Introduction
1L’histoire du mouvement surréaliste, dont les propres membres sont les premiers historiens, a souvent eu tendance à faire de Desnos le grand rêveur du groupe de la première période. « Il parvient à parler ses rêves, à volonté. Rêves, rêves, rêves, le domaine des rêves à chaque fois s’étend1 », remarque Aragon, lorsque Breton s’enthousiasme : « Desnos parle surréaliste à volonté2 » et que Man Ray immortalise cette icône des rêveurs définitifs par un portrait publié dans Nadja3. Si Desnos se distingue par sa capacité à « s’endormir », cette aptitude caractérise en fait davantage les sommeils hypnotiques, pratiqués à l’automne-hiver 1922-1923) que les récits de rêves auxquels le groupe s’adonne juste avant cette période4.
2Le rêve, qu’il soit entendu en tant que pratique scripturale, thème littéraire ou style onirique, traverse toute l’œuvre et la vie de Desnos5, depuis 1922 — date à laquelle sont publiés dans Littérature des extraits de Pénalités de l’Enfer et des premiers récits de rêves6 — jusqu’au partage interprétatif des rêves de ses camarades de camp en 1945. Dans les récits — Nouvelles Hébrides, Deuil pour deuil, Le Vin est tiré7 –, le rêve imprime son aspect décousu, hybride, voire fragmentaire, et autorise les métamorphoses et autres coq-à-l’âne. L’incipit de Nouvelles Hébrides ou les Pénalités de l’enfer, dont la rédaction est contemporaine de la « découverte » du récit de rêve par le groupe, ne se prive pas de recourir aux invraisemblances, à l’hermétisme de certaines expressions ou encore à l’utilisation du présent, traits caractéristiques des récits de rêve.
Aragon, Breton, Vitrac et moi, habitons une maison miraculeuse au bord d’une voie ferrée. Le matin, je descends sur la pointe des pieds l’escalier assourdi de tapis tricolores pour ne pas réveiller Mme Breton qui dort encore. C’est curieux comme les locomotives hurlantes crient dans mon poignet temporal. Péret m’attend en bas : nous nous en allons alors dans une île déserte. Le Zanzibar n’est peut-être pas une nourriture quand il n’y a plus de disques à donner aux entonnoirs prismatiques. Péret s’endort et je m’en vais8.
3L’isotopie du sommeil, le réinvestissement d’éléments vécus et triviaux, tout droit sortis du réel, peuvent faire penser à des rêves de compagnonnage, tels qu’en rapportent Michel Leiris ou Max Morise à la même époque9. Dans la poésie, le rêve est « la voie royale » qui mène à l’imaginaire, et donne lieu tantôt à un lyrisme idéalisant et irréalisant la femme aimée dans les poèmes d’À la mystérieuse (1926)10, tantôt à la fantaisie plus ou moins débridée de Ténèbres (1927)11 et de Youki 1939 Poésie12. C’est encore un bon moyen de construire ou d’espérer des renversements, comme dans les adynatons de « Un jour qu’il faisait nuit » (Langage cuit). Même l’activité radiophonique du poète n’échappe pas à cette empreinte onirique, si l’on pense à La Clefs des songes, émission diffusée sur les ondes du Poste Parisien en 1938-1939, dans laquelle Desnos proposait des mises en voix et des interprétations des rêves envoyés par les auditeurs13. Le rêve colore ainsi toute l’œuvre du poète, qui lançait cette invitation comme un envoi à la fin de « Désespoir du soleil » : « Rêvons acceptons de rêver c’est le jour qui commence14 » et avertissait encore dans Confession d’un enfant du siècle : « J’ai d’ailleurs la bonté de prévenir le lecteur que je mêle le rêve et la réalité, le désir et la possession, le futur et le passé. Qu’il se le tienne pour dit15. »
4On ne peut que s’étonner de la quantité relativement faible de rêves « rêvés » dans les archives de l’écrivain comme dans son œuvre publiée. Il ne publie que trois récits de rêves de son vivant dans Littérature en 1922 – dont on n’a pas les manuscrits –, mais aucun dans La Révolution surréaliste – dont le numéro 3 expose pourtant un nombre important de textes de cette facture — ni, naturellement, dans les revues suivantes16. Contrairement à d’autres, il ne publie pas non plus de recueil. C’est bien peu, comparé à Breton, Leiris chez qui la préoccupation onirique est omniprésente, ou encore Max Morise17, l’un des plus grands fournisseurs de rêves pour La Révolution surréaliste. Pourtant, s’ils peuvent paraître marginaux, les manuscrits des récits de rêves de Desnos nous renseignent sur la représentation qu’il pouvait se faire de l’activité onirique, mais aussi sur le travail de réécriture qui permet à l’auteur de se réapproprier cette matière.
Inventaire
5Le dossier des manuscrits numérisés et mis en ligne sur Almé, comporte onze récits de rêves auxquels s’ajoutent virtuellement les manuscrits des trois récits de rêves de Littérature (absents des fonds numérisés), seuls récits de rêves publiés du vivant de Desnos et datés de 1916, hiver 1918-19 et août 192218. Parmi ces textes, quatre ont été publiés de façon posthume dans des revues : trois dans la revue de Marcel Béalu Réalités secrètes19 en 1960 (datés des 11-12 septembre 1922, 16-17 juin 1925 et 21-22 mars 1931), et un dans la revue 149220 en 1963 (daté du 9 septembre 1922). Dans Nouvelles Hébrides et autres textes (1978), Marie-Claire Dumas ajoute deux autres textes datés de la nuit du 7 au 8 septembre 1922 et de la nuit du 24 au 25 septembre 1925. Les archives numérisées révèlent donc quatre textes inédits à ma connaissance : trois souvenirs de rêves (d’enfance) anciens, pris en note a posteriori et datés de 1907, 1909 et 1915 et un rêve de la nuit du 29 août 1929 (manuscrit) 21.
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Tableau 1. Tableau récapitulatif des rêves de Desnos.
Le rêve et ses contours
6Dans l’ensemble, on observe peu de ratures sur ces manuscrits. Les notes sont intégralement rédigées et prises dans une écriture lisible, régulière, horizontale. Les rêves sont toujours « complets » et non sous forme de mots isolés, fragment ou phrase sibylline comme ce peut être le cas pour des auteurs qui s’attachent à noter quotidiennement leurs rêves au cœur de la nuit et qui, à partir d’une liste de mots, reconstituent le fil d’un rêve. Les récits sont certainement remémorés en amont, pris en note bien éveillé ou construits en partie dans l’instant de leur réécriture. Surtout, il semble que Desnos n’essayait pas de s’entrainer à se souvenir de ses rêves mais choisissait de noter uniquement ceux qui lui paraissaient remarquables.
7Contrairement à Leiris ou Queneau, qui tenaient, dans leurs journaux, un relevé précis de leurs aventures de la nuit, la notation de ses rêves est pour Desnos une activité plus épisodique que continue, dont le cœur se situe en août-septembre 1922 (5 récits de rêves), ce qui coïncide avec les activités menées au sein du groupe22. L’observation générale montre, dans ses archives, des textes assez brefs (15 lignes en moyenne) dont la trame narrative ne présente, le plus souvent, qu’un seul lieu et une ou deux actions. Cela est assez « pauvre » à côté des rêves de Breton ou de Max Morise, qui sont à la fois plus denses et plus longs (généralement plus d’une page) mais c’est une longueur proche des récits de rêves de Leiris ou Éluard23.
Document 1. ALMé, DSN 6673, Nuit du 24/9/22 au 25/9/22.
Document 2. Fonds André Breton, Atelier Breton, BRT 60, Rêve de la nuit du 10 au 11 avril 1938.
8La transcription des rêves de Desnos répond aux critères de la notation diariste : il précise toujours, aussi précisément que possible, la date, parfois l’heure, mais ne fait jamais mention de lieu, comme c’est le cas chez Leiris ou Perec24. La nature du texte est identifiée explicitement quasi systématiquement : « Rêve nuit du 7 au 8 septembre 1922 » ; « Nuit du 11 au 12 septembre 1922 », « Le samedi 9 septembre 1922 vers 4h1/2 - 5h du matin ». Le rêve est circonscrit dans le temps mais aussi sur la page avec des titres et mentions : page portant le titre « Rêves » ou « récit de rêve » et, bien souvent, trait horizontal à la fin du rêve, comme pour clore cette parenthèse onirique.
Document 3. ALMé, DSN 6673. Rêve du 29 août 1929.
Faire parler les rêves : analyse de la ponctuation
9Si Desnos s’abstient de commenter ses rêves, encore plus de les analyser, les manuscrits étudiés révèlent toutefois des remarques qui font dialoguer le rêve avec son dehors. Les souvenirs oniriques de jeunesse, transcrits à plusieurs années d’écart, comportent des précisions qui n’appartiennent pas au rêve en tant que tel mais se rapportent plutôt au contexte émotionnel ou narratif.
Quand je me réveille, sans sursaut, il est l’heure habituelle.25
Des sanglots m’étouffent et me réveillent en sursaut, absolument affolé et criant de peur.26
(rêve reproduit une vingtaine de fois durant ces trois années
sansa plusieurs mois d’intervalle chaque fois et sans variation) [sic]27
10Ce type de notations, absentes des textes postérieurs, tient probablement au fait que le souvenir du rêve est durablement associé à une émotion de peur, cause probable de son souvenir si marqué.
11Les remarques vigiles ne soulignent jamais, sur ces pages, les manquements du rêve. On ne trouve pas de marques de doute, point d’interrogation ou alternative comme ce peut être le cas chez Leiris28. Au contraire, Desnos semble nourrir une grande confiance dans le rêve, jusqu’à en faire un outil de vision extralucide, comme dans le rêve du 24-25 septembre 1922. Le rêve y semble chargé d’un pouvoir médiumnique, et fait apparaître sous les paupières du rêveur une scène qui a effectivement lieu en son absence. Mêlant les commentaires vigiles au récit de rêve, Desnos prend soin de noter les défaillances de sa mémoire comme pour mieux mettre en avant l’exactitude de la suite du récit. Après avoir pris la précaution de consigner « Début de cauchemar dont je ne puis absolument pas me rappeler. » il marque visuellement le début du récit de rêve en tant que tel par le saut à la ligne et l’usage des guillemets, puis interrompt la narration pour requalifier le rêve en vision, catégorie proche dès l’Antiquité et le Moyen-âge. « Cette partie du rêve était de l’ordre de la voyance à distance ou de la projection cinématographique », note-t-il encore, avant de faire suivre son rêve d’une comparaison avec le réel pour le moins troublante dans laquelle la vision se vérifie.
Je me suis renseigné le soir du 29.9.22 auprès de Morise et Breton : à 7 heures du soir le 24, Breton avait développé à Morise ses idées sur la ligne nouvelle à suivre en général et son opinion sur M. Duchamp en particulier. Conversation d’un tragique réel pour A.B. et ses amis. Le cauchemar commencé après 19 heures (heure du coucher) se termine avant 23h (heure du réveil en sursaut) pour reprendre vers 24h approximativ. et se termine par une sorte d’inondation de couleurs de la consistance d’un fluide29.
12De la même façon, le rêve du 29 août 1929 présente un certain nombre de parenthèses grâce auxquelles le poète confronte le rêve et la réalité ; elles apportent une profondeur contextuelle venue de la vie éveillée.
Je me trouve, parfaitement éveillé, en présence d’une femme […] tenant dans ses mains un drapeau à raies rouges sur fond blanc [...] identique à celui du Katori Maru (bateau de Youki) (en tête du papier à lettre)30
13De même que les parenthèses permettent au poète de rapprocher les éléments de rêve de la réalité, les guillemets agissent comme des garde-fous qui circonscrivent le rêve dans un espace à la fois scriptural, illocutoire et pragmatique. Dans les notations des rêves de 1922, ils sont le signe d’une mise à distance de récits dont le souvenir serait délicat, que ce soit parce qu’il serait sujet à caution en lui-même, ou parce que sa saisie serait problématique. Plus fondamentalement, cette ponctuation discursive est révélatrice de la conception du rêve en 1922. En tant que produit incontrôlé de l’esprit, il est considéré comme une voix. Écrivains et scientifiques de l’époque ont tendance à se représenter la pensée elle-même comme un discours intérieur. Considéré comme la manifestation d’une endophasie fondamentale, dont l’idée se forge à la fin du xixe siècle dans les cercles psychologique et philosophique avec Baillarger et Victor Egger, le discours intérieur se situe ainsi, scientifiquement, dans un contexte qui fait une large place à la notion de parole et, esthétiquement, dans la continuité des innovations stylistiques amorcées avec le monologue intérieur, dont la théorisation et la reconnaissance critique lui sont contemporaines. 1922, année de la parution du roman de Joyce Ulysse et, avec lui, de la diffusion de la technique du monologue intérieur, est aussi celle qui voit significativement souligné dans les discours surréalistes le caractère phonique de l’activité de l’esprit, plus évident dans le cas des phrases de demi-sommeil (produit d’une dictée magique) et des sommeils hypnotiques (dans lesquels Desnos parle surréaliste), qu’il s’agirait, dès lors qu’ils seraient audibles, d’enregistrer et de transcrire.
14Les guillemets sont toujours l’indication d’une localisation dans un ailleurs, psychique ou pragmatique. Dans le manuscrit du rêve de 1907-1908, ils sont utilisés pour mettre la partie narrative à l’écart. Le rêveur se croit menacé par un taureau, tandis que le décor hésite entre une arène et sa chambre. La rupture (réveil) est marquée stylistiquement par la suppression des guillemets.
Document 4. ALMé, BRT 130, Rêve de 1907-1908.
15Les guillemets protègent l’intégrité du rêve, soumis à un autre régime discursif et stylistique, et leur fermeture permet de revenir à un autre niveau de réalité. Le JE de l’écrivain reprend ses droits et se distingue du JE du personnage du rêve.
Les corrections, entre insistance et refoulement
16Inversement, l’usage du soulignement dans les manuscrits, comme marque d’intensité, vient toujours rappeler la subjectivité de celui qui a vécu ces instants.
mais j’ai la sensation de la présence de la Tour à ma droite et de la couleur vert foncé du gazon31
soudain métamorphose ensemble et je me trouve en présence de la vision de la verrière de mon atelier.32
17Le soulignement indique une sorte d’ineffable de l’expérience onirique, d’évidence au-delà des mots et des conventions narratives.
18Les ratures imposées sur les manuscrits de rêves de Desnos vont toujours dans le sens d’une précision qui, paradoxalement atténue sensiblement l’effet d’oniricité. Dans le rêve de 1907, « le galop du taureau » devient « le galop d’un taureau33 » et la transformation de l’article défini en indéfini supprime la valeur déictique de la saisie. Si ce choix paraît conforme aux conventions du récit classique, il tend surtout ici à la suppression de l’effet d’étrangeté qu’aurait suscité l’emploi de l’article indéfini en forçant l’impression de déjà-vu, trait stylistique caractéristique du rêve dans lequel les apparitions ont valeur d’évidence. Dans le rêve de 1909-1910, le constat « il fait soleil » est déplacé pour être précédé de la marque de subjectivité « j’ai la sensation que… », ce qui neutralise tout l’effet de donné, si caractéristique des rêves.
19Ailleurs, les ratures servent à ajouter un détail qui doit prendre place à un emplacement précis de la phrase, comme dans le rêve du 9 septembre 1922.
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Le samedi 9 septembre 1922 vers 4 ½ - 5 heures du matin
J’étais au café des Innocents (cours des halles ou square) avec Lévy (Duhamel) et Malkine. À la table voisine 3 jeunes gens et un personnage ressemblant un peu à Rochefort. Levy « un peu bu » ne voulant pas boire un verre de fine qu’on venait de lui servir l’offre à un des jeunes hommes. Malkine lui reproche ce geste. Je m’interpose. À ce moment le pseudo Rochefort prend la parole «
Vous vous destinez sansJ’admire le geste que vous venez de faire, dit-il à Lévy, vous ne voulez pas obscurcir votre esprit… Vous êtes des jeunes gens intellectuels. Vous avez des têtes de gens qui deviendront quelqu’un.Vous vous destinezcertainementsans douteà autre chose qu’à l’épicerie… (me désignant) vous surtout je serais fort étonné que vous ne réussissiez point. Vous avez tout pour cela et ce sourire (je souriais) là aussi (maintenant Lévy). Il y a du sourire mais ce n’est pas le même. Vous vous destinez sans doute à la peinture ou au théâtre mais je suis persuadé que vous réussirez » Malkine de mauvaise humeur nous entrainait. Je serrai la main à cet homme qui me dit encore « J’ai lutté ! je n’ai pas réussi, j’ai 69 ans, mais je lutte encore.
Document 5. ALMé, DSN 210, Rêve du 9 septembre 1922.
21Ce manuscrit témoigne d’une attention particulière accordée non seulement au contenu des rêves mais encore à l’ordre d’énonciation. Comme le montre bien le manuscrit, l’amorce de phrase « vous vous destinez sans doute » est biffée deux fois avant de pouvoir trouver sa place. Il paraît difficile pour Desnos de déplacer les compléments, alors que la langue française offre cette souplesse, comme si l’ordre des mots dans la phrase à écrire était figé et dicté par un état antérieur du texte. Ce retardement énonciatif, qui annonce la vocation de l’écrivain, vient ainsi dire avec plus de force la volonté du poète de se distinguer dans une carrière artistique. Alors qu’il commence tout juste à approcher le groupe surréaliste, Desnos intègre dans son rêve ce nouveau cercle amical en faisant résonner la phrase refoulée de Jacques Vaché, qui disait volontiers viser la « réussite dans l’épicerie ». Mais l’évocation du soldat suicidé sert en fait de repoussoir ; le modèle de l’écrivain provocateur, admiré par Breton, est ici mis à distance et Desnos est plutôt sommé d’assumer son ambition poétique.
Un exemple de réécriture : le rêve du 11-12 septembre 1922
22Le rêve du 11-12 septembre 1922 est le seul texte du dossier de manuscrits numérisés pour lequel nous ayons plusieurs versions : à la version manuscrite originale s’ajoutent deux dactylographes. Le manuscrit appartient à un ensemble de trois feuillets numérotés par Desnos, comprenant également les notes des rêves des 7-8 et 24-25 septembre et du rapport des séances de sommeil hypnotique du 29 septembre 1922. D’une écriture régulière et très lisible, il a probablement été rédigé d’une traite, fin septembre 1922. Si le premier dactylogramme, non daté, peut être attribué à Desnos, le second, en revanche, n’est vraisemblablement pas de l’auteur et correspond plutôt à la préparation de la publication de ces textes dans la revue Réalités secrètes en 196034.
Document . ALMé, DSN 6673, Rêve du 11-12 septembre 1922.
23Trois fils narratifs parcourent l’ensemble du rêve. Tout d’abord, l’arrivée et la lente reconnaissance d’un homme étranger, « Parajoul », au sein d’un groupe formé par Desnos et ses amis. Puis, dans le Paris du XVIIe siècle, une scène d’exécution qui donne lieu à plusieurs chaînes associatives et condensations : la chambre du dormeur donne subitement sur la place de Grève, laquelle mène finalement au gibet de Montfaucon ; et Desnos, promis à l’échafaud, est bientôt rejoint par Parajoul (doublement prédestiné à l’emprisonnement, par son nom [para = pour, joul = la geôle], et par les oranges (naranjas) auxquelles il est associé). Entre temps, il se retrouve nez-à-nez avec un personnage de ministre ressemblant à la fois à Richelieu et Mazarin, et fait la rencontre d’une princesse, à qui il offre une pomme. Le rêve se termine par l’espoir que le condamné soit en fait Enguerrand de Marigny.
24Le manuscrit présente assez peu de ratures : seulement quelques ajouts de détails et remplacements de mots, mais pas de suppressions significatives. Les corrections sur le manuscrit comme les modifications sur le tapuscrit vont toutes dans le sens d’une recherche stylistique qui irait à la fois contre l’usage authentique des récits de rêve préconisé par Breton et contre les effets d’oniricité présents dans les premières notes.
25Le passage du manuscrit au tapuscrit est notamment caractérisé par un fort effet de structuration du texte à l’aide de chevilles logiques et d’indicateurs temporels qui soutiennent la compréhension et atténuent l’effet paratactique, propre au rêve. Desnos ajoute des connecteurs à valeur d’opposition par lesquels il paraît reprendre un semblant de maîtrise (narrative) sur une situation pourtant absurde.
Il semble très fatigué et demande l’autorisation de se reposer. Cependant, mes compagnons et moi sommes très tourmentés parce que nous avons déjà vu cet homme mais ne pouvons dire qui il est.
Soudain l’un de nous prononce le mot espagnol « naranjas » que je traduis par marchand d’oranges. Mais nous continuons à chercher son nom avec anxiété.35
26Même si la cohérence de l’ensemble reste problématique, la cohésion formelle, elle, est assurée.
Document . ALMé, DSN 277 (9-15). Rêve du 11-12 septembre 1922.
27Les modifications témoignent en outre d’une recherche de précision et de fluidité. Le tapuscrit ajoute des développements qui comblent les implicites mais ralentissent aussi la progression du récit, atténuant ainsi les effets d’évidence, de surprise et de simultanéité. Dès les premières lignes, « un ouvrier » est enrichi en devenant « un homme habillé comme un ouvrier » (1), instillant de cette façon un doute dans ce que le rêve présentait comme une évidence. À la phrase suivante, l’effet paratactique est largement atténué par l’ajout d’articles. Plus loin, c’est la découverte du décor qui se voit largement remaniée. Alors que la place de Grève était identifiée sans précaution particulière dans la première version, elle fait l’objet, syntaxiquement, d’une opération de dévoilement plus complexe, dans laquelle la progression rhématique est ralentie au profit d’un retardement de l’information dans la deuxième version, propice à la mise en place d’une certaine tension (2).
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Tableau 2. Rêve du 11-12 septembre 1922. Comparaison des versions manuscrite DSN 6673 et tapuscrite DSN 277 (9615)
28Le poète reprend ses phrase, coupe des éléments et modifie leur ordre d’apparition pour rendre la phrase plus fluide (4). Il veille aussi à employer des termes plus précis et plus adéquats pour permettre au lecteur de se figurer la scène à son tour : les « parois » se font « murs », la « salle » « chambre » et des canapés viennent encore soutenir l’imagination (3). À l’inverse, mais plus rarement, la réécriture peut viser l’efficacité et le resserrement dramatique. Ainsi, « nous sommes sûrs de connaître cet homme mais nous ne pouvons retrouver ni son nom ni son rôle » est condensé en « nous avons déjà vu cet homme mais nous ne pouvons dire qui il est. » Sans être du tout défiguré, le rêve initial est comme poli. Le poète restaure un minimum de structure et de cohérence pour en faciliter la lecture, ou accentue ailleurs les effets de dramatisation ; il reprend ses droits sur son rêve.
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29Les récits de rêves, surtout quand ils sont le fait d’écrivains surréalistes, constituent un objet paradoxal pour l’étude génétique, et ceux de Desnos ne font pas exception. Alors que l’on s’attendait à trouver, dans les archives de ce rêveur insatiable, des notes nombreuses, illisibles ou décousues, les dossiers archivés ne nous dévoilent en tout et pour tout que quelques maigres feuillets, plutôt bien tenus et noircis d’une écriture régulière. Ces récits, proprement consignés de jour, et parfois des années après avoir été rêvés, laissent apparaître ici ou là quelques ratures et corrections qui égratignent quelques peu le mythe de la transcription unique et fidèle qui devait s’en tenir à la première notation.
30Les rêves de Desnos ressemblent à beaucoup d’autres : déambulation dans la ville, rêve de camaraderie, inquiétude pour l’être aimé, rêve d’exécution sont des thèmes récurrents dans les songes des jeunes gens de son temps. Pourtant, au détour d’un signe de ponctuation ou d’une remarque entre parenthèses, ces textes révèlent tout de même quelques particularités qui en disent long sur la représentation que ce héraut des sommeils pouvait se faire des rêves. Chez Desnos, les rêves parlent et prophétisent. Ils sont l’émanation d’une voix, venue d’un ailleurs psychique, qui se distingue de celle de l’écrivain. En effet, les quelques traces du travail de l’écriture semblent toujours venir contrer la stylistique du rêve : elles gomment ses effets d’étrangeté, en adoucissent les surgissements et les ruptures, comblent les vides et remettent du lien là où le discontinu, partout, imposait sa marque.
31Textes sans avant-texte, certes précédés d’une certaine élaboration36 mais qui restera toujours invisible car cantonnée dans le secret de l’activité mentale, les récits de rêves peuvent devenir eux-mêmes les avant-textes d’œuvres ultérieures, nées sous les paupières de l’écrivain endormi. S’il est délicat de déceler dans ces fragments nocturnes l’annonce d’un récit ou d’un poème particulier, tant la notation des rêves est à concevoir chez lui comme une pratique et non comme une œuvre, du moins pouvons-nous faire l’hypothèse que Desnos puise dans les archives intimes de ses nuits de quoi nourrir son goût du mystère et de la fantaisie. Car le rêve, pour Desnos, n’est pas tant celui qu’il fait les paupières fermées que celui qu’il peut transmettre et partager, bien éveillé.