Commentaires de la proposition de Ricard Ripoll Villanueva
Par Adam Aegidius
1Votre article est très intéressant ; je pense que l’autobiographique peut être lié étroitement à beaucoup de textes poétiques et même qu’on peut parler d’un genre nouveau, « l’autobiographie poétique en prose », en relisant des textes tels que « Une saison en enfer », « Les chants de Maldoror », « Igitur », « Vulturne » (Fargue), « Monsieur Teste », « Plume », « Monsieur Songe » (Pinget), « L’enfer d’un maudit » (Rabbe), « Gaspard de la nuit », « Docteur Faustroll » (Jarry) etc. (Veuillez excuser l’énumération). Ce genre nouveau se situe au juste milieu entre le poème en prose et le récit poétique, étant peut-être leur mélange. L’autobiographie poétique en prose (notion que j’ai proposée pour une revue de critique littéraire danoise) serait autobiographique de deux manières : 1) ses textes se réfèrent à la vie propre de l’auteur, 2) la structure immanente du texte est autobiographique, c’est-à-dire qu’il comporte une progression symbolique entre les poèmes en prose allant de la naissance du sujet à sa mort. Le texte raconte, par ailleurs, sa propre genèse en en prenant presque toujours ses distances ironiques. Ainsi, il est extrêmement difficile de distinguer l’univers fictif de l’univers autobiographique, car l’autobiographique devient fictif, même quand il ne le désire pas :
La grande difficulté quand on écrit son journal dit monsieur Songe c’est d’oublier qu’on ne l’écrit pas pour les autres... ou plutôt de ne pas oublier qu’on ne l’écrit que pour soi... ou plutôt d’oublier qu’on ne l’écrit pas pour un temps où on sera devenu un autre... ou plutôt de ne pas oublier qu’on est un autre en l’écrivant... ou plutôt de ne pas oublier qu’il ne doit avoir d’intérêt que pour soi-même immédiatement c’est-à-dire pour quelqu’un qui n’existe pas puisqu’on est un autre aussitôt qu’on se met à écrire... (« Monsieur Songe », Robert Pinget)
Autobiographie poétique en prose, ou plutôt autofiction ou mieux encore « friction proétique », Par Ricard Ripoll
2Cher ami, je vous remercie très chaleureusement de votre commentaire. Je crois en effet qu’il y a lieu de penser, au-delà de l’ « autobiographique » conventionnel à des pratiques confuses, où l’ambigüité devient elle-même moteur d’écriture, et que certains ont appelé « autofictions ». Il est vrai, d’autre part, que les réflexions centrées sur les rapports entre fiction et vie ne touchent que le romanesque et qu’il est temps de situer la poésie dans l’espace du fictif, dans cet « entre-deux » que l’écriture toujours inaugure, entre réalité et imaginaire, entre vérité et mensonge, entre Je et Il. Ainsi, je trouve d’un grand intérêt votre préoccupation et votre proposition. Vous parlez d’ « autobiographie poétique en prose », et les textes que vous cités répondent bien à cet « écart » par rapport aux textes traditionnellement analysés dans le domaine de l’ « autobiographique ». Je salue donc votre recherche et j’aimerais en savoir davantage. Pour ma part, dans des écrits publiés en catalan, j’ai proposé le terme, un peu monstrueux, de « friction proétique » pour définir cette écriture qui joue sur l’espace intermédiaire entre le Vrai et le Faux, et qui permet de rassembler les textes poétiques, romanesques, dramatiques... en plaçant, de façon claire, la poésie du côté de la fiction et non de la diction.
Par Adam Aegidius
3Cher collègue, mes préoccupations vont de pair avec les vôtres. Pourquoi ne parlerait-on pas d’une virtualité du texte en considérant les dichotomies Vérité/Mensonge, Je/Il, Réel/Fictif entre lesquelles oscille l’autobiographie poétique ? Je pense que cela doit être l’un des sens possibles de votre appellation générique « friction proétique », que c’est cela, l’idée des contractions des mots. Car la friction est l’impossibilité pour un auteur de choisir entre plusieurs possibilités ou d’exprimer en même temps la vérité et le mensonge, d’être à la fois Je et Il. Cette figure de l’énallage est à mon avis l’un des constituants du genre — qu’on l’appelle autobiographie poétique en prose ou friction proétique — et elle le situe dans la modernité la plus extrême, celle où tout devient virtuel : la syntaxe, les comparaisons, la narration, le sujet lyrique et la notion de genre. Jean-Marie Schaeffer parle dans son « Qu’est-ce qu’un genre littéraire ? » de la généricité auctoriale ; les textes auxquels je me réfère nient par eux-mêmes, donc du côté de la généricité auctoriale, toute catégorisation générique. La virtualité de leur auto-catégorisation est surtout évidente chez Lautréamont qui tout au long des « Chants de Maldoror » et surtout au chant sixième, 1+2, décrit son texte comme « ma poésie », « les cinq premiers récits », « mon ouvrage », « mes paroles », « un petit roman », « dramatiques épisodes », « sixième chant », etc. Cette confusion de notions génériques et semi-génériques, il faut que nous nous en passions pour construire une notion de genre légitime ; nous voyons les textes d’un point de vue lectorial (selon Schaeffer), ce qui ne nécessite pas une utilisation des termes dont se servent les textes eux-mêmes. Cela justifie qu’on invente des notions telles que friction proétique et autobiographie poétique en prose, surtout si on précise ce qu’elles signifient, c’est-à-dire selon quels principes ou quels niveaux (« syntaxiques », sémantiques, énonciatifs (Schaeffer)) on construit le nom de genre. Je pense, d’ailleurs, que la friction proétique et l’autobiographie poétique en prose signifient à peu près la même chose, qu’elles sont complémentaires. Je ne lis malheureusement pas le catalan, mais votre article est sans doute l’expression la plus explicite de vos pensées que je partage entièrement.
Par Ricard Ripoll
4Cher ami, je me réjouis de votre référence à Lautréamont, et aux Chants de Maldoror, car ce texte, avec Les poésies, constitue un moment essentiel de ma réflexion autour de la littérature et du concept de création. Je suis persuadé qu’il est erroné de mettre dos à dos des réalités qui sont le plus souvent imbriquées les unes dans les autres. Pour moi, il n’y a pas de frontière fixe entre Réel et Fiction, Vérité et Mensonge, Je et Il, et au-delà entre roman et poème. Ce qui m’intéresse c’est bien la zone intermédiaire où se joue ces passages, ces incertitudes, là où il devient impossible de décider de quoi il s’agit. Le texte de Lautréamont/Ducasse est l’exemple parfait de cette friction créative qui, même, désorganise la chronologie puisque l’on pourrait se risquer à concevoir, de façon je reconnais abusive mais qui ouvre des hypothèses intéressantes, les Poésies comme introduction des Chants qui, eux-mêmes, réclame la poétique future apportée par les Poésies. Il y a comme un tourbillon, une spirale, si chère à Lautréamont, qui « relance » à l’infini le texte et qui le régénère. Lorsque je parlais de « friction proétique », je tenais compte en même temps, du gommage entre la théorie et la pratique, et de la collision entre la vie réelle et la réflexion intellectuelle. Ainsi je me suis amusé à introduire deux R pour enrichir du signe de la présence d’une histoire personnelle (symbolisée par mes initiales, ou celles de Raymond Roussel, à qui je rendais un hommage) cette « fiction poétique » qu’il me semblait nécessaire de revendiquer au moment où la poésie était conçue du côté d’un discours transparent, entièrement situé sous l’emprise de l’authentique et de l’expression d’un moi. Le Je que je visais était celui qui ouvre le chant quatrième des Chants de Maldoror : « C’est un homme ou une pierre ou un arbre qui va commencer le quatrième chant ». Une fois cela établit, JE peut parler, puisqu’il va devenir le lieu de la friction, l’intermédiaire, la zone où confluent les passé et le présent, la réalité et l’imagination..., JE du tourbillon, JEU de l’écriture.