Colloques en ligne

Christophe Barnabé

Thierry Metz et le cas de L’homme qui penche (1997)

1Avant de commencer à évoquer ce qui fut son dernier livre, il conviendrait sans doute de présenter très brièvement Thierry Metz, car assurément son nom ne figure pas dans les panthéons littéraires, et il n’y a pas à s’étonner que même de bons lecteurs ignorent tout de cet homme et de son œuvre, qui est plutôt de celles qui se transmettent par le bouche à oreille, que de celles dont le seul rayonnement suffit à placer entre toutes les mains. On pourrait dire des écrits de Thierry Metz, s’il fallait trouver une formule, qu’ils constituent une œuvre mineure – au sens très noble du terme – écrite par un grand poète. Par « œuvre mineure »1 j’entends non seulement que c’est une œuvre qui n’est pas très vaste, composée de quelques petits livres de poésie brefs et denses, mais aussi, qu’elle se situe en dehors du canon, et surtout (ceci expliquant peut-être cela), que c’est une œuvre humble, aussi bien dans sa forme que dans son fond, composée de poèmes courts et de fragments, attentive au peu, au presque rien, à ces marges du quotidien où peuvent parfois se lire plus clairement les fils dont se tisse une vie.

2Cette humilité qui est la base même de sa poésie, elle ne saurait être dissociée du parcours qui a été celui de Thierry Metz2. Né en 1956 au sein d’une famille modeste à Paris, il suivra sa scolarité sans réussir toutefois à obtenir son baccalauréat, ce qui lui interdit d’office l’accès aux études supérieures. Très vite, il se voit amené à gagner sa vie comme ouvrier, alternant les tâches selon les emplois que lui fournit une agence de travail temporaire. En effet, Thierry Metz, dont le physique imposant fait d’ailleurs penser à celui d’un rugbyman ou d’un catcheur (il sera même à deux reprises champion d’Île-de-France d’haltérophilie), a presque toujours écrit entre deux chantiers, ou à la fin d’éprouvantes journées de travail manuel. C’est de cette expérience que rend compte son livre sans doute le plus connu, Le Journal d’un manœuvre, paru en 1990 chez Gallimard, dans la collection « L’Arpenteur » puis réédité ensuite en « Folio »3.

3Mais le vrai fait déterminant dans la vie du poète est d’un tout autre ordre. Après des premiers poèmes parus en revue durant les années 1980, Thierry Metz obtient en 1988 le prix Ilarie Voronca pour son recueil Sur la table inventée4. Le jour même de l’obtention du prix, son fils cadet Vincent est fauché par une voiture sous les yeux de son père, sur la route nationale 113 qui passe devant la maison où il s’est installé avec sa famille, à Saint-Romain-le-Noble, dans le Sud‑Ouest de la France. De ce deuil impossible Thierry Metz ne se remettra jamais ; son œuvre en porte l’irrémédiable trace. Le poète se voit sombrer progressivement dans la dépression et l’alcoolisme. Et c’est pour tenter de lutter contre cet envahissement de la maladie psychique, qu’après une première cure de désintoxication, il effectue deux séjours volontaires à l’hôpital psychiatrique de Cadillac, vers la fin de l’année 1996, puis en janvier 1997 – avant de se donner la mort en avril de cette même année, à l’âge de 41 ans. L’homme qui penche, entièrement écrit à l’hôpital et publié pour la première fois en 1997, témoigne  de cet internement : 90 fragments portés par une écriture qui se tient à la frontière entre prose et poésie, et où alternent notations poétiques – entrées de journal ou esquisses de poèmes –, bribes de conversation, portraits morcelés d’autres patients, mais aussi du personnel du centre, psychiatres, infirmières, jardiniers.

4J’aimerais à présent aborder ce livre5, qui a récemment bénéficié d’une nouvelle forme d’actualité grâce à une réédition chez Unes (particulièrement bienvenue, les deux éditions précédentes étant désormais épuisées), pour essayer notamment de voir en quoi il peut se rattacher aux questions soulevées par le croisement entre littérature et écritures du cas. Plus précisément, je voudrais, à partir de cet exemple, commencer à réfléchir à ce que pourrait être une écriture du cas en poésie, en me référant pour cela au sens que la notion de cas recouvre en particulier dans le domaine clinique et psychiatrique. Il va sans dire qu’il ne s’agira pas d’affirmer que ce livre présente un degré d’équivalence quelconque avec le compte-rendu d’un cas médical ; c’est d’abord l’œuvre d’un poète, et qui plus est, d’un poète sans formation académique et très peu préoccupé par toute forme d’expérimentation ou d’hybridation générique délibérée. Mais, derrière une apparente simplicité, se cachent néanmoins plus d’enjeux qu’il ne pourrait sembler au premier abord. Tentons d’en éclairer quelques-uns.

Avant la chute

5L’homme qui penche… Il y a d’abord ce titre, dans lequel on ne peut s’empêcher d’entendre déjà l’écho qu’il fait à l’appellation de certains cas freudiens célèbres : « l’homme aux loups », « l’homme aux rats ». Plus récemment, le neurologue britannique Oliver Sacks réussissait l’exploit de faire d’un recueil de cas cliniques un véritable bestseller, avec la publication en 1985 de L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau. Mais le titre de Thierry Metz, par sa structure, rappelle aussi une multitude d’autres « hommes qui », dans la littérature, le cinéma ou l’art : on pense à L’homme qui rit de Victor Hugo, ou L’homme qui plantait des arbres de Jean Giono ; Hitchcock a tourné L’Homme qui en savait trop et John Ford L’Homme qui tua Liberty Valance ; et on pourrait notamment rajouter à cette série, qui peut très facilement être prolongée, l’emblématique Homme qui chavire (1950) du sculpteur Alberto Giacometti, dont la figure solitaire et énigmatique qu’il représente s’accorde particulièrement bien avec le livre de Thierry Metz6. Dans tous ces titres, à chaque fois, un personnage a priori anonyme est défini par ses attributs ou ses actions, par lesquels cet anonymat justement se dissipe : à sa place commence à s’esquisser une singularité, soit l’un des traits qui définissent la notion de cas, toujours liée à un certain « état des choses » remarquable et qui retient l’attention.

6Au-delà de la parenté des titres, la célèbre sculpture de Giacometti m’a aussi semblé partager avec L’homme qui penche ce que l’on pourrait appeler une poétique du déséquilibre : elle capture ce moment où l’homme, ayant trébuché ou saisi de vertige, ne se tient plus droit, mais n’est pas encore tombé. Or, je pense qu’il est à ce propos tout à fait intéressant de rappeler, comme le fait ici Carlo Ginzburg dans « Le hasard et le cas »7, l’étymologie du mot cas, qui nous vient d’un emprunt au latin classique casus, participe passé substantivé de cadere, « tomber », c’est-à-dire à proprement parler la « chute ». En suivant cette piste étymologique, on pourrait être tenté de dire que si l’homme qui penche n’est pas encore tombé, c’est qu’alors il n’est pas encore devenu véritablement un cas. Ce petit livre poserait-il ainsi seulement les prémisses pour l’écriture d’un cas ? Les fragments qui le composent seraient-ils autant de vignettes cliniques constituant un document poétique à partir duquel pourrait éventuellement se construire un cas ? Ces hypothèses dérivées d’un jeu sur l’étymon sont, nous le verrons, moins saugrenues qu’il n’y paraît. Afin de les éprouver et d’essayer de comprendre qui peut être l’homme qui penche et quel serait son cas, confrontons-les à la lecture du livre qui, en son premier fragment, s’ouvre ainsi :

Centre hospitalier de Cadillac en Gironde, pavillon Charcot. Octobre 1996.
    
C’est l’alcool. Je suis là pour me sevrer, redevenir un homme d’eau et de thé. J’envisage les jours qui viennent avec tranquillité, de loin, mais attentif. Je dois tuer quelqu’un en moi, même si je ne sais pas trop comment m’y prendre. Toute la question ici est de ne pas perdre le fil. De le lier à ce qu’on est, à ce que je suis, écrivant.

7Comme dans une archive médicale, la date et le lieu précis sont donnés. La cause première de l’internement est convoquée : « c’est l’alcool ». Le programme est annoncé, mais la formulation – « je dois tuer quelqu’un en moi » – est poétique et la méthode, inconnue, ou désignée vaguement par la volonté de renouer un lien. On peut observer, dans l’objet de cette dernière phrase, un flottement intéressant, que permet la parataxe, entre « ce qu’on est » et « ce que je suis », entre une perspective générale et une dimension singulière, ambiguïté sur laquelle je reviendrai. Enfin, la position du participe présent « écrivant », en bout de phrase, ne permet pas d’établir si celui-ci s’applique à « ce que je suis » (l’identité du sujet lorsqu’il écrit), ou bien à la tâche même de lier, dont l’instrument serait l’écriture.

8Dans les deux cas, on constate une volonté évidente de construire ou, comme il est dit ailleurs, de réparer quelque chose. Le fragment n° 60 est encore plus explicite:

Je ne sortirai pas d’ici sans ce livre, sans ses perspectives. En plâtre. En papier. En chiffon. Les matériaux de ce qu’on peut être ici, matériaux psychiatriques, matériaux d’atelier, qu’on travaille et retravaille puis qu’on abandonne au premier venu.
Ce que nous sommes.

9Cette idée de travailler à partir de « matériaux psychiatriques » s’inscrit tout à fait dans l’optique de l’écriture du cas. Tout comme cette tension palpable entre savoir privé et savoir public : après avoir modelé par l’écriture des perspectives dans une sphère intime, on « abandonne » le résultat à autrui, on lui offre « ce que nous sommes » (on remarquera ici encore l’emploi inattendu du pluriel dans un fragment qui débute à la première personne du singulier, sur le ton du diariste).

Débris psychiatriques

10Pourtant, la forme même du livre que le lecteur a entre les mains, et qui est celle d’un recueil de fragments poétiques, contrevient à une des caractéristiques essentielles qui font l’écriture d’un cas : la nécessité d’un récit. En effet, depuis la tradition hippocratique jusqu’à Freud, on retrouve dans l’écriture du cas clinique cet élément fondateur qui exige une trame autour de laquelle on pourra chercher à établir un sens, une interprétation, un diagnostic. L’historien de la médecine Jackie Pigeaud écrit à ce sujet :

Le coup de génie d’Hippocrate fut de dissocier la théorie de la description et d’inventer un style. La présentation du malade relève d’une économie spécifique. Un cas, en ce sens, est une suite d’événements à combiner. Leur combinaison est nécessaire, puisque ces événements ont effectivement lieu dans une série […]. Et leur combinaison est aléatoire, puisqu’il se peut que ces éléments n’aient pas une signification dans leur succession, mais qui soit le rapprochement d’un tel et d’un tel qui soit signifiant8.

11C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles Freud, empruntant ainsi la voie ouverte dans la littérature psychiatrique par Charcot, a tenu à faire de ses cas de véritables « histoires de malades » (Krankengeschichten)9. Lui-même se plaisait à souligner d’ailleurs les affinités de ses récits de cas avec la fiction narrative, ainsi qu’il le fait dans l’analyse du cas de« Mademoiselle Elisabeth v. R. » : « […] cela ne cesse de me faire à moi-même une impression singulière de voir que les histoires de malades que j’écris se lisent comme des nouvelles [Novellen] et sont pour ainsi dire privées de l’empreinte de sérieux de la scientificité. »10

12Il en va tout autrement dans L’homme qui penche, où les fragments se succèdent sans articulation apparente, alternant, on l’a dit, entre des textes de nature différente (un dialogue, un poème, le portrait d’un patient). Et c’est cet éclatement même qui contribue à la force poétique de ce livre ; car nous sommes résolument ici dans le territoire de la poésie moderne, dont il ne faut pas oublier qu’un des traits majeurs est de s’être coupée du récit, ou du moins d’une certaine forme de linéarité narrative qu’une acception classique de ce terme laisse toujours présupposer11.

13Prenons l’exemple des fragments du livre qui se présentent comme la transcription d’un dialogue (entre deux patients, ou entre un patient – qui peut être le poète – et son médecin ou son infirmière). À chaque fois, le défi pour le lecteur réside dans le fait que ces dialogues sont livrés sans contexte. Bien qu’ils puissent sembler d’abord, par leur banalité même, correspondre à une retranscription littérale, documentaire, des échanges hospitaliers, on s’aperçoit assez rapidement qu’ils sont en réalité réduits à leur noyau essentiel (et donc forcément réécrits pour aboutir à cet effet d’épure) : ils représentent une inscription véritablement minimale du discours sur la page qui, du fait des nombreux interstices laissés au silence, confine souvent au poème.

14Lisons le début du fragment n° 43:

– Que faisiez-vous de vos journées ?
– Je buvais, je m’effaçais derrière ce geste.
– Et le travail ?
– Je travaillais.
– Était-ce important ce travail ?
– Pas plus qu’un autre, mais je n’ai jamais manqué de faire ce qu’on attendait de moi.
– Est-ce que les autres savaient ?
– Bien sûr.
– Et l’écriture ?
– Quelques feuillets, quelques brouillons. Les mouvements d’une main pour ne pas dire ses mouvances, mais lents et glaciaires, sans projet.

15Aucune indication ne permet de situer clairement les deux interlocuteurs, de comprendre dans quel cadre se déroule cet échange (est-ce un entretien de routine entre le poète et son psychiatre ? un échange entre lui et un autre patient dans les couloirs ?). Pourtant, les dialogues sont un des éléments clés du cas clinique : le cas du « petit Hans » analysé par Freud comprend, par exemple, de longues retranscriptions des échanges entre l’enfant et son père12. Mais ils prennent place toujours dans un ensemble narratif construit et organisé par le médecin. Or ici, comment dire, guidés par « les mouvements d’une main […] sans projet », où s’arrête le dialogue pouvant constituer un « matériau psychiatrique » pour l’écriture d’un cas et où commence le poème ?

« Thierry (lui et l’autre) »

16Malgré cette absence déclarée d’un projet, il me semble que la forme fragmentaire de L’homme qui penche a une raison d’être profonde, qui n’est pas sans rapport avec le sentiment de discontinuité qu’évoque le poète en ouverture de son livre (notion qui, avec celle de déséquilibre, peut servir à caractériser le trouble psychique), et que l’on retrouve par exemple dans cette phrase à la fin du fragment n° 69 : « L’homme qui penche est un être encordé. Encordé mais pas lié. » Quel est ce lien qui se dérobe ? Et surtout, qui se cache derrière cette figure de « l’homme qui penche », dont on aura remarqué que le poète le désigne à la troisième personne ? Alors que pourtant, il partage avec lui un même sentiment d’aliénation… Sur ce point, la lecture du début du fragment n° 40 peut nous éclairer :

L’homme en pente.
La maladresse de dire je
de savoir si
Une fois pour toutes, le défi est d’en arracher la première page, de la mêler au livre, quelque part dans le hasard.

17On est ici invités à voir en cette figure de « l’homme qui penche » un double du poète. Le fragment n° 42 confirme ce procédé de dédoublement : « J’écris pour ne plus trop m’éloigner de ce que j’ai à faire. / Avec l’autre, celui qui voit tout : le buveur. » Cet autre, il est aussi présent dans les dernières lettres que Thierry Metz a adressées à certains de ses proches, comme cette lettre à son éditeur Didier Periz où il signe : « Thierry (lui et l’autre) »13. Formule poétique ou véritable symptôme d’un trouble schizophrénique, j’opterais résolument pour la première option, mais il n’en demeure pas moins que cette expression témoigne d’un procédé littéraire profondément ancré chez l’auteur lors de sa période d’internement à l’hôpital, dont les enjeux dépassent ceux d’une figure de style strictement ornementale.

18Cependant, si j’ai pris soin, dans le titre de cet article, de bien séparer « Thierry Metz » de l’homme qui penche, c’est parce que je ne pense pas que le texte autorise une identification stricte et exclusive entre les deux. En effet, le visage de l’homme qui penche qui se dessine à travers les pages du livre n’est pas uniquement un reflet de celui du poète. Lisons le fragment n° 74 pour mieux comprendre :

De jour en jour je reprends le visage, le même visage inachevable, comme une trace presque effacée. Chacun peut le voir mais voir n’est qu’un élément du regard – son espace et sa limite.
Visage que je croise dans un des couloirs, près d’une porte ou fumant une cigarette dans l’entrée. Toujours lui, jamais le même. Des fois un salut ou un sourire, des fois : rien. C’est qu’en approchant du monde on s’éloigne de ses portes.

19Ce visage qui est « toujours lui » sans être « jamais le même », devient pluriel dans un autre fragment (nº 69) où le poète affirme : « Je ne me lasse pas d’observer ces visages. D’y mêler le mien. »

20On l’aura compris, c’est à tous les autres internés qui séjournent comme lui au pavillon Charcot que Thierry Metz fait ici allusion. Et force est de constater qu’au vu des dimensions modestes de l’ouvrage, leur présence est massive. Sur à peine 90 fragments, on ne compte pas moins de 16 patients différents évoqués, dont certains reviennent jusqu’à 5 fois : Denis, Bernard, Claude, Patricia, Rainer, Philippe ou Aïssa, sont autant de « cas » sur lesquels le poète porte son regard. Comme par exemple Sophie, qu’il évoque ainsi au fragment n° 78 :

Sophie.
Une jeune femme.
40 kilos.
Elle titube et tremble toute la journée, allant de sa chambre au fumoir, la nuque raide, les joues creuses, morte sans le savoir.

21On remarquera que, à l’exception du dernier élément, rien ne distingue ce fragment d’une ébauche clinique rédigée par un psychiatre lors d’un premier entretien.

Lire dans l’infime

22Tout au long des deux cahiers rapportés de l’hôpital, et qui donneront L’homme qui penche, Thierry Metz s’attache à observer non seulement son propre cas, mais également ceux qui l’entourent. Et quel que soit le ton employé dans son écriture – froid et lapidaire comme celui que nous venons de lire, ou plus lyrique – son regard est toujours porté par un même élan. « Je note chaque heure ou chaque jour des choses qui n’ont sûrement aucune importance » écrit-il (n° 8). Ou encore (n° 10) : « Il n’y a ici qu’un va‑et‑vient de petites choses. » Ce régime d’observation rappelle curieusement le paradigme indiciaire tel qu’il est décrit par Carlo Ginzburg dans « Traces »14. Au fragment n° 12, Thierry Metz affirme : « Toute l’obscurité est dans le jour. […] Mais l’infime est plus sûr que le reste. Un détail, une inadvertance. C’est ici le seul point de passage. » On ne s’étonnera pas alors de pouvoir lire ceci (n° 29) : « Le visage de Jo a l’air entier, comme ça, à première vue. Mais à certaines heures, non, il le cache ; il n’est plus que quelques traits, il ne l’accompagne plus. Ou bien n’est-il montré qu’à celui qui peut encore voir. »

23Comme Sherlock Holmes, Morelli et Freud dans le célèbre article de Carlo Ginzburg, ou comme le chasseur accroupi dans la boue qui les précède tous15, Thierry Metz sait se rendre attentif aux détails a priori marginaux, sachant qu’ils peuvent être révélateurs en dépit de leur insignifiance. (Et l’on peut être tenté de lire dans ce trait, très simplement, ce qui définit tout bon poète.) Lui qui, après un entretien avec un psychiatre se demandait : « Quelle enquête a commencé ? / Sur quoi ? » (n° 53), se retrouve à être à l’affût de traces ou d’indices dissimulés dans l’infime, de signes, au sens où l’entend Michel Foucault lorsqu’il écrit dans Naissance de la clinique :

Le signe annonce : pronostique, ce qui va se passer ; anamnestique, ce qui est passé ; diagnostique, ce qui se déroule actuellement. De lui à la maladie règne toute une distance qu’il ne franchit pas sans la souligner, car il s’offre de biais et par surprise souvent. Il ne donne pas à connaître ; tout au plus à partir de lui peut-on esquisser une reconnaissance16

24Cette reconnaissance, selon Foucault, elle est possible car, affirme-t-il plus loin, « sous un regard sensible » le symptôme devient signe.

25Voilà livrée peut-être une des clés qui permettent de rapprocher poésie et écriture du cas. « Sous un regard sensible », le poète qui aurait chaussé ses lunettes cliniques peut repérer des symptômes, même s’il ne saura pas forcément en tirer une connaissance ou les inscrire dans une nosographie. D’ailleurs, Freud lui-même, dans le texte que nous avons cité, accordait au poète de telles facultés, parfois plus utiles même pour lui que les instruments de la science :

[…] le diagnostic local et les réactions électriques n’entrent pas en ligne de compte dans l’étude de l’hystérie, alors qu’une présentation approfondie des processus animiques, comme on a l’habitude d’en trouver chez le poète [Dichter], me permet, en appliquant quelques formules psychologiques, d’y voir malgré tout à peu près clair dans le déroulement d’une hystérie17.

26Mais le poète ici n’est pas médecin, et n’a pas l’ambition d’établir un diagnostic ou d’appliquer des « formules psychologiques » ; sa quête est tout autre. C’est pourquoi toute tentative de vouloir lire dans L’homme qui penche un cas clinique orthodoxe se verra nécessairement vouée à l’échec. Si écriture d’un cas il y a, elle est de l’ordre de ce que l’on pourrait appeler une écriture spéculaire. Ne pouvant écrire son propre cas, être à la fois le patient et le médecin, Thierry Metz essaye de se construire un visage en faisant de ses cahiers une sorte de miroir tendu face aux autres patients avec qui il cohabite à l’hôpital. Si le cas, c’est la singularité, ici, au risque de l’oxymore, cette singularité est composite : L’homme qui penche est un cas que le poème façonne par agrégat de fragments, de copeaux d’autres cas dont les signes-symptômes sont repérés par l’auteur au sein de petites vignettes clinico-poétiques. La tension entre ces deux régimes (scientifique et poétique) n’étant pas tout à fait étrangère à l’exercice des praticiens-cliniciens, comme le rappelait aussi, après Freud, la psychanalyste franco-italienne Piera Aulagnier qui écrivait : « Dans l’exercice de notre métier nous ne sommes pas des poètes en quête d’inspiration, pas plus que de purs expérimentateurs observant et décodant le discours de cobayes humains »18.

    

27L’homme qui penche a toutefois ceci en commun avec les meilleurs cas : « il se présente à nous comme une énigme »19. Il n’illustre a priori aucun type connu, aucune certitude ; il interroge. C’est d’ailleurs au nombre et à la qualité des questions qu’ils soulèvent, que l’on reconnaît les cas les plus intéressants : ils n’épuisent pas les interprétations. Je ne prétends donc pas à cela moi-même. C’est à chacun des lecteurs de ce petit livre dense en significations, qu’il reviendra de fabriquer dans sa lecture une fiction vraie : à partir des fragments de Thierry Metz, comme un enquêteur, reconstruire l’intrigue, proposer à ce cas en puissance une trame cohérente. En essayant de retisser ainsi les différents morceaux qui le composent, peut-être sera-t-on surpris de mieux comprendre la douleur qui a habité ce poète trop tôt privé d’une partie de lui-même. C’est en le sens d’une telle invitation que j’ai essayé de tourner ici ma propre lecture, en espérant qu’elle en inspire d’autres encore.