Atelier de la SERD : Les chefs-d’œuvre inconnus au XIXe siècle
1Suite à l’ouverture du Musée central des arts en 1793, rapidement rebaptisé Musée Napoléon, le statut de l’œuvre d’art se modifie en profondeur : devenus visibles, aisément copiables, non plus admirés in situ mais dans un nouvel espace qui invente ses propres règles de circulation, les trésors de l’histoire de l’art s’exhibent au regard de tous. En réponse à ce nouveau régime d’exposition des œuvres d’art, la vogue des fictions d’artistes dans la première moitié du siècle se caractérise par une forme de repli, de confinement, visant à restaurer aux œuvres un statut confidentiel, intimiste, mystérieux : les auteurs privilégient donc des intrigues qui nous éloignent de ce XIX e siècle profane pour plonger dans l’Italie de la Renaissance, la France du XVIIe siècle, et resserrent leur cadre spatio-temporel autour d’un lieu qui devient mythique : l’atelier de l’artiste. Dans de misérables mansardes, dérobées derrière des tentures, les œuvres se peignent et se sculptent loin du regard du public. Cette publication se propose donc de partir à la rencontre de quelques-uns de ces chef-œuvres inconnus, inconnus non seulement parce qu’ils n’ont d’existence que littéraire mais aussi parce que la plupart connaissent une deuxième mise à mort dans la fiction – les tableaux sont détruits, les artistes meurent sans terminer leurs œuvres, etc.
2Les travaux récents sur La Bibliothèque des textes fantômes1 ou sur La Bibliothèque invisible2 ont déjà conduit les chercheurs à s’interroger sur « ces livres qui ne s’ouvrent que dans d’autres livres3 », « books within books », selon la formule consacrée par Max Beerbohm. Si, comme l’a très bien montré Céline Delavaux dans son Musée impossible4, l’histoire de l’art est aussi peuplée de fantômes, nous souhaitons, par cette contribution collective issue de deux journées d’étude organisées dans le cadre d’un atelier de la SERD, explorer la bibliothèque fantôme, le musée imaginaire et la musicothèque fictive constitués par la littérature du XIXe siècle. Dans une perspective esthétique, les articles visent à rendre compte des liens très forts qui unissent la littérature et les arts au XIX e siècle : cette plongée dans les ateliers d’artistes réels ou fictifs permet d’interroger des rapports de correspondance, de hiérarchie, de rivalité entre les arts. Il s’agit de s’intéresser également à la manière dont les textes envisagés engagent une interrogation sur le rapport entre l’artiste et son public : au moment où le XIXe siècle sacre l’artiste en mage et prophète absolu, ces tragédies artistiques, ces œuvres inachevées, détruites, dérobées traduisent une réelle méfiance dans la relation qui unit l’artiste à son public.
3D’autre part, ces nouvelles et romans hybrides étudiés ici, engageant une réflexion sur les notions de chef-d’œuvre absolu et d’œuvre à venir, portent les germes d’une réflexion sur l’histoire de l’art et concentrent des projections historicisées de la conception de l’œuvre d’art. Se situant souvent dans un XVIe siècle fantasmé, où les grands maîtres du passé sont convoqués, les textes envisagés se font le support d’une pensée à la fois décadentiste et régénérationnise de l’histoire de l’art. Permettant de renouer avec la sacralité de l’art, de retourner au berceau de la création des plus grands, de Raphaël, de Michel-Ange, du Corrège, etc., les fictions d’artistes construisent une réflexion anamnestique et profondément nostalgique sur l’histoire de l’art5. Dans une perspective narratologique enfin, les articles de cette publication s’intéressent à la manière dont les textes donnent à voir, à penser, à entendre une œuvre purement fictionnelle, une œuvre dont seuls les mots en dessinent les contours, les imperfections, les beautés. Quelle puissance diégétique et quelle dimension ludique cette tension autour d’une œuvre qui se dérobe à la vue ou à l’ouïe induit-elle ? Le chef-d’œuvre inconnu n’est-il pas une mise en abyme du travail conjoint de l’écrivain et du critique ? Véritable « motif dans le tapis », le chef d’œuvre à tenter d’appréhender par le seul medium langagier est autant un défi d’écriture pour le romancier qu’un défi cognitif pour le lecteur.
4Aujourd’hui associée au titre d’une nouvelle de Balzac devenue célèbre, la formule oxymorique de « chef-d’œuvre inconnu » n’est pourtant pas rattachée à Balzac dans la première moitié du XIXe siècle ; c’est ce que montre mon article qui étudie un drame de Charles Lafont portant le même nom que la nouvelle de Balzac. Cet autre Chef-d’œuvre inconnu, joué en 1837 sur la scène de la Comédie-Française, était bien plus connu que celui de Balzac et il faudra attendre la fin du XIXe siècle pour que la notoriété de la nouvelle de Balzac prenne le pas sur celle de la pièce de Charles Lafont. L’article montre également comment la mise en scène théâtrale permet de redoubler le dispositif spectaculaire de dévoilement du chef-d’œuvre et de sa destruction. Mais si Balzac n’a pas la primeur sur ce titre au XIXe siècle, l’article de Harsh Trivedi montre combien La Comédie humaine est remplie de nombreux chefs-d’œuvre inconnus qui, à l’image de celui de Frenhofer, sont la plupart du temps présents dans le texte de manière fragmentée et disloquée. L’article vise ainsi à construire l’hypothèse selon laquelle la fonction de ces œuvres fictives est de produire un système singulier, une autre œuvre à l’intérieur de La Comédie humaine. Laëtitia Bertrand, ensuite, opère un rapprochement entre la nouvelle de Balzac et l’univers fictionnel de Musset. En effet, elle étudie comment l’âge d’or artistique de la peinture du XVIIe siècle est aussi une source d’inspiration, teintée d’angoisse, dans l’œuvre mussétienne : dans André del Sarto, Lorenzaccio ainsi que dans la nouvelle Le Fils du Titien, l’article s’attache à étudier des portraits de peintres qui vivent dans l'ombre des grands maîtres et qui s'interrogent sur la possibilité de réaliser un chef-d’œuvre après eux. Dans une perspective proche mais centrée sur une œuvre de la seconde moitié du XIXe siècle, Marie-Bernard Bat montre comment, dans le roman-feuilleton Dans le ciel d’Octave Mirbeau, l’acte de peindre aboutit à une relation agonistique entre le peintre et son œuvre. Elle étudie également l’éventrement de la toile par le peintre Lucien comme un redoublement du geste de Mirbeau qui lui aussi mutile son roman en choisissant de le laisser inachevé. Ce tour d’horizon des peintres fictifs se poursuit avec un article d’Aude Jeannerod consacré à une nouvelle de Duranty, « La simple vie du peintre Louis Martin » dans laquelle le romancier fait du peintre imaginaire qu’est Louis Martin son artiste idéal. Aude Jeannerod montre ainsi comment, sous les dehors d’une fiction narrative, Duranty fait en réalité et surtout de la critique d’art, mettant ainsi à mal la frontière entre fiction narrative et critique d’art, en proposant, par des voies détournées, un discours évaluatif et prescriptif.
5À côté de ces explorations d’ateliers d’artistes masculins, l’article de Laurence Brogniez offre un contrepoint salutaire en nous permettant de pénétrer dans des ateliers de femmes peintres. Rappelant tout d’abord combien les fictions d’artistes confèrent très souvent un rôle ingrat au personnage féminin, réduit à une simple muse et rarement mis en scène comme figure de création, elle choisit d’étudier dans son article le devenir du scénario du roman de peintre quand ce dernier est construit par une femme et qui plus est quand ce scénario se centre sur la figure d’une femme artiste. Dans le corpus belge francophone qu’elle examine, elle montre comment chacun des romans envisagés, offrant pourtant un éventail prometteur de possibles aux héroïnes, toutes susceptibles de rivaliser avec leurs confrères, voire de les surpasser, se referment toujours sur des issues fatales dans lesquelles les carrières artistiques des femmes sont brisées.
6Ces relations conflictuelles entre l’artiste et son œuvre ne sont pas le douloureux apanage des seuls peintres. Deux articles s’intéressent ainsi à des personnages de sculpteurs qui peinent également à achever leur création statuaire. Romain Enriquez centre son étude sur un artiste trop souvent oublié dans L’Œuvre parce que vivant dans l’ombre de Lantier. En contrepoint à la destinée de ce peintre, l’article nous invite à nous interroger sur la place que tient Mahoudeau, le sculpteur, ce dernier tenant à la fois de l’artiste raté, du naturaliste qui s’ignore et du Pygmalion maudit, sa statue ne s’animant que pour s’effondrer aussitôt dans son atelier. Romain Enriquez montre comment cet épisode de la destruction de la statue condense en un seul épisode toute la destinée de Mahoudeau, maître d’œuvre plus inconnu encore que Claude Lantier, et dont le ressentiment ira jusqu’à la compromission avec l’art bourgeois. Léa Jaurégui étudie quant à elle la fascination pour cet art matériel et palpable qu’est l’art statuaire dans trois apologues fin-de-siècle teintés de fantastique : L’Initiation sentimentale de Joséphine Péladan (1887), Aphrodite, mœurs antiques de Pierre Louÿs (1896) ainsi que La Femme de marbre d’Henri de Régnier (1900). Les trois intrigues s’organisent autour de la relation ternaire entre l’artiste, la muse à sculpter et l’œuvre d’art, mettant ainsi en évidence la contradiction insurmontable entre l’idéal évanescent de l’œuvre à créer et la dure réalité de la matière. Là aussi, la contradiction se résout dans un acte de destruction qui va jusqu’à la négation de l’acte artistique. Cette réflexion sur la création artistique est aussi sondée par Mélanie de Montpellier d’Annevoie dans un article consacré au roman Jean-Christophe de Romain Rolland. Cette contribution permet ainsi de faire une place au medium musical, lui aussi parfois menacé au XIXe siècle par les dangereux élans de destruction de certains compositeurs fictifs. Le roman fleuve auquel s’intéresse ici Mélanie de Montpellier, tout en décrivant la formation artistique d’un compositeur cherchant à faire œuvre, s’impose aussi comme une véritable fresque de l’Europe intellectuelle du XIXe siècle et des nombreux mouvements esthétiques qui s’y croisent et s’y affrontent.
7Les deux derniers articles de cette publication sont consacrés à des œuvres littéraires imaginaires, pensées comme des absolus artistiques. Édouard Garancher, avec son étude du Désespéré de Léon Bloy (1887), montre comment le roman fictif Le Symbolisme de l’histoire, présenté comme le chef-d’œuvre de Caïn Marchenoir, transpose et réinvente les événements marquants de la vie de Bloy, en particulier des années 1877 à 1884. Affranchi des contraintes qu’impose le modèle autobiographique, Bloy fait ainsi de ce livre fictif un manifeste de ses propres conceptions littéraires et religieuses. Le Symbolisme de l’histoire s’offre ainsi comme une « œuvre fantôme » en relation avec la totalité de la production de l’auteur, devenant une sorte d’« hyperbole » de l’œuvre bloyenne. Répondant à cette conception hyperbolique du livre rêvé par Bloy, l’article de Sébastien Wit s’intéresse justement à un autre Livre médité à la même époque par Mallarmé, que l’auteur avait lui aussi certainement rêvé comme une « hyperbole de tous les livres existants », pour reprendre la formule de Jacques Schérer6. Ce Livre devenu chef-d’œuvre inconnu au fil des rumeurs et des séries d’interprétations dont il a été l’objet, en particulier sur la question de son inachèvement, devient l’objet d’une véritable mythographie que Sébastien Wit met au jour, montrant ainsi que ce Grand Œuvre mallarméen est peut-être davantage le fait d’une construction herméneutique empreinte de magisme que tenant réellement d’une volonté auctoriale.
8Ces multiples chefs-d’œuvre inconnus étudiés dans cette publication, qu’ils renvoient à des œuvres picturales, sculpturales, musicales ou littéraires, peuvent être appréhendés par certains des critères proposés ci-dessous, et ce à des degrés divers :
9– le degré de référentialité : l’œuvre fictive est-elle construite en rapport avec une œuvre réelle, avec une école artistique réelle, avec des éléments de reconnaissance précis qui permettent de la situer voire de la reconnaître ? Parfois, si l’artiste évoqué est fictif, ceux qui l’entourent dans la fiction renvoient à des personnalités artistiques connues ce qui a pour effet d’augmenter le degré de référentialité du chef-d’œuvre fictif. Derrière ce degré de référentialité, se niche parfois aussi un jeu entre l’auteur et le lecteur : il s’agit en effet pour ce dernier de deviner, par des indices plus ou moins précis, l’artiste réel qui a inspiré l’artiste fictif ou la ou les œuvres qui innervent la description du chef-d’œuvre fictif. Dans son article, Aude Jeannerod étudie ce jeu élaboré par Edmond Duranty pour reconnaître, dans les peintres fictifs qui peuplent sa nouvelle, des peintres de la vie artistique des années 1860-1870. Les nombreuses références à des peintres réels dans les fictions d’artistes participent ainsi à brouiller les frontières entre réalité et fiction et nécessitent de la part du lecteur un travail de reconstitution, au prisme de l’histoire de l’art, pour essayer, parfois en vain, d’identifier les modèles rééls des artistes fictifs.
10– le degré d’existentialité ou de représentatiblité : l’œuvre fictive est-elle décrite avec une approche réaliste ou, au contraire, son caractère fictif est-il exhibé par un effet de brouillage ? Les descriptions de chefs-d’œuvre qui s’effectuent au conditionnel par exemple tendent à construire et à déconstruire en même temps l’œuvre évoquée. Comme l’étudie Marie-Bernard Bat dans son article, les embryons de descriptions des productions de Lucien dans le roman de Mirbeau, Dans le Ciel, tournent court et il est impossible pour le lecteur d’en saisir la composition d’ensemble. De même la description des œuvres fictives peut-être plus ou moins floue, plus ou moins précise, plus ou moins restreinte par les limites du langage, en fonction du medium artistique concerné – la musique pose ici le plus souvent problème, comme le rappelle la contribution de Mélanie de Montpellier d’Annevoie.
11– le degré de crédibilité : l’œuvre fictive est-elle décrite dans la fiction avec respect ou avec ironie ? Le narrateur prend-il ses distances avec l’œuvre évoquée ou la porte-t-il aux nues ? À l’échelle de la diégèse, on peut observer aussi un décalage entre la non crédibilité du chef-d’œuvre aux yeux du public et la réhabilitation que le narrateur effectue dans son propre énoncé. L’article de Laëtitia Bertrand montre à l’inverse comment Musset déconstruit le mythe de l’artiste incompris en révélant que ce topos est une construction littéraire, selon lui sans exemple réel dans l'histoire de l'art. De son côté, Laurence Brogniez explique comment des autrices sont amenées à sacrifier la crédibilité et le succès de leurs brillantes artistes femmes, semblant sanctionner dans la fiction toute transgression à la norme, révélant ainsi la difficulté pour ces romancières « d’ériger en modèles des figures positives de femmes artistes ».
12– le degré de débordement théorique : souvent, la description de ces œuvres fictives quitte la logique narrative pour verser dans la critique d’art, dans des développements théoriques sur l’histoire de l’art. À travers l’étude de ces nombreux chef-d’œuvre inconnus se joue ainsi une petite histoire de l’art et se rejouent certaines querelles de l’histoire de l’art, passées ou contemporaines. C’est bien ce qu’étudie Aude Jeannerod dans son article, en montrant combien la nouvelle de Duranty rend poreuse la frontière entre fiction et critique.
13– le degré de rayonnement : une œuvre fictive, et qui plus inconnue dans la fiction, peut-elle inspirer des œuvres réelles ? Qu’est-ce qu’une œuvre fictive peut inspirer dans la réalité ? Dans cette perspective, le cas du Livre de Mallarmé étudié par Sébastien Wit nous permet d’envisager l’héritage artistique d’un livre imaginaire devenu un objet construit a posteriori par les multiples élans herméneutiques qui ont tenté de comprendre et de décrypter le Livre. Sébastien Wit montre ainsi comment le Livre est une construction critique qui part de Mallarmé, et s'étend à Valéry, Mondor, Scherer pour la partie philologique, mais qui passe également par Julia Kristeva, Jacques Derrida, Umberto Eco pour la partie philosophico-critique. Pensons également à des cas où des pièces musicales ont été inspirées par des mélodies fictives, comme le Poème pour violon et orchestre opus 25 d’Ernest Chausson, inspirée de la nouvelle Le chant de l’amour triomphant d’Ivan Tourgueniev.