1Nous voulons penser que le désir d’aventure s’accompagne d’une nécessité de fiction. Comme la théorie et la pratique se répondent dans le discours littéraire. L’un et l’autre — aventure et fiction — sont des éléments fondamentaux dans la recherche du sens. Il nous semble que l’aventure fonde le sens du hors‑soi alors que la fiction met en cause le moi le plus intime. Le parcours, qui va de la matière — le corps d’une part et l’écriture d’autre part — au sens, construit l’Autre pour lequel les deux expériences deviennent essentielles. Le sens naîtra de ce rapport à l’Autre : il se construira dans le mouvement à travers le geste et le discours qui visent l’avenir d’une quête (« m’extraire de Moi en l’Autre que je pourrais être ») et la feinte d’une identité (« revenir au Moi après l’avoir limé aux figures de l’Autre »). À l’intersection de ces deux voyages, le thème du masque devient fondamental. Car qu’il soit marqué par le geste ou par le discours, le voyage du Je à l’Autre est toujours de l’ordre du paraître : la quête cache la peur de l’inconnu extérieur et l’identité celui de l’inconnu intérieur.
2Ainsi le besoin d’extraction, de se vouloir autre tout en misant sur la protection d’une identité, lie le fictif à l’aventure. Nous nous limitons au fictif comme ordre du discours ; et à l’aventure comme celui du geste. Ce qui nous intéresse, c’est de voir comment l’un et l’autre fondent le mensonge à partir du moment où ils se situent dans le domaine de l’imaginaire. En effet, nous concevons l’aventure comme désir de départ, de partage entre Soi et l’Autre, comme quête où un sens est à découvrir. La fiction est pour nous une mise en forme du mensonge, une mise en scène de la pluralité du sens, une « problématisation de l’identité ».
3Lorsque ces deux vérités (fiction / aventure) se heurtent, existe-t-il une antériorité de l’une par rapport à l’autre ? La logique du réel tendrait à montrer que le geste précède l’écrit. L’aventure est d’abord vécue puis racontée ou mise en forme. Mais c’est feindre de croire que l’opposition se situe entre réel et imaginaire alors qu’elle est entièrement située dans l’imaginaire. Ainsi aventure et fiction sont vécues, par l’imaginaire, ensemble. Elles ont lieu par la création du sujet.
4Si Jean Ricardou pouvait opposer aventure et écriture (« l’écriture d’une aventure » vs « l’aventure d’une écriture »), il serait loisible de resituer l’opposition et de considérer la possibilité d’une aventure du fictif qui se dise entièrement dans l’écriture. Car, à partir du moment où il est question de littérature, le mensonge est insurmontable, qu’on l’appelle roman, mentir-vrai (Aragon), autofiction (Doubrovsky) ou même poésie. Mensonge, en définitive, dans le sens d’une reconstruction du réel à partir du discours d’un sujet.
5Ainsi donc « dire » est lié essentiellement au mentir fabriqué par le choix du regard, par la place de l’adjectif, par la structure adoptée, par le « style »... Le besoin de mentir est un besoin urgent de se confronter à l’identité. En inventant une histoire, j’invente des personnages qui vivent des aventures que j’aurais pu vivre, que j’aurais aimé vivre, sans risque puisque je contrôle la vie de ces personnages.
6Du côté du romanesque cela est accepté. La fiction est claire. Mais du côté de la poésie, que se passe-t-il ? Y a-t-il fiction ou, comme l’affirme Genette, la poésie fait-elle partie de la diction ?
Taxinomies d’exclusion
7La rhétorique des genres, depuis Platon et Aristote, et jusqu’à aujourd’hui, a du mal à situer la poésie par rapport à la réalité, que l’on se serve de systèmes trinitaires (épique‑dramatique‑lyrique) ou binaires (prose‑poésie). Le partage le plus accepté semble celui qui place d’un côté les genres d’imitation et de l’autre les genres d’expression.
8Si l’on prend le problème par les plans d’énonciation, il est clair depuis Benveniste que le Discours s’oppose à l’Histoire (ou le discours au récit, selon Dominique Maingueneau). Ce qui signifie qu’il y aurait deux façons d’inscrire un Dire par rapport au monde : je‑tu + présent, et il + aoriste. D’une part, comme le souligne Maingueneau, un plan d’énonciation embrayé sur la situation d’énonciation (discours), d’autre part un plan d’énonciation non-embrayé sur la situation d’énonciation (récit). Est-ce suffisant pour séparer, dans le champ du littéraire, les textes présentés par un JE narrateur de ceux qui se donnent par une énonciation à la troisième personne ? Ou plutôt : est-ce suffisant pour confondre JE narrateur et Auteur ?
9Les analyses de Käte Hamburger (Logique des genres littéraires) et de Gérard Genette (Introduction à l’architexte, Fiction et Diction), entre autres, ont tenté, avec un certain succès, de démêler l’écheveau des taxinomies sur les genres et les modes. Mais ce n’est vraiment que Dominique Combe (Poésie et récit) qui se confronte au problème crucial du JE lyrique. Sa conclusion, pourtant, ne va pas aussi loin qu’il serait souhaitable : « la référence du JE lyrique est un mixte indécidable d’autobiographie et de fiction » (p. 162). Il est vrai que, par rapport à K. Hamburger, qui propose que « le sujet d’énonciation lyrique s’identifie donc avec le poète, exactement comme celui d’une œuvre historique, philosophique ou scientifique s’identifie avec son auteur, au sens logique du terme. » (p. 241), il y a une prise de position bien plus radicale. Mais, dans le fond, pourquoi est-il si difficile de concevoir que le discours poétique est une fiction ?
10Si nous écoutons les poètes, l’assimilation poésie‑fiction est souvent revendiquée. Ainsi de Mallarmé qui, dans sa préface à Un coup de dés écrit :
La fiction affleurera et se dissipera, vite, d’après la mobilité de l’écrit, autour des arrêts fragmentaires d’une phrase capitale dès le titre introduite et continuée. Tout se passe, par raccourci, en hypothèse ; on évite le récit. (Œuvres Complètes, La Pléiade, p. 1457‑1458).
11Valéry dit à son tour que « La poésie pure est, en somme, une fiction déduite de l’observation [...] ».
12Nous suivons Ricœur lorsqu’il affirme que la fiction est le pouvoir de nier le monde, de suspendre la référence en vue d’une recréation (La Métaphore Vive, p. 310). « Nier le monde » : tel est le projet du romancier, mais également celui du poète, sauf à vouloir imposer à la création littéraire la double idéologie de l’expression et de la représentation, que Jean Ricardou a longtemps combattue. Il faut croire, cependant, que l’expression du moi (du JE lyrique) et la représentation du monde continuent à masquer les opérations essentielles dans le champ du littéraire. Dire que le poème exprime les sentiments de l’auteur, et n’appartient donc pas au domaine de la fiction, puisque les sentiments sont réels, relève d’une idéologie concrète de la littérature qui vise à confondre sujet de l’énonciation et auteur réel. Or le JE n’est, pour nous, qu’un lieu.
13Avant de préciser cette idée, il est important de résumer la thèse de K. Hamburger sur les types d’énonciation. Les définitions qu’elle apporte
[...] veulent simplement fixer le lieu du genre lyrique dans le système logique de la littérature. En résumé, ce lieu se situe dans le système énonciatif de la langue, à la différence du genre fictionnel, qui en est séparé. Mais il est dans ce système énonciatif situé à une autre place que les énonciations communicatives des trois catégories, au-delà, pourrait-on dire, de la frontière qui marque cet ensemble. Nous définissons l’énonciation communicative par le fait que, sans égard à son degré de subjectivité, elle est détournée de son pôle-sujet pour être orientée vers son pôle-objet, c’est-à-dire qu’elle exerce une fonction dans un complexe-objet ou de réalité. (p. 215)
14Les énonciations communicatives dont parle K. Hamburger sont l’énonciation historique, l’énonciation théorique et l’énonciation pragmatique. La poésie lyrique serait ainsi coupée de ces énonciations communicatives. Et la fiction serait hors système énonciatif. Cela rejoint les deux plans de l’énonciation de Benveniste : du côté du discours les énonciations historique, théorique et pragmatique, ainsi que l’énonciation lyrique. Du côté de l’histoire, la fiction littéraire. Nous sommes au moins d’accord sur un point : la poésie n’est pas une énonciation communicative.
15Genette, dans son livre Fiction et Diction, présente un tableau où il situe deux critères (thématique et rhématique) qui permettent de distinguer fiction et diction (où se situent poésie et prose). Pourtant, dans le même livre, dans le chapitre « Récit fictionnel, récit factuel », il est dit :
Reste à considérer la relation entre l’auteur et le narrateur. Il me semble que leur identité rigoureuse (A=N), pour autant qu’on puisse l’établir, définit le récit factuel - celui où, dans les termes de Searle, l’auteur assume la pleine responsabilité des assertions de son récit, et par conséquent n’accorde aucune autonomie à un quelconque narrateur. Inversement, leur dissociation (A#N) définit la fiction, c’est-à-dire un type de récit dont l’auteur n’assume pas sérieusement la véracité. (p. 80)
16Et, en effet, là se joue la ligne de partage entre fiction et diction. Nous proposons de nommer « lieu du Dire » la place occupée par le Narrateur.
Le lieu du Dire
17Genette a raison d’opposer fiction et diction, car il nous semble que, face au désir de Dire, ces deux attitudes sont fondamentales : soit l’on présente le Dire comme véritable (« visée de présentation »), soit l’on crée un Dire qui invente une nouvelle réalité (« visée de création »). Or dans une théorie des genres la poésie, telle que nous la comprenons aujourd’hui, se trouve du côté de la création et donc de la fiction.
18Si nous reprenons les plans d’énonciation, nous dirons que l’histoire (selon Benveniste) ou le récit (selon Maingueneau), ou de façon plus large la fiction à la troisième personne, présentent des narrateurs anonymes, non embrayés. Le lieu du Dire est occupé par du vide dans un premier temps. Mais ce vide va se remplir au fur et à mesure que la fiction avancera. La non-personne IL se construit par la fiction en personnage. Alors que, pour la fiction à la première personne, le lieu du Dire est occupé par le JE qui n’est pas nécessairement stable et qui peut se modifier au cours de la fiction. Dans la poésie ces modifications sont plus habituelles : le JE lyrique peut dans un poème être un homme ou une femme puis dans un autre poème être, comme dans Les chants de Maldoror, un arbre, une plante ou une pierre. Ces lieux peuvent ainsi varier et complexifient la fiction. Est-ce Lautréamont qui parle dans Les chants de Maldoror ? Est-ce Isidore Ducasse ? Ou est-ce Maldoror lui-même ? Ce qui parle dans Les chants de Maldoror, c’est un Dire (pluriel) qui occupe un lieu marqué tantôt par JE, tantôt par IL. Lorsque le JE occupe le lieu du Dire, il prend les masques de Maldoror ou d’une instance anonyme. Lorsque le Il occupe ce lieu il prend les masques de divers personnages. C’est, dans les deux cas, non seulement la situation de communication qui permet de déceler les voix, mais aussi et surtout le pouvoir interprétatif de la lecture. Non du lecteur, puisque la relation littéraire est constituée autour d’une écriture-lecture, mais bien de la fonction « lecture » : le lieu du Dire est un espace qui demande à être interprété. C’est dans cette interprétation que le lieu se dévoile et qu’il montre la pluralité de sa fiction.
19Nous pouvons accepter l’idée d’un roman non axé essentiellement sur la fiction : réalisme, roman document, « autofiction »... De la même manière il faudrait concevoir la possibilité d’une poésie « authentique », de « sentiments réels, éprouvés par l’auteur ». Ainsi, la fiction est déterminée par les plans d’énonciation, mais la présence d’un JE ne signifie pas la présence d’une entité réelle, mais bien d’un lieu où se déploie le Dire fictif sous des formes diverses.
Aventure des mots
20Ce qui empêche de considérer la poésie comme fiction, c’est bien la croyance en un JE origine. Puis-je déjà écrire « je » alors que rien n’est encore pensé ? alors que s’insinue un mouvement qui n’a d’autre but que la recherche d’une aventure permettant d’instaurer ce « je » définitivement ? Car, lorsque je commence à écrire, lorsque j’entreprends le voyage rêvé sur la page, lorsque je crée le lieu où les mots vont pouvoir devenir voie lactée, je ne sais pas qui suis, je ne puis encore le savoir, et je prétends, au cours d’une mise à l’épreuve de mon corps, me voir tel que je voudrais être. JE va devenir moi et, au fil des mots qui naîtront de cette distance, émergera le non-dit capable de créer l’espace du discours.
21Ainsi je suis dans la mesure où j’écris cette existence et où je la conçois comme espace de ce dire. Comme le dit Jankélévitch « L’avenir est un je-ne-sais-quoi. » (L’aventure, l’ennui, le sérieux), ce qui m’angoisse forcément puisque j’avance sur le blanc au gré de traces fragiles. Clair et obscur, je suis double et, sans doute, je crains ce combat entre deux images (jour et nuit, envers et endroit) qui ne peut que redoubler la distance. De moi à moi, lorsque le miroir ne renvoie aucune certitude, je m’interroge : suis-je ici ou de l’autre côté ? Suis-je au centre d’une double illusion ?
22Pour que l’aventure soit possible, il faut désirer sortir. Sortir : aller quelque part hors de soi. Partir vers le partage des corps, entre le passé angoissant et le futur impossible, puisqu’il s’agit de revenir sur soi-même après un long périple qui doit empêcher que tout soit pareil. Rien n’est jamais identique après un mouvement, quel qu’il soit :
L’heure a sonné pour moi de partir, la pureté de la glace s’établira, sans ce personnage, vision de moi — mais il emportera la lumière ! — la nuit ! Sur les meubles vacants, le Rêve a agonisé en cette fiole de verre, pureté, qui renferme la substance du Néant. (Mallarmé, Igitur)
23Je décide donc de partir. Aller de l’avant, comme l’on écrit, sans savoir ce qui va advenir. Je suis cette fuite qui sans cesse fonde l’espace du mystère, qui provoque l’apparition du sens qui est le frémissement d’une attente :
J’ai vu le ciel frémir de l’attente de l’aube. Une à une les étoiles se fanaient. Les prés étaient inondés de rosée ; l’air n’avait que des caresses glaciales. Il sembla quelque temps que l’indistincte vie voulût s’attarder au sommeil, et ma tête encore lassée s’emplissait de torpeur. Je montai jusqu’à la lisière du bois ; je m’assis ; chaque bête reprit son travail et sa joie dans la certitude que le jour va venir, et le mystère de la vie recommença de s’ébruiter par chaque échancrure des feuilles.— Puis le jour vint. (Gide, Les Nourritures terrestres)
24Je décide de vivre l’aventure qui sera l’expérience d’un désir profond : une aventure qui n’a pas encore eu lieu et, en même temps, une aventure répétée à force de livres ouverts, parcourus, et de corps aimés. L’aventure est celle des mots, après avoir vécu l’expérience des limites. Exemple : à sa table, Jean Giono qui écrit Noé et explique comment il a écrit Un roi sans divertissement. Le réel cède la place au langage et, en ce vide ainsi créé, un nouvel espace prend forme. Fiction et Vérité alimentent le texte : « Longtemps je me suis couché de bonne heure ». Comment ne pas goûter au bonheur de dormir et de se laisser transporter par les sensations ? Mais, lorsque je dors, au loin un monde travaille, des personnages vivent : Achab, Némo, Bovary, Godot... On attend toujours ce qui ne peut advenir, comme un espoir libérateur, comme la folle possibilité d’atteindre l’arc-en-ciel des désirs irréalisables... Je ne peux être autre part que dans cette béance ouverte par l’acte même de parole ou l’acte d’écriture, par l’ouverture même du livre, par tout départ qui suppose un écartement — écartèlement entre rêve et réalité, entre le Moi et le Monde —, la décision de partir, de trancher, d’ouvrir.
Le livre blanc des songes impossibles
25J’écris pour attirer les étoiles, et éloigner l’ennui. Chaque mot est une constellation, un nouvel espace ajouté aux lieux que la page a inventés, car le livre marque son propre territoire : la couverture, le titre, les chapitres, les paragraphes, les mots... La fiction est partout. Elle crée sans cesse le livre blanc des songes impossibles. L’auteur est un autre qui montre la faille où il s’inscrit : autreur, comme un montreur de foire, comme un prestidigitateur : tout est vrai, tout est faux. Et le faux paraît souvent l’unique vérité lorsqu’il est marqué noir sur blanc, inscrit au sein d’anecdotes qui le signalent comme vraisemblable et le rendent possible et même probable. Je suis à cette table de dissection, comme Maldoror, prêt à jouir du hasard : j’attends la rencontre fortuite entre la machine à coudre et le parapluie (Lautréamont, Les Chants de Maldoror). Je tisse l’espace de la page où vont pleuvoir les mots. Le coup de dés mallarméen devient bouclier : il sert à protéger le doigt qui pousse l’aiguille, un dé à coudre où je bois l’infini. Et cette table, tel un bateau ivre, devient navire à la recherche du poème de la mer :
Vaisseau, mon beau vaisseau, qui cède sur ses couples et porte la charge d’une nuit d’homme, tu m’es vaisseau qui porte roses (Perse, Amers)
26Du tangage où vacille le mot encore non échappé de la gorge au vent qui transporte l’essence du pluriel, je pense l’attente capable de multiplier les sens. Le vide qui m’appelle aux limites de la page commence à créer le nom autour duquel il vivra l’aventure de la transformation : un héros porteur d’énigmes (Tristan, Perceval, Bardamu, Aldo, Langlois...)
27Sur la table, chaque papier est le fragment d’une histoire, le début d’une passion, une étincelle qui illumine des horizons lointains, une autre vie impossible à atteindre. Je pense à Conrad, à Verne, à Borges... Itinéraires imaginaires ou plus que vrais. Bibliothèques exotiques ou labyrinthes sacrés. La table est un rectangle où se dessinent des cercles jusqu’à l’infini. Elle est cette mer d’où naît à chaque vague un nom qui deviendra un monde. La table est cet océan où il est bon de se perdre pour trouver, à chaque page tournée, une nouvelle aventure.
28Du roman au poème, du théâtre à la nouvelle, aucun genre n’est plus exempt d’errance, même au plus proche de l’immobilité. De ma table aux montagnes du Tibet, puis longeant l’Orénoque ou au fond des abysses marins, je vis de me savoir ailleurs. J’écris ou je lis, près de ma table.
Les tempêtes solides
29« D’abord ». Tel est le seul commencement vraisemblable. Le début de l’aventure. Il faut que je marque les limites, que j’énonce à partir d’où autre chose est commencée. À vos marques, prêts, partez. J’écris « d’abord » et je commence, ou je dis JE. Mon écriture ou ma lecture coïncident avec l’aventure que je vais vivre. Avant de voyager, je dois dire que je pars puisque partir, en littérature, c’est commencer à écrire :
J’imagine le début d’un livre : les phrases, d’une présence inaccoutumée, surprennent le lecteur le plus averti. (Sollers, Logique de la fiction)
30Un livre qui démarre ainsi me place d’emblée dans l’espace qui me convient. Je sais alors que le geste d’ouvrir et de fermer ce livre me situe comme le seul protagoniste de l’histoire. Je peux interrompre ce long baiser qui me crispe ou ce dialogue qui n’en finit pas. Je peux, malicieux, intervenir juste au moment où Léon propose une promenade en fiacre à Emma dans les rues de Rouen. Et si je sautais ces pages d’extase ? Emma, connaîtrait-elle la joie au fond de la diligence ? Ou alors, je peux éviter qu’elle prenne de l’arsenic chez Homais. Je me crois capable de l’éloigner de sa fin inévitable. Mon aventure consiste à modifier son histoire, à m’approprier son « tempo ». Je me vois auteur en train de réécrire Madame Bovary. Flaubert, c’est moi !
31Mais où commence la fiction ? Par exemple, prenons le roman déjà cité de Giono, Un roi sans divertissement. Commence-t-il à la page 9 (édition folio) : « Frédéric a la scierie sur la route d’Avers » ? Ou à l’épigraphe ?
[...] Si vous m’envoyiez votre cornemuse et toutes les autres petites pièces qui en dépendent, je les arrangerais moi-même et jouerais quelques airs bien tristes, bien adaptés, puis-je dire, à ma pénible situation de prisonnier. (Lettre de Audel-Reckie)
32Ou déjà dans le titre : Un Roi sans divertissement ? Ou, pourquoi pas, dans les Pensées de Pascal.
Je ne sais pas très bien laquelle — mais il faudrait qu’on devine, derrière les mots imprimés, derrière les pages, quelque chose qui n’existerait pas, qui serait au-dessus de l’existence. Une histoire, par exemple, comme il peut en arriver, une aventure. (Sartre, La Nausée)
33Ce qui est impossible : voilà l’aventure. Mais j’ai le dessein de la vivre. Le départ du livre me dit que je commence en commençant à lire. L’aventure est une psychose : l’écriture devient l’éternel bateau ivre qui amorce les voyages vers cet autre qui vit en moi. L’écran de l’ordinateur (ou de la page du livre) devient miroir où je projette mes fantasmes. Je parcours l’inconscient de mon être à travers le texte des autres. Lecteur, je regarde ce qui m’entoure : les toits, les gens, une rue où je m’engage. Écrivain, je cherche tous les détails qui me donnent la sensation d’y être. Je tiens à lire sans oublier aucune trace car des signes sont là, dès le départ, qui nous indiquent, sous des apparences trompeuses, où est l’essentiel et, comme dans le roman policier, qui est le criminel.
34L’aventure commence lorsque mon passé est, en quelque sorte, devant moi. Comme ces mots à découvrir qui d’un autre vont venir vers moi, qui vont bientôt être miens. Comme cette écriture qui trace la voie de mon destin. L’aventure est une projection, dans un futur incertain, de tous ces souvenirs que ma conscience cache. Mais cette mémoire sous contrôle de mon sur-moi ne m’apparaît que sous le voile d’énigmes à résoudre qui croissent au gré de mon parcours. Je deviens, grâce à l’aventure, poète voyant.
35Le véritable aventurier est poète. Il écrit par ses actes sa propre existence et, au fur et à mesure qu’il se déplace, il crée le sens de sa vie. Mais le poète aussi peut être aventurier lorsque sa page commence à trembler et les images qui naissent de sa plume l’obligent à partir. À aller plus loin, au-delà des frontières des mots.
36Au départ, donc, il y a l’intention d’ouvrir :
D’abord (premier état, lignes, gravure — le jeu commence), c’est peut-être l’élément le plus stable qui se concentre derrière les yeux et le front (Sollers, Drame).
37Travail du mot qui va créer la personne dans son pluriel absolu :
[...] un mot peut-être, ou un départ grammatical — sujet encore indéterminé — ou seulement une figure libre de sens dont je ne pouvais préciser la nature (Baudry, Personnes)
38Le « je » devient alors un jeu où l’aventure est la quête de l’autre (qui tue le « je » pour imposer son image). L’autre est un chant de sirène. En allant à sa rencontre, je sais que je m’abîme en un oubli définitif mais je sais en même temps que mon existence dépend de cet aller vers l’autre, de cette mort symbolique de mes origines. L’aventure ouvre un espace dans lequel je suis en situation et où l’autre, en même temps, m’attire. Ce « tu » devient un point de résistance qu’il me faut surmonter. On connaît bien la définition sartrienne de la liberté :
[...] il n’y a de liberté qu’en situation et il n’y a de situation que par la liberté. La réalité humaine rencontre partout des résistances et des obstacles qu’elle n’a pas créés ; mais ces résistances et ces obstacles n’ont de sens que dans et par le libre choix que la réalité-humaine est (Sartre, L’Être et le Néant).
39L’aventure me pousse sans cesse à être en situation par rapport à une distance imaginaire que je prête à l’autre et qui bouge sans cesse. Paradoxe de l’aventure : je deviens moi — quête de l’identité — à force de multiplier ma présence en des lieux autres. Et, comme dans un poème d’Éluard, après avoir traversé tous les espaces de cette présence continue, je veux tout dire :
Je veux montrer la foule et chaque homme en détail
Avec ce qui l’anime et qui le désespère
Et sous ses saisons d’homme tout ce qu’il éclaire
Son espoir et son sang son histoire et sa peine
(extrait de Poème pour tous)
40Et, pour que mon aventure atteigne des horizons dangereux, je cherche dans mes lectures les tempêtes solides qui me donneront l’envie d’aller de l’avant :
Porte-moi sur tes vagues dures, mer figée, mer sans reflux : tempête solide enfermant le vol des nues et mes espoirs. Et que je fixe en de justes caractères, Montagne, toute la hauteur de ta beauté (Segalen, Stèles)
41J’ai besoin de suivre cette voix qui clame :
[...] Il faut partir partir pour conquérir la Joie.
Vous irez deux par deux pour vous garder du mal,
Par les forêts, les fleuves, par toutes les voies
Ouvertes sur les solitudes de lumière [...]
Allez, envolez-vous tels des oiseaux de proie,
Vers ces marais noyés de brouillard et de fange,
Et vous découvrirez après la mort d’un ange,
Tout ce qu’un cœur scellé peut contenir de Joie...
(De la Tour du Pin, « la Quête de Joie »)
42La Joie est un ailleurs, l’espace d’une violence ancestrale, un rite primitif qui bat mes veines, qui provoque des coulées de mots. Elle appelle des naufrages et des îles à découvrir : au loin, dans mes souvenirs, j’évoque les récits des peurs juvéniles. Le sang donne à l’océan son écume de vie. Le mouvement de la vague définit l’espace de son éternité. Comme disait Marbeuf en 1628 : « Et la mer et l’amour ont l’amer pour partage ». Amer des corps enfuis, de la mémoire figée, de la faim d’avenir. La Joie est celle de l’éclat, du jet, de l’explosion des mots lorsque les sens se libèrent : éclaboussement d’étoiles.
Le corps de la fiction
43La mer comme métaphore : Ulysse, Énée, Robinson... du côté de l’aventure ; bateau ivre, de Rimbaud ou océan de Lautréamont, du côté de l’écriture. Il y a toujours un ventre qui enfante la recherche de l’utopie : le Grampus, le Nautilus pour la fiction viennent redoubler le Mayflower pour l’histoire. Ils se présentent comme vaisseaux qui ouvrent la voie à tous les possibles. Avant même l’aventure, je connais l’envie de partir, le désir de lire, car j’ai vu une image qui évoquait ce qui pour moi n’existe pas encore.
44« Encore », tel est le mot qui, comme un ventre, enfante la Joie de partir vers l’inconnu. C’est le cri de l’amour : encore, pour continuer à vivre cet instant magique. C’est le cri de l’émerveillement : encore, pour répéter le rêve afin de l’analyser. C’est le miroir dans lequel je perçois ce qui était invisible et où s’estompe la durée. Encore, pour que les corps s’immobilisent et que les désirs, comme des statues de sel — pour un instant —, deviennent éternels.
45Dès le titre, j’imagine le voyage. Roman, poème, drame... les titres ouvrent tous sur l’Inconnu. Dès que je prends contact avec l’exotisme des noms je commence à être ailleurs. La couverture du livre est une fenêtre qui montre un bateau, une île, un océan imprévisible, une route qui se perd dans les montagnes, un ciel couvert de nuages gris, une forêt où perlent des gouttes d’eau, le plan d’une ville — quadrillage pour l’absence —, un immeuble sans façade, un souterrain, des notes de musique qui s’achèvent en une symphonie de vagues, des yeux fixés sur des tableaux de Magritte (« Ceci n’est pas une pipe »)... Sur la couverture du livre, il y a le désir d’ouvrir une voie nouvelle et de crier « encore ».
46Le livre est un corps. Je sens dans ses veines — mots, lignes, paragraphes, parties... —, l’encre de ses illusions. Car un texte parle, dès sa première page, d’amour. Il programme, si on se laisse aller, la voie que le lecteur est invité à suivre.
47Revenons à Un Roi sans divertissement et à ses deux premiers paragraphes qui constituent la page d’ouverture :
Frédéric a la scierie sur la route d’Avers. Il y succède à son père, à son grand-père, à son arrière-grand-père, à tous les Frédéric.
C’est juste au virage, dans l’épingle à cheveux, au bord de la route. Il y a là un hêtre ; je suis bien persuadé qu’il n’en existe pas de plus beau : c’est l’Apollon-citharède des hêtres. Il n’est pas possible qu’il y ait, dans un autre hêtre, où qu’il soit, une peau plus lisse, de couleur plus belle, une carrure plus exacte, des proportions plus justes, plus de noblesse, de grâce et d’éternelle jeunesse [...]. Le plus extraordinaire est qu’il puisse être si beau et rester si simple. Il est hors de doute qu’il se connaît et qu’il se juge. Comment tant de justice pourrait-elle être inconsciente ? Quand il suffit d’un frisson de bise, d’une mauvaise utilisation de la lumière du soir, d’un porte à faux dans l’inclinaison des feuilles pour que la beauté, renversée, ne soit plus du tout étonnante.
48Tout dans ce départ évoque la lutte entre la beauté et la cruauté, l’un des thèmes majeurs du roman, et ce qui semble innocent dans une première lecture devient limpide lorsque l’on connaît l’histoire. Je relis donc pour découvrir le texte profond et non plus pour prendre contact avec l’anecdote. Le hêtre évoque l’homme (être humain) qui « se connaît et se juge » et qui, vu sous des angles imprévus — le héros s’appelle Langlois —, peut dévoiler beaucoup de secrets. Alors la première phrase, dans un premier temps anodine, évoque une image qui blesse la magnificence du hêtre : la scierie n’a-t-elle pas pour mission de couper les arbres ? Elle est située « juste au virage » comme si l’inscription de son lieu était déjà porteuse d’un sens : l’être humain est complexe, tortueux comme cette route, et un regard unique porté sur lui ne peut jamais pénétrer tous ses secrets.
49Je voyage dès le début du texte dans un tissu de sens pluriel qui naît autour de certains mots, de certaines images. La fiction est l’aventure de ce pluriel.
50Autre début :
Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce qu’il lit, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison ; car, à moins qu’il n’apporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une tension d’esprit égale au moins à sa défiance, les émanations mortelles de ce livre imbiberont son âme comme l’eau le sucre (Lautréamont, Les Chants de Maldoror).
51L’aventure n’est possible que si l’on accepte de chercher le chemin abrupt et sauvage de son être. Je deviens ce que je lis, ce que je vois, ce que j’apprécie, ce que je redoute... Je m’adapte à l’Autre ou l’Autre imbibe mon âme de son éclatante beauté et de sa tristesse infinie au cours de ces multiples aventures (littérature, voyages, amours, maladies...) qui, lentement, conforment mon être. Là encore, la cruauté est proche de l’art. L’Aventure est cette expérience mystique de l’Autre : je sors de mon corps pour me mouler sur un autre corps, sur un ailleurs qui m’apparaît comme une promesse d’amour. Encore, encore, en corps !
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52Comme Perec, dans « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien », j’éprouve le désir de tout raconter. Comme lecteur, j’aimerais lire tous les détails d’une scène, jusqu’à l’épuisement. Tout voir en même temps, en une espèce de littérature‑symphonie. L’aventure consiste alors à choisir une place, une rue, un balcon — belvédère sur le réel —, en fait un point de vision, et attendre. Le JE est ce point, cette place qui organise la vision des choses. Perec, lui, choisit la Place Saint-Sulpice à Paris, et écrit le détail d’un quotidien banal.
53JE est le lieu d’une nécessité impérative. Il marque l’espace de ma fuite car, dans ce que j’écris, je me crois un autre, je feins de me voir séparé de mon corps et, en lui, je vis ce que moi je n’oserais jamais vivre en utilisant mon identité. Je est un autre. Et le texte devient ce nouveau miroir où « je » — pris au jeu des possibles — est l’Autre de soi-même.
54L’Aventure est alors une modalité de l’écrire qui se situe dans une fissure, entre un discours autobiographique qui modèle le lieu d’une présence obsessionnelle du Moi et une histoire visant à créer le lieu où s’inscrit l’Autre. Cette fissure, envahie par ces lieux extrêmes, souligne l’espace de l’aventure authentique, celle qui manifeste que « rien n’aura eu lieu que le lieu » (Mallarmé).
55Lorsqu’il n’y a plus d’anecdote, l’histoire qui se dévoile est celle d’une écriture qui se construit, d’un sujet qui éclate en miroitements infinis, et le texte se prend au paradoxe d’être en même temps impossible (fiction) et vraisemblable (autobiographie). L’aventure est plurielle : j’organise un circuit énigmatique où je transite entre les textes et les espaces ouverts.
56La poésie, en ce sens, ouvre l’espace de la fiction absolue. JE y est un mensonge qui parle de vérités. La fiction permet la métaphore :
L’eau du sommeil a les splendeurs du lait. L’eau glisse sur mes yeux ouverts. Je suis un galet bien lisse au fond de la rivière, au fond de la rivière de la nuit. (Maurice Blanchard, Les Barricades mystérieuses)
57Le travail créatif, à travers le JE ou le IL, ou quelque autre pronom personnel, ne met pas en scène la personne (l’auteur), ni en régime poétique, ni en régime narratif, sinon qu’il signale la place d’où le DIRE s’énonce puisqu’il s’avère impossible de dire sans présence d’une voix, d’un regard, d’une énonciation. Cependant, en marquant le lieu de sa présence le JE lyrique se masque et se vide de toute expérience personnelle pour atteindre l’universel.
58Il faut bien admettre, ou accepter, une poésie où le JE serait celui de l’auteur qui signe le livre, un JE limpide, dont l’identité ne poserait aucun problème, comme l’on peut accepter que le narrateur et l’auteur puissent se confondre dans le roman, par la duplication des marques identitaires (noms, épisodes connus du quotidien, idées, références...). Mais il faut également accepter et concevoir une poésie où la fiction, dans toute son ampleur philosophique, intervienne comme élément de la progression, comme développement du sens.
59Nous avons voulu, afin d’appréhender le phénomème de la fiction, tester la tension entre théorie et pratique, et gommer la distance générique entre poésie et roman. En définitive, la fiction construit un espace, et comme l’écrivait Alejandra Pizarnik, « El pœma es espacio y hiere. » (Del silencio, Pœsía completa) : « Le poème est espace et blesse ». Blessure symbolique au-delà de la vie de la poétesse argentine ; blessure capable de brûler les lecteurs au-delà de la réalité sans doute associée à ce vers : la blessure, devenue fiction, devient aventure du DIRE.