Les chefs-d’œuvre inconnus : Une étude des œuvres fictives dans La Comédie humaine
1Dans cet article, nous allons nous interroger sur la fonction des œuvres fictives dans La Comédie humaine de Balzac. Par œuvre fictive, il faut entendre des œuvres créées par les personnages de l’œuvre balzacien. Ces œuvres appartiennent à des domaines assez variés comme la littérature, la peinture, la musique, la philosophie, etc. Selon l’Index des œuvres des personnages fictifs de La Comédie humaine proposé par Pierre Citron et Anne-Marie Meininger, il existe soixante-neuf œuvres fictives dans les romans et nouvelles de La Comédie humaine. La plupart de ces œuvres fictives sont présentes dans les textes de manière fragmentée et disloquée. La question qui se pose naturellement en étudiant cette liste est la suivante : pourquoi l’écrivain d’une centaine de romans ressent-il le besoin d’introduire ces fragments d’œuvres fictives dans son œuvre ? Pourquoi, au lieu d’en rendre compte de manière conceptuelle (étant donné qu’il s’agit d’un écrivain qui n’hésite jamais à introduire des digressions importantes dans ses textes), cherche-t-il à les reproduire comme des fragments concis et contenus ?
2Notre hypothèse sur la fonction de ces œuvres fictives est qu’elles permettent aux nombreux romans et nouvelles de La Comédie humaine d’exister en tant qu’œuvre ayant une unité d’ensemble et de faire système. Ce qui distingue La Comédie humaine des autres cycles romanesques comme Les Rougon-Macquart de Zola c’est que l’œuvre balzacienne n’a ni centre ni fin, le lecteur pourrait s’y plonger par n’importe quel roman ou nouvelle pour se retrouver au milieu de cet univers où tout est lié à tout. Comme le remarque Balzac dans sa Préface d’Une fille d’Ève : « Il n’y a rien qui soit d’un seul bloc dans ce monde, tout y est mosaïque. Vous ne pouvez raconter chronologiquement que l’histoire du temps passé, système inapplicable à un présent qui marche »1. Ainsi toute tentative de comprendre La Comédie humaine comme une œuvre unique qui veut faire système et qui n’est pas tout simplement une œuvre statique, doit prendre en considération précisément la question de cette unité d’ensemble qui dépasse les constructions de la chronologie ou d’un ordre prescrit de lecture.
3Ainsi, il s’agit d’un effet de texte voulu qui fait que le lecteur balzacien jouit d’une certaine liberté de circulation à travers les textes de La Comédie humaine sans se soucier de suivre un ordre chronologique (par rapport aux évènements dans l’histoire et/ou en fonction de la date de publication des œuvres) de lecture. C’est un effet qui met en scène pour le lecteur des événements qui se passent à l’arrière-scène, qui lui font découvrir la vie antérieure d’un personnage qu’il vient de rencontrer, et qui lui révèlent des dénouements qui se manifesteront après une cinquantaine de pages ou dans une autre œuvre. Il y a certainement de nombreux facteurs qui agissent ensemble afin de rendre possible cette unité dont le plus étudié est celui des personnages reparaissants. Dominique Massonnaud désigne ces facteurs comme « les structures reparaissantes qui renforcent l’unité du grand ensemble au sein de chaque roman »2. Par exemple, elle considère les interventions auctoriales de Balzac et ses annonces perpétuelles sur des œuvres à venir comme des structures reparaissantes qui cousent le tout ensemble. Elle emploie d’autres termes comme celui de « porosité générale » ou bien d’effet « chambre d’échos » pour parler des mouvements et des interconnexions qui existent aux niveaux micro - et macro-textuels dans La Comédie humaine, et grâce auxquels l’œuvre balzacienne peut incarner « un présent qui marche ».
4Pour étudier dans quelle mesure les œuvres fictives participent à la création de cette unité d’ensemble de La Comédie humaine et la manière dont elles poussent la narration vers le dépassement de la question de la chronologie, nous allons prendre l’exemple de La Muse du département. Publié en 1843, ce roman qui fait partie des Scènes de la vie de province est particulièrement propice pour les fins de notre étude car il contient un nombre important d’œuvres fictives, qui appartiennent à différents genres littéraires, et qui sont toutes d’un niveau de fragmentation différent :
Œuvre fictive /Genre |
Auteur |
Niveau de fragmentation |
Spleen/ Poésie |
Étienne Lousteau |
Citée intégralement |
Paquita la Sévillane/ Poésie |
Dinah |
Six fragments présents sur six cents vers |
Chêne de la messe/ Poésie |
Dinah |
Petite description dans le texte, pas de fragments |
Carola/ Nouvelle |
Dinah |
N’existe pas, titre inventé par Monsieur de Clagny |
Tristesse/ Élégie |
Dinah |
N’existe pas, titre inventé par Monsieur de Clagny |
Olympia ou les vengeances romaines/ Roman-feuilleton |
Auteur inconnu |
Fragments sous forme de maculature/ vingt pages accessibles dans le texte |
5Les œuvres fictives présentes dans La Muse du département semblent remplir deux fonctions : en premier lieu, elles créent des mouvements et des anachronies narratives au sein du roman et entre les différentes œuvres de La Comédie humaine, et en second lieu, elles renforcent la typification balzacienne des personnages qui est un élément essentiel du projet balzacien.
6Examinons d’abord cette première fonction en prenant le cas de Paquita la Sévillane. Cette œuvre fictive est le fruit du désenchantement de la protagoniste du roman (Dinah de La Baudraye) envers la vie de province. Le poème de Dinah, publié sous le pseudonyme de Jan Diaz, est présent dans le roman sous forme de six fragments, tous suivis par des commentaires du narrateur. Ainsi, non seulement l’œuvre fictive est fragmentée mais son incomplétude est immense : nous n’avons accès qu’à six fragments d’un poème d’environ six cents vers. Cependant, ces six fragments donnent au lecteur la possibilité de lire dans l’âme du protagoniste et de les considérer comme un portrait cliché d’une médiocre femme de province qui rêve toujours d’un ailleurs (assez répandu dans la littérature réaliste du XIXe siècle et dont le prototype est sans doute Madame Bovary). Paquita la Sévillane contient donc l’un des thèmes principaux du roman qui est celui de l’adultère :
Le poncif du portrait de la jeune Espagnole a servi depuis à tant de courtisanes dans tant de prétendus poèmes qu’il serait fastidieux de reproduire ici les cent vers dont il se compose. Mais pour juger des hardiesses auxquelles Dinah s’était abandonnée, il suffit d’en donner la conclusion. Selon l’ardente Mme de La Baudraye, Paquita fut si bien créée pour l’amour qu’elle pouvait difficilement rencontrer des cavaliers dignes d’elle ; car,
. . . . . . . . dans sa volupté vive,
On les eût vus tous succomber,
Quand au festin d’amour, dans son humeur lascive,
Elle n’eût fait que s’attabler.
.............................................................................
Elle a pourtant quitté Séville la joyeuse,
Ses bois et ses champs d’orangers,
Pour un soldat normand qui la fit amoureuse
Et l’entraîna dans ses foyers.
Elle ne pleurait rien de son Andalousie,
Ce soldat était son bonheur !
Mais il fallut un jour partir pour la Russie
Sur les pas du grand Empereur.3
7En lisant ces vers où Dinah réalise le portrait saisissant d’une jeune Espagnole et en prenant connaissance du commentaire du narrateur qui introduit ce fragment, le lecteur a déjà un aperçu du destin de Dinah. Elle finira par s’enfuir avec Lousteau (un journaliste parisien) à Paris. Ainsi, Dinah fait son premier pas vers l’adultère par l’écriture. Les œuvres de Dinah, quoique médiocres, mettent en marche une série d’évènements qui vont faire basculer sa vie provinciale. Elles accompagnent l’évolution psychologique du personnage, qui va passer de l’innocence à l’adultère, et concurremment, reflètent aussi le mouvement géographique de l’intrigue, de la province à Paris. On peut dire que l’œuvre fictive arrive à produire cet effet de prolepse parce qu’elle fonctionne comme une « mise en abyme ». En conséquence, par la lecture de ce fragment de l’œuvre fictive, le lecteur a un aperçu prophétique du dénouement du roman. L’introduction de ces mises en abyme permet au lecteur non seulement d’anticiper des évènements narratifs qui se passeront une cinquantaine de pages après, mais elle peut également aider le lecteur à avoir accès aux éléments de l’histoire qui se sont manifestés antérieurement ou qui se révèlent dans une autre œuvre de La Comédie humaine.
8Pourtant, l’œuvre fictive Paquita La Sévillane ne déclenche pas ces mouvements textuels toute seule. Elle agit de conserve avec d’autres œuvres fictives de Dinah. À sa publication, Paquita La Sévillane reste complètement inconnue du grand public et c’est seulement lorsque Monsieur de Clagny fait publier une notice sur les œuvres de Dinah que le poème commence à faire du bruit :
M. de Clagny profita de cet instant de licence pour réunir, en un petit volume in-18 qui fut imprimé par Desroziers, à Moulins, les œuvres de Jan Diaz. Il composa sur ce jeune écrivain, ravi si prématurément aux lettres, une notice spirituelle pour ceux qui savaient le mot de l’énigme, mais qui n’avaient pas alors en littérature le mérite de nouveauté. Ces plaisanteries, excellentes quand l’incognito se garde, deviennent un peu froides quand, plus tard, l’auteur se montre. Mais sous ce rapport, la notice sur Jan Diaz, fils d’un prisonnier espagnol et né vers 1807, à Bourges, a des chances pour tromper un jour les faiseurs de Biographies universelles. Rien n’y manque, ni les noms de professeurs du collège de Bourges, ni ceux des condisciples du poète mort, tels que Lousteau, Bianchon et autres célèbres berruyers qui sont censés l’avoir connu rêveur, mélancolique, annonçant de précoces dispositions pour la poésie. Une élégie intitulée : Tristesse faite au collège, les deux poèmes de Paquita la Sévillane et du Chêne de la messe, trois sonnets, une description de la cathédrale de Bourges et de l’hôtel de Jacques Cœur, enfin une nouvelle intitulée Carola, donnée comme l’œuvre pendant laquelle il avait été surpris par la mort, formaient le bagage littéraire du défunt dont les derniers instants, pleins de misères et de désespoir, devaient serrer le cœur des êtres sensibles de la Nièvre, du Bourbonnais, du Cher et du Morvan où il avait expiré, près de Château-Chinon, inconnu de tous, même de celles qu’il aimait!... Ce petit volume jaune fut tiré à deux cents exemplaires, dont cent cinquante se vendirent, environ cinquante par département.4
9Lousteau, qui ne se rappelle pas avoir connu de Jan Diaz, se renseigne et découvre que c’est le pseudonyme d’une femme. Et lorsque Lousteau et Bianchon descendent à Sancerre, c’est seulement lorsqu’ils apprennent que Dinah est Jan Diaz que les deux Parisiens acceptent son invitation à passer quelques jours chez elle. Donc c’est l’ensemble des œuvres de Dinah qui rapproche Lousteau de la protagoniste provinciale. Et c’est bien cette rencontre qui est à la base de l’intrigue du roman, et qui marque des changements importants dans le trajet des personnages clés à travers la narration.
10Il est également important de noter que ces transformations conditionnées par les œuvres fictives de Dinah ne se limitent pas à La Muse du département. Prenons l’exemple d’Un prince de la bohème qui est une nouvelle des Scènes de la vie parisienne. Les premières phrases de cette nouvelle annoncent qu’il s’agit d’une nouvelle écrite par Dinah ; de plus, le corps principal de cette nouvelle, absent de La Muse du département, est donné à entendre à travers la lecture de sa nouvelle à haute voix de Dinah. Ainsi, le mouvement entre Paris et la province déclenché à l’intérieur de La Muse du département par la poésie de Dinah est prolongé à l’extérieur du texte par sa prose. Sa nouvelle finit par établir un mouvement macro-textuel dans La Comédie humaine en créant un lien direct entre les Scènes de la vie de province et les Scènes de la vie parisienne.
11Cependant, cette brisure de la chronologie et ces mouvements que nous avons évoqués ne sont pas uniquement responsables de la création d’une unité de l’ensemble. Ce qui nous amène à la deuxième fonction des œuvres fictives que j’ai pu identifier dans ce roman : celle de la typification. Comme nous le savons, Balzac évoque dans l’Avant-propos de la Comédie humaine la question des « espèces sociales » afin de mieux peindre et analyser la société. Mais c’est aux interprétations marxistes de La Comédie humaine que nous devons la notion de « type », souvent utilisée par la critique balzacienne5. La définition de Lukács est généralement la plus largement acceptée :
Voici la catégorie centrale et le critère de la conception réaliste de la littérature : le type, selon le caractère et la situation, est une synthèse originale réunissant organiquement l’universel et le particulier. Le type ne devient pas type grâce à son caractère moyen, mais son seul caractère individuel — quelle qu’en soit la profondeur — n’y suffit pas non plus ; il le devient au contraire parce qu’en lui convergent et se rencontrent les éléments déterminants, humainement et socialement, d’une période historique, parce qu’en créant des types on montre ces éléments à leur plus haut degré de développement dans le déploiement des extrêmes qui concrétise en même temps le sommet, les limites de la totalité de l’homme et la période.6
12Les dimensions historiques et sociologiques de cette définition ne nous intéressent pas au premier chef dans notre étude, mais la notion de synthèse de l’universel et du particulier est très intéressante pour notre emploi du terme de « type ». Les « personnages-types » ont des relations les uns avec les autres selon leur situation, et agissent en accord avec les attributs de leurs « types », sans compromettre l’aspect de l’individualité des « personnages ». Les œuvres fictives, comme nous allons le voir, aident le lecteur à identifier ces « types » des personnages. Et, cela, par la suite, aide le lecteur à anticiper leur comportement envers d’autres personnages-types, et aussi à comprendre la vie antérieure des personnages décrite dans les différents romans et nouvelles de La Comédie humaine.
13Afin de comprendre ce phénomène, prenons le cas d’une autre œuvre fictive présente dans ce roman : Olympia ou les Vengeances romaines. Il s’agit d’un roman feuilleton anonyme qui arrive dans le salon de Dinah sous forme d’une maculature qui enveloppe des épreuves de Lousteau. Le degré d’incomplétude de cette œuvre fictive est immense, nous n’avons accès qu’à vingt pages déchirées et fragmentées sur mille. Et la scène où tous les protagonistes du roman essayent de déchiffrer cette œuvre fictive fragmentée dans le salon de Dinah est peut-être la plus importante du roman. Lousteau y lit Olympia ou les Vengeances romaines à haute voix pour les autres personnages présents dans le salon, ne cessant d’ajouter ses commentaires sur les fragments de l’œuvre fictive :
Mille pardons ! mesdames, dit Lousteau ; mais voyez-vous, il m’est impossible de ne pas faire observer combien la littérature de l’Empire allait droit au fait sans aucun détail, ce qui me semble le caractère des temps primitifs. La littérature de cette époque tenait le lieu entre le sommaire des chapitres du Télémaque et les réquisitoires du ministère public. Elle avait des idées, mais elle ne les exprimait pas, la dédaigneuse ! elle observait, mais elle ne faisait part de ses observations à personne, l’avare ! il n’y avait que Fouché qui fît part de ses observations à quelqu’un. La littérature se contentait alors, suivant l’expression d’un des plus niais critiques de la Revue des Deux-Mondes, d’une assez pure esquisse et du contour bien net de toutes les figures à l’antique ; elle ne dansait pas sur les périodes ! Je le crois bien, elle n’avait pas de périodes, elle n’avait pas de mots à faire chatoyer ; elle vous disait Lubin aimait Toinette, et les gendarmes prirent Lubin qui fut mis en prison, mené à la cour d’assises et guillotiné. Forte esquisse, contour net ! Quel beau drame ! Eh bien, aujourd’hui, les barbares font chatoyer les mots.7
Dans ces deux pages, le style est faible, l’auteur était peut-être un employé des Droits réunis, il aura fait le roman pour payer son tailleur…8
14Cette lecture de l’œuvre fictive par Lousteau est en fait une mise à nu de sa propre personnalité et de ses propres convictions. Ses commentaires récurrents sur l’absence de détails dans le texte et sur son mauvais style ne se limitent pas à l’œuvre fictive mais ils prennent la forme d’une critique brutale de la littérature sous l’Empire. Cela révèle les affiliations politiques de Lousteau que le lecteur découvrira dans d’autres romans comme Illusions perdues. De plus, sa déduction sur la situation économique de l’auteur nous en dit énormément sur la sienne. Lousteau est l’un de ces nombreux « personnages-types » d’« arrivistes » de La Comédie humaine qui sont toujours endettés et qui essayent de survivre à Paris par leur plume. Un double mouvement paraît donc se manifester ici : le lecteur devine le mode de vie et la situation économique de Lousteau (qui se révélera vers la fin du roman) tout en établissant des liens avec d’autres personnages de Balzac qui se trouvent occupés par le grand thème balzacien de « parvenir ».
15Cette exposition de la personnalité de Lousteau par l’œuvre fictive évite au lecteur d’avoir besoin de connaître la vie antérieure de Lousteau, à travers toutes ses apparitions dans d’autres œuvres de La Comédie humaine. Grâce à ces révélations, le lecteur peut anticiper les actions de Lousteau et son comportement envers Dinah à la fin du roman. Et en conséquence, lorsqu’il abordera d’autres textes balzaciens où Lousteau revient, le lecteur sera en mesure de comprendre ses actions et son comportement envers d’autres personnages et dans d’autres situations. Ainsi, l’œuvre fictive rend possible ces rapports qui dépassent la question de la simple chronologie, non seulement à l’intérieur de La Muse du département mais également dans La Comédie humaine, considérée ici comme composition cohérente.
16L’œuvre fictive nous en apprend aussi énormément sur le personnage de Dinah. En effet, cette dernière essaie de combler les vides du roman anonyme (Olympia ou les Vengeances romaines) par identification avec sa protagoniste. Elle devient de plus en plus agitée par l’intrigue de l’œuvre fictive mais aussi par celle de La Muse du département en déclarant (pendant que Lousteau lit un fragment) :
Je connais tout : Je suis à Rome, je vois le cadavre d’un mari assassiné dont la femme audacieuse et perverse, a établi son lit sur un cratère. À chaque nuit, à chaque plaisir, elle se dit : « Tout va se découvrir ! … »9
17Cette femme « audacieuse » et « perverse » est à la fois Olympia, l’héroïne de l’œuvre fictive, mais aussi Dinah, qui anticipe son infidélité envers son mari. Il s’agit donc de nouveau d’un certain effet d’annonce déclenché par l’œuvre fictive qui révèle au lecteur les motivations et les actions futures des personnages. Lorsque Lousteau cherche un mot pour qualifier Olympia, l’héroïne de l’œuvre fictive, Dinah n’arrive pas à s’empêcher de s’exclamer : « Une femme de trente ans ! ». Cette réaction provoquée par l’œuvre fictive fait référence à la typologie balzacienne des personnages féminins (« la femme de trente ans »10, « la femme supérieure »11, etc.), révélant ainsi le « personnage-type » auquel appartient Dinah. Cela établit également un lien thématique avec une autre œuvre de La Comédie humaine, une autre histoire d’adultère, intitulée La Femme de trente ans. Les rapports engendrés par l’œuvre fictive sont donc aussi bien à l’œuvre au niveau micro-textuel qu’ils le sont au niveau macro-textuel.
18Les deux fonctions des œuvres fictives que nous avons identifiées dans La Muse du département œuvrent conjointement afin de contribuer à l’unité de l’ensemble. Ainsi, les œuvres de Dinah engendrent des interactions entre elle et Lousteau ; en même temps, ces œuvres fictives révèlent au lecteur le tempérament et la constitution psychologique du personnage de Dinah, en la classant dans une catégorie spécifique des « personnages-types » de Balzac. Et elles accomplissent cela tout en créant des mouvements macro-textuels entre les différentes parties de La Comédie humaine. En plus, la fonction de typification mise au jour par les œuvres fictives aide le lecteur à comprendre qu’il existe des concepts et des thèmes qui sont aussi capitaux pour l’unité d’ensemble de La Comédie humaine que les personnages reparaissants et les intrigues qui les font se croiser.
19Par cette unité de l’ensemble, il faut entendre une conception de l’œuvre balzacienne entendue comme système qui n’est pas simplement construit à partir des histoires, des récits et des narrations, mais également par certaines lois et certains concepts qui gouvernent l’univers de La Comédie humaine (dans ce cas, par exemple, la typologie des personnages). Les œuvres fictives accomplissent de multiples fonctions simultanément pour que l’œuvre balzacienne puisse dépasser la chronologie de la narration linéaire et s’imposer comme une œuvre toujours en mouvement, offrant une multiplicité d’interconnexions possibles. Et cela aide le lecteur à naviguer librement dans cette carte à entrées multiples.
20Tout comme dans La Muse du département, il existe de nombreuses œuvres fictives dans les différents romans et nouvelles de La Comédie humaine dont les fonctions sont très variées par rapport à l’exposition du processus de la création littéraire, de la construction de la vraisemblance, et surtout de la consolidation de l’unité de l’œuvre chez Balzac. On peut penser par exemple aux fonctions des œuvres fictives dans Illusions perdues (lesquelles présentent une opportunité d’étudier la nature autoréflexive de l’œuvre balzacienne), dans Louis Lambert (qui contient une œuvre fictive philosophique qui traite précisément de cette question de la fragmentation et de l’unité de l’ensemble qui est au cœur de la problématique des œuvres fictives), etc. Par le présent travail nous avons souhaité mettre en relief la nécessité et l’importance, pour une meilleure compréhension de la composition balzacienne, de tenir compte de toutes les œuvres fictives dans La Comédie humaine, notamment dans le contexte de la dialectique fragment/totalité qui est très présente dans la critique balzacienne contemporaine.