« On a la madeleine qu’on peut » : usages autobiographiques des textes romanesques (préférés) dans quelques essais sur le roman
1Étant actuellement en train d’achever une thèse qui porte sur la pratique de l’essai sur le roman par les romanciers en France de « l’après-nouveau roman » jusqu’aux plus récentes manifestations de cette pratique1, j’entends réfléchir à la (très belle et très féconde) question de la trajectoire du texte littéraire à partir de mon corpus doctoral qui s’y prête tout particulièrement. Ce corpus est donc celui d’une vingtaine de « textes seconds » — l’essai, rappelle Marielle Macé, est un « discours sur » qui s’élabore à partir de « fragments textuels prélevés, réorganisés et remis en mouvement 2 » — où se côtoient divers textes romanesques, sélectionnés, investis de sens et inscrits à la fois dans une histoire du roman et une mémoire personnelle de chaque romancier-essayiste. En quoi ces essais s’avèrent-t-ils précisément intéressants dans le cadre d’une réflexion collective portant sur les trajectoires du texte littéraire ? Ils invitent à déplacer la focale et à concevoir la « destinée » du texte littéraire non pas dans son histoire propre (manuscrit, publication, édition et réédition), mais dans d’autres textes. En d’autres termes, ils mettent en lumière le fait que la trajectoire des textes littéraires — et ici celle des textes romanesques canoniques — est aussi celle d’une lecture-usage3, dans laquelle ils deviennent des objets récupérables dont usent d’autres romanciers pour s’écrire « soi ».
2Le roman, nous dit Rancière, incarne par excellence le domaine de la « lettre errante », de la parole horizontale, anarchique4, parole qui est donc aussi éparse, désordonnée, éparpillée et facilement appropriable. Cet éparpillement peut donner lieu, des décennies ou des siècles plus tard, à une trajectoire inopinée du texte littéraire, à des refigurations protéiformes, parfois calquées, tantôt sublimées tantôt volontairement dégradées. Une façon de concevoir la trajectoire du texte littéraire qu’éclaire mon corpus est donc celle d’un usage pour autrui : chacun peut s’emparer de ce qui lui chante et « bricoler » son image d’auteur, en pigeant ici et là dans ses textes préférés, ces essais étant aussi des autoportraits d’écrivains en continu. Précision : j’entends ici par « textes romanesques appropriables » des romans effectifs (comme La Recherche, Bouvard et Pécuchet, L’histoire de Juliette, pour prendre des exemples qui seront évoqués ci-bas), des textes « intimes » au statut parfois indéfini (par exemple le Henry Brulard de Stendhal), mais aussi les romanciers eux-mêmes (Proust, Flaubert, Sade, Stendhal) dont les « scénographies » d’écrivains fonctionnent aussi comme des textes. En réalité, les romans préférés sont aussi liés à des scénographies (une vie proustienne, stendhalienne, sadienne) et les usages qui sont faits d’eux sont souvent, nous le verrons, des « usages de l’auteur ».
3On commence dès lors à entrevoir comment ces essais, ces « textes seconds » qui se présentent a priori comme « sérieux » ou « référentiels », se situent, en même temps, dans les « bords de la fiction5 ». En effet, dans ces essais, les textes romanesques préférés (entendons ici aussi bien les romans que les scénographies qui leur sont associées) deviennent des vecteurs de fiction…et plus particulièrement d’un type spécifique de fiction essayistique que le critique Pascal Riendeau dénomme la « fiction de soi6. » Cette notion vise à rendre compte de l’ambiguïté caractéristique du « je » essayistique, de ce dédoublement qui fait que ce « je », éminemment construit, renvoie à et l’auteur et à une « unité fictive » en même temps7, car il s’agit, pour l’énonciateur, d’inventer, de fabuler son personnage d’écrivain (en procédant notamment à une construction fictionnalisée de la personnalité), tout en maintenant la portée référentielle de l’énonciation et en continuant de rallier ce « je » à l’auteur « en personne ».
4Dans le cadre de cette réflexion collective portant sur la trajectoire du texte littéraire, j’orienterai cet article autour des modalités d’apparition et de circulation des textes chéris dans des essais qui visent à réfléchir sur le genre romanesque. Je m’intéresserai à deux grandes manières de concevoir la trajectoire-usage des textes mobilisés : (1) la production d’images de soi en lecteur (et la modélisation de la lecture qui s’en trouve induite) et (2) le mimétisme et la refiguration de ces textes. Je m’attarderai plus longuement sur ce second usage, réservé aux textes romanesques préférés, qui circonscrit davantage une trajectoire du texte. Mais avant de plonger dans ces usages, je m’attacherai, dans un court liminaire, à présenter quelques traits définitoires de ces essais, ce qui permettra, par la suite, de mieux envisager ces différentes trajectoires-usages.
0. Bref aperçu de ces textes
5Plusieurs caractéristiques narratives, voire fictionnelles — participant d’évidence au tournant narratif de la littérature française —, différencient ces essais contemporains sur le roman de ceux produits par les nouveaux romanciers dans les années 1950-1960, plus ouvertement programmatiques, les romanciers-essayistes du corpus refusant, du moins en surface, tous les programmes. Les essais du corpus ont en commun d’être écrits depuis une perspective praticienne, largement revendiquée, que l’on pense au quasi célèbre incipit de L’Art du roman de Milan Kundera (1986) : « Le monde des théories n’est pas le mien. Ces réflexions sont celles d’un praticien 8» ou encore à ces lignes de L’Enfer du roman de Richard Millet (2010) : « c’est un écrivain qui parle9». Cette posture praticienne se construit largement dans un être contre vis-à-vis des postures savante et/ou scolaire, comme on le voit ici dans Le roman et le sacré de Jacques Henric (1991):
je n’ai aucun titre, en effet, ni universitaire ni autre, m’autorisant à déposer mon grain de sel sur de marmoréennes tables gravées. D’autant que je n’ai parcouru leurs augustes inscriptions souvent qu’à moitié, trop vite et avec désinvolture ; à maints passages je n’ai rien compris10 […]
6Ces textes se présentent comme des réflexions portant précisément sur le roman comme genre (et non plus généralement sur la littérature, ou plus particulièrement sur une pratique personnelle de l’écriture). Leur « réflexe commun » pour aborder leur objet est de l’envisager dans son épaisseur historique, tout en reconfigurant son histoire, c’est-à-dire en produisant une version « alternative » de celle-ci, réécriture qui passe moins par un discours sur les siècles et des courants que par l’articulation d’une continuité entre les différents romanciers convoqués dans ces histoires. Les romanciers-essayistes réinventent donc les filiations individuelles à l’intérieur de ce que Marielle Macé désigne comme un régime d’historicité « typiquement auctorial11». À noter qu’il s’agit d’un corpus essentiellement masculin (3 femmes contre 14 hommes) et, même chez les romancières (dont les essais ne sont par ailleurs pas les plus représentatifs de cette pratique), il ne s’agit pas d’intégrer davantage de figures féminines dans ces histoires alternatives. On entend plutôt déterrer certains romanciers oubliés, incompris ou injustement condamnés, tout en maintenant un rapport d’adulation envers une poignée de figures canoniques.
7Ces histoires du roman se présentent comme idiosyncrasiques — avec des commencements et des jalons qui diffèrent, avec des « premiers » et des « grands » qui ne sont pas toujours les mêmes, chacun prétendant livrer la véritable histoire du genre romanesque. Mais en même temps, qu’elles diffèrent, ces histoires sont précisément les mêmes. Elles forment un récit commun dans leur l’usage massif des mêmes topiques du discours, dans le recyclage des mêmes matériaux, de mêmes ingrédients narratifs. Par exemple, ils arborent tous les mêmes figures ennemies : l’homme de lettres, l’écrivain engagé, le professeur et toutes les formes de « savants » de la littérature, sans oublier, bien sûr, les nouveaux romanciers, qui auraient tenté de détruire le roman. La réponse directe ou oblique, mais presque toujours anachronique, à ces divers ennemis, fait de ces essais des textes de l’après (après le soupçon, après l’engagement sartrien, après l’hégémonie de la théorie, après les avant-gardes), des textes qui réagissent (à la « mort » du personnage et de l’auteur, à l’exhortation à l’engagement, etc.) et qui forment, en ce sens, des contre-discours. Mais ce sont aussi des textes de l’après dans un sens beaucoup plus large ; ils témoignent d’une certaine contemporanéité (ou postmodernité) littéraire où le réflexe premier est de s’écrire à partir des autres, de se bricoler à partir de tout un déjà là de matériaux préexistants, soigneusement sélectionnés. Et dans cette pratique autoportraitiste, parler des autres — de ceux qu’on aime, de leurs textes — c’est déjà parler de soi12.
8Or ce bricolage a aussi sa cohérence : ce sont des textes qui donnent forme à l’œuvre individuelle de chaque auteur, en construisant — aussi bien à travers un discours sur soi, sur autrui et sur le genre romanesque — une trajectoire de soi, une vision, une histoire littéraire, une orientation esthétique. C’est dire que les romanciers-essayistes se « construisent » à l’image de l’histoire du roman qu’ils construisent et reflètent les attributs qu’ils accolent au roman. On observe dès lors une tendance générale à entrelacer leurs propres mémoires de romanciers et la mémoire du genre romanesque et c’est souvent à l’intérieur du récit vocationnel — qui répond au fond à la fameuse question : comment suis-je devenu romancier ? — que cet entrelacement des deux mémoires se produit.
9Enfin, ces textes ne s’adonnent pas seulement à une reconfiguration historique ; ils sont aussi traversés par un enjeu historiographique. À vrai dire, ce sont des textes qui — à l’image de Proust dans son Contre Sainte-Beuve13 — se font, contre deux historiographies, en même temps : celle, largement téléologique et progressiste, des années 1950-1970 qui rend désuète les œuvres du passé et celle de l’histoire littéraire dite « officielle » (savante et scolaire) qui transformerait les œuvres en documents. Ces deux historiographies se rejoignent dans leur caractère linéaire évolutif et irréversible, produisant, aux yeux des romanciers-essayistes, le même effet désastreux : la mort des œuvres. Et contre cette mort des textes, il s’agira — et à nouveau comme l’avait fait Proust avant eux — de promouvoir un rapport vivant, vital, aux œuvres du passé, condition de possibilité d’une historiographie délinéarisée de la coprésence des œuvres et des auteurs. Bref, c’est d’abord « en lisant » et ensuite « en écrivant » — selon l’ordre qui prévaut aussi chez un Julien Gracq — , et non directement à partir d’un soi-écrivain,14 que les romanciers-essayistes du corpus s’attachent à définir le roman et à reconfigurer son histoire. C’est cette mise à l’avant-plan de la lecture qui permet de sortir de la chronologie officielle et qui engendre ce présent perpétuel où Rabelais n’est pas beaucoup plus vieux que Flaubert, et où Sade lui-même n’est pas plus vieux que les romans de la dernière rentrée littéraire. Il y a bien une fête de la lecture dans ces essais et cette omniprésence du geste lectoral ouvre la porte à l’élaboration de temporalités individualisées. La lecture leur permet de délinéariser le temps, de le réinventer en configurant un présent du roman élargi qui dépasse le strict présent.
10C’est donc sur le fond de cet enjeu historiographique où il s’agit de présenter les auteurs du passé comme nos contemporains, de rajeunir les œuvres anciennes (mais aussi parallèlement de vieillir le passé récent de la littérature française), que prennent place les mises en scène de la lecture qui traversent le corpus. Intéressons-nous à celles-ci et aux « usages pour soi » qu’elles recèlent, car c’est en définitive dans un rapport personnel que les œuvres et les auteurs convoqués prennent réellement leur sens, alors que la chronologie qui finit par s’imposer — « au détriment » de l’histoire littéraire chronologique — est celle de la vie propre de chaque romancier-essayiste et de ses propres souvenirs de lecture, dans une sorte d’ « autobiobibliographie15 » discontinue.
1. La monstration de soi en lecteur
11On relève de nombreuses inscriptions de la matérialité des livres dans ces essais: « Je prends dans ma bibliothèque Madame Bovary, dans l’édition de poche de 197216 », écrit Milan Kundera ; Guy Scarpetta décrit l’édition à travers laquelle il a découvert Sade : « la petite édition de Jean-Jacques Pauvert, au format presque carré, qui n’était à l’époque diffusée qu’en souscription, et qui incluait Juliette et Les Cent Vingt Journées 17». Jean Rouaud présente son édition de L’Énéide : un « exemplaire à la couverture nuageuse semée de statues antiques [à] la tranche saumonée18 ». On exhibe les livres, mais on se montre aussi en train de les manipuler physiquement et surtout en train de les lire. Les scènes par lesquelles les romanciers-essayistes se représentent en lisant sont en réalité si nombreuses dans ces textes qu’elles dépassent en nombre celles par lesquelles ils se représentent en écrivant. Ces scènes ne sont pas accessoires ; elles contribuent directement à la construction de l’éthos du romancier-lecteur en mettant en circulation des images d’auteurs-lecteurs. On pourrait même dire qu’elles concourent à produire une définition du romancier en lecteur, ce qui n’a pas toujours été le cas19 et est peut-être propre à cette période. Et cela va aussi de pair avec la production d’images des romanciers aimés en lecteurs, car, dans ces essais, une des « destinées » des textes aimés est celle d’être lus par des romanciers postérieurs, tout aussi aimés : « Kafka a lu Flaubert, passionnément, en français 20» écrit Milan Kundera tandis que Philippe Le Guillou raconte la découverte de Stendhal par Julien Gracq « dans une édition à deux volumes à couverture verte 21.»
L’acte plutôt que le contenu
12Les romanciers-essayistes se représentent en lecteurs, en vrais lecteurs, mais entrons-nous véritablement dans les œuvres qu’ils se proposent de nous faire découvrir ? Ce qui ressort de la lecture transversale de ces innombrables scènes de lecture que recèle le corpus — et dont je ne fournis ici qu’un bien mince échantillon —, c’est que l’activité même de la lecture (incluant ses modalités, ses circonstances et, éventuellement, ses refigurations) l’emporte généralement sur le contenu des textes évoqués. Il s’agit le plus souvent de mettre en scène le plaisir originel de la lecture : Richard Millet relate qu’il vient de lire « intégralement le Roman de Renart dans la version originale, avec un plaisir extraordinaire 22» et Milan Kundera se « rappelle » sa « première lecture de Jacques le Fataliste », à quel point il était « enchanté de cette richesse audacieusement hétéroclite23.» On ouvre de nombreux livres, on mentionne de nombreux textes, mais on n’y entre finalement très peu, car les textes disparaissent derrière l’euphorie de leur lecture. Il importe aux romanciers-essayistes d’indiquer quelle sorte de lecteur ils sont, mais aussi, quelle sorte de lecteur ils étaient, enfants, alors « romanciers en puissance ». C’est ainsi que Dominique Fernandez relate ses souvenirs de lecture des romans d’aventures de Gustave Aimard :
il a enchanté mon enfance. À onze ans, à douze ans, il est le premier écrivain que j’ai aimé. […] Je dévorais ces histoires de coureurs des bois et d’Indiens, ces aventures rapides et violentes qui avaient pour cadre des paysages grandioses et sauvages […]. Pour le gamin triste que j’étais, confiné dans le Paris sombre et oppressant de l’Occupation, quelle entrée en matière fascinante24.
13Les textes disparaissent derrière les souvenirs qu’ils laissent, derrière des durées internes, car la lecture représentée dans ces essais se présente comme une lecture qui se prolonge au-delà de la lecture effective ; elle se dépose « en soi » ; elle est intimement liée à la mémoire, à ce qui reste, perdure une fois le roman terminé, souvent des années plus tard. Ainsi, Jacques Laurent, — et dans une volonté manifeste de souligner qu’il vit les romans beaucoup plus qu’il les lit — dit surtout garder du Lys dans la vallée:
le souvenir d’un jardin romain où des miroirs étaient suspendus de sorte que je recevais de la végétation qui m’entourait tantôt une lumière quotidienne, tantôt, selon le mouvement de mon regard, une lumière miroitante où, prisonnière de la glace, la verdure s’exaltait et s’imposait comme un fragment d’éternité25.
14Tout, dans ce passage, renvoie au soi, de l’usage des possessifs au motif du miroir, le roman de Balzac disparaissant derrière la monstration de sa subjectivité lectrice.
15Ces différentes scènes de lectures comportent, à mon sens, une forte dimension rhétorique — une rhétorique des « manières d’être » dirait Marielle Macé26 — car en plus d’être au cœur de la « présentation de soi » de leur auteur, elles concourent, par la bande, à réaliser une modélisation de l’acte de lecture. En effet, au contraire d’un texte tel Comme un roman de Daniel Pennac (essai ludique et didactique sur l’éveil à la lecture), ces textes ne visent pas à promouvoir le simple fait de lire, mais une certaine manière de lire. Laquelle ? Cette lecture modélisée a le plaisir pour méthode et s’oppose à la technicité de la lecture savante. Elle a à voir avec une relation, celle d’un tête-à-tête avec un roman, avec un auteur, par-delà le temps historique. Elle est en réalité très proche du Plaisir du texte tel que le présente Barthes, soit un certain « art de vivre »27, une « pratique confortable de la lecture » qui ravit, « contente et emplit28.» Cette modélisation d’une lecture vivante et plaisante est une manière de dérober les textes aux discours spécialisés : « Il n’est que temps, me semble-t-il, d’arracher Rabelais aux “seiziémistes”, et de le livrer, tout bonnement, aux amateurs de roman 29», plaide Guy Scarpetta dans Pour le plaisir après avoir produit maintes et maintes images de lui en lecteur « vivant » de Rabelais, en « buveur très illustre30.»
Le microrécit de relecture
16Davantage qu’aux romans « lus », c’est bien à l’énonciateur de chaque essai et à une modélisation de l’acte de lecture que renvoient la plupart des scènes de lecture que l’on trouve dans ces essais et cela est encore plus avéré lorsqu’il est question de relecture. Si la lecture est hautement valorisée dans ces textes, la relecture l’est encore plus puisqu’elle produit de la « distinction » à travers un usage spécifique des œuvres. Regardons ici les dernières pages du Roman du roman où Jacques Laurent, alors « en train » d’effectuer un tour du monde dans les airs, se livre à la relecture :
Après l’escale à Toronto […] j’éprouvai ensemble l’envie de dormir, vomir, courir, manger et lire. Dans mon sac, entre l’Idiot et Gil Blas, je découvris les lunettes que j’avais perdues au bar de Los Angeles. Un instant de bonheur. Puis j’hésitai entre les deux livres posés sur mes genoux. On n’est pas lecteur de romans si l’on n’est pas un relecteur. Relire un roman c’est s’affranchir un gué, sauter d’un roc aimé à un autre. Les deux titres m’appelaient, me poussant moins à choisir entre eux qu’à tâter des idées, des impressions, des sons […]31.
17Le récit de relecture supporte ici un propos modélisant : à entendre, on n’est pas romancier si on est un vrai lecteur et on n’est pas lecteur si on n’est pas relecteur. La relecture se veut ici une pratique « distinguée » de la lecture, car en s’émancipant de la diégèse (ou de l’argument) du texte, on y cherche, on trouve autre chose, en l’occurrence des sons, des impressions ou encore, comme dans cet autre passage du Roman du Roman, une « version » différente de l’auteur : « Relisant Lamiel, je peux, selon l’humeur, découvrir un Stendhal visionnaire […] 32». Pour reprendre une association posée par Marielle Macé dans Façons de lire, manières d’être33, à cette manière de lire correspond une manière d’être romancier. Chez Kundera, la relecture des romans préférés n’a nul besoin de commencer par le commencement et le roman de Musil — à l’image, peut-être, de ces histoires du roman délinéarisées — peut s’ouvrir à n’importe quelle page, sans égard pour la diégèse : « L’homme sans qualité est une incomparable encyclopédie existentielle de tout un siècle ; quand je veux relire ce livre, j’ai l’habitude de l’ouvrir au hasard, à n’importe quelle page, sans me soucier de ce qui précède et de ce qui suit 34.»
18Vers quelle trajectoire du texte — toujours conçue au sens d’un usage — pointe cette valorisation notable de la relecture ? Les textes préférés deviennent des lieux de départs et d’arrivées, des « chez soi » vers lesquels on peut toujours faire retour. Fait intéressant : plusieurs de ces romans incessamment relus sont précisément des œuvres à travers lesquelles chacun fait commencer l’histoire du roman. Sur ces romans de « l’origine », on prélève des scènes et des détails — chacun y va de ses propres « morceaux choisis » — pour un usage entièrement personnalisé : « Je relis […] l’histoire de Panurge35 », écrit Scarpetta dans un ressassement de Rabelais, un retour incessant à celui à travers qui (pour lui) tout commence. « Je reviens sans cesse à l’évocation de ce cortège étonnant […] en mettant mes pas dans ceux du jeune Perceval 36» écrit Philippe Le Guillou devant son Conte du Graal. Et ce que Kundera cherche dans ses relectures du Quichotte c’est moins l’enchainement des péripéties que les contours d’une silhouette: « Une fois encore je veux faire surgir la silhouette d’Alonso Quijada ; le voir monter sa Rossinante et partir en quête de grandes batailles37.»
19À travers cette circulation des romans lus et relus dans ces essais, certains textes — les romans préférés, les scénographies admirées — ont un statut particulier, un rôle structurant vis-à-vis de l’essai qui les contient et vis-à-vis du récit vocationnel qui y prend place. Ces essais sont en effet des « livres-bibliothèques » qui sont traversés par des références fugitives à de nombreux textes romanesques et par des références plus soutenues à un plus petit nombre de textes, les romans marquants qui serviront à mettre en forme le soi romancier. C’est la portée structurante de quelques scénarios irradiants qui m’intéressera dans cette seconde partie. Pour emprunter les catégories savantes de Genette, on pourrait déjà dire que la transtextualité de ces essais (soit ce qui les place en relation avec d’autres textes38) ne se constitue pas seulement dans un rapport de métatextualité (c’est-à-dire dans une relation de commentaire qui les pose d’emblée comme textes seconds39), mais aussi par hypertextualité (soit dans un rapport d’imitation-transformation)40 qui les rend tout aussi seconds.
2. Mimétismes et refigurations
Événements de lecture
20Ces textes structurants peuvent figurer à titre « d’événements de lecture », selon la définition qu’en propose Gérard Langlade, c’est-à-dire la mise en scène par un écrivain d’une lecture déterminante qui renvoie presque exclusivement à « l’histoire personnelle du sujet-lecteur 41» et où la trajectoire de l’auteur (ou de l’auteur à venir) s’en trouve profondément bouleversée. Ces lectures peuvent être si déterminantes qu’elles prennent la forme d’une conversion, d’une découverte de soi. J’examinerai ici deux événements de lecture prenant place, respectivement, dans Le roman inépuisable de Philippe Le Guillou et dans Pour le plaisir de Guy Scarpetta, qui tous deux engagent le corps et le désir de l’adolescent se découvrant romancier.
21Ainsi se présente l’événement de lecture de L’Immoraliste chez Philippe Le Guillou, le roman de Gide ayant été mis au programme, précise-t-il, par son professeur de lettres au « lycée Tristan-Corbière de Morlaix, en classe de 1ère 42.»La secousse est pressentie, anticipée :
D’emblée, j’ai pressenti qu’il allait se passer quelque chose, que ce livre était de braise et que je devais le lire sans attendre. Je me suis donc précipité à la fameuse bibliothèque municipale sentant les grimoires et la vieillerie rancie morlaisiens pour emprunter, séance tenante, L’Immoraliste 43.
22Or la lecture déborde largement de ce cadre scolaire qui l’initie, pour ne pas dire qu’elle le subvertit :
cette lecture coïncidait avec le début des vacances de Pâques et je me revois encore lisant le récit de Gide avec une jubilation rarement atteinte, dans la chambre mansardée de ma maison natale, route de Rosnoën au Faou, les scènes d’éveil sensuel outre-Méditerranée, les scènes aussi de transgression normande […] les conversations sur les tapis luxueux de Melnaque que j’avais l’impression de fouler à mon tour, comme Michel, délesté de mes chaussures boueuses […] Sur la pente de mes dix-sept ans, je me mettais moi aussi, inconsciemment, à une heure nouvelle, celle du désir et de la littérature. Tout craquait, tout bouillonnait, je voyais avec une lucidité implacable qui j’étais et vers qui mes goûts me portaient44.
23Ce bouillonnement de vie suscité par la lecture et la description des jeunes corps masculins se voit associé à la sortie d’une existence traditionnelle toute tracée, hétéronormative et morne, qui était, jusque-là, son seul horizon de vie :
rien ne me retenait, rien de m’entravait, sinon la monotonie d’une existence normée et un schéma dominant, tacitement admis qui voulait qu’on se conformât à l’ordre régnant en s’y coulant sans faire le moindre remous. C’était évidemment l’ordre bourgeois des études sérieuses, de l’hétérosexualité, entendu comme seul modèle possible, de la conjugalité et de la reproduction de l’espèce. Je n’étais pas certain de me reconnaître dans ce moule qui m’était offert. Il me restait à ronger mon frein, à me débattre en silence, en mettant un voile épais sur mes désirs et mes tournants45.
24L’immoraliste sert donc une double révélation derrière laquelle ce roman tend à disparaître. La « trajectoire » du roman de Gide est ici celle de sortir le futur romancier de la trajectoire commune (une vie bourgeoise normée) appelée le « moule » pour entrer dans une double trajectoire alternative. La découverte de son homosexualité se présente en effet comme partie prenante de la découverte de sa vocation romancière, et ce, grâce à la lecture de L’immoraliste qui le révèle à lui-même : « Les pages italiennes, les pages brûlantes des oasis m’emportaient […] L’immoraliste me révélait, me confirmait46 .» Le Guillou peut désormais participer secrètement à une constellation où brillent Gide et Proust qui deviennent deux grands modèles structurants. Mais sortir du « moule », c’est aussi entrer dans un autre grand moule dans la mesure où Le roman inépuisable s’avère, de loin, l’essai le plus « formaté » du corpus, celui qui condense le plus grand nombre de scènes typiques « attendues », liées, entre autres, au devenir romancier, comme le traduit bien ce passage :
ce qui compte avant tout pour moi c’est d’écrire, et s’il est un lieu à Paris que je désire, c’est plus la rue Sébastien-Bottin que la froide rue d’Ulm…Je me débats dans des ruminations existentielles comme tout apprenti romancier […] j’ai aussi mes fétiches, mes reliques soyeuses, mes portraits que je contemple […]47
25Proust et Gide font assurément partie de ces portraits. Les textes préférés qui figurent dans des événements de lecture génèrent de la conversion, de l’adhésion, mais aussi des « fétiches » pour reprendre le mot de Le Guillou. Regardons comment Guy Scarpetta dans Pour le plaisir raconte, lui, sa découverte de l’œuvre de Sade, faite lorsqu’il « devait avoir autour de quatorze ou quinze ans 48» chez l’un de ses professeurs de lycée qui mettait parfois sa bibliothèque à disposition. C’est là, « sur un second rayon », qu’il ouvre L’histoire de Juliette ou les Prospérités du vice et ce qu’il y découvre engendre chez lui, et fixe définitivement, une conception du roman basée sur le plaisir :
Je me rappelle avoir lu Juliette ainsi, le feu aux joues, sans omettre la moindre page : percevant d’instinct, au-delà du trouble proprement sexuel que ces pages provoquaient, et du sentiment de violation d’un interdit qui s’y liait (je n’ai jamais avoué à ce professeur Jean Flisseau, l’indiscrétion qui m’avait poussé à investir cette part clandestine de sa bibliothèque), qu’il s’agissait là d’un roman littéralement exorbitant, relativisant d’un coup tous les autres, et que les passages « philosophiques », en définitive pouvaient produire un effet de vertige aussi intense que les séquences spécifiquement érotiques. Rien ne m’a jamais fait renoncer à cette intuition première. Je pourrais évoquer ma fidélité à cette sensation inaugurale […]. Après avoir découvert Sade, en ces années d’adolescence, toute littérature inoffensive a cessé pour moi, à jamais, d’avoir le moindre intérêt49.
26À nouveau on peut voir ici que le texte lu disparaît derrière l’effet qu’il produit. Comme pour l’événement de lecture de L’Immoraliste chez Le Guillou, le corps est engagé dans cette lecture (vertiges, sensations, chaleurs) et ce que Scarpetta appelle sa « fidélité à une sensation inaugurale » et ce non-renoncement à une « intuition première » relèvent en effet d’une adhérence de converti. Les textes qui figurent dans des événements de lecture deviennent des livres de formation qui articulent les trajectoires racontées, dirigent les vocations. Ces textes-événements génèrent du narratif, mais donnent aussi lieu à ce que Gérard Langlade appelle des « expansions discursives50.» En effet, par fonctionnement métonymique, le texte lu, le texte découvert, désigne la voie et devient vecteur de la formulation de sa propre conception de la littérature qu’il s’agit pour Scarpetta de défendre et d’illustrer dans Pour le plaisir.
27Souvent issues de la fascination, les conversions qui accompagnent les événements de lecture dans les essais du corpus produisent en même temps du mimétisme, du moule. En effet, il s’agira, pour Guy Scarpetta, sur plusieurs pages de son essai, de multiplier les points de concordance avec Sade, de son goût pour le libertinage, au choix de ses partenaires, en passant par les pèlerinages lui étant dédiés, le collectionnement et la fétichisation de certains objets :
Il y a eu ces pèlerinages répétés à Lacoste, toujours étrangement fiévreux. L’irrésistible impulsion qui m’a mené à faire des ruines de son château le décor d’épisodes délibérément transgressifs : le rassemblement « révolutionnaire » que j’y organisais dans l’exaltation de l’après-soixante-huit […] et d’autres séances, plus intimes, plus secrètes, comme encouragés par l’ombre que portaient ces pierres. L’attachement singulier que je porte à cet anneau de fer, issu d’un mur intérieur de Lacoste, déposé aujourd’hui sur ma cheminée, à Paris, et sur la fonction duquel je ne puis m’empêcher de longuement fantasmer. La complicité, aussi, que j’ai toujours éprouvée d’emblée avec les sadiennes (qui n’ont pas grand-chose à voir, bien entendu avec les “sadiques” stéréotypées […], fussent-elles, dans leur approche de Sade fort, différentes les unes des autres (Chantale, Annie, Denyse)…Et jusqu’à cette maison de Provence, en définitive, que je n’aurais peut-être pas acquise s’il n’était censé y avoir séjourné51.
28Le texte de Sade est ici un point de départ permettant de s’écrire lui, de se représenter en romancier analogue, en contemporain miroir. Et cela touche jusqu’à la production même du texte que nous sommes en train de lire :
Ces lignes sont écrites dans une maison où Sade, selon la chronique locale, a passé une nuit. Dans la chambre même, peut-être, où je suis : ce beffroi, ce calvaire, cette crête de cyprès, ces toits du vieux village, que je vois en ce moment par la fenêtre, je peux penser qu’il les a aussi contemplés. Et cet acacia, ces buis, ces sorbiers, ces figuiers, dans le grand jardin, en contrebas, rien de m’empêche d’imaginer qu’ils sont de ceux qui l’ont vu passer, dans cette étape sur la route de Lacoste52.
29Scarpetta s’était pourtant défendu de tomber dans le fétichisme littéraire53… Or, malgré l’anti-biographisme affiché de la majorité des romanciers-essayistes du corpus (et une vision somme toute assez « proustienne » de la littérature qui autonomise l’œuvre vis-à-vis de la vie de son auteur), de tels passages mettent en évidence le culte de l’auteur opérant dans le corpus qui s’avère vecteur de rêverie. Le texte qui fait événement est le point de départ d’une fabulation de l’auteur, mais aussi d’une fabulation de soi en cet auteur. Et lorsqu’on ajoute à cela que, dans le récit individuel de Scarpetta, la présentation libertine de soi se réalise aussi à travers l’œuvre de Laclos — « Un aveu, ici : je n’ai quant à moi jamais pu entretenir de relation intense et prolongée qu’avec des femmes qui avaient toutes, à quinze ans, conçu la Merteuil comme un idéal identificatoire du moi54» — on mesure à quel point la mobilisation des figures littéraires chéries concourt à réaliser une « fiction de soi », cohérente et construite, et ici celle du romancier libertin. Les textes aimés, parfois adulés, servent ainsi le déploiement d’une « stylistique de l’existence 55», mais ce rapport de médiation a généralement tendance à verser dans l’imitation. En effet, dans leur lecture admirative, les romanciers-essayistes n’hésitent pas à calquer leurs textes préférés (qui deviennent des scénographies englobantes) afin de mettre en forme — fictivement, peut-être — une trajectoire et une personnalité auctoriale cohérentes, tout en s’affairant à produire une série d’échos à distance avec les grands modèles choisis. La trajectoire des textes figurant au sein d’événements de lecture est bien celle d’un « devenir schéma de vie » et leur auteur — relents du paradigme romantique ? — des « maîtres à vivre 56.»
L’usage des textes sans leur scène-lecture
30Une lecture transversale de ce corpus révèle l’ampleur de sa dimension formatée. Chacun présente son essai et son récit vocationnel comme original, singulier, mais la construction de leur trajectoire relève en partie de ce que Diaz et Meizoz appellent du « prêt-à-être écrivain57 » ou, plus exactement ici, du « prêt-à-être romancier ». Par la « lecture-usage » des textes préférés, chacun réactive tout un déjà-là de postures préexistantes, de positions axiologiques et ce qui vise l’élaboration d’une singularisation ou d’une individuation produit en même temps un certain mimétisme. Mais il arrive assez souvent que les textes aimés n’aient pas besoin de « figurer » au sein de scènes de lecture pour que leur potentiel structurant en termes de « présentation de soi » se déploie. J’évoque rapidement deux autres cas où se trouve rejoué, pour soi, l’imaginaire flaubertien de l’écriture. Jean Rouaud raconte dans Un peu la guerre (2014) la difficulté de composition de ses romans en se servant de la lutte de Flaubert avec la prose. Plus précisément, il dit les écrire en lisant en parallèle la correspondance de l’auteur de Madame Bovary, pour se « rassurer » :
Je me rassurais pendant leur composition en lisant la correspondance de Flaubert qui se lamentait de lettre en lettre sur sa lenteur, s’arrachait ses maigres cheveux, voyait dans le miroir des furoncles lui pousser sur le front, pour le pauvre bilan d’un paragraphe en huit jours58.
31Difficile de ne pas relever, à nouveau, la présence du motif du miroir lequel soulève la question suivante : est-ce bien Flaubert qui se regarde au premier chef dans le miroir ou plutôt Jean Rouaud se mirant lui-même en Flaubert ?
32Je prends, en guise de deuxième exemple de ce mimétisme flaubertien, la construction posturale que réalise Philippe Forest dans Le roman, le réel (2007), soit une posture de retrait vis-à-vis de la scène littéraire, de la société en général et de toutes les idées reçues, posture qui culmine en une certaine manière de livrer à l’observation de la doxa. À la manière — ou plutôt à partir — du dernier Flaubert, celui de Bouvard et Pécuchet et du Dictionnaire des idées reçues, il fait du roman « une machine à traiter la bêtise 59», il débusque la doxa et le lieu commun, il épluche « toute la presse littéraire60 », il « pren[d] le discours critique au pied de la lettre » et y découvre chaque semaine telle et telle perle du discours. Mieux encore, il a, comme Flaubert, « son trésor », son propre Dictionnaire des idées reçues :
Je me propose d’ouvrir à la lettre P le Dictionnaire des idées reçues qui accompagne (théoriquement, invisiblement, fictivement) mes romans. J’y trouve l’article « Pathos ». Je lis : « PATHOS : Tonner contre, s’insurger ». Déclarer avec un air hautain que la vraie littérature l’ignore. Féliciter un auteur d’avoir su, dans son roman, éviter l’écueil du pathos. Écrire : c’est un beau livre, grave. Ajouter aussitôt : « mais sans pathos »61.
33C’est par le biais de ce dictionnaire qu’il répond, dans Le roman, le réel, à la « doxa » de la critique qui le félicite grossièrement d’avoir écrit un livre « sans pathos » et qu’il entend, par là même, prendre le parti inverse et réhabiliter le pathos dans le roman.
34 Ces usages pour soi des textes aimés réalisés sans la présence de scènes-lecture les accompagnant s’étendent bien au-delà des récits d’écriture et des activités littéraires proprement dites. Il s’agit de faire coïncider le soi avec les textes aimés parfois dans des activités les plus « prosaïques », celle qui ne sont pas directement du domaine de l’œuvre ou de la littérature, comme les activités commensales et sexuelles. Et peut-être davantage que ce qui entoure les activités proprement littéraires, cette propension met spécifiquement en évidence le fait que les scénographies auctoriales admirées peuvent servir de manuels de la vie pratique. Une tendance, ici — qui recoupe évidemment l’exemple sadien de Scarpetta mentionné plus haut — est celle de pratiquer, ou plutôt d’exhiber, un libertinage « hérité ». C’est très exactement ce qui a cours chez Jacques Henric dans Le roman et le sacré, dans son fétichisme de Stendhal dont le patronage « au lit » est ici explicitement évoqué : « Prenons modèle sur Stendhal redécouvrant les délices de l’ombre et de la lumière entre les cuisses de son entraineuse du moment 62.» Le tout culmine en une mémoire esthétique des gestes de Stendhal, sans doute pigés quelque part dans le Henry Brulard ou dans les Souvenirs d’égotisme :
Ces effets de moires sur les chairs, cet arrondi d’un bras, cette courbe d’une épaule dénudée, ce décolleté, cette masse d’un sein qu’on devine sous la tulle…Allons, encore un effort, un petit élan d’audace ! Voilà! Ça y est. La jupe est relevée, le corsage a glissé, un sein est extrait de sa gangue de soie, une jambe s’écarte lentement, nous y sommes presque, la culotte résiste un peu, c’est normal, doucement, faut pas forcer! eh! Ces petits doigts courts […] n’ont pas l’habitude des fragiles linges composant les dessous ! Ils veulent aller trop vite, les bougres! Là délicatement, calmement, on a tout son temps, mais oui, il suffit de la descendre en roulant, la légère pièce d’étoffe rose, et les bas en même temps, nous y sommes presque, voilà ! ...La lumière joue maintenant pleinement son rôle…La lumière, et les ombres …, ne pas oublier les ombres dont Stendhal […] faisait grand cas lorsque ses yeux se dirigeaient vers les cuisses de sa maîtresse63.
35Ce passage extensif d’une mise en scène stendhalienne de soi prend place dans un essai qui, rappelons-le, visait a priori à réfléchir sur le genre romanesque. Or, ici, l’enjeu semble davantage être celui de réfléchir, de réverbérer Stendhal. Ce qui frappe — et cela s’applique également au rapport qu’entretient Scarpetta avec Sade — c’est que le premier objet de désir s’avère non pas les « maîtresses du moment », mais l’auteur que l’évocation de ces péripéties érotiques permet de rejoindre. Il s’agit d’esthétiser sa vie à partir de la vie des auteurs, vies qui sont elles-mêmes esthétisées par différentes médiations, que l’on pense au Henry Brulard ou… à La Recherche.
« On a la madeleine qu’on peut » : Proust et la mise en forme de la vocation
36Le texte aimé n’a donc guère besoin de « figurer » au sein d’une véritable scène de lecture pour que son usage soit effectif. C’est ce qui se produit avec le texte matriciel proustien dont le potentiel structurant en termes de récit de soi excède largement les scènes de lecture effectives de La Recherche. Il serait en effet possible de partir « à la recherche » de Proust dans les essais du corpus, tant il se trouve partout, de l’amour de certains pour les haies d’aubépines ou pour le prénom Albertine64 à la fascination commune pour l’écriture dans des espaces cloîtrés, en passant par l’usage de certains rituels d’écriture. En effet, pour justifier son refus du clavier et de l’ordinateur, Baptiste-Marrey dans Éloge du roman (2002) use de Proust en se livrant à un mimétisme des manières : « je reviens en arrière et recopie les dernières “bonnes phrases” comme pour mettre la main qui a dévié dans le bon sillon. Proust s’exerçait à recopier — en les variant, je suppose — des passages entiers de Jean Sauteuil65». Baptiste-Murrey écrit dans le sillon de ses dernières phrases, mais il écrit aussi, semble-t-il, comme plusieurs autres, dans le sillon de Proust. Le romancier-essayiste cède d’ailleurs la parole à l’auteur de La Recherche dans les dernières pages de son essai, sa « Conclusion empruntée à Marcel Proust 66», n’étant rien d’autre qu’un long extrait reproduit du cahier 59 de la « paperole » du Temps retrouvé.
37Si Proust est partout dans les essais du corpus, la « trajectoire-usage » de sa scénographie est généralement celle « d’aider » à mettre en forme les trajectoires romancières. En effet, à l’intérieur de ce phénomène de rabattement des récits de soi sur quelques grandes scénographies auctoriales françaises (notamment, Flaubert, Stendhal, Sade, comme vu précédemment), Proust occupe une place particulière, centrale ; Proust enseigne à devenir romancier, sa scénographie, englobante, étant celle d’une « vocation révélée67 », comme le dit Philippe Le Guillou. Bref, une scénographie au caractère agréablement écrasant, comme le traduit ce passage du Roman inépuisable (qui accessoirement contient un des rares usages du « nous » visant à désigner les romanciers comme groupe à travers tout le corpus) :
Figure fascinante entre toutes au centre de l’hypogée littéraire, au centre des revenants, des fantômes et des morts. Nous le devinons, il est là, notre chéri Marcel, celui que nous ne cessons d’admirer et avec qui nous aimerions tant entrer en conversation [...]Un prince de la nuit écrasant tous ceux qui viendront après lui, tous ceux qui voudront faire le métier d’écrire, et qui se laissent gagner par le questionnement infini, taraudant que suscite la Recherche […]68
38Il y a bien un « désir de Proust » dans plusieurs de ces essais que chacun assouvit à sa façon et qui ne passe pas toujours directement par la mise en scène de la lecture de La Recherche. C’est ce que je voudrais examiner ici à travers deux derniers exemples, tirés du Roman du roman de Jacques Laurent et du Roman et le sacré de Jacques Henric, qui ont en commun de construire, à l’intérieur du récit vocationnel, une prédestination (ou une téléologie envisagée à rebours). Dans les deux cas, le texte proustien disparaît derrière les tranches de vie racontées, mais c’est ce texte qui, en même temps, leur donne sens.
39Dans Roman du roman, le texte proustien structure d’abord implicitement le récit d’enfance du romancier en herbe qu’est alors Jacques Laurent à partir du motif du souvenir, de celui des impressions sensorielles (et du ressouvenir de ces impressions), le tout s’incarnant dans la sensibilité du jeune Jacques. En fait, chez Jacques Laurent, c’est tout le rapport à l’enfance qui semble médié par l’univers proustien de la diction :
À douze ans, les vacances finies, rentrant à Paris, je profitais de l’écoulement des heures dans la touffeur laineuse d’un compartiment pour laisser se dérouler un souvenir tout frais qui était lointain déjà comme un mythe. Le froissement des rails, des roues, des essieux, produit une prosodie ferroviaire à laquelle j’étais sensible parce qu’elle enchainait en le scandant un souvenir fait de panneaux disparates69.
40C’est aussi le texte proustien qui formate la recherche et la réinvention de ce temps de l’enfance qui, dans le fil narratif du Roman du roman, est précisément présenté comme le matériau du premier roman de l’apprenti romancier en lequel se représente Jacques Laurent. La portée structurante de La Recherche devient alors plus explicite, le patronage proustien étant expressément convoqué :
De même qu’on suit l’itinéraire d’un oiseau bagué, je cherche à retrouver, à travers ce que j’ai écrit, la destinée de l’assemblage d’impressions qui m’avait poussé, quand j’avais treize ans, à écrire un roman puis, ne s’y étant pas prêté, avait glissé dans la poésie […]. J’ai la certitude improuvable que Proust lui-même, quand il semble ressusciter le mouvement qui liait des impressions de son enfance, invente un mouvement neuf, propre à son roman70.
41Enfin, c’est le texte proustien qui formate les retrouvailles du souvenir et qui lui rend ces morceaux de « temps perdu » qui permettront, un jour, l’écriture du roman en question : « ce morceau exceptionnel d’enfance […] me fut rendu par le surplomb d’un rocher secourable que la moisson criblait d’une pluie aiguë71.»
42Le son de la pluie sur un rocher est sa madeleine, auditive ; Jacques Henric, dans Le roman et le sacré en a une, lui aussi, mais d’un tout autre ordre : une madeleine visuelle, et surtout érotico-sexualisée, qui lui permet de s’affirmer comme romancier, d’écrire son récit vocationnel, de raconter sa conversion au roman bien avant ses premiers romans et surtout de construire, à rebours, une prédestination. Or, dans le fil de ce récit, il lui faut d’abord poser les lieux proustiens comme familiers :
Illiers, ce 10 juin, de bonne heure. Il fait déjà très chaud. La place du Marché, déserte. À quelques mètres de là, la maison de tante Léonie. Enfant, puis adolescent, j’ai vécu pas loin de ce bourg beauceron. Le Pré-Catalan, les haies d’épines roses et blanches, les nymphéas, les clochers des églises de Méréglise, de Vieuvicq, de Saint-Avit, je les ai vus avant de les avoir lus72.
43Arrive ensuite la scène originelle qui le fera entrer dans le domaine du roman. Celle-ci prend place sur ces lieux mêmes, derrière les « haies d’aubépines », du « côté de Méréglise »:
Aujourd’hui quand j’entends prononcer le nom de Proust (on a la madeleine qu’on peut), c’est un sein que je vois, puis la motte d’un sexe. La fille d’un gendarme, plus âgée que moi, m’entraîne derrière les fameuses haies d’aubépines alors en piteux état (Illiers n’était pas encore Illiers-Combray, le Pré-Catelan pas « le jardin de Swann », le Loir pas « la Vivonne » )[…]. Elle extrait alors de son corsage à fleurs une masse à la fois pleine et affaissée. […] Puis ayant relogée la mamelle sous l’étoffe et reboutonné le corsage, elle m’adresse un signe de la tête, bref, autoritaire, pour m’inviter à la suivre le long du raidillon qui mène à un champ dominant, le parc — le côté de Méréglise […] J’ai gardé le souvenir d’une haute fille, dure et suave. Elle prépare avec soin une sorte de litière au milieu des blés. Elle s’assoit, sans prononcer un mot, tire sa jupe jusqu’aux hanches en se contorsionnant, crochète avec l’index l’élastique de sa culotte jusqu’à la hauteur de l’aine, tire le tissu, dégage et exhibe la touffe poilue en accompagnant la pose d’un sifflement léger mais aigu, obtenu en faisant passer l’air entre les incisives […]. Je m’accroupis en face d’elle. Elle garde la tête baissée, observe son sexe. […] J’aimerais que la scène se répète : la haie d’aubépines, le chemin en pente, le pavillon d’été octogonal, la barrière de bois vermoulu, les blés, la fille tirant le minuscule rideau de la culotte73 .
44S’en suit la disparition de l’instant et une méditation sur son ressouvenir, à partir de Proust qu’il n’a pourtant pas encore lu — mais qu’il lira —, dans une reformulation insistante de l’origine du soi-romancier :
Puis les choses revenaient à leur ancienne familiarité, mais elles avaient été hantées par cette intrusion dans le visible d’un globe de chair pâle dressé dans son affaissement, d’un triangle noir annulant la cohésion du visible, la cohérence du monde. Est-ce ainsi que Proust percevait l’événement le plus éphémère comme s’inscrivant dans une durée, dans un temps aussitôt perdu, à retrouver?[…] En tous cas, le roman, pour moi, est né probablement là et à cet instant […] Sauf qu’au moment où la fille, comme sortie d’un roman, après avoir écrasé les tiges de blé sous ses chaussures de tennis verdies par la chlorophylle, remont[e] sa jupe bleu marine d’éclaireuse […] je ne suis qu’un lecteur de Proust en puissance. Je n’ai rien lu, rien écrit […]. Mais le miracle est opéré par un Dieu qui n’est pas celui du visible puisque Proust que je n’ai pas encore lu ne l’a pas ordonné pour moi, puisque je n’ai pas encore écrit […] Je n’ai pas encore lu Proust et pourtant il est déjà tout entier présent, évident, dans la grande ombre qui descend de la frondaison des ormes, s’étend sur les blés, atteint les chevilles de la fille exécutant la scène de la Méduse…Comment, dès lors, Marcel, aurais-je pu ne pas t’aimer ?74
45Dans ce compagnonnage, Proust peut aisément devenir Marcel, mais la scénographie proustienne apparaît comme subvertie, dénaturée, entraînée trop loin du côté du corps prosaïque (principal ancrage du roman chez Henric). Pourtant, une telle scène « érotico-profanatrice » se trouverait déjà dans le scénario totalisant que constitue La Recherche, comme Jacques Henric raconte l’avoir découvert, des décennies plus tard, en relisant l’œuvre, à la suite d’une visite en terres proustiennes :
On déjeune en plein air […] dans un restaurant à quelques kilomètres d’Illiers. Le Moulin de Montjouvin. Ce nom me dit quelque chose. C’est seulement le soir, en relisant les premières pages de La Recherche que Montjouvin retrouvera sa fonction : c’est dans ce lieu que le Narrateur assiste en voyeur à la mise en scène érotico-profanatrice de Mademoiselle Vinteuil75.
46Le texte proustien est en réalité tellement large et englobant que chacun peut piger ce qui l’intéresse et ce qui lui sert, la relecture permettant ici à Jacques Henric de produire une version de l’œuvre à son image. Et ajoutons que dans le fil narratif de l’essai, cette journée de plaisance en terres proustiennes se termine sur une découverte inopinée qui servira, elle aussi :
Visite de la maison Amiot. De l’église Saint-Jacques. Achats de madeleines (plâtreuses). Promenade autour de la place du marché. […] Face à l’église, un hôtel à l’abandon. Hôtel de l’image. Photo76.
47La cohérence s’avère totale car figure en effet sur la couverture du Roman et le sacré une photo de cet Hôtel de l’image en piteux état, découvert en terres proustiennes. À la page suivante, l’essai se clôt sur une évocation conjointe de la relecture de Proust et d’un roman à venir, par la médiation de l’image de cet hôtel abandonné :
Après les années 50, j’ai lu, relu Proust, j’ai un peu écrit. Le soleil baisse. L’ombre s’étend sur la façade endommagée de l’ancien hôtel. Un roman pourrait commencer là, dans ce lieu désaffecté. J’imagine y revenir, de forcer sa porte pendant la nuit77.
48Les travaux sur les écritures biographiques montrent que les reconstructions que font les écrivains de leur propre vie reposent souvent sur un excès de sens 78. Je suis d’avis que l’excès de sens présent dans ces essais — induit en grande partie par l’usage des textes romanesques préférés — contribue à une fictionnalisation du soi, les textes préférés n’étant pas des miroirs que l’on promène le long d’un chemin, mais des glaces teintées et déformantes du soi. Ces deux derniers exemples, ces deux scènes-Proust dans lesquels le texte aimé est moins lu que reperformé, exemplifient comment, dans ces essais, la trajectoire des textes romanesques préférés peut aussi être celle d’une refiguration autobiographique (ou plutôt autofictionnelle), l’admiration structurant la vocation romanesque et formatant parfois son récit. Mais en même temps, la subjectivation et la singularisation (qui apparaissent comme l’objectif de ces récits de soi) glissent souvent vers une désubjectivation, car les romanciers-essayistes, obnubilés par les géants du roman, s’arriment sur leurs textes et les calquent peut-être davantage plus qu’ils ne les refigurent.
Conclusion
49Dans ce travail panoramique, j’ai voulu mettre de l’avant la trajectoire du texte littéraire en tant qu’usage pour d’autres à partir de quelques essais sur le roman écrits par des praticiens (entre 1977 et 2020) tirés de mon corpus. D’une part, je me suis intéressée à la façon dont la circulation générale des textes romanesques dans ces essais relevait davantage de la mise à l’avant-plan de l’activité lectorale que d’une lecture approfondie des textes. Ce faisant, j’ai aussi voulu montrer comment cette omniprésence du geste — et tout particulièrement d’une certaine manière de lire (et de relire) qui s’attache moins à la diégèse des textes qu’aux récits des souvenirs et des sensations qu’elle produit — traduisait aussi un usage rhétorique, soit la volonté de modéliser la lecture, d’indiquer comment lire. D’autre part, en m’intéressant à des cas où la lecture, comme activité, n’est même plus figurée, mais où les textes admirés sont néanmoins présents de manière structurante, j’ai voulu faire voir comment ces auteurs cherchent — à l’intérieur de textes visant d’abord à réécrire l’histoire du genre romanesque et à redéfinir le roman comme genre — à écrire leur histoire propre, leur récit vocationnel, les usages sur mesure des textes l’emportant toujours sur les textes eux-mêmes.
50Les travaux sur les récits vocationnels montrent qu’il y a en réalité du déjà là, là où on pense produire de l’unique ; il y a assurément ici un aspect transpersonnel à ces représentations « personnelles » d’auteurs. Il y a des modèles préexistants qu’il s’agit d’endosser et de rejouer, de refigurer à sa façon. Et cette tentation autobiographique — dont je n’ai donné ici qu’un bien mince échantillon — est telle qu’elle pose la question suivante : quel est le véritable sujet de ces textes ? Est-ce bien le genre romanesque, tel qu’annoncé ? Les usages autobiographiques (et éventuellement autofictionnels) des textes romanesques préférés dans ces essais conduisent à penser que le romancier qui raconte le genre romanesque et qui en profite pour raconter son propre roman d’écrivain est peut-être le véritable objet du discours. Mais en même temps, le romancier qui s’écrit lui-même le fait à partir de ce que j’appelle un « imaginaire générique », celui du roman, constitué d’un bassin d’images préfaites (une madeleine, une marquise, un miroir), d’un réseau d’associations préconfigurées, de figures positives et négatives et bien sûr de grandes scénographies auctoriales adaptables, personnalisables, à souhait. Comment dès lors penser ce formatage au-delà d’un strict mimétisme et en dehors d’une contrainte pesant sur l’écrivain ? En l’envisageant, me semble-t-il, à partir du rôle clé que joue la médiation dans ce genre de textes relevant du domaine de la critique d’écrivain et, par là même, en pensant l’influence, dans le sillon de Judith Schlanger, comme une force dynamique en lien direct avec la première passion motrice de la création littéraire qu’est l’admiration ; tout écrivain, soutient-elle, arrive dans le monde des lettres en tant qu’être « second 79. »
51Le corpus montre l’étendue du rôle des médiations des textes aimés et admirés, dans l’appréhension d’un « soi écrivain » ; ce faisant, il montre aussi comment une vie de lecteur, une vie de romancier, et surtout une vie de romancier-lecteur, est une vie tout entière suspendue à des médiations livresques. Si le roman se présente dans ces textes comme la composante d’une identité, la lecture de tel ou tel romancier aimé, de tel roman marquant, peut aussi devenir une composante identitaire, l’identité se jouant, comme le pose Ricœur, dans l’ipséité…et, ici, toujours au risque de l’anachronisme, de la copie et d’un effacement paradoxal de soi. Ce travail a voulu dévoiler un « moment » du destin « éparpillé » de textes romanesques canoniques (comme ceux de Proust, Sade, Flaubert ou Stendhal), des siècles ou des décennies après leur publication : celui, précisément, pour le romancier qui s’écrit, de mettre en valeur sa personnalité romancière. Il resterait maintenant à nous intéresser à la manière dont ces romanciers-essayistes conçoivent la trajectoire de leur propre essai.