbes de sensations (marcher, s’arrêter), dans une construction en parallélisme. La danse en question semble être une rumba : hérité de la cumbia du XVIe siècle, le nom de cette danse provient d’une influence congolaise et est une déformation du mot kongo « kumba » signifiant « le nombril9 ». Cette danse collective met donc en scène l’origine du « nombril » social de l’individu. Elle est issue des quartiers populaires et elle est marquée par le balancement des hanches et la frappe du sol avec les talons. La musique produit des sensations d’envoûtement et d’emportement, tandis que la présence des autres membres de la tribu entraîne Lazare dans la danse. Le sentiment social de Lazare est modulé par les anaphores de l’adjectif « seul » : sa pure solitude évolue en une solitude personnelle puis en une solitude en compagnie des autres, qui devient finalement une solitude collective, semblable aux autres. L’insistance sur « les reins », « le ventre » rappelle que la rumba est une danse sensuelle mettant en scène le va-et-vient amoureux. Dès lors, en racontant son histoire par la danse, Lazare recrée sa naissance au pays natal, il « manifeste le surgissement du soi-collectif 10 » et affirme à nouveau son appartenance à sa famille.
6Enfin, l’écriture sensuelle individualise d’une manière très fine les personnages grâce à l’attention auditive prêtée aux intonations. Le goût pour la description musicale de l’intonation caractérise très souvent la voix unique et le tempérament des personnages de Sur l’autre rive. La voix précipitée d’Anicet dévoile ainsi son impatience et son incompréhension face au travail de peintre de Madeleine. Les paroles de son premier mari traduisent la mésentente du couple, elles sont réduites à un bruit de fond. Une locution imagée et un verbe au sens musical clôturent le discours indirect rapportant ses propos :
« Il alla jusqu’à user du vocabulaire du journal du parti pour qualifier mes tableaux : l’illustration de fantasmes de nymphomanes, dignes des petites bourgeoises de l’Europe décadente. Nous, en Afrique... Et il embouchait sa trompette11. »
7La tonalité bruyante de cette voix s’oppose au caractère doux de Rico, le second fiancé de la narratrice : « Rico, comme toujours maître de lui, s’exprimait d’une voix calme12 », « d’une voix qui souvent susurre en moi-même13 ». Quant à Chief Olayodé, l’amant de Madeleine, il est doté d’une voix profonde, « cassée, légèrement parasitée mais forte et fascinante14 », d’une « voix de basse » en somme15. Madeleine, attirée par lui, prend conscience qu’elle n’aime plus Anicet. Les paroles de Chief sont mélodieuses et séduisantes comme celles d’une chanson, en effet sa voix est souvent comparée à celle des « chanteurs de jazz16 » et au grand chanteur et musicien « Louis Armstrong17 », figure éminemment reconnue du jazz classique.
8L’écriture sensuelle est le premier aspect de la musicalité dans les romans d’Henri Lopes. Elle apparaît visuellement grâce à la citation musicale, à la reprise de l’histoire racontée dans les chansons et aux effets typographiques. La sensualité est également présente par le sens tactile et les verbes de sensations qui abondent dans le phrasé de l’écriture. Enfin, le plaisir auditif se retrouve dans les intonations chantantes des personnages. Davantage encore que dans ces dernières, la musique se retrouve pourtant dans les sentiments du narrateur, dont elle contribue à caractériser l’identité.
L’identité mouvante du narrateur
9Associée à l’expression du narrateur, la musique nourrit son identité mouvante. Elle offre une diversité d’associations infinies et reflète la dynamique d’un narrateur en évolution, dont elle exprime au mieux l’identité métisse. Cette dernière n’est pas caractérisée par une succession d’expériences, pas plus qu’elle n’évolue progressivement au fil du temps, comme dans un roman d’apprentissage classique.
10Dans Dossier classé, la recherche du passé du narrateur est construite autour des bars‑dancings congolais et des cabarets parisiens. Ces lieux de convivialité et de musicalité deviennent des lieux littéraires qui ancrent la narration. Lazare Mayélé, de retour dans son pays natal, souhaite ainsi retrouver un ami de son père, Tonton Goma. Puisque le musicien jouait dans l’ancien bar-dancing appelé « Le Manguier », Lazare recherche les traces de ce lieu dont le nom a désormais changé. Ce dancing est comparé à « une espèce de Nouvelle‑Orléans du pays bantou18 », unissant ainsi la musique swing née dans le Sud des États-Unis, pays dans lequel habite Lazare, et les origines bantoues de son oncle et de son père. Le souvenir de ce dernier, pourtant porté disparu, reste vivace à Paris : « à défaut de tombe, c’est au Balzar19 » que se rend Lazare, pour retrouver dans ce cabaret les souvenirs que lui confiait Goma à propos du défunt. Les lieux musicaux permettent ainsi au narrateur de revenir sur son passé et sur les origines de son identité. Mais comment parvenir à la connaître vraiment ?
11Sur ce point, la musique lente et poignante du blues semble être un vecteur privilégié. Le registre lyrique et plus précisément la veine mélancolique subit l’influence du blues. Il retranscrit les émotions du narrateur face à son identité culturelle, comme dans la séquence du Chercheur d’Afriques, où André écoute la chanson de Paul Robeson « There’s a man goin’ round takin’ names » :
« J’aurais juré avoir déjà entendu ces airs auparavant, en une époque oubliée de ma propre enfance. Leur musique faisait pénétrer en moi une sensation de bien-être et je ne savais si c’était mon esprit, mon cœur ou mon corps qui goûtait les délices d’un calme apaisant.
Puis, à force de repasser le disque sur le Dual dernier modèle, je finissais par en caresser les paroles, et le message que j’y découvrais ajoutait encore au plaisir de ma cure.
Je revenais souvent à un morceau simple et trop court.
There’s a man going round…Une voix inquiète signale qu’il y a un homme en train d’effectuer des rondes et de noter des noms. L’homme prend le nom du frère du chanteur et laisse ce dernier le cœur meurtri. L’homme prend le nom de la sœur du chanteur et laisse ce dernier le cœur également meurtri. Et chaque membre de la communauté autour de lui est l’un après l’autre fiché. Puis plus rien. Pas d’autre développement. Pas de réponse à l’angoisse dans la nuit.
On dirait quelque chose de l’histoire de notre enfance.
There’s a man going round,
Taking names,
Taking names20... »
12Le ton mélancolique du blues et la musicalité de la narration traduisent le sentiment de doux malaise que ressent André. L’écriture, rythmée par une série d’assonances (« puissance », « chanteur », « entendu », « auparavant », « enfance ») souligne le surgissement du passé intime. Les sentiments procurés par la musique sont renforcés par l’anaphore du pronom possessif dans l’énumération « mon esprit, mon cœur ou mon corps » dans un rythme ternaire. La musique exprime ainsi la sensibilité entière d’un individu, à travers son intelligence, ses sentiments et sa perception. La disparition des personnes dans la chanson rappelle les changements successifs de noms et d’identités du narrateur André Okana Leclerc pour échapper à l’autorité coloniale du Congo-Brazzaville qui recensait les enfants métis sans père, les retirait à leur mère et les confiait aux missionnaires chargés d’assurer leur éducation. Cette chanson inspirée du blues n’aboutit pas à une ouverture pleine d’espoir : elle prolonge l’interrogation, le pourquoi d’une conduite si absurde et le questionnement intérieur de l’individu. La chanson blues dépeint ainsi un marginal, « un personnage atypique21 » tout comme André, dont le nom et la place dans la société sont mouvants, le conduisant à s’interroger de cette façon sur sa propre identité.
13La musicalité est enfin un moyen, pour le narrateur, de repenser et de rassembler ses expériences personnelles, introduisant une cohérence dans son vécu. Dans Le Chercheur d’Afriques, André raconte ainsi son parcours, après avoir rencontré son père français auquel il dissimule son identité. Les paroles chantonnées sont ici empruntées à « un air du chanteur aveugle américain22 » Ray Charles. Elles racontent son parcours identitaire, tout en dépeignant un voyage imaginaire dans un pays intérieur :
« Sur la plaine de la prose, je vocalise les tons du nez et de la gorge. Les notes de la guitare appellent celles de la sanza. La musique de leur union ouvre des percées sur les sables de nos rêves et colore les feux frais de l’azur matinal.
Né entre les eaux, je suis homme de symétrie.
Droitier de la main, gaucher du pied, je dérègle le rythme des saisons. Mais je veux entendre de mes deux oreilles, voir de mes deux yeux, n’aimer que d’un cœur.
Yéhé, héhé, yéhé, héhé, yé...
Au sommet des pics, je n’ai pas frissonné, moi qui venais de la vallée. Je me suis même agenouillé et j’ai chanté hosanna ! psalmodiant mon amour de la neige.
Ce n’était pas parjure, mais refus de feindre.
Pourtant, dès que les anges embouchèrent les trompettes d’or, j’entendis le son du balafon. C’est que j’avais, Dieu merci ! pris soin de semer mes graviers. Au milieu de l’harmattan, j’ai retrouvé sans peine le chemin de l’allée des rôniers. Qui a connu le silence envoûtant du fleuve couleur de thé n’en sait perdre la saveur. J’ai donné mes veines à ses flots et le balancier de ma poitrine bat en écho du fracas des eaux sur les rocs du Djoué23. »
14Ce voyage dans le pays intérieur se fait sur fond musical, retraçant l’itinéraire d’André dans les différentes cultures. Né sur la plaine, au bord du fleuve Congo, il « dérègle le rythme des saisons » car en tant qu’enfant métis, il connaît les deux saisons africaines, par sa mère, et les quatre saisons européennes, par son père. Ce dérèglement se remarque encore dans l’expression des directions contraires « droitier » et « gaucher », qui inverse le sens du proverbe en lingala : « Lokolo ya mwási lokotámbola bobɛlɛ epái ya mwásí » signifiant « Le pied gauche ne marche que du côté gauche24 » : au lieu de rester toute sa vie tel qu’il est né, comme le suggère le proverbe, André fait le choix d’une identité mouvante. La mélopée « Yéhé héhé, yéhé héhé » fait écho aux paroles de son oncle africain Ngantsiala, rythmées par cette même mélopée. André revendique ainsi en musique sa singularité, refusant de choisir entre deux appartenances. L’alliance des cultures s’exprime dans un air de musique porté par des instruments africains ou européens (la « sanza », la « guitare », la « trompette », le « balafon ») et dans la description d’un paysage issu de plusieurs pays rassemblés en un même plan horizontal (les montagnes, la neige de la France et le fleuve du Congo). Puis, André reprend le thème du conte du petit Poucet, enfant abandonné ayant retrouvé le chemin de sa maison en semant des cailloux, pour mettre en scène le retour au fleuve du Congo. Les échos en [b] (« balancier », « bat »), en [o], (« flots », « écho », « eaux », « rocs »), en [r] (« poitrine », « fracas », « rocs »), reproduisent le rythme du fleuve. Associé au sang du narrateur (« mes veines à ses flots »), le fleuve fluctuant relie entre elles toutes ses expériences, tandis que la musique permet à André « d’innombrables associations25 », l’autorisant à parler en son nom propre et à livrer une cohérence identitaire personnelle et unique.
15Parce qu’elle réunit les pays et les souvenirs musicaux, la musicalité participe ainsi pleinement à la construction de l’identité mouvante du narrateur métis. Le sentiment d’étrangeté du narrateur trouve un prolongement dans la musique du blues, tandis que ses paroles musicales offrent une nouvelle cohérence à son vécu.
La structure musicale des romans
16Plus encore, la musicalité dutexte lopésien se retrouve jusque dans la structure du roman. Comme le rappelle André Hodeir, les chansons de jazz ont pour « seule structure […] le thème varié, la plus simple de toutes, et la plus favorable à l’improvisation26 ». Ce modèle de la variation ou de la modulation structure l’œuvre romanesque d’Henri Lopes, qui refuse la linéarité au profit d’une « composition en spirale ». De fait, le schéma narratif de l’intrigue ne débute pas à partir d’une situation initiale, modifiée par un élément perturbateur qui provoquerait alors des péripéties avant qu’un élément de résolution ne permette d’aboutir à la situation finale. La narration dans les romans d’Henri Lopes ne suit nullement ces cinq étapes attendues, obéissant plutôt à la structure d’un mouvement musical.
17L’analyse génétique de deux tapuscrits de Dossier classé montre ainsi que l’ouverture sur une chanson de jazz, entendue dans un bar, est un choix réfléchi de l’auteur dans l’agencement des chapitres27. Le roman publié s’ouvre en effet dans le restaurant Le Marsouin : le premier chapitre débute par l’écoute d’un blues chanté dans la langue du pays, puis le narrateur donne un pourboire au serveur pour que le pianiste rejoue cette chanson qui lui rappelle son oncle Goma. Le deuxième chapitre explique la venue du narrateur, envoyé au pays par son journal, African heritage. Le troisième chapitre enfin raconte son arrivée en avion au Mossika. Dans les tapuscrits, ces éléments sont tous présents mais l’ordre est inversé : on assiste d’abord à l’atterrissage de l’avion, puis le lecteur apprend le motif de la venue de Lazare Mayélé avant de le voir entrer dans le bar. Dans la version publiée, la chanson dont le musicien est l'auteur intervient dès le premier chapitre, puis ce n’est qu’au quatrième chapitre que sont décrites les musiques jouées par le musicien : « Solitude » de Duke Ellington et un blues de Jack Teagarden. Ces chansons apparaissent dans les tapuscrits mais on observe un léger changement dans leur ordre : la chanson de Duke Ellington et celle de Jack Teagarden sont les premières à être jouées, suivies seulement après par la chanson personnelle du musicien. Dans le livre tout comme dans les tapuscrits, ces chansons rappellent vivement le souvenir de l’oncle au narrateur. Les différentes versions préliminaires soulignent l’importance du choix final de l’auteur, qui décide de commencer le roman Dossier classé en musique. Cette ouverture musicale, marquée par l’écoute d’une chanson, se retrouve également dans les romans Le Lys et le flamboyant et Une enfant de Poto-Poto.
18Quant à l’écriture même de ces scènes musicales, elle demeure inchangée et ne varie que très peu entre les tapuscrits consultés. Les pratiques d'écriture de l'écrivain suggèrent une phase d'écriture directe sans plan préalable ni scénario ; d'après les dires d'Henri Lopes : « c'est l'incipit qui joue le rôle de déclencheur28 » de l'écriture. Cette écriture ne connaît pas de retour en arrière, elle se conforme en cela à son modèle, puisque la musique ne peut pas revenir en arrière. Ainsi, les tapuscrits29 tout comme le roman d'Une enfant de Poto-Poto s'ouvrent sur la proclamation de l'indépendance du Congo-Brazzaville et la fête à laquelle prennent part les deux adolescentes, Kimia et son amie Pélagie :
« Un chœur en aube blanche a pris place sur l'estrade. « Les piroguiers du Congo » m'a chuchoté Pélagie. Comme si je ne les avais pas reconnus ! Notamment, le petit Laurent Botséké, dont on disait, chaque fois qu'il entonnait la chanson Suzanna qu'il avait le timbre des séraphins. Un filet de voix plus pur que celui de Tino Rossi, l'idole de nos parents. Tino, le chanteur français – avec lequel rivalisait quelquefois le duo Patrice et Mario – pour lequel les aînés ils consentaient à faire une infidélité à la rumba et à exécuter des pas de valse ou de tango. Devant la chorale au garde-à-vous, l’un des organisateurs a placé des garçonnets et des fillettes en tenue de scouts, le cou noué de foulards tricolores. Pas bleu, blanc, rouge mais vert, jaune et rouge30. »
« Un chœur en aube blanche a pris place sur l'estrade. « Les Piroguiers du Congo », m'a chuchoté Pélagie. Comme si je ne les avais pas reconnus ! Notamment, le petit Laurent Botséké, dont on disait, chaque fois qu'il entonnait Suzanna, qu'il avait le timbre des séraphins. Un filet de voix aussi pur que celui de Tino Rossi, l'idole de nos parents. Tino, le chanteur français au charme envoûtant. Chaque fois qu'il roucoulait Marinella, les aînés consentaient à faire une infidélité à la rumba et à exécuter des pas de valse, de tango, de boléro, des danses que nous trouvions drôles.Devant la chorale, se sont placés au garde-à-vous, des garçonnets et des fillettes en tenue de scouts, le cou noué de foulards à nos couleurs : vert, jaune et rouge31. »
19Dans cette scène musicale, les différences sont légères entre le tapuscrit et le roman publié : la scène accorde la part belle à la compréhension de la chanson, à l’écoute de la voix d'un enfant de la chorale appartenant au groupe des Piroguiers du Congo. Mais encore, la comparaison de son talent à celui du chanteur français Tino Rossi amène à décrire l'engouement des générations précédentes pour de vieilles danses autres que congolaises. Tandis que ces détails sont maintenus, la référence à l'ancienne couleur du drapeau national français au Congo est éludée et l'opposition à ce passé politique colonial simplement suggérée. Dans l'ensemble, l'écriture des scènes musicales dans les romans publiés reste similaire à celle des tapuscrits consultables et les passages traitant de la musique demeurent une constante malgré les plus grands remaniements de l'auteur à l'échelle du roman. Cet élan musical semble tenir lieu de script musical, à partir duquel l’auteur retranscrit l'atmosphère du nouveau pays indépendant.
20Ainsi, après l’incipit musical, la narration suit un mouvement en spirale : la trame narrative est composée de plusieurs fils représentant les diverses intrigues, les diverses temporalités et les diverses tonalités du roman. Ces fils s’entrecroisent et s’entremêlent sans souci de linéarité, nourrissant une narration qui revient sur certains éléments et les fait évoluer à chaque reprise.
21La composition en spirale du roman Le Chercheur d’Afriques évolue par exemple en fonction de quatre mouvements, chacun correspondant à une phase temporelle et souvent à un lieu de la vie du narrateur. Le premier est celui de l’enfance d’André Okana Leclerc au Congo, le deuxième se déroule lors du premier voyage d’André à Nantes, en compagnie de son ami Vouragan, le troisième se développe autour de son second voyage à Nantes dans le but de rencontrer anonymement son père. La temporalité du quatrième mouvement débute après son enfance africaine et avant son premier séjour à Nantes, elle se poursuit au-delà du second séjour nantais.
22Chaque phase temporelle autorise le développement de l’un des fils de la trame narrative. L’intrigue du premier mouvement s’attache ainsi au passé d’André et à sa filiation, des années passées avec son père, sa mère et la cousine Olouomo (chapitres 2, 4, 9, 16) à l’arrivée d’un nouveau commandant de la colonie (chapitres 24, 26, 33, 41), en passant par le départ du père (chapitre 20). La fin de cette trame narrative présente Joseph, un métis devenu le père adoptif d’André (chapitres 58, 66, 68, 71, 91). Joseph incarne alors la figure du père : il rassure et écoute l’enfant. Dans le deuxième mouvement, l’intrigue se clôt sur la découverte du nom de famille de Fleur Leclerc, qui se révèle être la demi-sœur cachée d’André : celui-ci connaît désormais l’adresse de son père biologique, qu’il recherchait. L’intrigue du troisième mouvement se finit sur la rencontre incognito d’André avec son père, suivie de la mort de ce dernier. Le quatrième mouvement enfin narre la rencontre d’André avec Kani, la femme qu’il aime. Il condense les trois autres intrigues, puisqu’André accepte son identité métisse, se résout à garder une part de mystère dans son passé et à vivre pleinement son amour avec Kani.
23Dans cette composition en spirale, chaque mouvement est enfin doté d’une tonalité musicale qui lui est propre et apporte une ambiance unique. Dans le premier mouvement, cette tonalité est plutôt nostalgique, alternant des scènes de joie telles que la danse dans le village (chapitre 33) avec des moments intimes et calmes comme la chanson en langue d’Olouomo, « lente et triste32 ». Dans le deuxième mouvement, la tonalité est plus heureuse, dominée par la découverte de nouveaux courants de jazz, tels que le be-bop de Charlie Parker, la musique venue de Cuba et des Antilles, les chansons pour danser et les refrains populaires du carnaval nantais. Dans le troisième mouvement, les cloches et les carillons marquent le temps qui passe jusqu’à l’entrevue avec le père retrouvé. À la sortie de la conférence du docteur, la musique de « la cloche de l’angélus » retentit, comme pour marquer le désarroi du narrateur face à la fuite du temps. Dans le cabinet du docteur César Leclerc, les notes funèbres de l’horloge recouvrent la voix du père et annoncent déjà sa fin tragique :
« Le carillon de Westminster a recouvert la voix bien timbrée du médecin qui s’est levé pour m’accueillir. Il a sonné les coups de l’heure.
Chaque note entrait dans mon cœur comme celles du glas33. »
24Dans le quatrième mouvement enfin, la tonalité musicale est plus subtile : elle fait référence aux chants gospels (chapitre 32) et André affirme que « Kani [l]’a initié au jazz34 ».
25Les quatre mouvements dans la composition en spirale du roman Le Chercheur d’Afriques dévoilent donc le passé et le présent du narrateur, la recherche de sa famille française, d’une figure paternelle et d’une femme aimante, tout en rendant manifeste la tonalité des sentiments qu’il éprouve. Des remarques similaires pourraient être énoncées à propos de Sur l’autre rive ou du roman Le Lys et le Flamboyant. Dans chacun des cas, la musique ouvre le premier chapitre du roman, lie les différentes temporalités, tonalités et évolutions d’une intrigue qui progresse en spirale.
26Ainsi, la passion d’Henri Lopes pour la musique met en avant son grand talent d’écrivain. Nous espérons avoir démontré que l’alliance de l’écriture et de la musique produit une musicalité profuse et prégnante dans ses romans. Cette musicalité se manifeste avec ingéniosité par l’écriture sensuelle. Elle est à la fois riche d’influences culturelles diverses, sensible à l’individualité de chaque personnage et vivifiée par les jeux créatifs de l’auteur avec les chansons. Henri Lopes a fait de la musique un matériau d’écriture et de la musicalité une façon unique d’exprimer un monde romanesque chatoyant et coloré, bruissant de paroles et de mélodies. Plus encore, les narrateurs en quête d’une identité mouvante trouvent dans la musique une ressource précieuse : portés à la mélancolie, ils se retirent généralement dans des cabarets ou des bars-dancings pour se rappeler leur passé et chercher à donner, via la musique, une cohérence à leurs diverses expériences. Enfin, la musicalité des romans se dévoile jusque dans leur structure en spirale : souvent inaugurés par une ouverture « en musique », les romans d’Henri Lopes ne cessent de nous séduire, nous entraînant dans la lecture comme dans une danse, portée en fond par le mouvement de la musique.