Les éditeurs dans le roman français contemporain : au service ou au détriment de la littérature
Constitution d’un corpus
1En France, l’éditeur est le médiateur prépondérant et l’édition est le chaînon principal du circuit de la communication livresque. Ces assertions font depuis le xixe siècle l’objet d’un large consensus, tant pour les pouvoirs publics que parmi les historiens et les acteurs eux-mêmes. Pour preuve, il n’y a pas eu en France de grande entreprise collective sur l’histoire du livre mais il y a eu l’Histoire de l’édition française en quatre volumes, dirigée par Henri-Jean Martin et Roger Chartier. La fondation en 1988 de l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine témoigne par ailleurs de la volonté politique de protéger le patrimoine éditorial. Et où d’autre s’est-on à ce point ému du risque de voir s’imposer une « édition sans éditeurs1 » ?
2La place centrale qu’occupent encore aujourd’hui l’éditeur et la maison d’édition dans le processus de production du livre et du littéraire en France, la place centrale qu’ils occupent en outre dans l’imaginaire collectif, s’expliquent de plusieurs façons : l’indistinction dans le mot « éditeur » de ce que l’anglais appelle editor et publisher (celui qui édite le texte et celui qui publie le livre) ; l’indistinction entre la personne qui édite et la maison d’édition qui l’emploie ; la multiplicité des fonctions médiatrices de l’éditeur, en amont et en aval de la publication : le travail sur le texte, la fabrication du livre (préparation du manuscrit, choix du format, des illustrations, de la couverture, etc.), la mise en marché (publicité, relations avec les médias, avec les distributeurs, etc.). On ne sait jamais exactement ce que c’est qu’un éditeur et ce que ça fait. Cette indétermination contribue à rendre la figure de l’éditeur durablement fascinante. On se contente d’ailleurs d’une fiction commode, celle de l’éditeur œuvrant seul, alors que le travail éditorial est presque toujours collectif.
3Si les « figures de l’éditeur2 » attirent à ce point l’attention, c’est aussi par un effet collatéral de la sacralisation de la littérature et de l’écrivain. L’éditeur a sa part propre dans l’œuvre, parfois parce qu’il l’initie, souvent parce qu’il la relit et la corrige, et toujours parce qu’il participe à son bien-fondé symbolique : il est le « partenaire symbolique3 » de l’auteur, engagé avec lui, quant à l’œuvre, dans un rapport de cocréation, dont la double signature sur la page de couverture et de titre constitue la marque et l’opérateur. L’éditeur est l’homme qui rend la littérature possible par son action de soutien et par la mise en marché du livre.
4Or, dans le vaste continent des romans de la vie littéraire dont le Gremlin a mené l’étude pendant une dizaine d’années4, l’éditeur a longtemps été délaissé. Il y avait bien eu Dauriat, Doguereau et les autres « variétés de libraires » dans Un grand homme de province à Paris (1839), la deuxième partie d’Illusions perdues de Balzac. Par la suite, parmi les protagonistes des romans de la vie littéraire, on verra des bibliothécaires, des libraires, des directeurs de revue, des journalistes, quelques typographes et bien sûr beaucoup d’hommes de lettres, mais peu d’éditeurs de livres. Illusions perdues, qui a tant contribué à fixer le scénario dominant du jeune auteur venu chercher la gloire littéraire, n’a guère eu de descendance en ce qui concerne le personnage d’éditeur. Dans l’immense majorité des romans de la vie littéraire, jusqu’à la fin des années 1980, l’éditeur de livres, s’il est sollicité dans la société du texte, n’y fait que passer5.
5Depuis les années 1990, les romans mettant en scène des personnages d’éditeur dotés d’épaisseur romanesque se sont multipliés. Comment expliquer que cela se soit produit à ce moment-là ? Il y a sans doute eu un effet de mode après la publication rapprochée de trois livres qui ont retenu l’attention médiatique à l’époque : Le Comité. Souvenirs d’un lecteur de grande maison où Michel Deguy racontait de l’intérieur le comité de lecture de Gallimard (1988), La petite marchande de prose de Daniel Pennac (1989), ainsi que les mémoires de l’éditrice Françoise Verny Le plus beau métier du monde (1990)6. Plus largement, le « retour au réel » et l’avènement de l’autofiction, qui caractérisent le roman des trente dernières années contribuent à expliquer, au-delà des romans d’éditeurs, la multiplication des romans de la vie littéraire. J’y vois par ailleurs des raisons structurelles : les grandes opérations de fusion et d’acquisition battent leur plein au tournent du millénaire dans le monde du livre et dans les affaires de gros sous de la mondialisation capitaliste, écrivains et éditeurs se sont trouvés alliés objectifs. Enfin, l’éditeur lui-même a davantage pris la parole. Mémoires, entretiens, pamphlets : la parole de l’éditeur est plus qu’auparavant recueillie et diffusée7. L’éditeur est devenu, quoique pas au même titre que l’écrivain, une figure publique. Les prétendus « hommes de l’ombre8 » n’ont jamais été aussi visibles.
6L’affirmation selon laquelle les romans d’éditeurs se sont multipliés au cours des dernières décennies repose sur la consultation des rares articles consacrés au sujet9 et sur des recherches personnelles. Elle est confirmée, à partir de l’an 2000, par l’interrogation de la base de données développée par Bibliothèque et Archives nationales du Québec et nommée « Romans@lire ». « Cette ressource, indique le site, recense près de 50 000 romans écrits ou traduits en français. Tous les romans québécois publiés à ce jour et l’ensemble des romans publiés en français depuis l’an 2000 y sont. » Surtout, il est possible de faire des requêtes « par prix littéraire, par genre, par personnage principal ou par lieu du récit10 ». Grâce à cette base de données, j’ai pu passer le cap des recoupements personnels qui oublient d’ordinaire les œuvres publiées hors de Paris, chez des petits éditeurs ou encore sous forme numérique. En date du 17 février 2021, la recherche « éditeurs » dans le champ « personnage principal » donne 129 résultats si l’on isole les romans français. Après plusieurs vérifications, consistant à ne conserver que les romans (récits longs) dont l’éditeur est non seulement un « personnage principal » mais le protagoniste ou l’un des deux ou trois protagonistes du récit, j’ai formé un corpus de 46 romans publiés entre 1990 et 202011. Ces œuvres, je les nomme ici « romans d’éditeurs » en raison de la présence de ce protagoniste, même si d’autres thèmes et personnages occupent la diégèse.
7De ce corpus, j’ai extrait pour les besoins de cet article tous les titres qui font coïncider la trame diégétique et la naissance d’une œuvre littéraire. Il s’agira ici de prendre les récits du côté des textes en devenir : plutôt que le rythme d’une carrière, d’une vie ou d’une saison littéraire, les dix romans retenus suivent le rythme de la genèse d’un texte et du livre qui l’enserrera. Ces romans ont été écrits par cinq femmes et cinq hommes. Un seul des auteurs (Laclavetine) est écrivain-éditeur, une seule (Godard) est primo-romancière. Les œuvres sont catégorisées dans quatre cas comme appartenant à un sous-genre (romans policier, thriller, érotique) et elles portent pour la plupart la mention « roman ». Après avoir brièvement résumé les œuvres en question, j’orienterai l’analyse vers une problématique qui les lie toutes : comment les tensions entre logique économique et logique artistique s’expriment-elles à travers la figure de l’éditrice ou de l’éditeur ?
8Dans Tiré à part (Denoël, 1993) de Jean-Jacques Fiechter, l’éditeur anglais Sir Edward, par vengeance contre l’ami écrivain qui l’a toujours sous-estimé, le fait accuser de plagiat en fabriquant un livre de toutes pièces. L’Inaccomplie d’Élise Fischer (Mazarine, 2000) raconte comment Jean-Aristide Larivière, directeur des Éditions La Transparence, après avoir refusé le manuscrit d’une de ses employées, Sophie, va chercher à Nancy le manuscrit d’un roman écrit par cette même personne, ou plutôt par sa sœur jumelle imaginaire. On lira à partir de là, en alternance, le manuscrit, le journal intime de Sophie et l’intrigue concernant l’éditeur. Rendez-vous chez Scylla de Jean-Michel Riou (Flammarion, 2000) présente aussi une narration non linéaire : un banquier, habitué du restaurant littéraire Chez Scylla, y trouve caché le manuscrit de L’Étrange optimisme de l’espèce humaine de Mathias Scribe. Dans celui-ci, un écrivain retrouve les mémoires du père de l’éditeur Paul Messine, autre habitué du restaurant, et part à la recherche des pages qui ont été retirées de ces mémoires avant leur parution. Toujours en 2000, Marie Nimier fait paraître La nouvelle pornographie (Gallimard), dans lequel une écrivaine nommée Marie Nimier se voit confier par l’éditeur Gabriel Tournon la tâche d’écrire (et de signer) des nouvelles pornographiques mais elle renâcle tout en tombant amoureuse de l’éditeur. Dans Une rentrée littéraire de Christine Arnothy (Fayard, 2004), Géraldine Kaufmann vient apporter son manuscrit des Forbans de l’amour à l’éditeur Éberlé, après refus par d’autres maisons : longtemps rétif à la publication, l’éditeur finit par faire du roman son grand titre de la rentrée — il faut ajouter qu’on découvre entretemps qu’il est un tueur psychopathe, obsédé chez les écrivains par l’imagination dont il est lui-même dépourvu. Double Je de Jean-Marie Catonné (Héloïse d’Ormesson, 2007) a pour thème, comme son titre l’indique, le redoublement de la parole : un écrivain, éconduit dans ses tentatives romanesques, rédige à la demande des éditions Banador les mémoires d’une vedette de télé-réalité, Magali par Magali. Le « thriller éditorial » À titre posthume de Sonja Delzongle (Lyon, Jacques André Éditeur, 2009) a pour protagoniste Judith Pommier, assistante dans la maison d’édition de Stefan Caplan : elle reçoit le manuscrit d’un certain Luc Hass, intitulé À titre posthume, mais Luc Hass est mort et la maison d’édition décide de publier le roman sous le nom de la vedette de la maison. Échanges virtuels de Marie Godard (éditions Blanche, 2011) est un roman érotique sous forme d’échange de courriels dans lequel un éditeur fait retravailler le manuscrit puis accepte de publier Défis d’initiée, le premier roman érotique de sa correspondante. Dans Première Ligne de Jean-Marie Laclavetine (Gallimard, 2016), l’éditeur Cyril Cordouan, des éditions Fulmen, est affligé par la médiocrité des manuscrits qu’il reçoit ; après avoir rassemblé une série d’auteurs ratés dans une thérapie de groupe, il retrouve lui-même le goût d’écrire. Enfin, Le Service des manuscrits d’Antoine Laurain (Flammarion, 2020) narre les difficultés de la jeune éditrice Violaine Lepage à faire publier le chef-d’œuvre qu’elle a déniché : Les Fleurs de sucre d’une autrice que personne ne connaît, Camille Désencres.
Jeux de pouvoirs
9 Conséquence possible de la sélection des textes du corpus, les personnages de ces romans appartiennent pour la grande majorité aux domaines de la littérature et de l’édition. C’est le cas aussi des personnages secondaires : dans Échanges virtuels de Marie Godard, le mari qui encourage les échanges de correspondance érotique entre sa femme apprentie romancière et l’éditeur, est lui-même un auteur maison ; le compagnon de Géraldine Kaufmann d’Une rentrée littéraire est employé de la maison d’édition Éberlé, Cyril Cordouan ne rencontre guère que sa secrétaire, sa famille et des auteurs dans Première ligne. La population fictionnelle de ces romans est presque entièrement prise dans le monde du livre. Pour autant, aucun de ces romans n’est un roman d’entreprise12, ne prenant pas place dans l’une des plus grosses structures éditoriales françaises. La représentation dominante de l’édition et de l’éditeur en France, ces romans en témoignent, est celle de la petite entreprise, avec un patron et quelques employés tout au plus. Dans un seul cas, celui du Service des manuscrits d’Antoine Laurain, la maison d’édition (qui n’est pas nommée) est l’enjeu des jeux de pouvoir à l’œuvre dans le roman. Charles, patron de la maison d’édition, y fait de Violaine Lepage sa protégée, même si elle n’est au départ que lectrice de manuscrits.
10 Les éditrices et éditeurs fictifs du corpus sont soit des écrivains-éditeurs, soit des employés subalternes de la maison d’édition fictive, soit encore des patrons (dans aucun cas une femme) de maison d’édition fictive. Chacune de ces trois catégories subit dans l’espace de la fiction des pressions extérieures qui les amènent à remplir leurs fonctions médiatrices : les écrivains-éditeurs comme le Cyril Cordouan de Première ligne ne subissent qu’indirectement une pression financière mais ils portent le stigmate de la professionnalisation, du métier, dans un univers qui valorise plutôt la posture du retrait de la vie mondaine. Les employées subalternes, pour la plupart des femmes, subissent le même impérialisme du résultat (refuser les mauvais manuscrits par floppées, ne pas rater la perle rare) mais doivent en outre tenter d’exister au sein d’une structure éditoriale malsaine : Judith Pommier, en particulier, doit vivre avec les humeurs changeantes de son patron dans À titre posthume de Sonja Delzongle. Reste la figure du patron de maison d’édition — que celle-ci lui appartienne ou non, qu’elle porte son nom fictionnel ou pas. La plupart de ces éditeurs patrons ne sont pas caractérisés quant au physique. Quand ils le sont, c’est pour accumuler les détails signifiants. Du Banador de Double Je, on ne voit d’abord que le « gros cigare, coincé entre l’index et le majeur13 » ; le Stefan Caplan d’À titre posthume rappelle les personnages du peintre Botero avec ses cent vingt kilos, ses yeux globuleux, son cou de dindon ; il accumule les pilules, les cigares, les verres de whisky et les pontages coronariens. Éberlé, dans Une rentrée littéraire, se bourre de pilules sans parvenir à faire baisser sa tension. Ces personnages sont chargés d’une énergie particulière qu’ils mettent au service de leur maison d’édition plus que d’eux-mêmes.
11 Les personnages de patrons sont au cœur des relations de pouvoir que mettent en scène les romans parce qu’ils exercent leur pouvoir sur leurs employés, qu’ils terrorisent volontiers, et parce qu’ils mènent la vie dure aux auteurs qui sont venus les solliciter. Cependant, plusieurs romans insistent sur le pouvoir auquel ces éditeurs patrons doivent eux-mêmes se plier, le pouvoir de l’argent. S’ils refusent tant de manuscrits, c’est parce que l’entreprise qu’ils dirigent menace toujours de s’effondrer. Les Éditions Banador de Double Je appartiennent à un groupe détenu par des fonds de pension américains, Éberlé est au bord de la faillite dans Une rentrée littéraire et la maison pour laquelle travaille Violaine Lepage dans Le Service des manuscrits est intégrée à un groupe multi-médiatique. Le vrai pouvoir est souvent ailleurs.
12 L’éditeur patron et celles et ceux qui travaillent pour lui doivent maintenir la barque à flot et, pour cela, refuser la plupart des propositions qui leur sont faites. « Notre métier ? C’est d’abord le courage de refuser14 », écrivait Bernard Grasset. Les éditeurs du corpus ont la pratique du refus chevillée au corps. Le roman de Sophie Beaumont, La Femme domino, est d’abord refusé par Jean-Aristide Larivière avant qu’il ne se passionne pour l’histoire de son autrice ; la première version du roman érotique de Marie est refusée dans Échanges virtuels de Marie Godard. Cyril Cordouan, lui, a son rituel de lecture et de refus : « Cyril est en colère, comme toujours lorsqu’il entame un manuscrit sans chair et sans nerfs, un manuscrit sans. Le manuscrit glisse alors à droite du bureau, bascule et rejoint ceux qui l’ont précédé dans la grande panière grillagée. Seuls quelques-uns obtiennent un sursis, le purgatoire d’une étagère15. » C’est en effet l’objet même du manuscrit (du tapuscrit, plus exactement) qui fait l’objet du refus ou, plus rarement, de l’acceptation. Le cas d’Une rentrée littéraire est exemplaire dans son excès : Géraldine Kaufmann s’introduit dans la maison Éberlé, grâce à la complicité de son amant, son « lourd manuscrit » sous le bras. « Partout, rien que du papier. Des montagnes de manuscrits. » Elle entre dans le bureau du directeur, qui refuse d’accuser réception du document : « Mais d’où sortez-vous ? De quel bled ? Il y a des règles à respecter. Un manuscrit doit suivre le chemin classique : courrier, service des lecteurs, rapport ». Il refuse qu’elle le mette sur le bureau : « Mettez-le sur le parquet. Ou sur la chaise », lui dit-il16. Il faudra à Géraldine Kaufmann un mélange d’insistance et de résistance à l’autrice pour parvenir à mettre entre les mains d’Éberlé et à le lui faire lire (en partie).
13 Si l’éditeur accepte le manuscrit, qu’il signe un contrat le liant à une œuvre et à son auteur (on dit d’un anglicisme signer un auteur), il les accepte de fait dans son catalogue. D’inconnus, auteur et éditeur passent à alliés symboliques, alliance que rend ostensible la couverture du livre où leurs deux noms apparaissent. Les romans du corpus placent l’essentiel de la diégèse dans l’intervalle séparant la proposition du manuscrit de sa publication éventuelle — avec de fortes variations : dans Tiré à part, l’éditeur ne commence qu’à la moitié du roman à fabriquer de toutes pièces un livre pour mieux faire accuser un auteur de plagiat ; dans Double Je, la principale œuvre fictive est achevée bien avant la fin du roman. En cours de route, l’éditeur fait usage de son ascendant sur l’auteur pour le plier à ses exigences. Dans certains cas, c’est par amour de l’art, quoique non sans arrière-pensées, que l’éditeur consacre temps, argent et énergie à la préparation de l’œuvre qu’il veut publier. Ainsi de Gabriel Tournon qui, dans La nouvelle pornographie de Marie Nimier, est montré à plusieurs reprises travaillant avec le personnage de Marie Nimier les textes pornographico-littéraires qu’elle écrit sous son impulsion. Un pacte de confiance est établi entre l’auteur et l’éditeur : « Je devais lui faire confiance, disait-il en effleurant la table du bout des doigts17 », écrit Marie Nimier. Le pacte devient faustien dans les romans de Catonné ou encore d’Arnothy quand les éditeurs fictifs refusent le roman proposé mais offrent d’embaucher la personne comme rédacteur d’une autobiographie de vedette dans le premier et rédactrice d’une enquête sensationnaliste dans le second. L’éditeur fictif est un tentateur autant qu’un accompagnateur roublard.
14 L’indication en page de couverture de Double Je est éloquente : « Les éditeurs ne sont pas (tous) des chiens… », ce que la photographie de chien qui l’accompagne tend à contester. Depuis Illusions perdues, et malgré l’exception de Belada, éditeur de Paul Vialar (1957), le personnage d’éditeur a été connoté négativement dans la fiction romanesque française. La multiplication des personnages d’éditeur depuis les années 1990 nuance cette connotation sans l’effacer. Choisir un personnage d’éditeur implique au minimum de situer les autres acteurs de la fiction par rapport à celui-ci. Dans les dix romans qui m’occupent ici, les éditeurs présentés — en particulier les écrivains-éditeurs et les éditeurs-patrons — peuvent être disposés dans un continuum allant de la marchandisation à la résistance à la marchandisation. Parmi les éditeurs marchands, il y Pierre-Ulysse Banador (dont les initiales se lisent « pub ») chez Catonné et Éberlé chez Arnothy, tous deux pressés pour faire survivre leur maison (et non pour s’enrichir personnellement) de sacrifier le livre et la littérature sur l’autel de la marchandise. Du côté des éditeurs résistants, on trouve le Jean-Aristide Larivière de L’Inaccomplie d’Élise Fischer, bien décidé à prouver aux « donneurs de leçons […] qu’il est des éditeurs capables de risquer leur peau pour arracher une poignée de mots au brasier18 ! » Même volonté de se mettre au service d’une conception de la littérature qu’il s’efforce lui-même d’incarner chez Cyril Cordouan, dans le roman de Jean-Marie Laclavetine, qui garde « chevillée au corps sa foi dans la vertu des mots » parce que « jusqu’au bout il continuera de touiller et de renifler la tambouille de ses frères d’encre19. » D’autres, comme le Stefan Caplan du roman de Sonja Delzongle, se situent à mi-chemin, entre vocation et commerce : « Stefan Caplan vouait aux livres un amour inconditionnel, mais il dirigeait surtout une entreprise au chiffre d’affaire de quelque cent vingt millions d’euros20. »
15 En France comme au Québec21, à l’époque contemporaine, l’éditeur fictif n’est plus seulement porteur d’une charge négative, permettant à l’écrivain fictif de s’élever axiologiquement par contraste. Écrivains et éditeurs sont plutôt montrés dans leur impuissance respective face à deux forces occultes et incontrôlables : les préférences du public et les choix stratégiques des groupes multimédiatiques qui ont racheté les maisons d’édition. Dans la fiction, l’écrivain et l’éditeur sont rassemblés, non pas tant par ce qu’ils défendent que par ce devant quoi ils se plient. Ils sont plutôt compagnons d’infortune qu’adversaires.
Prêcher par l’exemple
16L’attribution de la valeur, en littérature comme en art, est soumise à un principe d’incertitude22 : l’écrivain ne peut pas savoir quelle œuvre va marcher, quelle publication obtiendra une légitimation symbolique ou un succès commercial exceptionnels, pourquoi ou comment reproduire l’exploit. L’éditeur, si « stratège de la notoriété23 » soit-il, n’a qu’un pouvoir d’influence, et donc aucun contrôle, sur la destinée d’une œuvre littéraire. Le public est souverain et ses voies sont impénétrables. Chacun a ses tactiques et ses stratégies pour percer le marché, mais tous communient dans la croyance qu’en définitive, aucune recette ne garantit le succès. Dès lors, n’importe quelle tentative pour contrôler le déroulement et fausser l’issue de la grande loterie apparaît comme un crime de lèse-illusio. Le complotisme littéraire a eu ses heures de gloire dans le passé24. L’époque contemporaine semble avoir pleinement réactivé les accusations de camaraderie, de charlatanisme, bref de prise de contrôle de ce qui, dans une perspective idéalisante du jeu littéraire, devrait être livré à l’incertitude.
17Les dix romans du corpus participent, peu ou prou, d’une démarche édificatrice, ou du moins exemplariste25 : ils transposent dans la fiction des questionnements éthiques et les illustrent. La révélation les concerne directement. Tout écrivain a une certaine connaissance empirique du monde littéraire, qu’il peut transposer plus ou moins directement dans la fiction. Qu’il soit fondé sur des expériences personnelles (le site internet de l’éditeur Blanche rapporte que l’intrigue d’Échanges virtuels est directement inspirée de la vie de l’autrice) ou sur des anecdotes rapportées, qu’il fasse ou non usage de clés, le roman la vie littéraire importe dans la fiction des éléments réels. L’auteur y agit comme observateur embarqué, au regard empathique mais distancié avec le milieu dépeint. Or, la révélation à laquelle l’écrivain se prête tourne dans plusieurs cas à la dénonciation : moi qui l’ai vécu, disent les narrateurs, et qui y ai survécu avec succès, je peux vous enseigner les ficelles sales du métier. À cet égard, les romans d’éditeurs s’inscrivent dans une longue lignée de prises de position en faveur d’une certaine « idée de la Littérature26 » où elle se tiendrait, autonomisée, le plus à l’écart possible des contingences sociales et économiques, positionnement que l’on retrouve par exemple dans les mises en cause savantes de la spectacularisation des métiers littéraires27. Sans doute y a-t-il là une fonction compensatoire : l’auteur est en mesure de rejouer, par la fiction, le drame ou la farce qui l’assaille dans sa vie réelle d’écrivain. Il y reprend le pouvoir sur l’ordre des discours.
18Je passerai ici en revue quelques-uns des procédés textuels qui me semblent pouvoir être mis à l’actif de la transposition dans l’espace fictionnel de questionnements éthiques et de prises de position normatives. Je précise, toutefois qu’aucun de ces procédés n’est commun à tous les textes envisagés ou unique à mon corpus.
19Certains romans portent plus explicitement un discours critique sur l’état de la littérature et de l’édition. Ainsi dans À titre posthume, l’assassin de l’éditeur Caplan lui dit avant de le tuer : « Avec des types comme vous la littérature est devenue un produit de consommation de supermarché. Galvaudée. Pervertie28. » Les références au réel sont cependant plus souvent allusives que directes. S’il n’y a pas véritablement de roman à clé dans ce corpus, d’autres signes pointent vers la représentation codée du réel — tout en prenant soin, dans les seuls cas de Fiechter et d’Arnothy, de préciser en avertissement que tous les personnages sont imaginaires. Certains usent de l’onomastique pour signaler qu’on tient bien entre les mains une fiction de la vie littéraire : Antoine Laurain nomme deux de ses personnages Désencres et Lepage, alors que Jean-Michel Riou en nomme un Scribe. Les noms des maisons d’édition fictives peuvent aussi faire sens : Cordouan des éditions Fulmen fulmine (Laclavetine), Larivière des éditions La Transparence ne cache rien (Fischer) et P.U.B. fait son marketing lui-même (Catonné). Enfin, les titres de certains livres font référence à des expressions idiomatiques du monde du livre, tels Tiré à part ou À titre posthume.
20C’est à même le travail de la fiction que peut également se déceler l’ambition de révélation. Pour révéler et critiquer d’un même tenant le fonctionnement présumément vicié du monde éditorial, le recours à la satire, à la farce, à la caricature et au grotesque est, dans des mesures diverses, courant. Il est probable que la présence importante des thèmes de la supercherie, du subterfuge et du faux contribue aussi à assurer la transposition. Sir Edward, dans Tiré à part, traduit en anglais le livre, le fait imprimer selon les critères de l’époque, à grand prix, dispose la dizaine d’exemplaires ici et là, confie l’affaire à une critique qui veut du mal à l’écrivain Nicolas Fabry, tout un long processus de production du faux et de la rumeur autour du faux. Dans À titre posthume, le manuscrit a été écrit par un auteur, mort depuis, qui s’avère avoir été le nègre de la vedette de la maison. Dans Double Je, après avoir rédigé Magali par Magali, l’écrivain-narrateur accepte qu’un animateur de télévision signe, chez Banador, le roman qu’il a écrit : ce sera La Vérité a toujours du cœur dont le succès espéré ne devra rien à la « vérité » ou au « cœur » : « Pierre-Ulysse a pourtant soigné la promotion. Interviews fabriquées, critiques, complaisantes, fausses rumeurs29. » D’autres secrets bien gardés, non spécifiquement littéraires, sont mis au jour par l’œuvre projetée : dans Le Service des manuscrits, il s’agit d’une sombre histoire de viol tandis que dans Rendez-vous chez Scylla, le passé de résistant du fondateur de la maison d’édition Messine est mis en cause.
21L’époque contemporaine apprécie le méta et le roman ne fait pas exception. La mise en scène d’une éditrice ou d’un éditeur dans un roman publié par une maison d’édition implique dès le départ une mise sous condition de la fictionnalité. Aucun roman du corpus ne fait explicitement le saut vers le réel mais les mises en abyme et les passages à la fiction dans la fiction sont fréquentes. Jean-Marie Riou, dans Rendez-vous chez Scylla, propose un récit à tiroirs, chaque livre ou manuscrit trouvé par les personnages emmenant le lecteur dans une couche de réalité plus profonde : le banquier lit l’histoire de l’écrivain Scribe, dans laquelle Klaus, célèbre philosophe, fait lire à Scribe les mémoires de l’éditeur Messine dont ont été retirées quelques pages contenant le secret honteux de l’éditeur. Scribe annonce en cours de route qu’il va écrire un roman à clé, « un roman alerte, vivant, piqué d’anecdotes personnelles30 ». Le ghost writer se rebiffe dans Double Je et montre à l’éditeur Banador le roman qu’il a écrit en secret, roman qui a le même incipit que celui que le lecteur a entre les mains, qui a un éditeur pour protagoniste et qui narre « l’histoire d’un écrivain raté chargé de fabriquer la biographie d’une jeune inconnue ». L’éditeur s’indigne d’y être présenté comme « un cynique, un caractériel » ; l’auteur lui répond que le « personnage de l’éditeur est positif attachant. Il a le beau rôle comparé à mon narrateur31 ». L’éditeur, qui n’en rate pas une, lui propose d’en profiter pour aller s’injurier sur un plateau de télévision. Dans La nouvelle pornographie de Marie Nimier, enfin, l’œuvre tout entière verse dans la métalepse narrative puisqu’elle narre la tentative d’un éditeur de faire écrire à un personnage nommé Marie Nimier, les nouvelles composant un livre intitulé La nouvelle pornographie32. À la fin de Première ligne, l’écrivain-éditeur, après avoir tenté d’en décourager tant d’autres d’écrire pour contenir le flot de mauvais romans publiés, décide d’entamer la rédaction d’un roman intitulé : Première ligne. C’est alors le roman qu’on tient entre les mains, en tant qu’objet manufacturé ou en tant que lieu de réalisation de la fiction, le roman mis en texte et mis en livre, qui vient clore la diégèse et accomplir la trajectoire du texte.
Préoccupation méthodologique conclusive
22Les romans d’éditeurs reposent sur la révélation de ce qui semble dissimulé : la vie littéraire elle-même, le dessous des cartes grâce auxquelles on gagne ou l’on perd aux jeux de la création et de la gloire — si l’on veut bien entendre par ce terme un mélange de notoriété, de richesse et de distinction sociale. Le personnage de l’éditeur concentre la tension entre principe commercial et principe artistique et sa mise en scène sert, notamment, à réaffirmer la croyance en la Littérature.
23Ces romans ont cela en commun mais ils s’y attaquent sans unanimité sur les méthodes, les procédés, les valeurs. Je veux croire que, plutôt que dans le manque de perspicacité du chercheur, cette diversité trouve son origine dans le corpus lui-même. La recherche sur la littérature contemporaine française est principalement constituée de travaux sur le genre romanesque et encore, sur une portion quantitativement restreinte mais symboliquement déterminante du champ romanesque contemporain : il y a une littérature contemporaine pour universitaires qui n’est ni la littérature des grands prix littéraires ni la littérature de l’Académie française ni la littérature des « mauvais genres ». Cette littérature pour universitaire porte sur un nombre restreint d’auteurs et d’éditeurs33, en sorte que les observations la concernant risquent de n’être valables que pour elle seule.
24 L’utilisation d’une base de données telle que « Romans@lire » permet d’éviter l’écueil d’une sélection incomplète des éléments du corpus pour qui s’intéresse à un thème ou un personnage en particulier. Élargir le corpus ne suffit pas ou plutôt l’élargir soulève d’autres problèmes parce qu’il faut se garder de généraliser à l’ensemble du corpus des dispositifs ou des phénomènes observés dans certaines œuvres seulement. Quel seuil minimal de représentativité faut-il prendre en considération ? Combien d’exemples suffisent à rendre une hypothèse probante sinon sur le corpus dans son ensemble, au moins sur une tendance ? Comment s’assurer que la tendance décrite ne soit pas seulement une projection des intérêts de recherche, des préférences littéraires et de la position sociale du chercheur ? Sans m’avancer dans les réponses à ces questions, j’ai veillé dans cet article à ne pas construire un Texte avec les textes à ma disposition et à rester prudent dans mes observations.