Dans le ciel : des chefs-d’œuvre invisibles de Lucien à l’esthétique du Néant de Mirbeau
1Le roman-feuilleton Dans le Ciel paraît dans les colonnes de L’Écho de Paris entre 1892 et 1893, période durant laquelle Octave Mirbeau traverse une véritable, et durable, crise de la création. Convaincu des impasses du roman naturaliste, le romancier est également convaincu de l’infériorité de la littérature dans la hiérarchie des arts. Il fonde cette conception sur les classifications esthétiques de Schopenhauer1, mais aussi sur sa propre expérience d’esthète et d’artiste. À ses yeux, la littérature est un art bien moins instantané et universel que la peinture. Il estime, en outre, qu’elle n’a pas réussi à se renouveler comme ont su le faire les arts plastiques sous l’influence des avant-gardes dès le milieu du xixe siècle.
2Il fait part de ce dégoût à son ami Claude Monet dans une lettre du 25 juillet 1890 : « il n’y a rien de plus vide, rien de plus bête, rien de plus parfaitement abject que la littérature2 ». Et il lui avoue son désir d’écrire des « livres d’idées pures ». Dans le ciel, œuvre symptomatique de cette remise en cause esthétique, est alors sa seule production romanesque entre deux textes d’inspirations différentes. En amont, Sébastien Roch, publié en avril 1890, est un roman qui s’émancipe progressivement de la tradition naturaliste tout en conservant une diégèse structurée traditionnelle. En aval, Le Jardin des supplices, paru en 1899, est une œuvre hybride relevant de l’esthétique fin-de-siècle.
3Le roman-feuilleton Dans le ciel propose la mise en abyme de trois récits à la première personne, tous inachevés. Le premier narrateur anonyme se contente de raconter la déchéance du second narrateur, Georges, un écrivain raté, et nous donne à lire son manuscrit dont le statut reste ambigu. Il s’agit visiblement du seul écrit que cet auteur aurait réussi à produire, sans pour autant lui donner un statut littéraire. Ce second récit relate la faillite de la quête picturale exigeante et idéaliste du peintre Lucien qui se heurte aux préjugés bourgeois avant de s’égarer dans les illusions de l’esthétique préraphaélite. Georges retranscrit ses échanges avec le jeune peintre au discours direct et intègre à ce second récit des lettres que ce dernier lui a envoyées, introduisant ainsi une troisième voix. Le roman s’achève, plus qu’il ne se clôt, sur le suicide de Lucien devant sa toile crevée et l’évanouissement symbolique de Georges devant ce spectacle. La toile éventrée par le peintre, incapable d’achever son œuvre, redouble le geste de l’auteur qui mutile son roman en le laissant ouvert et inachevé, notamment sur le plan éditorial. En effet, contrairement à ses trois romans précédents, Mirbeau ne publie pas Dans le ciel sous forme de volume et ne semble pas avoir retravaillé ce roman-feuilleton3.
4Sa correspondance ne nous éclaire pas sur les raisons de ce choix. Au-delà de possibles causes matérielles, il est probable que Mirbeau ait jugé cette production indigne de faire « œuvre ». Car, c’est précisément la notion d’œuvre et de chef-d’œuvre qui est au cœur de cette fiction. Dans ce « roman d’art4 », les œuvres invisibles du peintre Lucien sont le point nodal d’une réflexion sur la création artistique fin-de-siècle, création traversée par les apories nées de la crise de la représentation. Ces chefs-d’œuvre invisibles – parfois même impossibles – et le discours qui les accompagne sont tout d’abord le révélateur d’une conception idéaliste de l’art en marge des canons académiques. Ils sont ensuite le support d’une rhétorique du détournement ayant pour but d’exprimer par le verbe les caractéristiques d’un art moderne et nouveau remettant en cause la figure rhétorique de l’ekphrasis, traditionnellement utilisée dans les transpositions d’art. Ils sont enfin le laboratoire d’une nouvelle esthétique romanesque mirbellienne, l’esthétique du Néant, faisant de ce roman-feuilleton une œuvre de transition.
Le chef d’œuvre invisible comme révélateur d’une conception idéaliste de l’art en marge des canons académiques
5Comme le suggère le titre du roman Dans le ciel, les conceptions esthétiques de Lucien sont ambitieuses et élevées. Le jeune peintre est en quête d’un art total et absolu qui serait à même de traduire, à défaut de le décrypter, le mystère de la nature. Mais le livre de la nature est d’autant plus difficile à sonder en cette fin de siècle qu’il n’est plus le reflet de l’œuvre divine. En effet, comme le souligne Alice de Georges-Métral dans l’article « Dans le ciel ou la nature et son double : pour une poétique de la description », Mirbeau refuse une approche exclusivement matérialiste de la nature et du vivant, ce qui rend ce projet d’autant plus ardu : « le “mysticisme” de Mirbeau revêt une forme particulière chez cet écrivain anarchiste et athée, étranger à tout système de pensée. Notion flottante et protéiforme, elle dote la nature et l’objet d’une pensée5 ».
6Pour approcher son idéal esthétique, Lucien va donc installer temporairement son atelier dans une ancienne abbaye désaffectée, située au sommet d’un pic, où « l’on semble perdu dans ce ciel, emporté dans ce ciel6 ». Le ciel thématise un idéal artistique à la fois proche, puisque l’abbaye semble « perdu[e] dans le ciel », et inaccessible : le ciel devient bien vite « ce grand rêve du ciel7 » qui écrase l’artiste, ce dernier finissant par fuir sa retraite pour un atelier sous les toits parisiens. Cette métaphore permet d’évoquer le désir du peintre de produire une œuvre incarnant l’art en un sens absolu et suggère en même temps un état auquel ne parvient aucune œuvre concrète. L’idéal de Lucien relève donc du rêve d’art caractéristique des créateurs fin-de-siècle8.
7La symbolique de l’abbaye présente en outre l’art comme une religion sans dieu, mais non sans idéal. Georges, le second narrateur, compare d’ailleurs les promenades initiatiques du peintre à un véritable sacerdoce, réactivant la métaphore romantique de l’art conçu comme une religion9 : « Il marchait dans la nuit, ainsi qu’un prêtre dans une chapelle, avec une lenteur attentive et respectueuse. Tous ses sens en éveil frémissaient ; son esprit était tendu jusqu’à l’extase. Il sentait réellement la nuit, il la touchait, il la buvait, comme le vin du calice10. » L’apprentissage d’une telle esthétique ne peut se faire à l’ombre des ateliers des Beaux-Arts et ne peut reposer sur une approche intellectualisée et théorisée des canons esthétiques. Les dialogues de Lucien et Georges, tous deux artistes en puissance, déterminent un art poétique de la modernité fondé sur la sensibilité, la compréhension intuitive, et une intériorisation du spectacle de la nature :
Tu t’imagines qu’il y a des arbres, des plaines, des fleuves, des mers… Erreur, mon bonhomme… il n’y a rien de tout cela, ultérieurement du moins… tout cela est en toi, et c’est bien plus dur, il me semble… Un paysage, c’est un état de ton esprit, comme la colère, comme l’amour, comme le désespoir. […] La nature, la nature !... Parbleu ! Je crois bien la nature !... Elle est admirable, la nature… admirable en ceci – écoute-moi bien - qu’elle n’existe pas, qu’elle n’est qu’une combinaison idéale et multiforme de ton cerveau, une émotion intérieure de ton âme !... Un arbre… un arbre !... Eh bien, quoi, un arbre ? Qu’est-ce ça prouve ?... Les naturalistes me font rire… Ils ne savent pas ce que c’est que la nature11…
8Cette profession de foi, qui rejette sans appel l’esthétique naturaliste, affirme le primat du point de vue et du tempérament, y compris exacerbé, là où Le Calvaire, premier roman d’art de Mirbeau, revendiquait un équilibre entre observation du réel et tempérament de l’artiste. Nous retrouvons dans cette évolution de la conception mirbellienne de l’art l’influence de l’œuvre de Van Gogh, mais aussi celle de la lecture de Schopenhauer. Pour Lucien, le monde est avant tout « un état de [son] esprit », c’est-à-dire une représentation, celle de l’artiste. Mais cette représentation, bien que subjective, n’est pas arbitraire pour autant, comme l’indique la formule « une combinaison idéale et multiforme de ton cerveau ». L’artiste doit être à même de rendre visible l’invisible par des procédés inédits, personnels et pourtant visant à l’universalité. C’est la règle esthétique que Lucien s’est fixée et qu’il tente de transmettre à son ami écrivain :
Mais imprègne-toi de ceci, que l’art n’est pas fait pour établir que deux et deux font quatre… L’art n’est fait que pour aller chercher la beauté cachée sous les choses… À quoi bon écrire ce que tout le monde sait !... Le premier huissier et le premier vaudevilliste venus seront, sous ce rapport, toujours plus forts que toi12 !...
9Cette réflexion, poussée ensuite jusqu'à son paroxysme, dévoile le paradoxe et la gageure d’un projet esthétique visant à surmonter la crise de la représentation au cœur des interrogations littéraires et artistiques du tournant du siècle. C’est encore une fois le peintre qui se fait le porte-parole de Mirbeau, lorsque Lucien dit vouloir peindre « [t]out ce que peut voir un aveugle, tout ce que peut dire une muette13 ». Ce projet ambitieux, qui cherche à dépasser les apparences, remet également en question les procédés traditionnels des genres et des supports. Le personnage ambitionne ainsi d’excéder la représentation visuelle, fondement de l’art pictural, afin de créer une œuvre totale fondée sur les synesthésies14 : « Tu te rappelles, je t’ai parlé d’un chien qui aboie toujours, d’un chien qu’on ne voit pas, et dont la voix monte dans le ciel, comme la voix même de la terre ?… Voilà ce que je veux faire !… Un grand ciel… Et l’aboi de ce chien15 !… » Afin de répondre aux préventions et aux doutes de Georges – et du lecteur –, Lucien esquisse et explore, par le discours, les procédés qui permettraient de rendre visible une sensation auditive :
Ainsi, tiens, par exemple, une spirale qui monte… Enfin, je ne sais pas… ou bien un nuage qui serait plus bas que les autres, et qui aurait l’aspect d’un chien, d’une gueule de chien ! Comprends-moi… Ce que je voudrais, ce serait rendre, rien que par de la lumière, rien que par des formes aériennes, flottantes, où l’on sentirait l’infini, l’espace sans limite, l’abîme céleste, ce serait rendre tout ce qui gémit, tout ce qui se plaint, tout ce qui souffre sur la terre… de l’invisible dans de l’impalpable16…
10Dans un premier temps, le jeune peintre envisage de modéliser par des formes plastiques des sensations qui ne se perçoivent pas par la vue : l’aboi du chien serait donc rendu visible par un nuage « qui aurait l’aspect d’un chien, d’une gueule de chien ». Cependant, cette première piste lui semble insuffisante, car il veut peindre un son en représentant « un chien que l’on ne voit pas ». En outre, il s’agit de faire sentir, sur l’espace fini et limité de la toile, « l’infini, l’espace sans limite, l’abîme céleste ». Pour représenter de tels concepts abstraits et absolus, les Beaux-Arts recourent traditionnellement à la figure de l’allégorie. Mais c’est précisément l’absence d’élément figuratif mimétique qui, aux yeux de Lucien, fait de la toile un chef-d’œuvre comme le suggère la variante de ce dialogue, repris dans « Les souvenirs d’un pauvre diable » : « si on le voyait, ce chien, cela ne serait plus de l’art17 ! »
11Dans ce discours encore hésitant, se profile ainsi une progressive dématérialisation de la peinture et une disparition du référent, qui ne sont pas sans évoquer le langage pictural de l’art abstrait. Les expressions « une spirale qui monte » et « rien que par de la lumière » entérinent la disparition du motif et la volonté de suggérer une sensation. En effet, les « formes aériennes, flottantes » ne renvoient plus à un motif particulier et clairement identifiable mais aux impressions physiques traduisant des idées abstraites. Lucien semble même, in fine, remettre en question la matérialité même de l’œuvre niée dans sa dimension visuelle et tactile : la toile serait « de l’invisible dans de l’impalpable ». L’œuvre prend alors le risque de ne plus exister que dans le discours, d’être une démonstration et non plus une réalisation18.
12La solution à la crise de la représentation serait peut-être alors de faire « [d]es toiles, où il n’y aurait rien […] ». Mais Lucien de se demander immédiatement : « Oui, mais est-ce possible19 ? » Cette question se pose également au romancier qu’est Mirbeau : la peinture moderne ne pouvant plus s’appréhender par le motif, se pose le problème de son transfert dans le langage verbal.
Le chef-d’œuvre invisible support d’une rhétorique du détournement
Des œuvres suggestives dérobées au regard du lecteur
13Le roman d’art réserve traditionnellement une place de choix à la description de tableaux réels, telles les descriptions des œuvres de Gustave Moreau dans À Rebours de Huysmans, ou fictifs, comme les descriptions successives de la toile de Lantier dans L’Œuvre. Ce morceau de bravoure littéraire est l’occasion pour l’écrivain de confronter « l’écriture à l’épreuve de la peinture20 » et de rivaliser avec le peintre, que ce dernier soit réel (Moreau/Huysmans) ou fictif (Lantier/Zola). Mirbeau maîtrise parfaitement l’art de l’ekphrasis comme en témoignent ses écrits esthétiques. Au fil de ses chroniques, il a élaboré une poétique à même de transposer l’esthétique des peintres impressionnistes. Dans la lignée de l’écriture artiste définie par Edmond de Goncourt, il développe une écriture picturale aux variations poétiques se muant ponctuellement en véritables poèmes en prose. L’article consacré à Claude Monet le 7 mars 1891 s’ouvre même sur une description du jardin du peintre organisée selon le principe des séries, expérimenté par ce dernier depuis 1888. Ces descriptions d’esthétique impressionniste sont en outre intégrées à ses trois premiers romans (Le Calvaire, L’Abbé Jules, Sébastien Roch), permettant au lecteur d’observer la nature par la focale d’une âme d’artiste ou tout au moins d’une âme sensible, l’introduction de ce type de description étant toujours motivée par le point de vue d’un personnage choisi pour ses qualités d’esthète ou d’artiste.
14Paradoxalement, dans le roman d’art Dans le ciel, la figure de l’ekphrasis est rare et le plus souvent détournée, rendant difficile pour le lecteur l’évaluation des œuvres de Lucien, dont l’idéal esthétique est particulièrement élevé et exigeant. Le lecteur serait bien embarrassé de pouvoir juger de la capacité du peintre à mettre en œuvre son programme. Tous les embryons de descriptions de ses productions tournent court ou sont appréhendés de manière indirecte et parcellaire, à travers le point de vue d’un personnage dont l’œil n’est pas encore décillé. Il n’est donc pas possible d’en saisir la composition d’ensemble. Cependant, ces descriptions indirectes thématisent le pouvoir de cet art nouveau et singulier en même temps qu’elles en mettent en abyme la réception. Un premier aperçu de la production énigmatique et originale de Lucien nous est donné par son ami Georges :
Son art me troublait, par son audace et par sa violence. Il m’impressionnait, me donnait de la terreur, presque, comme la vue d’un fou. Et je crois bien qu’il y avait de la folie éparse en ses toiles. C’étaient des arbres dans le soleil couchant, avec des branches tordues rouges comme des flammes ; ou bien d’étranges nuits, des plaines invisibles, des silhouettes échevelées et vagabondes, sous des tournoiements d’étoiles, les danses de lune ivre et blafarde qui faisaient ressembler le ciel aux salles en clameurs d’un bastringue. C’étaient des faces d’énigme, des bouches de mystère, des projections de prunelles hagardes, vers on ne savait quelles douloureuses démences. Et c’était encore ceci qui m’obsédait comme la vision de la mort : un champ de blé immense, sous le soleil, un champ de blé dont on ne voyait pas la fin, et un tout petit faucheur, avec une grande faux, qui se hâtait, se hâtait, en vain, hélas ! car on sentait qu’il ne pourrait couper tout ce blé et que sa vie s’userait à cette impossible besogne, sans que le champ, sous le soleil, parût diminuer d’un sillon. Je ne voyais que l’incohérence, le déséquilibre de ces imaginations excessives21 […].
15La description, ambiguë, se dérobe à l’œil du lecteur, car Mirbeau brouille la perception de l’œuvre et sa dimension axiologique. Tout d’abord, contrairement à l’ekphrasis qui détaille une œuvre particulière, le compte-rendu de Georges évoque plusieurs créations qui sont suggérées par un simple motif22. L’emploi de la parataxe isole les motifs, créant une sensation de chaos, tandis que la construction accumulative des phrases donne l’impression que toutes ces toiles n’en forment qu’une seule et unique, symptomatique de la recherche d’un art absolu. L’unité perdue de ces toiles, qui sont autant de fragments de l’absolu de l’art recherché par Lucien, reste à reconstruire par le regard de l’observateur23. Mais encore faut-il que ce dernier soit à même de comprendre cet art nouveau et singulier en rupture avec les canons de l’Académie. Or il semble difficile de savoir s’il s’agit là de l’œuvre « d’un fou » aux « douloureuses démences » et à « l’imagination excessive » ou le chef-d’œuvre d’un génie qui a su rendre visible le mystère caché de la nature en parvenant à peindre « des plaines invisibles », « des faces d’énigme » et « des bouches de mystère », aussi éloquentes que « Ce que dit la bouche d’ombre » hugolienne. La réponse reste en suspens en raison du point de vue narratif choisi. Georges est un personnage inexpérimenté, dont l’œil n’est pas habitué à l’art d’avant-garde, comme il l’avoue lui-même : « j’étais incapable – trop neuf aux émotions esthétiques d’en goûter la beauté picturale dans la grandeur décorative24. » Toutefois, la gradation de ses réactions, qui vont du trouble à l’obsession en passant par la terreur, soulignent que cet art expressif ne laisse pas le spectateur indifférent. Il est également capable de traduire des émotions et sensations, y compris des sensations ne relevant pas de la vision : ainsi le ciel nocturne ressemble-t-il « aux salles en clameurs d’un bastringue25 ».
16Lorsque le peintre lui-même évoque ses toiles, le lecteur ne parvient pas non plus à avoir une vision d’ensemble. L’œuvre se dérobe de nouveau à son regard, car elle est représentée de manière indirecte. En revanche, il découvre les pouvoirs de cet art iconoclaste en rupture avec l’ordre bourgeois :
À propos de ces deux esquisses, figure-toi que je rentrais, avec tout mon attirail. Pour monter dans ma chambre, il faut que je traverse la grande salle du café. Il y avait là un bourgeois. […] Sans penser à mal, sans nulle intention agressive, je dépose contre une chaise, la face au jour, mes toiles qui m'embarrassaient. […] Tout à coup, il aperçoit, contre la chaise, les esquisses, les grands sabrages de vermillon, les tourbillonnantes virgules de jaune. Et ce fut comme s'il venait de recevoir un coup de pied au derrière. Dans une série de mouvements rapides, expressifs et simultanés, voilà que le malheureux bourgeois qui se remonte les épaules en avant, se renverse l'échine en arrière, rentre les fesses, qu'il empoigne à deux mains, se tord la bouche, se convulse les yeux, dans la plus horrible grimace que puisse inventer un singe. Puis, comme la bonne lui apportait, en cette pathétique seconde, son vermouth, il l'avale d'un trait, et de travers, s'enroue, s'ébroue, éternue, et s'enfuit, les fesses serrées, de nouveau protégées contre les bottes idéales, par la double cuirasse de ses mains. Pendant quelques minutes, j'ai tiré vanité de la foudroyante sincérité de ce mouvement évidemment réflexe et pourtant puissamment critique26.
17La description du motif disparaît complètement, l’originalité de la toile de Lucien est manifestée par l’attention portée à la matérialité de la couleur, c’est-à-dire à la touche qui est tout à la fois trace du geste créateur et expression de la singularité, voire du génie, de l’artiste. Les « grands sabrages de vermillon » et « les tourbillonnantes virgules de jaune », qui ne sont pas sans rappeler l’esthétique de Van Gogh, suggèrent une œuvre animée par le mouvement et peut-être à même de reproduire le mouvement de la vie. Mais le récit se substitue à la description des deux tableaux pour se concentrer sur l’impact de la peinture sur le bourgeois27.
18Le type du bourgeois conformiste fonctionne comme un révélateur permettant de suggérer la dimension avant-gardiste des deux œuvres de Lucien, sans pour autant les donner à voir ou à lire. L’absence de description confère aux deux esquisses un pouvoir plus obscur et inexplicable que ne parvenait à leur conférer leur évocation lexicale partielle, effectuée par Georges. L’ekphrasis est détournée du référent pictural pour s’appliquer au portrait en mouvement du bourgeois. Sur le mode burlesque, le spectateur se contorsionne, « convulse » et sa physionomie tout entière se fait l’écho des déformations picturales opérées par l’artiste dans son œuvre. Les deux toiles de Lucien semblent avoir réussi à exprimer, au moins partiellement, la face cachée des choses, « chaque objet dépeint s’épaissi[ssant] de la pensée qui lui donne vie28 ». La métaphore oxymorique des « bottes idéales » suggère que le peintre est parvenu à incarner une idée universelle dans un objet particulier, à créer une forme pure. Selon Alice de Georges-Métral, c’est « cette portée conceptuelle que le bourgeois ressent, physiquement, comme un coup de pied au derrière. La matière s’accompagne d’une dimension intangible dont la puissance est telle qu’elle se manifeste sensiblement au spectateur du tableau29. »
Des chefs-d’œuvre impossibles
19Cependant, ces œuvres, aussi puissantes et expressives soient-elles, ne sont pas des chefs-d’œuvre mais seulement des « esquisses » et des « études30 ». Elles ne sont qu’une parcelle de cet absolu de l’art poursuivi par Lucien sans pouvoir l’incarner pleinement. Leur dissimulation systématique ainsi que l’incapacité à les mettre en mots tendent à rendre ces œuvres virtuelles. Elles ne sont plus que de simples intentions : la toile programmatique de l’aboiement du chien ne sera jamais réalisée et n’existe que dans le discours de Lucien. Le chef-d’œuvre s’avère irrémédiablement irréalisable. Cette caractéristique est inhérente à la nouvelle conception du chef-d’œuvre qui se construit au fil du xixe siècle en marge des canons esthétiques. Dans ce nouveau contexte créatif, Hans Belting montre que « le chef-d’oeuvre absolu n’est pas tant une œuvre excellente qu’une oeuvre impossible31 ».
20Le roman-feuilleton Dans le ciel thématise l’impossibilité pour l’artiste de réaliser pleinement le chef-d’œuvre. L’acte de peindre s’inscrit le plus souvent dans un contexte agonistique entre l’artiste et son œuvre. Le duel s’achève le plus souvent par la destruction de la toile ou de l’esquisse, transformant l’art de Lucien en une entreprise de destruction. L’artiste résume en ces termes son activité de peintre : « Presque toutes mes toiles je les ai crevées de rage32 ». Le récit de Georges confirme cet aveu par un commentaire à l’imparfait d’habitude : « Et d’un geste violent, il retournait sa toile contre le chevalet, quand il ne la crevait pas d’un coup de poing furieux33 . » L’œuvre est donc systématiquement cachée ou annihilée.
21L’excipit exemplifie la notion du chef-d’œuvre invisible, réduit à néant avant d’avoir été offert à d’autres regards que celui de son créateur. La toile des paons, « la grande œuvre rêvée34 » de Lucien qui l’occupe entièrement dès son retour à Paris, ne sera jamais visible dans son état final. Mirbeau joue avec l’horizon d’attente du lecteur. Contrairement au dénouement du Chef-d’œuvre inconnu de Balzac ou à celui de L’Œuvre de Zola, ni Georges, le narrateur-personnage, ni le lecteur n’ont accès à la toile, aussi décevante fût-elle. Lucien ayant chassé son ami de l’atelier, ce dernier découvre dans le dernier chapitre une scène tragique :
La porte, en une minute, céda à nos efforts, et au milieu de l’atelier, près de la toile renversée et crevée, près du paon mort, le col tordu, Lucien étendu, dans une mare de sang, toute sa barbe souillée de caillots rouge, Lucien, l’œil convulsé, la bouche ouverte en un horrible rictus, gisait35.
22La thématique de l’anéantissement est démultipliée par l’énumération des victimes de cet absolu de l’art. Tout d’abord, le témoin remarque la destruction de la toile et son modèle, le paon au « col tordu ». Ce motif symbolise les égarements esthétiques de Lucien, qui sont en partie la cause de son échec. En effet, dans les chroniques esthétiques de Mirbeau, le lys et le paon allégorisent l’esthétique préraphaélite que le critique rejette car elle se détourne, à ses yeux, de la nature au profit d’un symbolisme stérile36. Ensuite, c’est l’artiste lui-même qui est victime de sa lutte avec un absolu inatteignable. Le rictus de Lucien peut tout autant traduire l’expression de sa folie et de sa souffrance que le rire grinçant post-mortem de l’artiste qui a vaincu le démon de l’art par l’anéantissement total. En dernier lieu, la main coupée de Lucien, aperçue seulement dans un second temps, thématise l’échec de l’artiste à se faire démiurge : « sa main droite, détachée du poignet, une main hachée, une main livide, où se collait encore, faussée, ébréchée, une petite égoïne37 ». Ce dernier motif pousse à son paroxysme la mise en abyme d’un art inabouti en lutte contre lui-même.
23Cette mort symbolique, qui n’est pas sans rappeler celle de Lantier dans L’œuvre, sanctionne les insuffisances techniques et les erreurs esthétiques du peintre lorsqu’il se détourne du spectacle de la nature. Mais elle sanctionne également le constat de l’échec de la représentation liée à l’expérience du néant, expérience faite par Lucien au sommet du pic. Durant son séjour dans l’abbaye désaffectée, le héros a traversé une véritable crise métaphysique face à ce ciel vide et « tout cet infini qui pèse sur [lui]38 ». Pour Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, cette crise esthétique et métaphysique est caractéristique de l’évolution de la conception de l’Art dans les romans fin-de-siècle :
Les dieux sont morts, l’artiste aussi, qui en était l’incarnation. La fascination du siècle pour les artistes butte sur cette aporie. L’Art pourtant demeure. Aussi convient-il d’en chercher les manifestations ailleurs que chez les artistes. Ce nécessaire déplacement suppose […] une métamorphose des définitions esthétiques39.
24Cette métamorphose, que ne parviennent pas à effectuer les personnages d’artistes dans les premiers romans de Mirbeau, semble se réaliser en revanche dans l’écriture mirbellienne avec la mort du personnage du peintre et l’abandon des références aux arts plastiques comme moyen de percer le mystère de la nature. En effet, Dans le ciel est le dernier récit à mettre en scène les aventures d’artistes en devenir. Mirbeau fait ici le constat que les arts ne sont que mystification, car le spectacle de la nature ne peut être reproduit. Le détournement de l’ekphrasis lui fait perdre son pouvoir visuel traditionnel mais la dote d’une dimension réflexive et métadiscursive.
Le chef-d’œuvre invisible laboratoire d’une nouvelle esthétique romanesque : l’esthétique du Néant
25L’élaboration d’une esthétique paradoxale du Néant, que Mirbeau met déjà en pratique dans ce roman-feuilleton, est mise en abyme dans l’évocation d’une esquisse intitulée Le Fumier :
Est-ce que je t’ai montré mon étude : Le Fumier ? […] Comment, je ne t’ai pas montré ça ?... Ce n’est rien… C’est tout simplement un champ, à l’automne, au moment des labours, et au milieu, un gros tas de fumier… […] As-tu quelquefois regardé du fumier ?... C’est d’un mystère ! Figure-toi… un tas d’ordures, d’abord, avec des machines… et puis, quand on cligne de l’œil, voilà que le tas s’anime, grandit, se soulève, grouille, devient vivant… et de combien de vies ?... Des formes apparaissent, des formes de fleurs, d’êtres, qui brisent la coque de leur embryon… C’est une folie de germination merveilleuse, une féerie de flores, de faunes, de chevelures, un éclatement de vie splendide !... J’ai essayé de rendre ça, dans le sentiment40…
26Le choix du motif est déjà en soi significatif. D’une part, il attire l’attention sur un sujet prosaïque, indigne de représentation dans la tradition artistique – dans le meilleur des cas, il n’est qu’un élément de décor rejeté à l’arrière-plan d’une scène de la vie rurale. D’autre part, le fumier est une thématique ambivalente particulièrement féconde dans l’œuvre de Mirbeau, car elle réunit les contraires41. L’observation du fumier met également en œuvre une herméneutique du dévoilement de l’invisible. L’univers plein de vie que renferme le « tas d’ordures » n’est visible que lorsque l’observateur dépasse les apparences en adoptant un autre point de vue sur le monde, comme le suggère la métaphore du clignement de l’œil. L’ekphrasis de l’étude de Lucien est de nouveau évacuée, cette fois au profit de l’observation directe de la nature. L’injonction « Figure toi » détourne Georges et le lecteur de l’évocation de l’artefact et introduit la description narrativisée du modèle. Le fumier devient alors l’allégorisation d’une esthétique du Néant qui n’est pas une esthétique stérile et nihiliste. L’isotopie de la naissance, l’emploi du présent et l’accumulation de verbes d’action décrivent la progressive apparition de la vie au cœur de la mort et de la putréfaction42. Représenter le Néant revient alors à rendre présent ce qui est absent par le jeu des contraires, qui sont avant tout complémentaires.
27Le Fumier est donc l’allégorisation d’une nouvelle poétique paradoxale : « le romancier cultive le Rien, pour atteindre le Tout, c’est-à-dire la vie43. » Aussi ce roman expérimente-t-il un certain nombre de procédés permettant la réconciliation de la création et du Néant, comme principe de l’Art. Il s’agit tout d’abord du retour au motif premier, à l’observation directe de la nature sans la médiation de la peinture, qui reste un artefact. Comme nous l’avons vu, les ekphraseis tournent court. Ensuite, Mirbeau opte pour une esthétique du fragment et de la dislocation. La mise en abyme des trois récits et des trois narrateurs successifs fait disparaître l’unité traditionnelle du roman, devenue impossible. Par conséquent, l’unité du personnage et l’instance narrative unique régissant le récit traditionnel disparaissent pour faire émerger un récit polyphonique dans lequel l’auteur est partout présent44. Le discours se substitue progressivement au récit tout en cultivant une esthétique du blanc et de la lacune permettant de faire affleurer l’indicible, l’emploi des points de suspension, de l’ellipse, de l’aposiopèse, trouant le discours de silences, tout aussi, voire plus évocateurs que les mots.
28Cette poétique, inaugurée avec Dans le ciel, est une première réponse aux doutes dont Mirbeau faisait part, deux ans plus tôt, à Monet, lui confiant son dégoût de la littérature45. Il veut, à son tour, proposer un roman débarrassé du romanesque, c’est-à-dire un roman qui aurait évacué l’enchaînement logique de la diégèse, l’intégrité du personnage afin de proposer un roman d'« idées pures46 » et de sensations, un roman où il n'y aurait rien, sinon un point de vue, comme dans la toile de Lucien.
29Les chefs-d’œuvre invisibles du récit Dans le ciel sont donc le reflet d’une réflexion esthétique arrivée à maturité en s’autonomisant du seul champ pictural. Mirbeau y nourrit une réflexion esthétique plus globale sur la crise de la représentation dans les arts. C’est ainsi le lieu de la métamorphose de son écriture romanesque qui tend vers une esthétique du Néant et devient source de renouveau poétique. Car, comme l’a montré Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, le Néant est placé chez Mirbeau sous le signe de la dualité : son œuvre « s’articule autour du Néant, tout à la fois dénoncé comme faiblesse, lâcheté, pusillanimité, et revendiqué comme expression supérieure, principe d’une authentique œuvre d’art47 ».
30Mais Dans le ciel, qui entérine le mort de l’artiste, n’est qu’une étape d’une entreprise iconoclaste plus radicale. La 628-E8, paru en 1907, consomme cette rupture en rejetant le modèle pictural pour lui substituer l’automobile, sublime machine qui permet à l’individu de devenir un atome de la nature en mouvement. Enfin, la mort du personnage de l’artiste marque l’avènement d’une instance narrative polyphonique qui revendique le monde comme représentation subjective et évide la matière romanesque. De même, la dislocation du roman suscite la participation active du lecteur, seul à même de recréer, dans le temps de la lecture, l’unité perdue du texte.