1Concept clé de la théorie littéraire depuis les années 1970, la fiction se laisse plus facilement définir comme une dynamique textuelle, une mécanique déclenchée et déclenchante que comme une catégorie générique. Qu’elle apparaisse comme une maïeutique ou un piège, un pari ou un leurre — selon que l’on place la fiction du côté d’une heuristique, ou du côté d’un danger —, les effets de cette dynamique sont puissants : une fois l’illusion réaliste un tant soit peu écornée, au lecteur d’être pris dans les rets de la fiction, à sa perception et à son jugement de basculer tout ensemble.
2En postulant que tout récit n’est pas fictionnel, et que la supposition de fiction se présente comme un renversement ontologique majeur et difficilement réversible, nous nous proposons donc d’étudier l’effet de fiction, de l’engrenage des causes premières et souvent ténues qui nous font lire tel ou tel texte comme fictionnel, jusqu’aux ultimes conséquences du choix primaire opéré : de l’effet de fiction aux effets de la fiction.
La nature de l’effet de fiction
3On peut voir dans la fictionalité une option de lecture (de Searle à Genette), ou à l’inverse une propriété intrinsèque du texte (de K. Hamburger à D. Cohn). Si la fictionalité est une décision libre du lecteur, cette décision opère-t-elle sur n’importe quel texte ? Si elle est une propriété du texte, comment se fait-il qu’on puisse lire un texte référentiel comme fictionnel, ou l’inverse ? La fiction se réduit-elle à une simple « suspension volontaire de l’incrédulité », ou se construit-elle à partir de propriétés textuelles spécifiques, narratives ou génériques, c’est‑à‑dire à partir d’une « optique narrative particulière » ou d’un contrat métaphysique géré de l’intérieur ? Bref : à qui attribuer l’autorité de l’effet de fiction ? Au genre ? A l’auteur ? Au texte ? Au lecteur ?
4Quand et comment se fait précisément le franchissement du miroir ? Le « geste » est-il libre pour tout texte ? La « fabrique » de la fiction est-elle partout identique ? Cet « effet » est-il définitif ou révocable ? L’option fictionnelle est-elle un choix intransitif, manichéen et sans retour ? Le texte ne peut-il pas se stabiliser dans un entre-deux, un espace de chevauchement où des échanges entre régime de fiction et régime de diction pourraient s’organiser (comme le suggèrent les études sur les modalités de l’essai) ? Le basculement générique s’accompagne‑t‑il toujours d’un changement ontologique du texte : le régime de fictionalité est-il inéluctablement un régime de littérarité ?
5Il s’agirait donc ici de travailler à définir l’effet de fiction, de sa nature ambiguë à son autorité, des modalités de sa « reconnaissance » à celles de son instauration.
Effets de la fiction
6La fiction s’appuie d’abord sur l’univers cognitif et affectif du lecteur, qui résiste, s’écarte ou cède, et peut difficilement rester indifférent : y a‑t‑il fiction sans trouble de fiction ? L’effet de la fiction sur le lecteur peut aller de celui, dangereux, d’une prison illusionniste, à celui, salutaire, d’une thérapie paradoxale par le mensonge. On pourrait retracer une sorte d’épidémiologie de la lecture de fictions, qui serait à la fois une histoire des mises en garde théoriques contre le danger des romans ou des invitations au voyage, et un répertoire de pathologies et de guérisons célèbres — un dictionnaire des métamorphoses de lecteurs, dont l’exil aux enfers de Paolo et Francesca, qui ne « lurent plus avant » ou le destin de Shéhérazade seraient des exemples emblématiques.
7Peut‑on imaginer à l’inverse un usage plus neutre, c’est-à-dire plus rationnel, moins clinique et moins troublant de la fiction ? Quels sont donc les effets sur le lecteur de la bascule fictionnelle ?
8Ces questions aboutissent, on le voit, à un débat beaucoup plus large, au centre même de la fabrique fictionnelle : l’effet de la fiction s’arrête-t-il à un effet esthétique, à la création de paysages simplement intérieurs ? Cet effet neutralise-t-il toute valeur positive et heuristique du récit ? Y a-t-il un effet de la fiction sur le monde ? Funeste condition sinon que celle de la fiction, discours condamné à demeurer « ironique », paradoxaux pouvoirs alors que ceux d’un artefact qui pourrait tout dire sur le monde, sans le jamais toucher.
9À l’occasion du lancement de ce colloque, vous pouvez trouver dans notre revue Acta Fabula un compte rendu de l’ouvrage de Mireille Calle-Gruber, L’Effet‑fiction. De l’illusion romanesque (1989) par Olivier Ammour‑Mayeur.