Colloques en ligne

Cécile de Bary

Le trompe-l’œil image usée d’un usage perecquien de la fiction

1Le texte de Georges Perec « Ceci n’est pas un mur... », est « une sorte d’étude du thème trompe-l’œil pour accompagner tout un ensemble de photos de Cuchi White » (1996 : 198), l’ensemble constituant un ouvrage intitulé L’œil ébloui (1981b).

2Or, comparant le trompe-l’œil aux mots croisés, Perec le fait entrer dans le système de métaphores qu’il emploie pour parler de son écriture.

3Définissant le trompe-l’œil par la fiction, qu’il rapproche du leurre, il semble alors qu’il définisse de même la littérature, rejoignant certaines analyses de Käte Hamburger (1957).

4Mais ce qui le fascine le plus dans le trompe-l’œil, c’est finalement moins la fiction que son « usure », sa mise en question. En ce cas, qu’en est-il de l’inscription de son œuvre dans la littérature ?

Le trompe-l’œil, métaphore du texte perecquien

5Il n’est pas a priori évident que pour Perec, le trompe-l’œil soit une métaphore de l’œuvre littéraire. De fait, le trompe-l’œil n’a pas, dans le discours auctorial perecquien, la présence massive du puzzle. Si Perec a déjà effectué en 1978 un livre d’art avec Cuchi White (1978b), le texte de 1981 signe l’entrée de ce thème dans ce discours. Cette entrée tardive peut expliquer que Perec ne mentionne guère le trompe-l’œil dans ses entretiens. Il en parle avec Bernard Pous (1981a), mais pour répondre à une question de cet étudiant.

6Ce thème n’est donc pas central. Cependant, dans « Ceci n’est pas un mur... », il semble bien prendre une valeur de métaphore, étant comparé aux mots croisés.

Ainsi, le trompe-l’œil n’est qu’un piège qui nous renvoie à notre regard, à la manière dont nous regardons - et occupons - l’espace. [...] Ce qui arrête notre regard, un court instant, c’est l’irruption de la fiction dans un univers auquel, à cause de ce que l’on pourrait appeler notre cécité quotidienne, nous ne savons pas prêter attention. En ce sens, les trompe-l’œil fonctionnent un peu comme les mots croisés : ils posent une question dont la réponse est tout entière contenue dans l’énoncé qui la formule [...], mais qui demeure énigmatique tant que l’on n’a pas opéré le minuscule glissement de sens qui la résout dans son évidence imparable. (1981b : [16-17].)

7Le rapprochement entre mots croisés et trompe-l’œil peut surprendre. Il s’appuie sur la pratique du leurre. Ainsi Perec parle-t-il de la recherche de définitions comme d’« une promenade au pays des mots où il s’agit de découvrir, dans ces alentours imprécis qui constituent la définition d’un mot, le lieu fragile et unique où il sera à la fois révélé et caché. » (1979a : 10.) Cette tromperie accompagnée de révélation est expliquée par Perec en termes de regard : « Une fois la solution trouvée, on se rend compte qu’elle était très précisément énoncée dans le texte même de la définition, mais que l’on ne savait pas la voir, tout le problème étant de voir autrement » (1979a : 18).

8Or, les mots croisés sont assimilés au puzzle lui-même dans un passage de La Vie mode d’emploi où, précisément, il est question des leurres du faiseur de puzzle, qui fait voir « fallacieusement » les pièces du jeu, et du joueur qui doit « voir autrement » celles-ci (1978c : 415-416). Et le puzzle est bien, dès 1965, une « image » constamment employée par Perec pour parler de sa pratique littéraire, image dont le rôle central dans La Vie mode d’emploi explique le caractère de litanie dans les entretiens de la fin des années soixante-dix.

9Ainsi, le trompe-l’œil semble bien une métaphore des relations entre lecteur et écrivain, placée moins sur le terrain du sens que sur celui de la fiction. Mais cette métaphore est-elle adéquate ?

10J’interrogerai d’abord l’assimilation que Perec semble faire entre fiction et leurre : est-on leurré par le texte de fiction comme l’œil peut être trompé par des leurres picturaux ?

Le trompe-l’œil comme fiction

11Ce qui arrête d’abord Perec, c’est la « relation exacerbée de la peinture et du réel » qu’illustre le trompe-l’œil, comme le montre le début du texte :

Une des limites (un des défis) de la représentation picturale semble être de vouloir se confondre avec l’objet qu’elle désigne (l’autre serait de se dégager à jamais de la notion même de modèle, de produire un inimitable qui serait la garantie même de l’art).

Quelques dizaines d’anecdotes et de légendes nourrissent cette relation exacerbée de la peinture et du réel. Dans l’une, un peintre peint des chevaux si vrais que de vrais chevaux hennissent en les apercevant ; dans une autre, ce sont des oiseaux qui viennent picorer des grains de raisin fictifs (1981b : [8]).

12Perec cite cinq autres « anecdotes », mais je m’arrête à celle des raisins de Zeuxis : cette référence, mainte fois reprise depuis l’Antiquité, nous indique qu’il reprend la question de la mimèsis, analysée comme leurre. C’est d’ailleurs ainsi qu’il définit le trompe-l’œil :

La définition du trompe-l’œil est apparemment simple : c’est une façon de peindre quelque chose de manière que cette chose ait l’air non pas peinte, mais vraie ; ou, si l’on préfère, c’est une peinture qui s’efforce d’imiter à s’y méprendre le réel. (1981b : [12].)

13Perec nuance immédiatement cette première définition, mettant en doute le réel : « Où commence-t-il ? Où finit-il ? Et comment pourra-t-on jamais vérifier la véracité du message transmis à nos centres visuels ? » (1981b : [13].) Dès lors, la qualité de l’imitation ne doit plus intervenir pour analyser l’effet de trompe-l’œil, mais le « leurre » à l’origine de l’illusion. Dans la logique d’une conception platonicienne de la réalité, comme apparence, Perec insiste sur la vraisemblance.

14De fait, pour lui, c’est d’abord à titre d’effet que le réel intervient dans le trompe-l’œil. Plus encore, cet effet est comparé à celui du rêve. Autrement dit, « c’est à l’illusion seule que se réfère le trompe-l’œil et c’est l’illusion seule qui lui confère sa réalité » (1981b : [16]). Et cette illusion résulte de techniques, « de perspectives, d’ombres, de grisailles. » (1981b : [15].) Il s’agit d’« un langage (ou même d’un métalangage) qui transpose sur le mur à peindre les signes pertinents de la tridimensionnalité, une sorte de rhétorique de la spatialité fictive » (1981b : [17]).

15L’illusion de réalité est également suscitée par la diégèse du trompe-l’œil : pour le montrer, Perec reprend les analyses de Roland Barthes sur « l’effet de réel » (1968), au moins entre les pages [17] et [19]. Il mentionne « toute une série d’effets que l’on pourrait appeler » effets de réel« (ou de vécu), où tout ce que l’on mettrait spontanément, »naturellement« , du côté de la vie, de la nature, et pas du côté de l’art, de l’artifice [...] sera très précisément mis en place, mis en scène pour bien signifier à notre œil ébaubi et sidéré que l’on est dans la réalité vivante et vibrante » (1981b : [18]).

16Le verbe signifier est caractéristique d’une perspective sémiologique. On remarque surtout les guillemets entourant « effets de réel ». Georges Perec, souhaitant expliquer un certain « naturel » du trompe-l’œil, retient de Barthes un raisonnement dialectique permettant de pointer combien, dans l’œuvre, le hasard apparent est construit. Dans un premier temps, la vie, la nature (ou plus précisément le sentiment commun, « naturel », qu’on a de celles-là) sont opposées à l’art et l’artifice (« du côté de [...] et pas du côté de [...] »). Puis la première série de termes est dite « très précisément mis[e] en place, mis[e] en scène » : l’artifice régit la nature, cela pour « signifier [...] que l’on est dans la réalité ». Cette réalité est elle-même hypertrophiée, c’est du moins l’impression que donne le métagramme « vivante et vibrante ». On est donc bien du côté de la « plus-que-réalité » (1981b : [14]), de l’illusion. Perec insiste d’ailleurs plus que Barthes sur cette illusion, comme le montre la redondance entre ébaubi et sidéré.

17Ainsi, l’ambition réaliste du trompe-l’œil aboutit à un « code de l’illusion ».

18Si Perec insiste sur une technique et une « rhétorique » du trompe-l’œil, il le définit par un leurre, terme qu’il fait entrer en série avec tromperie ou faux-semblant : « nous avons été égarés, induits en erreur, on nous a fait pendant un instant douter de nos sens » (1981b : [13]). Mais pour que cet « éberluement » « persiste », il faut que le spectateur y consente. Après un leurre initial, on passe à une feintise ludique, une fiction.

19Il est bien évident que cet éberluement ne fonctionne, ou plutôt ne persiste, que tant que nous voulons bien en être dupes : nous pouvons jouer avec ces illusions d’espace comme avec ces illusions d’optique où tels carrelages hexagonaux deviennent sous notre regard des cubes faussement en relief dont l’orientation varie selon la manière dont on veut bien les voir, et qu’un simple clignement de paupières suffit à faire basculer. (1981b : [14].)

20Le texte place souvent en position d’équivalence le préfixe simili- et les adjectifs faux, feint, fictif et factice, par exemple dans la relation initiale « d’anecdotes et de légendes ». Or ces mots n’ont pas a priori le même sens. Käte Hamburger (1957 : 69) a rappelé l’origine commune de feint et fictif, qui dérivent tous deux de fingere, et a montré comment ils s’opposent habituellement, l’un correspondant à « l’imagination créatrice », l’autre ayant pris un sens plus péjoratif, rejoignant l’idée de tromperie. Il en est de même de factice, emprunt au latin impérial factitius, dérivé du latin classique facere : il désigne l’artificiel, le fabriqué, par opposition au naturel, et par là le faux. Faux vient quant à lui du participe passé falsus, du verbe fallere, qui signifie tromper. Simili- insiste sur la ressemblance, avec une nuance péjorative. La fiction et l’imitation seraient donc pour Perec un cas particulier du leurre : un leurre dont le spectateur serait complice. Mais un leurre dont on est complice est-il encore un leurre ? (Je m’inspire pour ces remarques étymologiques du Dictionnaire historique de la langue française, dirigé par Alain Rey, 1998.)

21Revenons, à ce propos, aux « anecdotes » qui sont censées illustrer la relation de la peinture et du réel. Elles montrent essentiellement des animaux se laissant prendre au piège du trompe-l’œil. Il est frappant que Perec ne leur accorde guère de réalité, ce dont témoigne le terme de « légende ». Voici la leçon que Perec en tire :

La présence d’animaux dans la plupart de ces anecdotes devrait, si j’ose dire, nous mettre la puce à l’oreille : il faut évidemment l’interpréter comme un artifice supplémentaire, d’ordre rhétorique celui-là, un non solum sed etiam, destiné à définitivement nous convaincre de la perfection de ces simulacres : non seulement les hommes s’y sont laissé prendre, mais même les animaux (1981b : [8-9]).

22Cette remarque semble étrange : une perfection se constate, elle n’a pas besoin qu’on soit « convaincu ». Pour Perec, ces anecdotes sont destinées à soutenir une croyance. De fait, Octave Mannoni, dans ses essais sur l’Imaginaire, a montré que la croyance « suppose le support de l’autre » (1969 : 33). Il faut que quelqu’un « y croie » vraiment pour qu’elle puisse se maintenir. À propos du Père Noël, par exemple, il montre que ce sont moins les enfants qui y croient - ils font confiance aux adultes - que les parents qui veulent que leurs enfants soient dupes. Cela illustre « le rôle que jouent les enfants comme support de la crédulité des adultes » (1969 : 276). Les animaux auraient donc ici un rôle analogue.

23De même, ce non solum sed etiam, cette rhétorique des classes de collège, fonctionne peut-être à l’inverse de la formule de la Verleugnung, « je sais bien... mais quand même », dont Octave Mannoni a montré qu’elle régissait la croyance. « la Verleugnung (par laquelle la croyance se continue après répudiation) s’explique par la persistance du désir et les lois du processus primaire. » (1969 : 22.) Le sujet, face au démenti que lui impose la réalité, adopte une attitude divisée (c’est le clivage du Moi). Il ne s’agit pas d’un refoulement. En effet :

On s’aperçoit qu’il n’y a de mais quand même qu’à cause du je sais bien. Par exemple, il n’y a de fétiche que parce que le fétichiste sait bien que les femmes n’ont pas de phallus (Mannoni, 1969 : 12-13).

24Par conséquent, croire en la fiction implique une conscience de son irréalité. S’il peut y avoir un leurre, une tromperie du trompe-l’œil, ce leurre ne doit pas être confondu avec la fiction (dont le trompe-l’œil peut ensuite être le support), fiction dont le spectateur sait bien qu’elle « n’est pas vraie ».

Confusion entre réel & imaginaire

25Parlant du support d’une confusion entre réel et imaginaire, Perec entretient lui-même une confusion entre leurre et fiction, comme s’il voulait que la fiction trompe, soit prise pour la réalité... Dans la dernière anecdote qu’il cite, page [8], le peintre réel intègre l’espace qu’il a représenté.

26Dans la plus belle de ces histoires, dont les résonances vont bien au-delà de ce dont il sera question ici pour devenir spéculation sur la réalité du monde (et plus seulement sur la réalité — ou la qualité — de ses représentations), c’est le peintre lui-même qui entre dans son tableau, s’enfonce le long du petit sentier qu’il vient de peindre, jusqu’à disparaître là où le petit sentier disparaît. (1981b.)

27Ce passage ne peut que rappeler « Le chapitre LI » de La Vie mode d’emploi. (« Il serait lui-même dans le tableau, à la manière de ces peintres de la Renaissance ... », 1978c : 290.) Il s’agit d’un cas de métalepse, où un personnage diégétique intervient dans le niveau métadiégétique.

28Je rappellerai que Gérard Genette, après avoir défini la métalepse (1972 : 243), en donne différents exemples et cite Borges, parlant d’une « inquiétude ».

29« De telles inventions suggèrent que si les personnages d’une fiction peuvent être lecteurs ou spectateurs, nous, leurs lecteurs ou spectateurs pouvons être des personnages fictifs. » Le plus troublant de la métalepse est bien dans cette hypothèse inacceptable et insistante, que l’extradiégétique est peut-être toujours déjà diégétique, et que le narrateur et ses narrataires, c’est-à-dire vous et moi, appartenons peut-être encore à quelque récit. (1972 : 2451.)

30Or, Georges Perec fait également référence à Borges, à propos de la « tromperie » dont le spectateur de trompe-l’œil est victime. L’illusion du trompe-l’œil provoquerait un ébranlement de la connaissance pratique du réel, d’où un sentiment de merveilleux :

dans cette brève mystification se révèle quelque chose qui est de l’ordre du magique, du merveilleux, un étonnement délicieusement borgésien, où un vague sentiment d’improbable s’empare de ce que nous voyons, où un léger doute se met à exister à propos de ce qui est vrai et de ce qui est faux (1981b : [13-14]).

31La confusion imaginaire entre réel et fantaisie envahit donc pour un court instant le réel - confusion qui ressemble à « cette » incertitude « [du réveil] si bien décrite par Roger Caillois » (1981b : [14]) et qui rejoint une croyance enfantine : si j’ai pris le fictif pour du réel, le réel n’est-il pas tout entier fictif ? De là un effet d’inquiétante étrangeté, que Freud analyse ainsi :

un effet d’inquiétante étrangeté se produit souvent et aisément, quand la frontière entre fantaisie et réalité se trouve effacée, quand se présente à nous comme réel quelque chose que nous avions considéré jusque-là comme fantastique, quand un symbole revêt toute l’efficience et toute la signification du symbolisé et d’autres choses du même genre. C’est là-dessus que repose également une bonne part de l’inquiétante étrangeté inhérente aux pratiques magiques. Ce qu’il y a d’infantile là-dedans, et qui domine aussi la vie psychique des névrosés, c’est l’accentuation excessive de la vie psychique par rapport à la réalité matérielle, trait qui se rattache à la toute-puissance des pensées. (1919 : 251.)

32À la fin de son essai, Perec analyse plus finement la manière dont le trompe-l’œil fait douter de la différence entre réel et imaginaire, à travers une série d’exemples des « ruses » des trompe-l’œil de chevalet. Le point commun de ces exemples est la pluralité des niveaux de représentation : le regard du spectateur est conduit à omettre un de ces niveaux, et à assimiler la diégèse au réel. Le spectateur se rend compte dans un second temps que ce qu’il ne regardait pas faisait partie de l’image : cadre, clou accrochant le tableau au mur et même « rideau disposé devant le tableau pour le protéger de la lumière » (1981b : [21]). La liste de ces « ruses », qui sont bel et bien des tromperies, des leurres temporaires, se finit ainsi :

Le comble, puisque, précisément, tout l’art du trompe-l’œil est de nous amener à parler de comble, de jamais vu, d’impossible, est un tableau d’un peintre hollandais du XVIIe siècle nommé Gysbrechts : il représente un tableau retourné, c’est-à-dire l’envers d’une toile [...] je suppose qu’à l’origine il devait simplement être posé contre un mur quelque part dans l’atelier du peintre ; tôt ou tard, un client éventuel devait finir par le prendre et le retourner pour voir ce qui était derrière ; il devait avoir l’impression de tenir en même temps les deux côtés d’un miroir... (1981b : [21].)

33Le réel retrouve alors une place : c’est ce point de repère oublié auquel la fiction du trompe-l’œil va permettre de prendre garde.

34Ce qui arrête notre regard, un court instant, c’est l’irruption de la fiction dans un univers auquel [...] nous ne savons pas prêter attention. (1981b : [ 17].)

35Perec, parallèlement, va donner une définition des plus matérialistes de la peinture, « pigments d’origines diverses, mélangés à des liants particuliers, et disposés sur des supports variés en couches plus ou moins minces. » (1981b : [13].) C’est cette matérialité que le trompe-l’œil va faire oublier, puis révéler. Le titre de l’essai, avec sa référence à Magritte, et donc à Foucault (1973), s’explique ainsi.

36Ce que, en fin de compte, le peintre de trompe-l’œil nous dit, ce qui déclenche en nous ce petit vertige n’est rien d’autre que : « Ceci n’est pas un mur. » Or, bien sûr, si la pipe de Magritte n’est pas une pipe, puisqu’elle n’est, tout simplement, tout bonnement, qu’un peu de peinture étalée sur une toile, le mur peint en trompe-l’œil est, lui, bel et bien un mur. Il n’est même que cela : mur nu, sans relief, sans ouvertures, sans corniches, sans rebords saillants, pur obstacle que le simulacre de la peinture essaye de faire passer pour quelque chose qu’il n’est pas. (1981b : [16].)

37Prendre conscience de la fiction dont le trompe-l’œil est le support, c’est aussi prendre conscience de la réalité du mur : on est successivement conduit à douter de la réalité et à percevoir avec force une partie du monde réel.

Un réalisme trompeur

38Perec, répond ainsi à Bernard Pous qui lui demande, à propos de la ruse qui « joue à mystifier », si c’est pour lui une définition de la littérature :

C’est une définition. Un des axes... C’est la fausse érudition, c’est effectivement l’image du trompe-l’oeil. (1981a.)

39Le trompe-l’œil intervient donc comme image de la notion de pseudo-érudition, qui joue de la confusion entre textes véridiques et fictifs. Dans un entretien avec Jean-Marie Le Sidaner, Perec définit cette notion de manière suivante :

le texte n’est pas producteur de savoir, mais producteur de fiction, de fiction de savoir, de savoir-fiction. Quand je dis que je voudrais que mes textes soient informés par les savoirs contemporains comme les romans de Jules Verne le furent par la science de son époque, cela veut dire que je voudrais qu’ils interviennent dans l’élaboration de mes fictions, non pas en tant que vérité, mais en tant que matériel, ou machinerie, de l’imaginaire (1978a : 4).

40Introduisant dans ses romans un savoir multiforme, Perec rappelle dans le même temps leur statut fictif, par exemple par des mises en abyme. Ainsi, réécrivant le catalogue de l’Exposition universelle de 1900 aux pages 496-497 de La Vie mode d’emploi (1978c), Perec fait s’y rencontrer deux personnages secondaires. Il fait appel à une connaissance qu’il peut espérer trouver chez certains lecteurs. Dans le même temps, toutefois, il multiplie les auto-représentations, avec une maison de verre (qui a réellement existé, mais Perec a opéré une sélection dans le catalogue), des théâtres de poupées, un Manoir à l’envers dont les « fenêtres renversées » font penser à des miroirs, etc. Comme en de multiples passages de La Vie mode d’emploi, la réécriture de textes de savoir introduit l’auto-représentation de la fiction. Le lecteur oscille alors entre une perception du texte réel imité ou repris et une perception de la fiction, qu’on lui rappelle sans cesse, dans une sorte de double accommodation qui rappelle le trompe-l’œil.

41Plus encore, utilisant des textes de savoir, Perec mêle le faux et le vrai, en des pastiches plus vrais que nature, dont la précision et la diversité forcent le lecteur à abdiquer toute prétention à distinguer le fictif. On en trouve une bonne illustration dans la réécriture de catalogues ou de textes de critiques d’art dans Un cabinet d’amateur (1979c). Or, comme Searle l’a fait observer, « normalement, toutes les références qui sont faites dans une œuvre de fiction ne sont pas des actes feints de référence ; certaines sont des références réelles » (1982 : 116). Il y a donc une frontière interne entre références fictive et réelle, au sein-même des œuvres de fiction, et c’est à cette frontière-même, sur ce bord, que va jouer le leurre de la pseudo-érudition.

42Parallèlement, plusieurs critiques ont déjà fait remarquer que, dans l’Index de La Vie mode d’emploi (1978c), les personnages historiques sont placés sur le même plan que les personnages fictifs, d’où une assimilation.

43Dans le même ordre d’idées figurent dans ce livre les pages d’un catalogue de vente par correspondance, entièrement ré-écrites par Perec, en fonction notamment de nécessités rythmiques, et dont certains articles sont impossibles. Ainsi, la liste d’accessoires de la « perceuse-percuteuse à variateur électronique » résulte de la compilation de différents catalogues, leur nombre dépassant toute réalité concevable. (1978c : 103.) Le « coffret premier secours » rassemble de même à la fois « I flacon pour alcool modifié 70° », « 6 compresses hydrophiles », « 5 tampons coton hydrophile » et « 5 pochettes tampons alcoolisées » dont on voit mal l’utilité. Ce coffret comprend encore « I centimètre souple », « I lampe de poche » et « I craie indélébile » ! (1978c : 105.)

44Le texte ne fait plus alors référence à du fictif, jouant avec une autre frontière : celle du faux ou de l’impossible, impossible au départ imperceptible. Ainsi, dans le premier chapitre de La Vie mode d’emploi, le narrateur évoque des « motifs imprimés comme au pochoir » figurant « sur toute la surface » d’un sac. L’un de ces motifs est « une sorte de récipient en cuivre sans anses. » (1978c : 20.) Or, on voit mal comment des motifs ainsi imprimés pourraient permettre de percevoir la matière du cuivre. Le texte fait référence à un élément impossible (qui permet par ailleurs de faire allusion à un tableau d’Antonello de Messine, selon le Cahier des charges du roman).

45Le réalisme perecquien est donc trompeur, il aboutit à un hyperréalisme, notion que l’auteur a mise en avant à propos de la description dans La Vie mode d’emploi (1978c).

L’idée était [...] d’arriver à une sorte de saturation, de produire l’impression qu’on ne pouvait plus faire entrer un mot dans cette description, que tous les murs étaient couverts, qu’il n’y avait pas un centimètre carré du livre qui ne soit plein de choses de ce monde. Mais à force de remplir de détails on arrive à quelque chose d’hyperréaliste (je n’aime pas le mot surréaliste), de complètement inouï à force de précision. [...] c’est très net pour Madame Altamont ; à partir du moment où, dans sa cave, elle commençait à collectionner du vin, c’est une classification universelle des vins du monde entier qui apparaît. J’ai d’ailleurs eu un mal de chien à trouver tous ces noms jusqu’à ce que ça devienne complètement improbable, que ça soit tellement encombré de détails que ça n’existe plus du tout. (Entretien avec Claudette Oriol-Boyer, 1984 : 57.)

46Alors que le trompe-l’œil fait percevoir le mur, l’hyperréalisme descriptif met en péril la constitution de l’univers fictif, tout comme la correspondance entre texte d’exposition et réel : il aboutit à ce que « ça n’existe plus du tout ». Le leurre textuel joue non seulement des frontières entre fiction, réel et faux (ou impossible), il corrode la croyance dans l’univers créé par le texte, réintroduisant « l’instance du Moi [...] qui est chargée de nous dire : ceci est vrai, ceci est faux ; ceci est réel, ceci est irréel » (Mannoni, 1969 : 169). Ce leurre est lié à une omnipotence apparente de l’auteur, qui tenterait de tromper le lecteur : par l’intermédiaire de la métaphore du puzzle, ce thème régit la lecture de l’œuvre perecquienne. Le « Préambule » de La Vie mode d’emploi conduit à assimiler la lecture à une partie entre lecteur et auteur, ressemblant à la partie opposant faiseur de puzzle et joueur - partie dont j’ai dit qu’elle comportait une part de leurre. La fin d’Un cabinet d’amateur illustre une telle volonté de manipulation.

Des vérifications entreprises avec diligence ne tardèrent pas à démontrer qu’en effet la plupart des tableaux de la collection Raffke étaient faux, comme sont faux la plupart des détails de ce récit fictif, conçu pour le seul plaisir, et le seul frisson, du faire-semblant. (1979c : 125.)

47Cette chute, qui met en scène la fiction littéraire et permet la prise de conscience de celle-ci, met par là même en péril la croyance diégétique. Au lieu de « Ceci est ou n’est pas un mur », le texte aboutit à « Ça n’existe pas du tout ».

48Sans doute les différences sémiotiques entre peinture et texte rendent-elles impossible un véritable parallèle entre trompe-l’oeil et fiction littéraire.

La fiction littéraire, un trompe-l’œil ?

49Supports textuel et iconique ne leurrent pas - ou ne font pas croire - de la même manière. Comme l’a écrit Anne Roche, « aucun oiseau n’est venu picorer la description du quartier de tomates dans Les Gommes » (1983 : 188). Un tel mythe n’existe même pas. Et on attend surtout le Parrhasios qui obtiendrait qu’on lui demande d’écarter un rideau décrit. Si le trompe-l’œil fait voir le réel, par l’irruption de la fiction sur un vrai mur, le support de la fiction textuelle est fait de lettres.

50On ne pourrait donc parler de trompe-l’œil perecquien que pour ces pastiches typographiques qui émaillent La Vie mode d’emploi (1978c) : icônes d’un écriteau annonçant l’arrêt momentané de l’ascenseur (p. 115), d’un faire-part de décès (p. 152), de la manchette d’un quotidien et d’un encart publicitaire (p. 216), de la page de titre d’une carte de France (p. 258), etc.

51Dans le cas du savoir-fiction, il n’y a pas de confusion possible entre une représentation fictive et le réel lui-même, mais entre un texte support de fiction et un texte réel pouvant exister en dehors de la fiction (et désignant une partie de la réalité). Ce texte réel peut être intégré à la fiction, sa référence étant par exemple rendue fictive, voire impossible. C’est alors du texte que ce trompe-l’œil textuel fera voir, tout en déstabilisant le lecteur, pour qui la constitution de l’univers fictif est plus difficile, voire mise en péril.

52Dans le cas de l’écrit, prendre conscience de la fiction par le biais du leurre, c’est prendre conscience de l’objet livre.

Ça aboutit à un livre, c’est-à-dire un objet que quelqu’un va prendre dans ses mains, un objet matériel, un pavé que quelqu’un va ouvrir et lire jusqu’au bout (s’il ne le lit pas jusqu’au bout, c’est raté). Plusieurs personnes m’ont écrit en disant qu’elles avaient pleuré à la fin du livre. La fin est très triste mais je me demande sur quoi elles pleuraient. Elles ne pleurent pas sur la mort du livre, la fin du livre, le fait que c’est fini, que cette histoire s’est complètement refermée, qu’il ne reste rien sinon un pavé avec quelques milliers de lignes composées de lettres comme dans toutes les histoires. (1979b : 46.)

53Si le puzzle est une métaphore de l’oeuvre perecquienne, la fin de La Vie mode d’emploi nous éclaire sur ce qu’observe le lecteur mis en échec par l’auteur : des lettres.

Sur le drap de la table, quelque part dans le ciel crépusculaire du quatre cent trente-neuvième puzzle, le trou noir de la seule pièce non encore posée dessine la silhouette presque parfaite d’un X. Mais la pièce que le mort tient entre ses doigts a la forme, depuis longtemps prévisible dans son ironie même, d’un W. (1978c : 600.)

La fiction perecquienne, un trompe-l’œil ?

54Par ailleurs, en dehors de ces différences de régime sémiotique, la fiction littéraire repose sur une convention de non-réalité et ne s’appuie donc pas sur un leurre premier. Cette convention permet d’ailleurs que s’exerce la croyance du lecteur, qui sait ainsi que « ce n’est pas vrai ». (Voir Mannoni, 1969 : 168.) Le paratexte permet notamment de connaître le statut de fiction d’un texte, avant même son déchiffrage.

55J’ai dit qu’un leurre pouvait s’exercer aux bords des trompe-l’œil, par la peinture d’un niveau de représentation fictif qu’on fait assimiler au réel, à un cadre extérieur par exemple. Observons les frontières, les bords du texte perecquien, à la suite de Vincent Colonna (1985). On y trouve de telles stratégies trompeuses.

56Étudiant le paratexte de cette œuvre, et plus particulièrement la note, Vincent Colonna a observé — partant d’une distinction entre auteur et narrateur impliquant que le paratexte n’est plus du domaine du narrateur, fictif, mais de l’auteur — des effets analogues à ceux de la métalepse narrative, et qu’il a nommés métalepse paratextuelle (Colonna, 1985). Ainsi, dans La Disparition (1969) et Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ? (1966), les « bords » du texte, qui sont du domaine de l’auteur, sont assimilés à la narration, comme si l’auteur appartenait à la fiction. Dans La Disparition, c’est une note, un titre, un exergue, un avant-propos, des intertitres et un post-scriptum lipogrammatiques (tout comme le texte lui-même). Quant au paratexte de Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ?, il « converge dans la mise en scène d’un auteur anonyme, se confondant avec le narrateur, doté d’un style redondant et contourné, relevant à la fois d’une certaine littérature rhétorique du XVIIIe siècle et d’une littérature domestique de l’entre-deux-guerres. » (Colonna, 1985 : 106.) Cette mise en question de la frontière entre la fiction et les informations réelles données par le paratexte s’accompagne d’une « mise à nu des mécanismes du récit » (106-107).

57Quant à La Vie mode d’emploi (1978), elle présente le cas inverse d’une « métalepse paratextuelle d’auteur » (Colonna, 1985 : 107). Citant le nom de l’auteur dans son index, renvoyant à la page de titre, au « post-scriptum » et à la liste des œuvres du même auteur, ce livre place l’auteur « selon le projet de Valène, » dans le tableau (ibid.), il le fait entrer dans sa narration. La confusion entre réel et imaginaire joue donc d’une autre manière, mais toujours grâce à un leurre.

58Ainsi ces "métalepses paratextuelles" sont le support de tromperies comparables à celles du trompe-l’œil : le lecteur peut, par exemple, ne pas s’intéresser dans un premier temps à l’index de Quel petit vélo..., qui ne fait pas a priori partie de la fiction. Puis découvrir ensuite avec surprise et délice la fictionnalité de celui-ci...

59On a donc bien des effets semblables à ceux du trompe-l’œil dans les textes perecquiens, mais ces effets, loin de consacrer leur statut fictif, met en péril celui-ci.

"User" de la fiction

60La Vie mode d’emploi me permettra de préciser encore certaines caractéristiques de l’usage perecquien de la fiction. J’ai rappelé plusieurs fois le contrat de lecture qu’implique le puzzle dans ce roman.

seule compte la possibilité de relier cette pièce à d’autre pièce [...] ; seules les pièces rassemblées prendront un caractère lisible, prendront un sens : considérée isolément une pièce d’un puzzle ne veut rien dire ; elle est seulement question impossible, défi opaque (1978c : 15).

61Rassembler deux pièces d’un puzzle permet de leur donner un sens. Pareillement, le lecteur de La Vie mode d’emploi semble invité à effectuer des rapprochements signifiants entre les éléments de ce livre. Les nombreuses devinettes, comme les fréquentes autoréférences peuvent y inciter. Et inciter ensuite à la recherche d’un sens global : une image unique et achevée du livre.

62Or, l’histoire du personnage de Bartlebooth, de sa lutte avec le faiseur de puzzles Winckler - interprétée le plus souvent comme une mise en abyme de l’activité du lecteur, de ses relations avec l’auteur - est celle d’un échec : j’ai cité ci-dessus le passage où l’on découvre sa mort, devant son quatre cent trente-neuvième puzzle, qu’il n’est pas parvenu à achever.

63L’esthétique du puzzle est par conséquent marquée par un inachèvement, ce qui rejoint une volonté d’« ouverture" de l’œuvre, sur laquelle Perec est souvent revenu.

Le sens final, je ne sais pas ce que c’est. Mais je sais que ce qui est produit par l’accumulation des lettres, des mots, des phrases, c’est une fiction. C’est-à-dire un jeu qui se fait entre deux personnes, entre un écrivain — homme de lettres — et un lecteur. C’est un jeu de séduction. Le seul propos de celui qui écrit, finalement, c’est que quelqu’un va le lire et va aller au bout. Sinon, c’est raté. (1982 : 137.)

64C’est même cette absence d’explication unique, cette ambiguïté qui peut pousser le lecteur à lire et relire, comme on regarde vraiment une pièce de puzzle tant qu’on n’a pas trouvé sa place.

65De même, l’illusion référentielle que les romans perecquiens mettent en œuvre est souvent déçue, comme nous l’avons vu avec la fin d’Un cabinet d’amateur, qui n’est qu’une des nombreuses fins déceptives du romancier.

66Dans le même ordre d’idées, on peut rappeler le tableau que La Vie mode d’emploi (1978c) semble décrire. Bernard Magné signale ainsi la présence d’une isotopie du regard dès les premiers chapitres du livre.

cette isotopie est elle-même associée, en maints passages, à celle de la peinture, en particulier à ce que j’appellerai un réseau pictural primaire, c’est-à-dire à l’ensemble des séquences qui permettent de lire la description des pièces de l’immeuble comme la description d’un tableau qui représenterait ces pièces [...], soit parce qu’il y est fait explicitement allusion à ce tableau [...], soit parce que tel syntagme (par exemple « premier plan ») connote une organisation picturale de l’espace décrit. [...] Intervenant seulement au chapitre VII [...], la première mention explicite du tableau [de Valène] fonctionne comme une capture, modifiant brusquement, par après coup, le statut diégétique des descriptions précédentes, faisant basculer tout l’amont de l’histoire dans un réel au second degré puisque déjà représenté sur une toile et non saisi « sur le vif » (Magné, 1989 : 65).

67Il y a tromperie sur les niveaux narratifs, donc, mais aussi incomplétude ou incohérence de la diégèse. Voici le dernier paragraphe de La Vie mode d’emploi :

[Valène] reposait sur son lit, tout habillé, placide et boursouflé, les mains croisées sur la poitrine. Une grande toile carrée de plus de deux mètres de côté était posée à côté de la fenêtre, réduisant de moitié l’espace étroit de la chambre de bonne où il avait passé la plus grande partie de sa vie. La toile était pratiquement vierge : quelques traits au fusain, soigneusement tracés, la divisaient en carrés réguliers, esquisse d’un plan en coupe d’un immeuble qu’aucune figure, désormais, ne viendrait habiter. (1978c : 602.)

68Le lecteur a cru lire la description d’un tableau qui n’existe pas.

69Comme pour le sens, la déceptivité narrative du roman s’accompagne d’une ouverture. Perec lui-même a fait souvent remarquer, par exemple, qu’on peut le lire La Vie mode d’emploi à partir de son Index, pour reconstituer l’histoire de tel ou tel personnage.

Conclusion

70Juste après s’être posé la question de la valeur artistique des trompe-l’œil — valeur dont il semble douter de la même manière que Käte Hamburger (1957 : 70) — Georges Perec évoque l’effet que le temps leur fait subir.

je crois que ce qui me touche et me trouble le plus dans les photographies de trompe-l’œil que Cuchi White nous donne à voir, c’est [...] le retour du temps, l’usure, l’effacement, quelque chose comme la reprise en main, par le temps réel, par l’espace réel, de cette illusion spéculaire qui se serait voulue impérissable : la réalité reprend ses droits [...]

Mais parfois la force de l’illusion est telle (ou si grand notre besoin de ces échappées d’espace) que nous continuons à feindre de l’éprouver encore sous la réalité qui la nie (1981b : [23]).

71Cette conclusion présente une dernière « frontière » de la fiction du trompe-l’œil, sa mise à mal, son « usure » partielle. Il s’agit là encore d’une métaphore de la volonté perecquienne d’ « ouvrir » les fictions.

72Cette esthétique est revendiquée également à travers la métaphore du puzzle incomplet, métaphore qui joue à plusieurs niveaux. Elle permet entre autres de parler de l’inscription de l’œuvre dans l’espace des œuvres déjà écrites, de la littérature.

Il faut encore partir de l’image du puzzle ou, si l’on préfère, l’image d’un livre inachevé, d’une œuvre inachevée à l’intérieur d’une littérature jamais achevée. (« Entretien », 1978a : 3.)

73Ainsi, si Perec joue de la fiction, il met en péril ses conventions et ses frontières dans une stratégie de leurre. De plus, il perturbe son fonctionnement par un jeu d’incohérences et de déceptivités. Cependant, cette mise en question de la fiction est en même temps volonté d’entrer dans le puzzle de la littérature.

74Il ne me semble donc pas que ce qui définisse la littérarité pour cet auteur soit la fiction, mais une forme de jeu, au sens d’ouverture, de recherche jamais achevée, qui s’appuie notamment sur la fiction et ses démultiplications, mais surtout sur ses frontières.