Trajectoires du texte littéraire. Introduction
Joan Miró, Poem (III), Fundació Joan Miró, Barcelona Catalunya, 1968.
1Parler de trajectoire pour un texte ne va pas de soi. Le concept de trajectoire est davantage employé pour penser le parcours de vie d’un individu et trouve une acception opératoire dans les sciences sociales. À l’échelle de l’individu ou du groupe, la notion de trajectoire permet de rendre compte, à elle seule, de deux visions antagoniques et complémentaires : la première, que Claude Dubar qualifie d’« objectiviste », entend la trajectoire individuelle comme une « suite de positions1 » occupées dans l’espace social. Venu de la physique mécanique, de la balistique et de l’astronomie, le concept de trajectoire induit bien sûr l’idée d’un déplacement dans l’espace. Mais parler de trajectoire revient moins dans ce cas à décrire l’objet en mouvement qu’à décrire son parcours, ou sa « trace schématisée2 ». La seconde, que Dubar dit « subjectiviste », entend la notion de trajectoire comme une « histoire personnelle » chargée de visions du monde et de soi. Cette dualité sémantique, qui fait la richesse et l’intérêt de la notion de trajectoire, s’oppose à l’illusion biographique3 : le terme trajectoire propose une lecture relativiste d’un parcours et permet de faire jouer dans le même temps les plans structurel et personnel. La trajectoire a donc l’avantage, par rapport à la conception de la biographie comme une « histoire de vie », de ne pas donner de perspective téléologique au parcours d’un individu, mais plutôt de prendre en compte ses différentes positions, pour reprendre la terminologie de Bourdieu, dans un espace lui-même en devenir. Ainsi, toute trajectoire mêle faits datés et représentations subjectives. On comprend alors que les travaux de sociologie de la création, et notamment de la littérature, se sont dès longtemps emparés de la notion de trajectoire, comme Bernard Lahire biographiant Kafka4 ou Gisèle Sapiro se penchant sur les rapports des écrivains français à la politique5. La trajectoire a notamment été mise au service d’une confrontation à nouveaux frais de la vie et de l’œuvre dans la dernière décennie6.
2L’enjeu de notre dossier est de poursuivre ces recherches en transformant ce concept sociologique consacré aux existences en un concept littéraire consacré aux textes. Nous gageons que, tout comme un individu, un texte littéraire peut être pensé sous l’angle de sa trajectoire. Écrit, corrigé, relu, lu à voix haute, déclamé, annoncé dans les journaux, imprimé, édité, réédité, commenté, critiqué, le texte passe de main en main, de bouche en bouche, d’oreille en oreille et devient, dans son parcours, une réalité littéraire ainsi qu’un objet de discours. La trajectoire permet alors de rendre compte de la négociation entre les états objectifs du texte et le discours qui l’accompagne. Dans notre acception, le texte ne se confond pas avec le livre mais en constitue l’hypéronyme : nous l’entendons comme l’ensemble des modes d’existence de la chose écrite, que le support en soit scriptural (premier jet, épreuve, bon à tirer, article, volume) ou oral (lecture à voix haute, conférences, performances), voire seulement virtuel (texte fantasmé, perdu). Les articles ont pour but de réévaluer et affiner notre connaissance des représentations et des réalités des déplacements du produit littéraire, dans un sens technique (sa matérialité), économique (sa mise en marché) et symbolique (sa valeur comme bien culturel). Notre ambition est d’évaluer l’opérativité de ce concept permettant de faire tenir ensemble sociologie de la littérature, sociocritique et histoire du livre. Appliqué au texte, le concept de trajectoire permet de représenter l’éventail des pratiques du texte et de reconsidérer ses différents media. Il autorise de même une sortie de la singularité auctoriale, mettant en évidence les influences multiples qui s’exercent sur le texte et favorise ainsi le dépassement de la fracture entre création(s) et publication(s), trop souvent maintenue par la recherche. L’étude croisée des pratiques du texte et de ses acteurs, permettant pour la première de considérer ses différentes étapes d’élaboration, pour la seconde de souligner la présence d’autres instances que celles de l’auteur et de l’éditeur offre la possibilité de décentraliser l’étape de la publication. De plus, l’usage de la notion de trajectoire permet d’appréhender le texte littéraire comme un objet culturel et non comme un espace refermé sur lui-même. Tout comme l’idéal de l’autotélicité de la littérature a été mis en doute par l’analyse en profondeur de la vie littéraire et de ses acteurs, nous voulons rendre au texte littéraire sa porosité en l’appréhendant comme un matériau mouvant dans l’espace en tant qu’objet comme dans le temps en tant qu’expérience. De plus, cette ouverture du texte littéraire permet de l’interroger dans une certaine autonomie vis-à-vis de son créateur. Déplacer la focalisation de l’auteur au texte permet de lire sous un angle différent les mécanismes d’institutionnalisation et d’appropriation des objets culturels.
3Qu’ils rendent compte de l’intégralité ou d’une étape précise de la trajectoire du texte, les différentes contributions rendent manifeste l’opérabilité de la notion de trajectoire du texte. Mieux encore, chacune, à sa manière, recombine et redéfinit cet outil de compréhension du fait littéraire. Plusieurs contributions abordent la spécificité du texte littéraire, qui est toujours, comme l’écrit Marine le Bail dans ce dossier, une « forme-sens » où entrent en coalescence texte et matière. L’article de Corinne Saminadayar-Perrin, liminaire, jette les bases de la réflexion sur la trajectoire des textes : celle-ci est-elle nécessairement adossée à l’existence matérielle et concrète d’un livre ? Il existe bien des trajectoires d'œuvres qui n’ont jamais vu le jour, de même que d'œuvres épuisées, disparues ou introuvables qui continuent d’exister dans une pure virtualité. À partir de ces paradoxes croisés, l’article suit les trajectoires d’œuvres du XIXe siècle à la présence fantomatique mais persistante, qui opèrent comme des contrepoints compensatoires à la montée d’un régime médiatique fondé sur l’obsolescence programmée des écrits.
4Le symptôme le plus visible de cette réaction du XIXe siècle à la reproductibilité technique des œuvres et aux exemplaires multipliables à l’envi est sans conteste l’essor des pratiques bibliophiliques, que la contribution de Marine le Bail interroge : la bibliophilie est certes une réaction à l’envahissement du régime médiatique par la défense de l’unicité de l’ouvrage. Cependant elle est aussi une menace pour le texte littéraire, qu’un intérêt trop exclusif porté à l’objet-livre fait oublier voire dédaigner. Le bibliophile n’est-il pas celui qui regarde le doigt (la reliure) quand on lui montre la lune (le texte qu’elle contient) ?
5L’étape de la « consécration » ou la « bibelotisation7 » du texte littéraire sont les deux versants de la pratique bibliophilique. C’est aussi, mutatis mutandis, sur cette crête que se trouve le feuilletoniste du XIXe siècle : entre la publication au rez-de-chaussée du journal, soumise aux impératifs médiatiques et à la tutelle du rédacteur en chef, et la parution en volume, plus libre, plus « littéraire », peut aussi se jouer le refus de la réduction du texte à un device médiatique utile pour capter le lectorat. C’est ce que l’article de Zoé Commère, consacré au roman-feuilleton Le Chasseur de trésors de Gaston Leroux, laisse entendre : l’amoindrissement du poids du journal et la reprise en main d’une auctorialité sûre d’elle-même, aux prétentions « littéraires » affirmées sous-tend la trajectoire du texte passant des feuilles du journal aux reliures du volume.
6Ce rapport de force pour s’assurer la mainmise de l'œuvre se retrouve dans la contribution de Marceau Levin. Celle-ci, qui s’appuie sur un ensemble d’ouvrages folkloriques et « panoramiques » du XIXe siècle, montre comment le moment de l’impression a pu être présenté comme le lieu d’un conflit entre la singularité de l’écrivain et la pluralité des compositeurs-typographes et autres protes d’imprimerie. L’auteur de l’article rappelle par là une étape souvent oubliée de la trajectoire du texte : celle de son impression qui est figurée comme une instance de désacralisation du texte. Tout en réduisant le texte à sa seule matérialité, les typographes y introduisent du jeu, par les coquilles notamment, venant ainsi mettre en péril l’auctorialité.
7Face aux périls de « bibelotisation » par les bibliophiles, de sujétion par le journal ou de neutralisation par l’impression, les écrivains vont chercher à laisser leur marque, fût-elle évanescente, en tablant sur l’unicité et l’immédiateté de leur propre présence physique et vocale : c’est à ces pratiques du texte « en voix », récité, déclamé, lu à voix haute, que Violaine François réfléchit. Rendues légendaires par la présence réelle de l’auteur et par la fugacité même de ces instants magiques où un Lamartine déclame ses Harmonies, un Heredia ses « Conquérants », ces « performances » orales ont le défaut de leurs qualités : elles sont précaires, éphémères et transmises seulement par des témoignages de seconde main, qui les recombinent, les modifient, les réintègrent au cirque médiatique dont elles étaient censées précisément être les issues.
8La trajectoire d’un texte littéraire peut aussi se retrouver figurée dans un ouvrage. Anthony Glinoer lève le voile sur un sous-genre du roman contemporain : ce qu’il nomme les « romans d’éditeurs », qui font de ce médiateur central de la vie littéraire le personnage principal. Ces romans font du monde éditorial le moteur de leur intrigue. Faisant de l’éditeur le point nodal de la tension entre logiques artistiques et logiques économiques, constitutive du champ littéraire, ces romans de l’éditeur ont une spécificité : bien souvent débordent-ils la stricte fiction pour se faire les révélateurs, voire les dénonciateurs, des coulisses d’un monde littéraire dysfonctionnel.
9Attachée à un corpus analogue, qui opère un retour réflexif sur ses conditions d’élaboration et de production, la contribution de Léa Tilkens traite de romans contemporains ayant trait non à l’édition mais à la création : l’étape de l’écriture de l'œuvre. Au cours de son étude, Léa Tilkens met en regard les discours tenus par des écrivains contemporains sur la création littéraire et les analyses de Pascal Brissette sur la malédiction littéraire : toujours actuels, les topoï du créateur maudit, souffrant, marginalisé qui prennent forme à la fin du Moyen Âge sont investis et reconfigurés par ces romans de la vie littéraire contemporains.
10Le travail de Jolianne Bourgeois nous éclaire enfin sur la façon dont, dans des essais du XXe siècle traitant du genre romanesque, l’évocation de romans marquants fonctionne comme une manière de prolonger la trajectoire de ces romans. Car une fois le texte passé sous les fourches caudines de la publication, il continue de vivre dans l’esprit des lecteurs et lectrices. Cet article achève la réflexion sur la trajectoire du texte et lui offre des ramifications potentiellement infinies en abordant l’intertextualité, et ces œuvres qui, comme les coucous dans les nids d’autres oiseaux, s’installent dans les livres des autres et prolongent ainsi leur existence.