1La Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet a ouvert en 2015 une bibliothèque numérique — ALMé Archives Littéraires de la Modernité1 – qui présente l’accès à cinq corpus d’archives (Verlaine, Mallarmé, Apollinaire, Jarry, Desnos). Dans le cadre des recherches surréalistes menées au sein du laboratoire Thalim, une journée d’étude s’est tenue à l’Université Paris 3-Sorbonne nouvelle le 21 novembre 2017 sur la valorisation scientifique des archives numérisées du fonds Desnos dont les manuscrits (839 documents, soit environ 6000 feuillets) sont désormais directement accessibles, avec leurs notices. Se sont rencontrés des chercheurs qui consacrent une partie de leur activité à l’édition et au commentaire de l’œuvre de Desnos, des collectionneurs, qui ont contribué à l’enrichissement des fonds, les conservatrices de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet et les actrices de la numérisation, ainsi que des chercheurs qui travaillent plus largement sur les humanités numériques et ont initié le même type de réflexion sur des archives comparables. Les communications de spécialistes de Robert Desnos ont éclairé un aspect de cette œuvre plurigénérique, à partir des ressources numérisées et le cas échéant d’autres documents récemment entrés à la BLJD qui attendent de les rejoindre. Leur regard se porte aussi bien sur l’histoire d’un ensemble manuscrit, sur les formes graphiques, les indices matériels, que sur la poétique de l’auteur. Elles donnent ainsi un exemple de l’usage des archives par les chercheurs et des questions que posent, dans leur diversité, les manuscrits de Desnos. La suite de la journée était organisée sous forme d’atelier, auquel ont pris part sous la conduite de Michel Bernard, spécialiste du surréalisme et des Humanités numériques, chercheurs, directrice et conservatrice de la BLJD, spécialistes des fonds d’archives, doctorants, ingénieurs et techniciens confrontés aux choix effectués lors de la numérisation d’archives : quelles sont les attentes des lecteurs – amateurs de poésie, élèves, étudiants, enseignants, chercheurs, comédiens, chanteurs et musiciens – devant un tel ensemble, comment anticiper les questionnements et les types de parcours de façon à concevoir les arborescences, les liens, balises et dispositifs de consultation appropriés ? Ces opérations présupposent bien souvent la lecture qu’elles prétendent faciliter. La coopération avec les conservateurs des bibliothèques dans la formation des étudiants de Master en Lettres modernes montre que l’émotion de l’archive, le contact visuel avec les supports restent très fortement motivants pour les étudiants. La numérisation ne peut évidemment pas restituer cette émotion née de la sensation, mais sans doute peut-elle en donner l’idée et le désir. Que peut-elle apporter de spécifique, au-delà d’un bénéfice de conservation qui n’est sans doute pas aussi pérenne qu’on l’imagine parfois ? Quelles questions voulons-nous/pouvons-nous poser à ces feuillets numérisés ? Dans quelle mesure ces nouveaux moyens modifient-ils nos approches méthodologiques ?
2La consultation d’archives en bibliothèque a toujours demandé un temps d’initiation – les chercheurs savent qu’une consultation réussie se prépare et que tout impétrant doit, avec l’aide des bibliothécaires, passer plusieurs niveaux d’« épreuves » : codes, modalités de classement en fonction des dates d’entrée dans les fonds, d’acquisition, etc. Pour que tout internaute ait accès au trésor sans que l’accès numérique crée de nouveaux principes de sélection, il faut lui en donner non seulement les transcriptions dans le cas des manuscrits, mais aussi compléter par des notices de contenu, des liens et des informations croisées, les « fiches » factuelles existantes qui comportent logiquement plus de données sur l’histoire des fonds que sur les étapes génétiques de la création du poète, permettant de relier une lettre, un brouillon écarté à un texte achevé. Que nous découvrent ces cheminements dans l’intimité de l’œuvre et que peut apporter l’accès numérique ? Six chercheurs proposent un gros plan sur quelques feuillets des archives de Robert Desnos, représentatifs des problèmes divers que pose le traitement des fonds numérisés, et des liens nouveaux qu’ils sont susceptibles de faire apparaître sur des ensembles connus. Sont ainsi examinées les circonstances de notations des rêves surréalistes à partir des manuscrits, les strates des acquisitions successives et la remise en ordre chronologique des ébauches textuelles, les apports génétiques des manuscrits et la poétique qui s’y dessine, selon les genres : aphorisme, poème, scénario ou « ciné-poème », feuillets et notes dispersées, plus ou moins insignifiantes et inclassables, dont les enseignements restent incertains. À chaque fois, un recueil, un texte, une collection de listes mystérieuses de Robert Desnos reçoit un éclairage renouvelé du contact avec la matérialité de l’archive. Encore faut-il lui poser les bonnes questions et surtout les poser dans le « bon » ordre, s’il y en a un, sans rester tributaire des arborescences, ni de la succession des pièces sur notre écran.
3Pourquoi avoir choisi l’œuvre de Robert Desnos ? Par affinité, évidemment, mais aussi pour d’autres raisons, d’ouverture à des publics divers. Desnos, décédé à 45 ans en 1945 a une notoriété populaire, que peu de poètes des avant-gardes ont conquise. Il la doit sans doute à son caractère passionné et à sa personnalité généreuse2, mais aussi à l’empan de ses activités. Elles s’étendent du champ de la poésie au-delà de la période inspirée des sommeils surréalistes (1922) aux poèmes plus formels des années quarante, aux récits de rêves, à la critique de disques, de films, aux romans, scénarios, pièces, slogans publicitaires, recueils pour enfants, jusqu’aux chansons portées par des musiciens (Wiener, Darius Milhaud, Kosma) et de grands interprètes, de Damia à Chantal Galliana, Bernard Ascal, Juliette Greco et Bashung. Si l’on connaît généralement les circonstances tragiques de la mort du poète au camp de Theresienstadt, on ignore souvent son action dans la résistance, dont témoignent des listes d’adresses et des textes à double entente ainsi que des correspondances de Youki, sa compagne, ou d’Alain Brieux, le jeune homme qu’il a caché rue Mazarine. Les archives permettent de faire le lien entre ces multiples secteurs de sa création et de son engagement et de donner sens à ces adresses éparses, à ces messages énigmatiques, partitions et listes qui se mêlent aux manuscrits lyriques et aux dessins. L’histoire d’un jeune poète né avec le siècle à Paris, disparu lors de la Seconde Guerre mondiale, ses traces de passage, ses rencontres surréalistes et son effervescence créatrice, la puissance lyrique de ses jeux de mots et de ses poèmes pour grands et petits font de cette vie et de cette œuvre un riche terrain pour un partage multimédial ouvrant la porte, c’est notre souhait, à de nouveaux publics.