Ni début, ni fin ? (Sur le traitement des « points stratégiques » dans les écritures néo-romanesques)
« […] il lui vient à l’esprit une sorte de solution au souci qui affleurait à la limite de sa conscience : à savoir qu’un état n’a pas d’origine et que seul le changement a un début ou une fin ».
Robert Coover, La Bonne et son maître
1Par le mot par commence donc le texte de cette communication : détournement convenu – j’en conviens – de « Fable » de Francis Ponge1, et exemplification de ce stéréotype de la modernité que constitue le recours aux ressources du métatextuel.
2Ou bien : « Ici, donc, je reprends et je résume »2. Ainsi débute le dernier roman en date d’Alain Robbe-Grillet, ainsi que le texte de cette communication – tous deux inscrits dans un continuum qui les déborde de toutes parts, en amont comme en aval.
3Ou bien : à un interlocuteur indigné qui lui faisait sévèrement observer que, tout de même, un film doit bien avoir un début, un milieu et une fin, Jean-Luc Godard aurait rétorqué : « oui, mais pas nécessairement dans cet ordre »3. Support (presque) idéal pour inaugurer cette communication que cette formule qui, traitant des points stratégiques d’un artefact à fonction esthétique, retourne contre elles-mêmes les catégories logico-chronologiques endoxales pour mieux les contester. Mais, en dépit des relations de similitude qui peuvent inciter à rapprocher « nouvelle vague » et « Nouveau Roman »4, comme l’a démontré Jean-Marie Schaeffer, cinéma et littérature5 reposent sur des vecteurs d’immersion fictionnelle fort différents ; et c’est bien d’une tentative d’anatomie des interrelations début/fin dans les seules écritures néo-romanesques qu’il va s’agir ici – sans que cela nous interdise quelques rapides incursions dans les bois d’autres romans6, antérieurs aussi bien que postérieurs.
4Puisqu’il faut bien finir par commencer, partons d’un bref état des lieux des recherches précédentes sur les points stratégiques du texte littéraire en mode narratif, ce qui nous fournira une base conceptuelle et terminologique commune en vue des analyses à venir. Un premier constat s’impose : les travaux consacrés à l’incipit sont nettement plus nombreux que ceux portant sur l’explicit ; mais, par-delà cette disproportion statistique, s’il est un point sur lequel s’accordent les spécialistes de ces domaines à plus d’un titre connexes, c’est bien celui de la problématique délimitation de leurs objets d’étude respectifs. Estimer que l’incipit débute avec le premier mot du récit, et que l’explicit finit avec le dernier revient sans doute à faire bon marché de cette «“zone indécise” entre le dedans et le dehors [du texte] »7 que Genette nomme péritexte. Mais, à condition de préciser que ces « seuils » que constituent aussi le début et la fin sont conçus sur le modèle du passage, l’hypothèse est généralement commode, et peut toujours être amendée dans les cas de fictionalisation manifeste des espaces péritextuels8. Plus épineuses semblent les difficultés que suscitent les deux questions suivantes : où finit le début ? Où commence la fin ? Cependant, chez les spécialistes des domaines concernés, ces questions symétriques – au point de ne peut-être constituer qu’une interrogation dédoublée – reçoivent, en bonne logique, des réponses également symétriques. Ainsi, pour Andrea Del Lungo, le terme d’incipit sera-t-il employé pour désigner :
– un fragment textuel qui commence au seuil d’entrée dans la fiction (présupposant la prise de parole d’un narrateur fictif et, symétriquement, l’écoute d’un narrataire également fictif) et qui se termine à la première fracture importante ;
– un fragment textuel qui, de par sa position de passage, entretient des rapports étroits, généralement de type métonymique, avec les éléments du [péri]texte9 qui le précèdent et le texte qui le suit […]10
5Précisons que cette fracture peut être d’ordre formel et/ou thématique, sans coïncidence obligée de ces deux types de paramètres.
6Idem pour la définition du phénomène inversement symétrique – soit le début de la fin –, que j’emprunte cette fois à Guy Larroux qui, dans le sillage de la réflexion inaugurée par Philippe Hamon11, développe le concept de clausularité :
Si la clausule agit comme un démarcateur, et dessine une espèce de tracé (diversement réalisable […]), on est tenté d’identifier comme étant la fin […] l’espace compris entre ce démarcateur et le point final. La fin est alors une zone plus ou moins épaisse et reconnaissable […] On peut enfin poser en principe qu’une lecture clausulaire […] aura toujours intérêt à remonter du dernier mot à la recherche du moindre signe d’hétérogénéité.12
7Ces deux entreprises de formalisation se rejoignent donc dans la quête d’un « trait » de fracture susceptible de favoriser une manière d’autonomisation partielle des espaces liminaires – initiaux ou finaux. En outre, leur est commune la prudence de leurs conclusions, qui insistent unanimement sur la mobilité voire la porosité des frontières ainsi mises au jour. Enfin, elles partagent un souci de dissipation des ambiguïtés conceptuelles, qui aboutit dans les deux cas à une mise au point terminologique. En amont du récit, l’incipit, tel qu’il a été défini précédemment, devra être distingué de l’ouverture (« série de passages stratégiques qui se réalisent entre le [péri]texte13 et le texte, à partir de l’élément le plus extérieur, le titre »14) et de l’attaque (« les premiers mots du texte »)15 ; en aval, la clôture (« espace de la fin »16) sera délimitée d’une part par la clausule, d’autre part par la clé du texte (son « mot de la fin proprement dit »17).
8Cette symétrie informe également la mise au jour de nombreux topoï, dont la recension permet d’établir le catalogue des « procédés » (plus ou moins) canoniques d’ouverture et de fermeture dont, en ses extrémités, joue le récit littéraire. En amont, le départ et l’arrivée, la découverte et l’attente, le réveil, la rencontre, les regards croisés18 ; en aval, la fermeture, le mutisme, la mort, le silence, la chute, la nuit, l’extrémité, etc.19, favorisent autant d’allusions respectivement inaugurales et clausurales, dotant ainsi le récit d’une forte valeur métatextuelle. Mais la mise en place de cet « appareil démarcatif du texte littéraire »20 ne se borne évidemment pas à l’élection de telle ou telle topique privilégiée, de sorte que ces critères thématiques doivent être « croisés » avec divers paramètres formels, dont il serait trop long de dresser ici la liste. Sur ce point, je dois donc me contenter de renvoyer aux travaux des chercheurs déjà cités, ainsi qu’à ceux d’Armine Kotin Mortimer21.
9On le constate, les recherches respectivement consacrées au début et à la fin du récit sont appelées à se rencontrer à la faveur d’un jeu d’échos multiples, et c’est donc fort logiquement que les (rares) chercheurs qui ont étudié l’articulation de ces points stratégiques ont conclu à l’existence d’une relation de symétrie, du moins d’interdépendance, qui les unirait. Ainsi de Jean-Pierre Goldenstein22 qui, s’inspirant de la logique des possibles narratifs de Claude Bremond23, a pu analyser en ce sens telle séquence du Comte de Monte-Cristo de Dumas, ou encore Moravagine de Cendrars24. Mais il me semble que cette mise en relation d’un état initial et d’un état final, entre lesquels adviendraient diverses transformations successives régies par des enchaînements de type causaliste, si elle est parfaitement opératoire tant qu’on l’applique à des récits archétypaux comme les mythes ou les contes, ou encore aux récits relevant d’une esthétique « mimétique-réaliste », devient d’un maniement beaucoup plus problématique dès lors qu’on la confronte à nombre de textes narratifs de ces soixante dernières années. En effet, dans la plupart des récits contemporains, réduction de la teneur « événementielle » à la portion congrue et ampleur des distorsions entre temps de l’histoire racontée et « pseudo-temps »25 du récit constituent des phénomènes notoires. Ces caractéristiques, dont il est peut-être possible de rendre compte en tant qu’« écarts » par rapport à un ensemble de « normes » antérieures, ne récusent pas la validité d’une théorie des « possibles narratifs », mais en compromettent fortement la mise à contribution à des fins d’analyse empirique. Ces difficultés sont tout particulièrement sensibles dans le cas du « Nouveau Roman » ; d’autant plus que certaines de ces fictions enfreignent allégrement le principe logique de non-contradiction. Pour autant, elles ne sauraient être décrétées absolument dépourvues de début ou de fin, mais leur dimension anomique implique une spécification de ce que l’on entend par ces notions.
10Avant d’en arriver là, et puisqu’il vient d’être question en passant de la temporalité paradoxale du récit littéraire, une remarque d’ordre épistémologique s’impose. Il est certes légitime, à la suite de Iouri Lotman26, de définir la littérature comme « art de l’espace », mais l’obsession topographique ne doit pas conduire à obérer les liens de ce domaine à la durée :
[…] la distorsion est généralement extrême, dans le texte littéraire écrit, entre les terminaisons de trois régimes différents de temporalité : le temps de la production du texte […] ; le temps de la réception du texte, de sa lecture […] ; le temps des activités signifiées […]27
11Ce rappel, que j’emprunte à Philippe Hamon, me semble indispensable compte tenu de la problématique qui nous réunit : s’il est parfois si malaisé de penser les rapports du début et de la fin, c’est parce que dans le cadre de l’expérience littéraire, nous n’avons affaire qu’à une synchronie somme toute partielle voire illusoire (celle de la matérialité du texte), que nous ne pouvons appréhender que sur le mode diachronique (consubstantiel à l’activité lectrice). Pour donner un exemple, la possibilité même d’un « effet de clausule »28 implique l’existence d’une instance qui l’actualise : le lecteur, dont l’activité s’inscrit nécessairement dans la durée. Conséquemment, je m’efforcerai ici de formaliser les interrelations du début et de la fin dans les écritures néo-romanesques, mais sans oublier que cette tentative de cadastrage des espaces liminaires court le risque d’être déjouée, au moins pour partie, au moment de la prise en compte de l’actualisation du « programme » du texte dans le cadre des opérations de réception – dont la temporalité est nécessairement conditionnelle29.
12Cela précisé, une ultime mise en garde s’impose, à propos du corpus étudié cette fois. Il est en effet notoire que ce que l’on désigne par l’expression de « Nouveau Roman » n’a jamais constitué ni une école ni un mouvement unifié, mais une nébuleuse d’écrivains disparates30 : Nathalie Sarraute, Samuel Beckett, Robert Pinget, Alain Robbe-Grillet, Claude Simon, Marguerite Duras, Michel Butor, Claude Ollier, Jean Ricardou, Claude Mauriac, Jean Cayrol. En dépit des efforts fédérateurs de tel ou tel d’entre eux (Robbe-Grillet, Ricardou), chacun de ces écrivains n’a eu de cesse de revendiquer sa singularité, n’entérinant la dimension collective de l’aventure dans laquelle ils étaient tous engagés qu’à la faveur d’expressions négatives telles que « association de malfaiteurs » ou « compagnie d’hérétiques ». Aussi la dénomination la plus pertinente pour rendre compte de ce corpus hétéroclite autant que mobile me semble-t-elle être celle de mouvance, que propose Roger-Michel Allemand31. Il s’ensuit que toute tentative de formalisation des écritures néo-romanesques risque fort d’achopper dès l’origine sur les difficultés posées par la parfois radicale hétérogénéité de ces productions ; d’autant qu’aux divergences perceptibles en synchronie s’ajoutent les écarts nés de la diachronie : simple compagnonnage momentané et évolutions internes aux œuvres (n’a-t-on pas parlé de « Nouveau Nouveau Roman » ?) compliquent en effet encore la donne. De façon prévisible, les lignes qui suivent feront donc la part belle à l’hétérogène et au fluctuant, proposant un ensemble d’aperçus plutôt qu’une typologie en bonne et due forme.
13Pour autant, en dépit de cette indéniable disparate, le traitement des points stratégiques du récit par les « nouveaux romanciers » paraît suivre un certain nombre de lignes de frayage, qui toutes ont de commun d’inquiéter ou de frapper d’incertitude les conceptions antérieures, génériquement déterminées, du début et de la fin. Précisons, au risque de proférer un truisme, que la multiplication des incipit et des explicit anomiques, comme leur jeu parfois paradoxal, ne font que participer d’une bien plus vaste entreprise de contestation des formes romanesques (présumées) canoniques ; mais ces « lieux littéraires par excellence »32 peuvent ainsi jouer le rôle d’un miroir grossissant.
14Voici donc quelques-unes de ces solutions esthétiques :
15– l’exploitation de ressources péritextuelles diversifiées, étendant début et fin jusqu’aux seuils du volume-livre.
16– la dialectisation explicite de la difficulté voire de l’impossibilité de commencer et de finir – si ce n’est d’écrire.
17– la codification optimale du début et/ou de la fin, via la convocation des ressources du métatextuel connotatif.
18– l’élection d’une esthétique du roman-flux, qui en apparence liquide la pertinence des notions de début et de fin.
19– l’adoption d’une écriture du fragment, attentatoire à l’idée d’unité ou de totalité.
20On remarquera que, par-delà leur apparente diversité, dans leur traitement des points stratégiques du récit, la plupart de ces différentes options possèdent un dénominateur commun : la mise à contribution des ressources, combinées ou non, du miroir et de la boucle33, qui permettent au texte de dévoiler son « être-livre » – conformément à la visée moderniste d’un « progrès de l’intelligence [lectorale] sur l’illusionnisme du roman »34. À l’issue de ce panorama, il conviendra de se demander si, pour le lecteur, l’autoréférentialité liminaire ne remplit pas des fonctions plus complexes que cette somme toute convenue dénudation du medium.
21La manifestation la plus spectaculaire de la circularité est celle qui affecte l’architecture même du livre35, ainsi rendu à son essence de volume. Il est à noter que, de façon curieuse compte tenu de leurs objectifs proclamés, les « nouveaux romanciers » n’ont usé des possibilités offertes par ce « bouclage » du support sur lui-même qu’avec la plus grande parcimonie. Mais il est vrai que de telles expérimentations sont nécessairement tributaires du bon vouloir de l’éditeur, donc de paramètres économiques et commerciaux. Toujours est-il que, à ma connaissance, dans les rangs du « Nouveau Roman », seul Jean Ricardou étendit la contestation des normes régissant les points stratégiques du récit à la structure du volume-livre : chacun se souvient ainsi des deux couvertures de La Prise/Prose de Constantinople36, qui témoignent d’une recherche de circularité aux niveaux du support comme du péritexte (le titre dédoublé). Mentionnons également la « composition circulaire globale »37 de la nouvelle intitulée « Jeu »38, que prolongent et amplifient les liens paradoxaux du titre, de l’épigraphe et du dernier mot du récit. À un degré moindre, on peut aussi signaler le jeu de double bind institué par les deux épigraphes de La Reprise de Robbe-Grillet, qui ne fonctionne à plein régime qu’en lien avec le titre du roman et le texte proprement dit, à commencer par son attaque39. Sans entrer dans les détails, rappelons simplement que la circularité peut être simple, double ou triple, selon qu’elle épuise ou non la combinatoire autorisée par les trois pôles du texte, du péritexte et du support40 ; et que ces phénomènes de « bouclage » des seuils du récit possèdent une notable force de contagion, qui se répercute ainsi sur les opérations de réception. Dans la perspective plus spécifique qui est la nôtre, ces crues de la circularité par-delà les limites du seul texte démontrent en outre la pertinence et la nécessité des notions d’ouverture et de clôture. Enfin, ces manipulations confirment les liens de l’espace et de la durée : que le livre soit configuré, spatialement parlant, sur le modèle du mythique Ouroboros, constitue une vive incitation à un nouveau parcours de lecture – dans l’acception polysémique du terme : deuxième et différent41. Nous y reviendrons in fine.
22Autre phénomène marquant : la dialectisation des difficultés, parfois présentées comme insurmontables, que pose le traitement des espaces liminaires du récit, a fini par constituer le lieu commun par excellence d’un certain modernisme, qui excède d’ailleurs le seul « Nouveau Roman ». Ici, au nom de Samuel Beckett, il convient d’associer ceux de Maurice Blanchot et de Roger Laporte. Ces commentaires métatextuels participent d’une réflexion beaucoup plus générale sur les apories de l’activité narrative, voire sur les impossibilités soi-disant consubstantielles à l’activité d’écriture. Le paradoxe, une fois encore, est notoire : écrire l’incapacité d’écrire, c’est tout de même écrire ; stratégie de contournement qui permet non pas de résoudre une aporie (à l’impossible nul n’est tenu), mais de sortir d’une impasse. Par-delà ce rappel, il importe de se demander si, conformément à l’appréciation d’Aragon42, cette difficulté générale se cristallise de façon privilégiée dans l’évocation des tourments occasionnés par la prise d’écriture inaugurale, au détriment de l’auscultation des problèmes générés par sa déprise finale. De prime abord cela semble possible, et Molloy43 pourrait exemplifier cette dissymétrie introduite dans la relation symétrique du début et de la fin : aux célébrissimes atermoiements de la deuxième page44 « répond » une fin certes métatextuelle mais dénuée de semblables perplexités45. Ce « décalage » pourrait s’expliquer comme suit : si l’acte d’écrire est arbitraire, et comme tel problématique en ses prémices, sa cessation en revanche l’est à un degré moindre, qui consacre un retour à la « normale ». L’hypothèse n’est bien sûr qu’à demi convaincante, et il convient de se méfier des statistiques, parfois trompeuses. Ainsi l’œuvre même de Beckett fournirait nombre de contre-exemples, à commencer par L’Innommable46 : si l’on cite toujours le début de ce roman, la fin n’en est pas moins remarquable : « […] ça va être le silence, là où je suis, je ne sais pas, je ne le saurai jamais, dans le silence on ne sait pas, il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer »47. La clé de L’Innommable porte ainsi à son paroxysme paradoxal cette esthétique de l’épanorthose généralisée, qui nous révèle que finir n’est peut-être pas moins problématique que commencer. Que l’on pense également à Robert Pinget, qui dans Charrue, au moment d’évoquer « la fin de monsieur Songe »48, se refuse à ne retenir qu’un seul possible narratif, et opte pour diverses issues alternatives mises en concurrence par le retour de la formule « ou bien ». Hors de la mouvance néo-romanesque, et plus précisément outre-Atlantique, cette approche dilatoire de la fin sera systématisée par certains écrivains comme John Barth, dont L’Enfant-bouc49 « s’achève » par de nombreux « post-scriptum », ou encore Richard Brautigan qui, dans Un Général sudiste de Big Sur50, propose à son lecteur « 300 000 fins par seconde »51. Durant l’ère du soupçon comme au-delà52, les écrivains semblent ainsi tout particulièrement sensibles à l’arbitraire inhérent aux ruptures instituées par le début et la fin de leurs récits ; d’où cette dialectisation récurrente, qui referme la fiction sur elle-même tout en en exhibant l’artifice à grand renfort de commentaires explicites.
23Cependant, le métatextuel, défini par Bernard Magné comme l’ensemble des moyens dont dispose un texte « pour assurer dans son corps même la désignation de tout ou partie de ses mécanismes constitutifs »53, peut également jouer de ressources connotatives – ce qui correspond au numéro d’ordre suivant dans notre liste. Cette représentation implicite des espaces liminaires ne constitue nullement une invention du modernisme, mais participe au contraire de cet appareil démarcatif du texte littéraire que l’on rencontre tout aussi bien dans les récits « mimétiques-référentiels ». Que l’on se souvienne par exemple des premières lignes de Nana54, qui décrivent une salle de spectacle plongée dans la pénombre dans l’attente d’une représentation (une première, de surcroît), ou encore de la fin du même roman, qui évoque une chambre vide. Sur ce point, des romanciers réalistes-naturalistes aux « nouveaux romanciers » on pourrait éprouver la tentation d’identifier une forme de statu quo. Ainsi La Modification55 de Michel Butor débute par l’entrée dans un compartiment de wagon de chemin de fer, et s’achève par un mouvement symétrique inverse ; ce qui favorise là aussi une métaphorisation du parcours du lecteur dans la fiction. Si différence il y a, elle tient sans doute aux objets spécifiques élus par les mécanismes métatextuels : dans le cas de certaines écritures néo-romanesques, ce sont ainsi bien souvent non seulement les particularités de l’univers fictionnel ou de sa traversée mais celles de l’écriture et/ou de la scription56 qui sont ainsi indirectement représentées. En témoigne par exemple l’incipit des Lieux-dits57 de Ricardou : « À peine franchie, sous les nuées, cette sombre ligne de faîte, tout le pays, en contrebas, dispense des reflets ». Bernard Magné58 a démontré de façon fort convaincante que cette attaque véhiculait simultanément des signifiés de dénotation mondains (évocation d’un paysage) et des signifiés de connotation langagiers (évocation des particularités scripturales) : la blancheur des « nuées » connote celle de l’espace paginal, la « sombre ligne de faîte » la première ligne d’écriture (noire sur fond blanc) ; quant aux « reflets », ils participent d’un phénomène de récursivité métatextuelle, en désignant de façon anticipée à l’attention du lecteur les multiples procédés autoreprésentatifs que recèle le texte. Et la clé du roman s’inscrit dans la même perspective : « Et son regard, en l’extrême profondeur fictive, contemple les massives sédimentations de blancheurs »59. Ce jusqu’auboutisme métatextuel n’est pas l’apanage de la seule écriture ricardolienne, et les points stratégiques de divers romans de Robbe-Grillet (par exemple Le Voyeur60) pourraient faire l’objet d’analyses similaires. Ce qui importe ici, qu’il s’agisse de l’incipit ou de l’explicit, c’est que les partis pris des « nouveaux romanciers » témoignent d’une systématisation de l’appareil démarcatif susmentionné, qui sert au mieux leur entreprise de littéralisation de l’écriture romanesque. Le recours récurrent aux ressources diversifiées du métatextuel, particulièrement visibles dans les espaces liminaires, porte donc le « bouclage » du texte sur lui-même à un degré d’exténuation.
24Différente dans son principe, l’esthétique du « roman-flux » n’en contribue pas moins – au contraire – à contester par des voies autres les conceptions canoniques du début et de la fin. Je pense ici à ces « nouveaux romans » qui se déploient en une coulée verbale en apparence continue, et dont le lecteur a le sentiment de n’avoir accès qu’à un fragment, autonomisé de façon arbitraire : L’Innommable de Beckett, Histoire61 de Simon – liste évidemment non limitative. Précisons en outre que ces romans-flux peuvent décliner toutes les possibilités offertes par ce que Genette nomme la « relation de personne »62 : narration homodiégétique (« discours immédiat » ou « monologue intérieur continu »), narration hétérodiégétique, ou encore fluctuations de la posture narrative entre ces deux pôles, ce qui finit par compromettre la possibilité même d’identifier un code vocal dominant. Le caractère abrupt de la prise comme de la déprise d’écriture incite alors le lecteur à resituer le récit dans un continuum linguistique beaucoup plus vaste, dont il ne constituerait qu’une parcelle, artificiellement isolée. Incipit in media verba et explicit ex medias verba font dès lors plus que se répondre sur le plan structurel : par leur caractère en apparence immotivé, voire contingent, ils vont jusqu’à inquiéter la notion même de « points stratégiques » du récit. D’autant qu’il advient parfois que soient abrogés les signes typographiques traditionnellement en charge de la signalisation du début et de la fin. Que disparaissent la majuscule inaugurale et le point final, comme dans Histoire, et l’arbitraire du « cadre » romanesque s’en trouve spectaculairement dénudé. À propos de l’œuvre de Simon, ajoutons, comme le signale Andrea Del Lungo63, que sa lecture nous place d’emblée non seulement in media verba mais parfois in media scripta, ce qui manifeste une possible conjonction des ressources du roman-flux et du métatextuel. Sur quoi peut renchérir la circularité du texte : en atteste par exemple le phénomène de réduplication qui affecte l’attaque et la clé de La Bataille de Pharsale64. On le constate, si la dialectisation des difficultés posées par le début et la fin cautionnait malgré tout la pertinence de ces notions, le recours à un flux scriptural sans origine ni terme autres qu’arbitraires va plus loin dans la contestation, inquiétant « en acte » l’idée même de points stratégiques liminaires.
25Enfin, cette remise en cause me paraît culminer dans l’esthétique fragmentaire qu’ont ponctuellement adoptée certains « nouveaux romanciers ». Ainsi de Robert Pinget dans les « carnets de monsieur Songe »65, et surtout de Michel Butor dans Mobile, Boomerang ou Transit66. Ces textes ont en effet de commun de privilégier une écriture du discontinu ; mais chez Pinget, la disposition des séquences répond tout de même encore jusqu’à un certain point à ce qu’on pourrait nommer par défaut un souci de « progression narrative », ce qui n’est plus le cas chez Butor. Mobile repose en effet sur un ensemble d’opérations de fragmentation, de dissémination et de juxtaposition, accomplies sur des matériaux à plus d’un titre hétérogènes67 ; de sorte que, spatialement parlant, les fragments peuvent passer pour interchangeables. Même si y subsistent inévitablement une première et une dernière séquence, une telle pratique du collage sape radicalement les notions de début et de fin. Mais Mobile n’est pas un roman, fût-ce « nouveau », et ce texte consomme la rupture de son auteur avec la mouvance qui nous intéresse : l’occasion de rappeler que la notion de « points stratégiques » ne fait sens qu’en fonction d’un cadre générique déterminé.
26Sur un plan beaucoup plus général, il est temps, pour finir mais non pas conclure, de tirer quelques enseignements de cette « typologie » sommaire. Tout d’abord, si l’on ne peut que convenir avec Philippe Hamon de la tendance marquée du « Nouveau Roman » à « décloisonner l’énoncé »68, il me semble pourtant que, même appliquée à cette mouvance, une théorie de la clausularité demeure opératoire. En effet, pour peu qu’il revête quelque ampleur, un texte intégralement monolithique me paraît relever d’une vue de l’esprit : toujours s’y donne à lire, tôt ou tard, quelque césure d’ordre formel et/ou thématique. Même le roman-phrase d’un Paul Emond69 ou d’une Marie Ndiaye70 ne contrevient pas à cette règle. Entre une mention explicite comme « épilogue » et une altération de la relation de personne, ou un léger infléchissement de la thématique, existent certes de considérables différences de degré, mais le principe sous-jacent d’une inévitable parcellisation de l’énoncé reste valide. La clausule peut sans doute être définie comme un « concept mou »71, mais compte tenu de la ténuité des frontières internes dans la narrativité contemporaine, c’est précisément cette mollesse, requalifiée en souplesse, qui assure à une théorie de la clausularité son efficace.
27Ensuite, dans le cas du « Nouveau Roman », il apparaît que l’hétérogénéité consubstantielle à la mouvance risque fort de contrarier les tentatives de généralisation, sur le double plan théorique et historique. Ainsi, Andrea Del Lungo a sans doute raison d’affirmer, à propos du traitement de l’incipit, que « la tension dissimulatrice implique […] l’indication du seuil et la réglementation conventionnelle du début, alors que la volonté d’exposition de l’arbitraire passe justement par l’effacement de l’acte inaugural »72, et le panorama des « évolutions et subversions »73 qui se fonde sur ce constat est globalement convaincant. Mais le traitement des points stratégiques dans certains « nouveaux romans » semble pour partie déjouer cette appréciation. D’une part parce que plusieurs de ces textes (comme La Modification) maintiennent tout de même divers procédés éprouvés de codification du début et de la fin ; d’autre part parce que, graduellement figée en stéréotype moderniste au fil du temps, la métatextualisation systématique des espaces liminaires peut passer pour une nouvelle forme de codification, voire de « surcodification ». L’indication ostentatoire des seuils peut également parfois être mise au service d’une exhibition de l’arbitraire inhérent à l’activité narrative.
28Mais l’enseignement majeur que nous pouvons tirer de ce hâtif parcours a trait aux mécanismes d’écriture-lecture : « programmation » de la lecture par les structures de texte, et action(s) en retour exercée(s) par les lecteurs sur ce « cadre » programmatique. Incipit et explicit peuvent en effet être considérés soit comme des constructions du texte, soit comme des reconstructions opérées par le lecteur74 – ce qui engage une nécessaire réflexion sur l’articulation des pôles artistique et esthétique. Dans le « Nouveau Roman », la « gestion » des points stratégiques fait la part belle aux ressources – parfois conjointes – du miroir et de la boucle, mais l’une des particularités marquantes de cette esthétique plurielle est, par le jeu de ressources variées, de dynamiser la lecture en lui ménageant de nouveaux parcours. Cette relance – au moins tendancielle – de l’activité lectrice est en particulier provoquée par un traitement volontiers déceptif de l’horizon d’attente institué par les modalités usuelles des relations début/fin dans les romans antérieurs. Or, souvenons-nous que pour Auerbach75, il était possible d’opposer fin définitive (heureuse ou malheureuse, ici peu importe) et fin ouverte, donc dynamique. C’est clairement de ce second type que relève la majeure partie des explicit néo-romanesques. Plutôt que comme le lieu d’un authentique dénouement, ces ouvertures suspensives peuvent être décrites comme celui d’un « nouement », dans la mesure où non seulement elles ne résolvent pas les perplexités que la traversée du récit a pu faire naître dans l’esprit du lecteur, mais, souvent, les accroissent. L’impact pragmatique d’une telle stratégie déceptive est considérable, car elle contrecarre l’une des caractéristiques majeures de la pratique clausulaire : la finalisation. En ne dissipant pas les interrogations suscitées par le récit, comme a fortiori en en introduisant de nouvelles, ces fins ouvertes contrarient au plus haut point l’activité de totalisation rétrospective à laquelle la fréquentation des récits « canoniques » a accoutumé les lecteurs. Il s’agit donc là par excellence d’un principe dynamisant qui, en raison même de la frustration qu’il suscite, voue (au moins en droit) le lecteur à une tentative de reconstruction du sens selon un vecteur non linéaire. Conformément au principe barthésien qui veut que le sens traverse le texte76, sauf à renoncer à la compréhension, ce qui est difficilement supportable pour l’esprit, force est alors de substituer à l’insatisfaisante lecture linéaire-syntagmatique une lecture tabulaire-paradigmatique. Ainsi l’ouverture suspensive peut-elle passer pour une structure d’appel à la relecture, au prix d’une modification du protocole de réception.
29Au risque du paradoxe, j’en dirais volontiers autant des « nouveaux romans » qui exploitent les points stratégiques pour instituer un apparent « bouclage » de la fiction sur elle-même. En effet, dès lors qu’on articule écriture et lecture, la boucle en question apparaît comme le potentiel point de départ d’un nouveau parcours de lecture. Comme l’a montré Jan Baetens77 à propos de certains récits de Jean Lahougue78 et de Benoît Peeters79, le texte circulaire demande lui aussi à être relu selon un circuit de sens différent : si la première lecture peut se développer en accord avec les habitudes façonnées par la fréquentation des textes réalistes, la seconde implique d’adopter une posture distanciée, prioritairement attentive à la dimension métatextuelle de l’écrit. La Bataille de Pharsale confirmerait ces analyses : la recatégorisation « finale » de l’ouverture comme produit d’une activité d’écriture dont l’origine est désormais identifiée sollicite une relecture du roman à la lumière de cette révélation tardive. Ajoutons que chez Simon comme chez d’autres « nouveaux romanciers », la boucle ainsi décrite, en raison des glissements métaleptiques qu’elle induit, revêt bien souvent plutôt les apparences d’un ruban de Möbius.
30De cette circularité dynamique participe également la métatextualisation symétrique des apories liminaires, dont j’ai déjà signalé qu’elle ne saurait se réduire à une pure et simple activité « dénudante », imputable à quelque « formalisme gratuit ». Les « nouveaux romanciers » ont en effet fréquemment exprimé leur désir d’inventer un « Nouveau Réalisme », en phase avec les particularités du monde dans lequel ils vivaient. Dans cette perspective élargie où les préoccupations artistiques apparaissent indissociables de soucis existentiels et métaphysiques, début et fin sont appelés à occuper une place de choix, en raison des liens métaphoriques qu’ils entretiennent avec la naissance et la mort. Souvenons-nous de Schéhérazade. Sans doute est-ce un bien grand truisme, mais la dénonciation de l’arbitraire des points stratégiques du récit témoigne ainsi d’une relation d’homologie avec l’épistémè des années 60-70 : à une époque où les discours véridictionnels disparaissent, où les méta-récits de légitimation s’effondrent, comment motiver le début et la fin ? La confiance mythique cède la place à la défiance apocalyptique – qui par essence inclut les possibilités de relance précédemment évoquées80.
31Tout cela est sans doute bel et bon, mais puisqu’il est désormais question de lecture, cédons le dernier mot à cette instance qui, selon Barthes, « tient rassemblées dans un même champ toutes les traces dont est constitué l’écrit »81. Compte tenu du traitement anomique des espaces liminaires auquel se livrent les « nouveaux romanciers », le lecteur risque d’éprouver bien des difficultés à s’acquitter de cette tâche de rassemblement ou de récollection. C’est qu’ici, aux problèmes de la prise et de la déprise d’écriture, s’ajoutent ceux que pose la question de leur hypothétique emprise sur le destinataire – ce qu’Andrea Del Lungo82 qualifie de séduction. La lecture inscrite est une chose, son actualisation par les lecteurs réels une autre ; et elles ne sauraient coïncider sans l’existence stimulante de quelque punctum. Il me semble donc utile de s’interroger sur la force d’attraction de la relation critique début/fin instaurée par les « nouveaux romanciers ». Ainsi, par exemple, pour le théoricien, l’institution d’une boucle textuelle implique un parcours renouvelé au fil du récit ; pour le lecteur de chair et de sang, cela n’a rien d’évident ni d’automatique. Pour jouer sur les mots qui composent le titre d’une nouvelle ricardolienne, « La promenade contrariée »83 risque fort de devenir itinéraire contrariant, si ce n’est rébarbatif parcours du combattant. Mais sur ce point, dans l’espoir de me soustraire à d’éventuelles accusations d’ineptie, je ne trancherai pas : d’une part parce que la diversité même des pratiques néo-romanesques déjoue tout schématisme monolithique ; d’autre part parce que les fonds encyclopédiques personnels, les habitudes et les idiosyncrasies des lecteurs réels ne se laissent pas aisément réduire à un principe unitaire. Enfin, parce que théoriser la séduction est une tâche à mes yeux excessivement difficile, plus encore que savoir commencer, et finir.