Colloques en ligne

Carlo Ginzburg et Martin Rueff (trad.)

Le hasard et le cas. Quelques réflexions rétrospectives

I.

1.

1Mon premier livre I benandanti (en français, Les batailles nocturnes) est paru en 1966. La traduction anglaise intitulée The Night Battles. Witchcraft and Agrarian Cults in the Sixteenth and Seventeenth Centuries, fut publiée en 1983, avec une introduction d’Eric Hobsbawm. Trente ans plus tard, en 2013, la maison d’édition, Johns Hopkins University Press, m’invita à écrire une nouvelle préface. J’en profitai alors pour raisonner sur la trajectoire qui m’avait conduit à étudier les procès de sorcellerie.1

2Mon premier essai, publié en 1961, analysait un procès d’inquisition du début du seizième siècle qui avait été intenté à une paysanne de la region de Modène, Chiara Signorini, accusée d’être une sorcière. À la fin de l’essai, j’avais écrit : « Le cas de Chiara Signorini, jusque dans ses aspects les plus irréduciblement individuels, peut prendre une signification d’une certaine manière paradigmatique »2. En 2013, je commentai ce passage dans les termes suivants :

Paradigmatique signifie ici “exemplaire”. La structure des révolutions scientifiques de Thomas Kuhn, un livre tout entier construit autour de la notion de “paradigme”, fut publié l’année suivante, en 1962. Présenter comme exemplaire une découverte due au hasard revenait à avancer une hypothèse aventureuse ; plus précisément, à faire un pari. Mais qu’est-ce qui avait pu me conduire à transformer un procès en un cas ? Je ne suis pas en mesure de répondre à cette question. Ce que je puis dire c’est que, depuis ce moment, je n’ai cessé de réfléchir sur les cas et sur leurs implications3.

3Huit ans après, je vais tenter de formuler une réponse, en essayant d’expliquer – et avant tout de m’expliquer à moi-même – les racines de mon intérêt précoce pour les cas.

2.

4À la fin des années 50, le mot « cas » évoquait pour moi deux noms : Sherlock Holmes et Sigmund Freud. J’avais lu, en traduction, les récits de Conan Doyle et les cas cliniques de Freud. L’idée qu’un cas, pour peu qu’on l’analyse en profondeur, puisse révéler quelque chose qu’un traitement de caractère général ne serait pas en mesure de saisir, m’avait profondément impressionné. Cette passion pour le détail révélateur avait été renforcée par la rencontre avec deux grandes figures de la philologie romane, Leo Spitzer et Erich Auerbach.

5Récits et romans, psychanalyse, critique littéraire : je me suis approché de la recherche historique à partir de genres et de formes de connaissance les plus variés, et au sein desquels le cas joue chaque fois un rôle determinant. Par rapport à l’histoire en tant que discipline (un terme qui porte avec lui des nuances de coercition, et qui ne m’a jamais vraiment plu) je me suis longtemps senti dans une position marginale : sentiment qui n’avait rien de désagréable. Bien plus tard, en 1979, j’ai essayé de réfléchir à cette marginalité et à ses implications dans l’essai « Spie. Radici di un paradigma indiziario », qui fut traduit presque immédiatement sous le titre : « Signes, traces, pistes »4.

6J’étais parti de trois individus, deux individus réels et un individu imaginaire : Giovanni Morelli, Sigmund Freud, Sherlock Holmes. Ce qui leur était commun, c’est la chasse aux indices : un thème que j’essayai d’insérer dans une perspective historique au long cours. C’est Edgar Wind, dans un essai inclus dans son livre Art et anarchie qui avait attiré mon attention sur Morelli, ainsi que Enrico Castelnuovo, un historien de l’art des plus brillants et un ami très cher, dans une entrée de La Grande Encyclopédie consacrée à l’« Attribution »5. Freud, dans une note de bas de page de l’essai sur le Moïse de Michel-Ange (qu’il avait publié dans un premier temps de manière anonyme) avait déclaré la dette intellectuelle qu’il avait contractée à l’endroit de l’oeuvre du connoisseur italien Giovanni Morelli, auteur d’une série d’écrits en allemand signés d’un pseudonyme pseudo-russe (Ivan Lermolieff). Mais peut-être, m’étais-je demandé à l’époque, est-ce que Conan Doyle lui-même s’est inspiré de Morelli ? Dans une note de bas de page, je faisais l’hypothèse que Henry Doyle, le directeur de l’Art Museum de Dublin, avait pu parler de l’oeuvre de Morelli, qu’il connaissait personnellement, à son neveu Arthur Conan Doyle, le créateur de Sherlock Holmes6. Aujourd’hui, à l’appui de ces hypothèses, j’ajouterais de nouveaux éléments.

7En plus de « La Boîte en carton » (« The Adventure of the Cardboard Box »), que j’avais analysée dans mon essai en suivant l’invitation d’Enrico Castelnuovo, je voudrais m’attarder ici sur un autre récit de Conan Doyle, « Un cas d’identité » (« A Case of Identity », 1891). Le lecteur découvre ici la présentation que Sherlock Holmes fait de sa méthode : « It has long been an axiom of mine that the little things are infinitely the most important »7.Comme toujours, Watson s’avoue stupéfait par la précision de son ami :« Il semble que vous avez lu une quantité de choses en elle [il s’agit de Mary Shuterland, la jeune femme qui est au centre du cas], qui m’était restée presque invisible ».

Non pas invisibles, mais inaperçus, Watson. Vous ne saviez pas là où regarder, et c’est ainsi que vous êtes passé à côté de tout ce qui était important. Je ne saurais jamais trop vous convaincre de comprendre l’importance des manches, ni tout ce que peuvent suggérer des ongles, ou tout ce qui pourrait dépendre des lacets d’une bottine [...]. Ne vous fiez jamais aux impressions générales, mon ami, mais concentrez-vous sur les détails. Mon premier regard se porte toujours sur la manche d’une femme. Si c’est un homme il est sans doute préférable de prendre en considération le genou du pantalon. Comme vous pouvez l’observer, cette femme à des peluches sur ses manches, c’est un des matériaux des plus utiles pour montrer des traces8.

8Parmi les indices qui mènent à la résolution du cas, à savoir « the identity of the disappearing bridegroom of Miss Mary Sutherland », nous trouvons ceux qui ont été laissés par une machine à écrire :

C’est une chose bien curieuse, remarqua Holmes, qu’une machine à écrire ait presque autant de personnalité qu’une écriture manuscrite. A moins qu’elles ne soient complètement neuves, il n’y en a pas deux qui écrivent exactement de la même manière. Ainsi il y a des lettres qui s’usent plus que d’autres ; il y en a qui s’usent d’un côté seulement. Voyez plutôt votre lettre, monsieur Windibank : pas un de vos « e » n’est irréprochable, et le délié des « r » a un petit défaut. J’y découvre quatorze autres signes caractéristiques, mais ceux que je vous ai cités sont les plus évidents9.

9La comparaison entre les écritures individuelles et la spécificité des habitudes inconscientes d’un peintre est un thème récurrent dans la tradition de la connoisseurship – de Giulio Mancini à Giovanni Morelli, du dix-septième siècle à la fin du dix-neuvième. Sherlock Holmes reprend cette comparaison et la met au goût du jour du point de vue de la technologie.

3.

10Dans un essai de jeunesse, resté inachevé, intitulé « Rudiments de connoisseurship (un fragment) », Bernhard Berenson évoque les « déductions scientifiques d’un connoisseur »10.L’essai, qui s’inspire explicitement de la méthode de Morelli, fut publié en 1902 mais, comme le déclara Berenson, il avait été écrit « plus de huit ans auparavant », c’est-à-dire tout de suite après la publication de « A Case of Identity », le récit de Conan Doyle que je viens d’évoquer. Que Conan Doyle ait été lu par Berenson, nous le savons par une preuve indirecte. En 1903-1904, Bernhard et Mary Berenson – sa femme – firent un voyage aux Etats-Unis. Mary y fit une série de conférences qui remportèrent un grand succès. Le 6 février, elle parla au Pennsylvania Museum de Philadelphia de la « Nouvelle Critique », en comparant la connoisseurship « scientifique » au travail de détective de Sherlock Holmes11. Selon toute probabilité ce rapprochement aura été suggéré par Berenson lui-même, qui quelques jours plus tard, « prépara » pour Mary le « brouillon » d’une conférence (c’est elle-même qui l’écrit) sur le thème « Les collections artistiques américaines et leur influence sur l’art et sur le goût de ce pays »12. A cette époque, l’échange intellectuel entre Bernhard et Mary Berenson sur des thèmes liés à la peinture et à la connoisseurship était des plus intenses. C’est justement à cette époque que Mary avait commencé à publier des articles sur l’histoire de l’art sous le pseudonyme de Mary Logan.

4.

11Mon essai sur les indices n’évoquait pas le cas comme genre littéraire, mais les pratiques cognitives qui le sous-tendent, considérées dans une perspective historique de très longue durée, puisqu’il remontait même aux chasseurs du néolithique : un exercice « d’histoire conjecturale », comme on l’aurait dit au dix-huitième siècle. Mais il s’agissait aussi d’une réflexion sur mon itinéraire de recherche, en particulier sur Les Batailles nocturnes et sur Le Fromage et les vers : deux livres qui avaient pour point de départ des anomalies représentées, respectivement, par un groupe et par un individu. (Je reviens dans un instant sur l’anomalie et sur ses implications). La perspective qui était en train d’émerger à ce moment-là, et qui prit le nom de « microhistoire », peut être décrite à mon avis comme une approche expérimentale de la recherche historique (et de l’écriture de l’histoire) basée sur le cas et sur ses implications. J’utilise le terme « expérimental » parce que la microhistoire ne met pas le lecteur face à un récit pur et simple, mais face à un récit qui inclut aussi une réflexion sur la manière dont le récit s’est construit. On n’enlève pas les échafaudages quand l’édifice est achevé, mais ils font partie de l’édifice lui-même : il s’agit d’un choix stylistique, cognitif et politique qui tire son inspiration (au moins pour ce qui me concerne) de la littérature du vingtième siècle – une catégorie assez large pour inclure aussi bien Marcel Proust que Bertolt Brecht. C’est cette perspective qui avait poussé Shklovskij à lire Don Quichotte et Tristram Shandy en tant que proto-romans, et méta-romans.

12Mais l’expérience peut aussi ouvrir la voie à la revision d’un cas écrit par d’autres. C’est bien ce que j’ai essayé de faire, au milieu des années 1980, en examinant à nouveaux frais un des cas les plus célèbres de Freud, celui de l’homme aux loups13. Le patient, un Russe, avait raconté à Freud qu’il était né coiffé, c’est-à-dire enveloppé dans la poche de liquide amniotique : un détail que Freud avait noté sans saisir toute son importance. Or, dans le folklore russe, on dit que les enfants nés coiffés sont destinés à devenir des loups-garous : un détail qui m’a immédiatement fait penser aux récits des benandanti du Frioul nés coiffés, qui étaient obligés d’aller se battre en esprit, quatre fois par an, contre les sorcières et les sorciers. Réfléchissant sur cette analogie, j’ai avancé l’hypothèse que le rêve d’enfant dans lequel le patient de Freud avait reconnu le point de départ de sa propre névrose – cinq loups perchés sur un arbre, qui le regardaient fixement – pouvait être une espèce de rêve iniatique qui lui avait été suggéré par les récits de sa njanja. De là, ma conclusion : « Au lieu de devenir un loup-garou il est devenu un névrosé, au bord de la psychose »14.

5.

13Ce bref essai, écrit il y a plusieurs années, illustre la porosité intellectuelle du cas comme genre littéraire. On peut écrire le même cas en partant d’un infime détail (« Le bon Dieu est dans le détail » selon la fameuse formule d’Aby Warburg) qui, s’il est réinterprété selon une autre clef, peut donner lieu à une configuration complètement différente. Pouvons-nous lire tout cela comme un exemple de dialogue entre des disciplines différentes ? Oui et non. Oui, parce que l’expérimentation engageait un dialogue métaphorique entre un spécialiste d’histoire profondément intéressé par l’anthropologie (à savoir moi-même) et le fondateur de la psychanalyse15. Non, parce que ce qui avait rendu possible ce dialogue, c’était moins les disciplines en tant que telles, que le cas lui-même, en tant que genre hybride (un « genre épistémique », comme a pu le définir Gianna Pomata), situé à l’intersection de la médecine, du droit et de la théologie16.

6.

14Une réflexion sur la casuistique, se révéla, à ce moment, inévitable. Pour ce qui me concerne, cette réflexion émergea après bien des années : un retard que j’attribue à mon milieu familial, très nettement orienté dans la direction opposée, fondée sur le caractère absolu de la loi morale17.Je crois qu’il m’a fallu dépasser une résistance inconsciente due aux implications morales de la casuistique. Même si je n’ai pas reçu une éducation religieuse, je crois avoir été élevé par rapport à la morale dans une atmosphère qui peut être considérée, pour le dire de manière un peu simpliste, comme une version sécularisée du refus pascalien de la casuistique (et tout particulièrement de la casuistique jésuite).

15Je suis en mesure de dater de manière précise le moment où mon attitude à l’égard de ces thèmes a changé. Pendant de nombreuses années j’ai enseigné à UCLA ; au début de chaque année je coordonnais un séminaire pour doctorants qui durait six mois. Après le 11 septembre 2001, je décidai immédiatement que pendant le séminaire qui devait commencer quelques mois plus tard, je lirais Le Prince de Machiavel avec mes étudiants. Je n’avais jamais travaillé sur Machiavel ; mais le premier séminaire auquel j’aie jamais participé comme étudiant, à l’École Normale de Pise, portait précisément sur Le Prince ; il était dirigé par un médiéviste d’une grande originalité, Arsenio Frugoni. Quarante-cinq ans plus tard, j’affrontai le même texte – même si c’était, de manière inévitable, dans une perspective différente, liée à la sécularisation en tant que projet inachevé. Quand je me mis à construire la liste des lectures à transmettre aux participants au séminaire, je me rendis compte qu’un des thèmes que je m’étais mis à explorer, sans m’en apercevoir, était la casuistique. Après avoir passé des années à revenir inlassablement sur des cas, le temps de la casuistique avait sonné.

16Le chapitre splendide consacré au cas dans le livre d’André Jolles, Einfache Formen (que j’avais lu en français) avait certainement contribué à me pousser dans cette direction18. Mais une autre force avait, je crois, joué un rôle non moins négligeable, même si son rôle dans la vie de la recherche est la plupart du temps étrangement ignoré : je veux parler de la cryptomémoire19. Quand j’ai commencé à explorer les liens possibles entre Machiavel et la casuistique, j’avais l’impression de m’avancer dans des contrées inexplorées. J’avais tort ; je ne me souvenais pas (en tout cas pas de manière consciente), que j’avais déjà rencontré ce thème plusieurs années auparavant. D’une part, dans un essai de Benedetto Croce, qui rejetait catégoriquement toute relation quelle qu’elle fût entre le vigoureux engagement moral de Machiavel et les sophismes de la casuistique ; d’autre part, dans un livre de Luigi Russo, qui voulait trouver une « préfiguration de la casuistique », dans les argumentations utilisées par fra Timoteo, un des personnages de La Mandragola de Machiavel, quand il veut convaincre Lucrezia, la femme vertueuse de Nicia, que l’adultère ne constitue pas un péché20.

17Ce qui a émergé dans le cours de la recherche m’a laissé bouche bée. Les arguments utilisés par le frère Timothée pour démontrer la légitimité de l’adultère dans certaines circonstances, faisaient écho à la lettre aux arguments qui tendaient à prouver la licéité, dans certaines circonstances, de l’usure, proposés par Giovanni d’Andrea, un fameux professeur de droit canonique mort à Bologne pendant la peste de 1348. Machiavel avait pu consulter le livre de Giovanni d’Andrea dans la bibliothèque de Bernardo, son père, qui en possédait une copie. En poursuivant sur cette voie, je me rendis compte que les chapitres centraux de Le Prince – ceux où Machiavel voulait voir la section la plus originale, la plus audacieuse de son traité – commençaient invariablement par l’énoncé d’une norme morale, par exemple « le prince doit maintenir toujours sa parole » suivi immédiatement par une exception : « Nondimanco…/ Néanmoins »21.

18Du droit canonique mediéval, à la théologie plus ou moins imaginaire, à l’art de l’état de Machiavel (une expression qui est pratiquement intraduisible), l’étude des cas m’avait conduit à la casuistique, et à l’attaque féroce lancée par Pascal dans les Provinciales. Cela fait maintenant des années que je travaille sur ces thèmes22.

II

1.

19J’ai reparcouru rapidement l’histoire d’un cas qui tournait autour d’un chercheur (moi-même) qui a passé la plus grande partie de sa vie à écrire des histoires de cas, qui tournaient autour d’individus morts depuis longtemps – souvent depuis des siècles. Les deux modèles que j’ai cités au début de mon propos, Conan Doyle et Freud, possédaient une forte dimension littéraire, même si, dans le cas de Freud, son extraordinaire talent littéraire était mis au service d’un projet scientifique.

20Certes, ma passion pour la littérature ne se limitait pas au genre que l’on peut définir comme « étude de cas, case study ». Le milieu familial dans lequel j’ai grandi a eu un poids important : ma mère était une écrivaine reconnue ; dans les lieux où j’habitais, il y avait des romans de tous les côtés ; et moi-même, au sortir de l’enfance, je m’étais amusé à l’idée d’écrire des romans – rêverie qui s’était évanouie presque immédiatement. Mais la lecture de récits en tout genre – de Pinocchio à Guerre et paix – a certainement nourri ce que j’appellerais mon « imagination morale ». C’est une expérience que nous connaissons tous. Nous participons aux émotions d’un pantin, d’un insecte, d’un assassin. Est-ce que nous pouvons définir comme des « études de cas » les récits qui retracent les aventures de Pinocchio, de Gregor Samsa ou de Raskolnikov ? Du point de vue du genre littéraire, certainement pas. Et pourtant, dans ces récits nous retrouvons un élément qui est au centre de ce que nous appelons littérature : évoquer un fragment (un fragment minuscule même) de la réalité comme s’il s’agissait d’un monde, mieux du monde lui-même. De manière analogue, par définition, un cas implique une série, une comparaison, une généralisation implicite – même s’il s’agit d’une anomalie, d’un cas qui ne rentre pas dans la norme.

2.

21Même si – ou surtout si ? Il y a très longtemps, j’ai réalisé que la norme ne peut prévoir toutes les anomalies, tandis que toute anomalie implique par définition la norme. De là la richesse cognitive de toutes les anomalies, qui ne doit pas être confondue avec l’idéologie qui peut porter à les idolâtrer (je pense à l’attitude de Michel Foucault par rapport au cas de Pierre Rivière)23.Nous voilà une fois de plus revenus à Freud : ses cas concernent des individus affectés de pathologies plus ou moins graves. Mais un individu n’est pas une entité isolée : nous pouvons le considérer (comme j’ai pu le soutenir il y a plusieurs années maintenant) comme le point d’intersection de différents ensembles24. Le patient connu comme « l’homme au loup », par exemple, était membre de l’espèce animale homo sapiens, de sa moitié masculine, d’une certaine communauté linguistique (dans ce cas précis, la communauté russe), d’une classe sociale déterminée (dans ce cas précis, la bourgeoisie aisée) et ainsi de suite, jusqu’à parvenir à l’ensemble dont il est le seul membre, caractérisé par ses empreintes digitales. Ce dernier ensemble peut suffire à identifier un individu dans des contextes déterminés (par exemple, policiers). Mais pour un historien (ou pour un psychanalyste), un individu est le résultat de l’interaction de traits spécifiques, et, dans une mesure variable, génériques. Chacun de ces traits renvoie à un contexte : par exemple, le fait d’être né coiffé renvoie à un contexte folklorique russe que le patient aurait eu en commun, selon mon hypothèse, avec sa njanja. La possibilité de réécrire le cas de l’homme aux loups, à partir de ce détail, prouve selon moi que Freud s’inscrivait dans une perspective scientifique, et, en tant que telle, falsifiable.

3.

22La pratique analytique introduite par Freud entretenait de fortes ressemblances avec deux pratiques catholiques : d’un côté avec la confession, et ce point est évident ; de l’autre, et ce point est moins évident, avec les procès de l’Inquisition. Freud avait bien conscience de cette dernère analogie, comme l’atteste une lettre écrite à Wilhelm Fließ, un ami de jeunesse :« Pourquoi les aveux extorqueés par la torture ont-ils tant de ressemblance avec les récits de mes patients au cours du traitement psychologique ? » Et Freud de conclure : « Et je comprends maintenant la thérapéutique rigoureuse qu’appliquaient les juges aux sorcières. »25

23Il y a quelques années, j’ai écrit un essai intitulé « L’inquisiteur comme anthropologue »26. On pourrait renverser l’analogie et la prolonger pour arriver jusqu’à Freud : « l’historien comme inquisiteur, l’analyste comme inquisiteur ». Sur la base de cette analogie quelqu’un pourrait conclure que les cas réélaborés et publiés par Freud sont inutilisables comme documentation historique. L’étude des procès de sorcellerie montre qu’une telle conclusion serait absurde. Ces procès aussi (comme les études de cas de Freud) peuvent être lus et réélaborés dans une perspective qui ne coïncide pas avec celle de ceux qui les ont produits. Dans un essai publié il y a quelques années j’ai tenté de réflechir sur les analogies entre cette opération intellectuelle et ce qu’on appelle dans la pratique médicale une expérimentation en double aveugle : il s’agit d’une expérimentation lors de laquelle on administre une substance médicinale à un groupe de patients et de l’eau distillée (le fameux placebo) à un autre groupe. Ni les patients, ni les médecins qui administrent le médicament ou l’eau distillée ne sont au courant de l’expérimentation (d’où la métaphore du double aveugle).

24J’observais alors :

L’exhortation de Walter Benjamin qu’on ne cesse de répéter comme une incantation – « Brosser l’histoire à contre-poil » – signifie avant toute chose tenter de lire les témoignages historiques aussi (aussi mais pas uniquement) contre les intentions de ceux qui les ont produits. Dans cette perspective on peu placer l’expérimentation historiographique au carré dont j’ai parlé, qui analyse les procès de l’Inquisition pour récupérer les voix des minorités persécutées. Ce qui échappait au contrôle des inquisiteurs (des expérimentateurs d’alors) ouvre aujourd’hui la possibilité d’une lecture différente de la leur27.

25De cette expérimentation historiographique au carré et de ses analogies avec l’expérimentation en double aveugle je ne vais pas parler ici. Je voudrais me contenter de faire allusion aux objectifs communs à ces deux opérations : lutter contre le contrôle, conscient ou inconscient, des chercheurs sur les résultats de leur recherche. Dit en d’autres termes : éviter le risque de trouver ce qu’on cherche – un point c’est tout28.

26De tels instruments nous aident-ils à éviter ce risque ? Il m’arrive souvent d’en évoquer un autre : l’avocat du diable, c’est-à-dire la figure (disparue aujourd’hui) prévue par l’Eglise catholique au début du XVIIe siècle dans les procès de béatification ou de canonisation. La tâche de l’avocat du diable consistait à formuler des objections insidieuses destinées à mettre en difficulté les défenseurs de la cause de béatification ou de canonisation. Introjecter la figure de l’avocat du diable, écouter les objections qu’il formule, me semble utile – à la condition que le diable que nous évoquons comme un interlocuteur polémique ne devienne pas un diable apprivoisé. Mais on peut aussi recourir à un autre instrument : le hasard.

4.

27Aux deux mots du français hasard et cas correspond en italien un seul mot, caso. Derrière cette homonymie, il y a une étymologie commune, qui renvoie au verbe latin  cadere, en français, tomber. La convergence des deux termes italiens m’a toujours intrigué. On parle rarement du hasard, et du rôle qu’il joue dans la recherche. Mais je ne me lasserai jamais de rappeler ce qu’a écrit Carlo Dionisotti, un grand historien de la littérature italienne : « Par pur hasard, c’est-à-dire par la norme qui préside à la recherche de l’inconnu »29.

28Naturellement, le hasard n’agit jamais seul : de l’autre côté, il y a le chercheur qui peut réagir au hasard ou l’ignorer. Mais le hasard peut être multiplié : par exemple, en décidant de vagabonder au petit bonheur la chance dans les catalogues des bibliothèques sans une idée précise. À l’époque des catalogues électroniques, et de Google, la multiplication du hasard est devenue un instrument des plus puissants, à condition de savoir s’en servir30.Je vais me limiter ici à un seul exemple, qui montre comme le hasard peut être mis au service de l’écriture de cas.

29Il y a plus de dix ans, je m’étais mis à travailler sur Voltaire, et plus précisément sur les pages des Lettres philosophiques consacrées à la Bourse de Londres. C’est le commentaire qu’en avait proposé Erich Auerbach dans son grand livre Mimésis qui avait attiré mon attention sur ces pages31. Pour décrire sa méthode, Auerbach avait parlé, en se réclamant de Vico, de « perspectivisme »32.Je m’étais proposé de mettre en perspective Auerbach qui avait mis en perspective Voltaire : une expérimentation en miniature sur la lecture et sur ses complexités. C’est alors que j’eus l’idée d’articuler ce jeu de poupées russes avec un autre jeu auquel je me consacrai de temps à autre : chercher un mot dans le catalogue de UCLA, où j’enseignai à l’époque, pour voir ce qui pouvait bien en sortir. Je décidai de rechercher sur le catalogue tous les mots du premier paragraphe du Traité de métaphysique de Voltaire, inachevé (et posthume) : un texte lui aussi choisi à peu près au hasard33. Dans quel but ? Si je me souviens bien, je me proposai de reconstruire l’horizon d’attente des lecteurs de Voltaire. Un objectif absurde : sur Voltaire et son public, la documentation est immense ; ma recherche ne pouvait être qu’une pure perte de temps.

30Au début du Traité de Métaphysique, Voltaire reprend un de ses thèmes favoris : un être qui provient de l’espace arrive sur terre et décrit ce qu’il rencontre dans la région où il a atterri, la Cafrerie (aujourd’hui, l’Afrique du Sud). Suit alors une variation sur le thème de la distanciation, avec une petite nuance de racisme (qui n’est pas rare chez Voltaire). Après avoir vu « des singes, des éléphants, des nègres, qui semblent tous avoir quelque lueur d’une raison imparfaite » l’être venu de l’espace conclut :

L’homme est un animal noir qui a de la laine sur la tête, marchant sur deux pattes, presque aussi adroit qu’un singe, moins fort que les autres animaux de sa taille, ayant un peu plus d’idées qu’eux, et plus de facilité pour les exprimer34.

31Je me mis à chercher le mot « Cafrerie » dans le catalogue, en pensant qu’un nom propre m’aurait fourni un nombre inférieur de réponses. Aucune réponse ne vint du catalogue. J’essayais alors un terme proche : « Cafres ». Sept réponses apparurent sur l’écran, dont quatre renvoyaient à un seul nom propre, inconnu de moi : Jean-Pierre Purry. Un des textes de la liste était en accès libre sur les étagères, en dépit de son ancienneté, parce que, comme je ne tardai pas à le découvrir, il avait été photocopié et relié. Le titre attira ma curiosité : Mémoire sur le païs des Cafres, et de la Terre de Nuyts : par raport à l'utilité que la Compagnie des Indes Orientales en pourroit retirer pour son commerce, Amsterdam 171835.

32Quelques minutes plus tard, je feuilletai l’opuscule. Ce fut le début d’une recherche qui dura deux bonnes années et qui déboucha sur un essai intitulé « Latitude, Slaves, and the Bible : An Experiment in Microhistory » ; en français, « La latitude, les esclaves, la Bible.  Une approche locale de la globalisation » (2008)36.J’en résume ici rapidement le thème. Jean-Pierre Purry, calviniste, né à Neuchâtel en 1675, eut une vie aventureuse. Ses projets de colonisation, qui s’inspiraient de la Bible, le portèrent à Cape Town, en Batavie, aux Pays-Bas, en Caroline du Sud, où il créa une ville qui portait son nom : Purrysburg. Il y a quelques années j’ai pu visiter ce qui en reste : un cimetière à moitié détruit, enfoui dans une forêt obscure.

33Dans mon essai je me posai la question : « un cas individuel, examiné en profondeur, peut-il conduire à des résultats théoriquement significatifs ? » À cette question je donnai une réponse positive. Je partis du cas de Purry pour mettre en scène un dialogue entre Max Weber et Karl Marx, sur les manières dont ils avaient affronté le problème de la colonisation et sur ce qui apparaissait comme absent chez l’un et chez l’autre (dans le cas de Weber, la violence ; dans le cas de Marx, la religion). À la fin de l’essai je citai un passage de Proust :

Les niais s’imaginent que les grosses dimensions des phénomènes sociaux sont une excellente occasion de pénétrer plus avant dans l’âme humaine ; ils devraient au contraire comprendre que c’est en descendant en profondeur dans une individualité  qu’ils auraient chance de comprendre ces phénomènes37.

5.

34L’essai sur Purry a été traduit dans de nombreuses langues38.Pour ce qui est de la qualité des résultats obtenus, je laisserais la parole aux lecteurs. Il ne fait aucun doute que la recherche sur le cas de Purry est le pur effet du hasard (du « caso » en italien). Mais pourquoi recourir à une stratégie de ce genre ? Je réponds : pour lutter contre le poids des présupposés (et éventuellement des préjugés) ; pour mettre ceux qui conduisent la recherche face à l’inconnu, à l’inattendu ; pour faire émerger les potentialités cognitives de la distanciation. Le chercheur venu de l’espace plane sur l’écran du catalogue et rencontre un nom inconnu. Et pourtant, je dois bien admettre que le poids des présupposés, sinon des préjugés, n’a pas tardé à se faire sentir. Alors que, debout dans les rayonnages de la bibliothèque de UCLA, je feuilletais rapidement le Mémoire sur le païs des Cafres, et de la Terre de Nuyts, j’ai pensé à Max Weber. De Purry, je ne savais absolument rien, mais l’abondance des citations de l’Ancien Testament m’orientait déjà, sans que je m’en rendisse compte, vers les archives de Neuchâtel, et vers les restes de Purrysburg, perdus au fin fond d’une forêt de Caroline du Sud.