Mystique de l'art et Grand-Œuvre alchimique : le cas du Livre de Mallarmé
1Le « Livre » de Mallarmé est un livre qui a fait couler beaucoup d'encre. De Mallarmé lui-même à ses commentateurs, le Livre a été très longuement discuté alors que – paradoxalement – le poète fin-de-siècle ne l'a jamais réalisé. Pour se rendre compte de l'influence persistante du projet mallarméen du Livre, il suffit de lire ces quelques lignes écrites par Michel Leiris en 1966 :
Docile à la leçon de Mallarmé, me donner pour point de mire l’idée de livre total et tenter avec cet enchaînement de récits et de réflexions – déjà serpent qui se mord la queue puisque la recherche de sa propre signification en est, au fond, le principal moteur – d'aboutir à une œuvre existant comme un monde fermé, complet et irrécusable, telle pourrait être aussi ma façon d’échapper au subjectivisme, prenant alors de la hauteur au lieu de choisir une issue qui déboucherait à ras du sol1.
2Dans ce passage, Leiris résume l'entreprise de Mallarmé : celle du Livre « total », absolu, capable de contenir le monde dans son entièreté. Fantasme thaumaturgique du pouvoir de la littérature, le Livre mallarméen n'a cessé tout au long du XXe siècle d'exercer sa fascination sur les écrivains et les artistes. Mirage d'un livre censé être tous les livres à la fois, il est devenu le symbole de l'ambition littéraire par excellence. En écho avec la célèbre formule de Mallarmé dans les Divagations (« tout, au monde, existe pour aboutir à un livre »2), le Livre est l'incarnation hallucinée d'une quête d'absolu, – à la fois magnifique et délirante.
3Or, dans les faits, le Livre n'a de livresque que le nom. Il se résume à un ensemble de notes et de brouillons que le poète avait demandé de détruire après sa mort3. En dépit des dernières volontés de Mallarmé (du moins si l'on en croit la légende de la destruction avortée), ses notes furent conservées avant d'être publiées pour la première fois en 1957 sous la responsabilité de Jacques Scherer alors professeur de littérature française à la Sorbonne. Par l'entremise de ce travail éditorial, une œuvre – jamais écrite – du XIXe siècle ressurgit au milieu du siècle suivant. Un chef-d'œuvre inconnu, en somme ; voire un chef-d'œuvre sans existence réelle si ce n'est la rumeur ayant accompagné son non-achèvement.
4La publication des notes de Mallarmé par Scherer n'intervient pas à n'importe quel moment. À la fin des années 1950, le champ littéraire bascule dans une période de crise de la matérialité du livre, et de l'œuvre d'art en général4. Dans la mesure où l'édition de Scherer rencontre cette rupture de l'épistémè esthétique, il s'agira d'analyser cette crise qui ouvre les années 1960 à travers la permanence du mythe mallarméen (car on peut effectivement parler de mythe5) du Livre absolu. Pour ce faire, après avoir procédé à des rappels historiques et factuels, j'illustrerai mon propos en étudiant la place occupée par le Livre de Mallarmé dans Rayuela (Marelle, pour la traduction française), un roman publié en 1963 par l'écrivain argentin Julio Cortázar6. La perspective comparatiste servira ici à préciser l'héritage artistique de ce livre imaginaire.
Le Livre, un Grand-Œuvre poétique inachevé ?
La matérialité du Livre
5Dans sa forme concrète, la version du Livre publiée en 1957 correspond à un ensemble de 202 feuillets, non numérotés. Scherer précise que Mallarmé a écrit à l'encre noire, plus rarement au crayon. La plupart du temps, seul le recto des feuillets est utilisé. Si le verso l'est également, il s'agit le plus souvent de textes biffés. On compte aussi quelques feuilles blanches, soit non utilisées, soit pliées en deux pour regrouper des feuillets ensemble7.
6Pour comprendre ce qu'est le Livre dans l'édition de Scherer, le plus simple consiste à examiner la forme et le sens de quelques-uns des feuillets qui ont été retranscrits. Comme premier exemple, nous allons nous intéresser au feuillet numéroté « 87 (A) », c'est-à-dire le recto du 87e feuillet suivant le classement que Scherer a tenté de reconstituer8. Il s'agit d'un feuillet s'inscrivant parmi ce que la critique nomme parfois la théorie des équations du Livre de Mallarmé9. Cette dernière est illustrée dans tout un ensemble de feuillets qui, bien que non regroupés entre eux par Scherer, partagent le fait de représenter des schématisations symboliques. Dans le cas du feuillet « 87 (A) », on voit se dessiner un système de relations entre quatre étranges annotations : « Th », « Dr », « Myst » et « Hymne ». « Th » se situe en haut à gauche du schéma, « Dr » en bas à gauche, « Myst » en haut à droite, et « Hymne » en bas à droite. Cela dessine quatre pôles, reliés les uns aux autres par des diagonales qui semblent correspondre à des équivalences, à des affinités particulières entre chacun d'entre eux. Néanmoins, il serait vain d'espérer tirer des notes de Mallarmé un système symbolique cohérent sur la base de ces schémas. En effet, d'autres feuillets proposent d'autres systèmes d'équivalence, par exemple en partageant le « Livre » entre une trinité constituée de « Th », « Dr » et « Myst » (« Hymne » n'étant alors qu'une sous-division de « Myst »)10.
7En raison de leur caractère mystérieux, ces diagrammes ont pu être utilisés par la critique comme des clés qui seraient capables – lorsqu'elles sont employées à bon escient – de révéler le sens caché des textes de Mallarmé11. Le Livre participe ainsi d'un magisme herméneutique qui se nourrit de l'image d'écrivain hermétique dont Mallarmé ne s'est jamais départi12.
8Second exemple : le feuillet « 40 (A) », que l'édition de Scherer accompagne d'une reproduction du manuscrit original. Face à ce feuillet, on constate d'un seul coup d’œil l’ampleur du travail d'édition mené par Scherer, aussi bien en ce qui concerne la transcription de l'écriture de Mallarmé (souvent illisible) que l'accommodation typographique des tracés manuscrits eu égard aux contraintes du livre imprimé. Ici, aucun schéma tri- ou quadripartite : simplement une réflexion de Mallarmé sur la valeur signifiante de la forme de l'objet-livre (sa largeur, son épaisseur, sa profondeur, etc.). Pour le poète, si le Livre doit pouvoir contenir le monde dans sa totalité, il faut que la structure dudit Livre – la matérialité de l'objet – soit interrogée afin de permettre la réalisation d'un tel idéal artistique.
9À travers le cas de ces deux feuillets, on constate combien les brouillons de Mallarmé combinent des réflexions mystiques (on peut penser, par exemple, à ce « Th » qu'il est possible de lire comme les premières lettres du mot théâtre13, mais également comme le theós grec) avec des considérations purement matérielles. En somme, le Livre donne (littéralement) à voir l'ambivalence de la conception mallarméenne de la littérature, oscillant entre le spirituel et le matériel, ce qui est caractéristique du système des correspondances en vogue au XIXe siècle.
Les influences ésotériques de Mallarmé
10Extrêmement prégnante durant la période romantique, la théorie des correspondances a été popularisée notamment à partir de la fin du XVIIIe siècle par le biais des travaux de l'illuministe Emanuel Swedenborg14. On sait à quel point ces derniers ont influencé la création poétique française, ne serait-ce qu'en vertu de leur intégration dans l'esthétique baudelairienne (dont Mallarmé est largement redevable)15. Si Mallarmé n'a – a priori – jamais fréquenté personnellement le corpus occultiste et hermétique, ce n'est pas le cas de son cercle proche16. Grand ami du poète avec qui il entretient une riche correspondance, Villiers de l'Isle-Adam est – par exemple – un admirateur des textes de Paracelse (l'alchimiste du XVIe siècle, célèbre pour sa pensée analogique entre microcosme et macrocosme), ou encore d'Eliphas Levi (le théoricien occultiste, auteur d'une Histoire de la magie parue en 1860)17. De cette proximité avec Villiers de l'Isle-Adam, provient l'intérêt de Mallarmé pour la tradition kabbalistique18. Branche de l'ésotérisme, la Kabbale propose notamment d'établir des correspondances entre l'ordre successif des lettres de l'alphabet et le système sidéral (et plus particulièrement avec les signes du Zodiaque)19. Issue du judaïsme, revisitée au XIXe siècle par le romantisme allemand, la mystique kabbalistique constitue le laboratoire d'un ésotérisme linguistique dans lequel Mallarmé puise une partie de son imaginaire littéraire20.
11De Jacques Scherer à Quentin Meillassoux21 (et ce malgré les tentatives de départir Mallarmé de son image d'auteur à clé, – que l'on pense, par exemple, à la phrase de Jacques Rancière pour qui : « Mallarmé n'est pas un auteur hermétique, c'est un auteur difficile »22), cet angle interprétatif cryptophile demeure le cœur du mythe littéraire qui s'est constitué autour du poète et que le caractère ésotérique du projet du Livre a contribué à renforcer. De fait, le Livre est très souvent abordé par la critique sous l'angle de la comparaison entre le travail du poète et le « Grand-Œuvre »23. Dans sa préface à l'édition du Livre de 1957, Mondor considère ainsi que, pour Mallarmé, le Livre serait un équivalent littéraire du Grand-Œuvre des alchimistes24. Pourtant, lorsque l'on regarde de près les textes écrits par le poète lui-même, le projet d'un Grand-Œuvre ne semble jamais avoir été revendiqué explicitement, mais semble être resté à l'état de métaphore épisodique25. À se demander si l'idée d'un Grand-Œuvre poétique procède complètement de l'intention mallarméenne, ou plutôt des relectures ultérieures du projet du Livre.
La construction du mythe littéraire du Livre
Le testament de Mallarmé et son héritage
12On l'a dit plus haut : le Livre de Mallarmé représente un exemple de testament littéraire non respecté. Dans ses Recommandations quant à mes papiers, rédigées quelques heures avant sa mort à destination de son épouse et de sa fille, Mallarmé écrivait ainsi :
Le spasme terrible d'étouffement subi tout à l'heure peut se reproduire au cours de la nuit et avoir raison de moi. Alors vous ne vous étonnerez pas que je pense au monceau demi-séculaire de mes notes, lequel ne vous deviendra qu'un grand embarras ; attendu que pas un feuillet n'en peut servir. Moi-même, l'unique, pourrais seul en tirer ce qu'il y a... Je l'eusse fait si les dernières années manquant ne m'avaient trahi. Brûlez par conséquent : il n'y a pas là d'héritage littéraire mes pauvres enfants. Ne soumettez même pas à l'appréciation de quelqu'un : ou refusez toute ingérence curieuse ou amicale. Dites qu'on n'en y distinguerait rien, c'est vrai du reste, et vous, mes pauvres prostrées, les seuls êtres au monde capables à ce point de respecter toute une vie d'artiste sincère, croyez que ce devait être très beau.
Ainsi, je ne laisse pas un papier inédit excepté quelques bribes imprimées que vous trouverez puis le Coup de dés et Hérodiade terminé s'il plaît au sort26...
13Bien que Mallarmé semble accepter le fait que le Livre soit condamné à ne jamais voir le jour, la publicité dont ce texte (derniers mots d'un poète à l'agonie) a bénéficié rend délicate l'appréhension de la posture mallarméenne. Y a-t-il ou non mise en scène de soi ? Quel est le degré de sincérité de la demande du poète ? À quel moment ce testament a-t-il vraiment été écrit ? Autant de questions impossibles à résoudre, mais qui expliquent que ce texte soit devenu le point de départ d'une mythographie dont Scherer n'est qu'un relais. En effet, le Livre a pris forme à travers un ensemble de chaînons. Il est une construction critique qui part de Mallarmé, et s'étend à Valéry, Mondor, Scherer pour la partie philologique, mais également Julia Kristeva27, Jacques Derrida28, Umberto Eco29 pour la partie philosophico-critique.
14Quinze avant la publication du « Livre » de Mallarmé par Scherer, Valéry écrivait déjà à Mondor que : « Tout se passe, en effet, grâce à quelques-uns, comme si le Grand Œuvre que Mallarmé a rêvé, et qui était, par définition irréalisable, eût été réalisé, et reconnu tel »30. Il apparaît donc de manière évidente que le Livre naît avec la mort de Mallarmé, et ce bien avant l'édition des notes du poète31. Il est une fantasmagorie dans laquelle se rencontrent le fétichisme mallarméen pour la matérialité de l'objet-livre32, ainsi que la foi du poète en une mystique littéraire33. En cela, le Livre incarne une esthétique de l'immanence technique : il cristallise la part jouée par la matérialité de l'objet-livre dans la mission d'une littérature qui refuse désormais d'être détachée de son support technique (en l'occurrence, le livre papier). C'est pour cette raison qu'Eco est en mesure de voir, dans L'Œuvre ouverte, le Livre de Mallarmé comme une « étonnante anticipation de l’œuvre en mouvement »34. Le Livre absolu de la fin du XIXe siècle trouve presque naturellement sa place au sein du paradigme cybernétique qui est celui d'Eco; paradigme qui développe, justement, une conception matérielle et technique de l'information35.
Le Livre de Mallarmé dans le roman des années 1960
15Au moment des années 1960, L'Œuvre ouverte d'Eco est symptomatique d'un basculement de la culture du livre : on passe d'une culture de l'expression à une culture de l'information. La récupération du projet mallarméen au sein de ce nouveau paradigme est d'autant plus aisée que le Livre n'est connu qu'à travers des bribes textuelles. Il s'inscrit dans ces « épopée[s] de l'enquête » décrites par Judith Schlanger lorsqu'elle évoque les « œuvres perdues »36. Mondor et Scherer se livrent à cet exercice de détective lorsque, dans l'apparat critique de l'édition des notes en vue du Livre, ils se réfèrent principalement à des extraits de la correspondance de Mallarmé37. Cela leur permet de reconstituer le projet de ce Grand-Œuvre, dont l'existence se limite aux traces et indices qu'il semble avoir laissé dans son sillage.
16Fait significatif : cette « épopée de l'enquête » est également le mode de représentation du Livre que l'on trouve à l'intérieur de Rayuela de Cortázar. Dans ce roman ouvert (dans la mesure où il propose au lecteur deux ordres de lecture distincts38), Cortázar met en scène le personnage de Morelli, un écrivain suscitant l'admiration des membres du Club du Serpent. Véritable doppelgänger de Cortázar, Morelli cherche à écrire un roman libéré des contraintes de la linéarité de l'objet-livre. Néanmoins, ce livre « se quedó en notas sueltas »39. Premier point commun, donc, entre l’œuvre inaccomplie de Morelli et le Livre de Mallarmé. Mais Cortázar ne s'arrête pas là. Le chapitre 99 spécifie « [el] horror mallarmeano frente a la página en blanco » dont souffre Morelli40. Alors que ce dernier se trouve à l'hôpital, les membres du Club découvre à son domicile les piles de notes, les dossiers qui auraient dû donner naissance au Grand-Œuvre morellien :
¿Por qué no? La pregunta se la hacía el mismo Morelli en un papel cuadriculado en cuyo margen había una lista de legumbres, probablemente un memento buffandi. Los profetas, los místicos, la noche oscura del alma: utilización frecuente del relato en forma de apólogo o visión. Claro que una novela... Pero ese escándalo nacía más de la manía genérica y clasificatoria del mono occidental que de una verdadera contradicción interna41.
17La mention « [del] papel cuadriculado » n'est pas sans rappeler le papier écolier avec lignes imprimées et marge en rouge sur lequel ont été écrites les notes de Mallarmé et que Scherer décrit avec précision42. De même pour ce mélange – parodique – entre la « lista de legumbres » et les réflexions esthétiques de Morelli, transposition des considérations pécuniaires de Mallarmé dans ses propres notes. Multipliant les parallèles avec les informations données par Scherer dans son édition critique de Mallarmé, le projet romanesque morellien – et, par effet de miroir, le projet de Cortázar dans Rayuela – constitue ainsi un exemple de résurgence du fantasme du Livre au sein de la poétique du roman du milieu du XXe siècle. Le fait n'est pas étonnant en soi. La critique a déjà bien documenté le rôle qu'a joué Mallarmé dans la formation littéraire de Cortázar. Les premiers textes publiés par l'écrivain argentin étaient des poèmes affichant ostensiblement leur influence mallarméenne43. Ainsi Rayuela s'inscrit-il, parmi d'autres œuvres (que l'on songe à la Sonate pour piano no 3 de Pierre Boulez, par exemple44), au sein d'une constellation artistique ayant fait du Livre de Mallarmé l'idéal absolu – bien qu'inaccessible – de la création.
18Jamais réalisé, le Livre total de Mallarmé vit à travers les incarnations postmodernes de son programme absolu. Si nous ne connaîtrons jamais l'intention de cette œuvre fantôme, jamais composée, nous en connaissons en revanche l'héritage qu'elle a essaimé au cours du XXe siècle ; notamment en vertu du primat du lecteur interprétant que l'esthétique – visionnaire – du Livre semble appeler de ses vœux. En outre, il convient de souligner le caractère congruent entre le Livre de Mallarmé et les préoccupations, qu'elles soient intellectuelles ou artistiques, des années 1960. La publication du Matin des magiciens45, et le succès éditorial de l'ouvrage (joyeux mélange autour de l'alchimie, des sociétés secrètes et autres cités englouties), croisent chez un écrivain tel que Cortázar (mais pas seulement) le mythe mallarméen du Livre-monde. En ce début de nouvelle décennie, l'heure est – sans concession – au syncrétisme le plus débridé, afin de renouveler les schèmes de la pensée occidentale. À un moment historique de remise en question de la rationalité et tandis que s'impose la foi en un nouveau mysticisme (souvent orientalisant), le Livre de Mallarmé apparaît comme le maillon capable de faire le lien entre la culture du livre imprimé – celle de l'humanisme occidental de la Renaissance – et de nouvelles formes d'humanités. C'est d'ailleurs ce même imaginaire, mi-scientifique mi-mystique, qui nourrira la combinatoire oulipienne se réclamant simultanément de la Kabbale et de la mathématique.