Tristes déchets et beaux rebu(t)s : Notes, Notules, Fragments, Projets
1Tout fonds d’archive a ses enfers — et quelques abîmes : boîtes de paperoles sans affectation, notes prises à la volée, coins de pages déchirés portant un numéro de téléphone, une addition, des calculs d’impôts, textes inachevés, rébus et graffiti, parmi lesquels séparer de l’ivraie le bon grain à moudre serait préjuger de ce qui peut intéresser les lecteurs et les chercheurs du futur. Qui sait quelle place les théories de la littérature réserveront aux notes de pressing, au montant des étrennes de la concierge, aux graffiti d’un poète du XXe siècle dans une époque de dématérialisation achevée ? Les lettres aux/des éditeurs et les contrats professionnels n’ont pas non plus de tout temps été considérés comme des documents dignes d’intérêt. Pour qu’au-delà du fétichisme, les écrits non littéraires et autres carnets d’écrivain prennent un intérêt scientifique, il a fallu que la génétique textuelle, la sociologie de la littérature, l’historiographie, les notions de construction de l’œuvre ou d’« entrée en littérature » valorisent les processus d’élaboration, de réception et non plus exclusivement le texte édité présumé définitif.
2Le caractère obsessionnel de l’écrivain qui veut garder, trier, mais n’en a pas eu le temps, la sacralisation muséale par ses proches, premiers conservateurs de l’œuvre, peuvent dans certains cas devenir le casse-tête de l’archiviste : comment, sans classer l’inclassable qui doit rester pièce mobile, disponible à plusieurs usages, faire en sorte qu’on puisse retrouver une note manuscrite si besoin est ? Robert Desnos, comme un certain nombre d’écrivains, gardait tout ou beaucoup de choses que Youki, sa compagne, a conservées dans des boîtes au contenu assez hétérogène. Casse-tête pour le chercheur : quelle fonction réserver aux restes et bribes des catégories floues, intitulées sur ALMé dans « Notes et fragments », « Notules » (ou « Textes non identifiés 1 » dans la rubrique « Manuscrits de Robert Desnos ») qui regroupent ces pages hétéroclites désignées par leur incipit, comme on le fait pour les poèmes sans titre ? Demeurent ainsi des brindilles desséchées dans les arborescences, comme les chemises « Varia » ou « Divers » des boîtes d’archives.
3Je m’attacherai ici, à partir de quelques exemples pris dans les documents numérisés, à une question plus circonscrite : que peut-on attendre des bribes, chutes d’écriture, graffitis de la vie quotidienne dans les documents de Desnos ? La réponse à cette question conditionne le choix des catégories, leur place dans l’arborescence ; le dessin des parcours lui-même a rendu orphelins certains feuillets, où s’égaraient loin du manuscrit définitif quelques brouillons devenus accessibles à l’amateur, au lecteur curieux qui n’ont ni les mêmes priorités de lecture ni les mêmes habitudes de consultation que les spécialistes.
4Procédant à un premier repérage des pages qui n’ont pas accédé au statut d’œuvre ni même de partie de l’œuvre, j’interrogerai le statut de ces restes non pour céder au « goût de l’archive 2 », ni à la réhabilitation romantique des marges et déchets mais, comme le suggère Arlette Farge, à la curiosité pour les lacunes : qu’est-ce qui nous manque pour en faire quelque chose ? Comment ces bribes diverses des fonds d’archives, comment « l’inaccompli », ces « lieux où le sens s’est défait », ces trous du catégorisable, peuvent-ils trouver leur productivité propre ?
De l’art de reconnaître un « reste ». Buts et rebuts
5Si modeste que soit le reste, rien ne le distingue à première vue d’une note de premier jet, d’une idée qui fera œuvre, sinon l’usage qui en a été fait – ou non.
Document 1. ALMé DSN 223, élément n°5
6Ces quelques lignes critiques au crayon sont visiblement un pense-bête pour modifier un texte ; aucun trait générique pertinent n’apparaît à ce stade, aucune identification possible de la destination de ces notes, si ce n’est, grâce aux noms propres, un film, devenu rare, que peut seul reconnaître un lecteur (très) spécialisé. Heureusement, une écriture au crayon en bas — celle du/de la dépositaire du document — a précisé le lien à l’œuvre : une identification à la réception du manuscrit, quand une mémoire vivante peut encore témoigner. Faute de cette attestation d’un usage qui relie le papier orphelin à une activité connue, à un texte édité, le brouillon est destitué de son rôle d’avant-texte : il n’est jamais bon d’être la partie d’un tout absent ou pire, non identifiable. Hantise ou manne, ces bouts et rebuts forment une « zone grise » entre le document et l’œuvre.
7Si la numérisation semble confirmer le statut de document potentiel, une autre question se fait jour : ce document documente quoi ? Un chapitre de Daniel Ferrer « L’Art d’accommoder les restes » dans son essai Logiques du brouillon expose ce qui, dans le rebut, rature, biffure, page éliminée, mérite d’être pensé :
[L]e rejet est opéré au nom d’une valeur, ou plutôt d’un système de valeurs […] Mais on découvre que ce système n’est jamais complètement prédéfini, sinon tout coulerait de source déductivement, comme dans « La genèse d’un poème », et il n’y aurait pas lieu à rature, pas de reste. On pourrait aller jusqu’à dire que l’acte créatif, tel que le généticien peut l’observer à partir de son rebut, et de la juxtaposition du produit et du rebut, est avant tout genèse de valeur, invention massive ou travail subtil et presqu’imperceptible sur la valeur, car même dans le cas où le travail se fait à partir d’une esthétique bien définie, il faut encore l’adapter au contexte précis3.
8Ces considérations sur le rapport entre une version rejetée et l’œuvre achevée peuvent être transposées à la relation qui s’instaure entre ces « notules » et l’ensemble des autres documents. Il y va implicitement de ce qui fait la valeur d’un document, qui doit auparavant être reconnu comme tel, par son apport à la connaissance du processus créatif.
9Karl Popper au lieu de parler en terme de système de valeurs parle de « structure de but » : « La structure de but chez les animaux et les hommes n’est pas ‘donnée’ mais elle se développe à l’aide d’un genre de mécanisme de rétroaction [feedback mechanisms ], à partir de buts antérieurs, et à partir de résultats qui étaient ou non visés comme des buts4. » Or l’on est ici dans une zone de traces, de tâtonnements, d’improvisation mais aussi dans une certaine logique anti-littéraire qui, pour Desnos comme pour d’autres surréalistes des années vingt, au rebours de l’écrivain tendu vers l’aboutissement de l’œuvre, procède par déplacements des buts antérieurs et fuite sitôt que l’auteur se sent menacé de remettre ses pas sur un chemin déjà parcouru et de ne plus se surprendre lui-même. Projeter sur ces textes, dont quelques-uns ne prétendent ni constituer ni rejoindre une totalité achevée, et ne relèvent pas nécessairement d’une idéologie artistique de la maîtrise de l’œuvre, fausse d’emblée les hypothèses de recherche. Sans statut ou en attente de statut, certains de ces écrits trouvent cependant leur sens une fois replacés auprès du manuscrit qui les a transformés ; ils doivent attendre que l’œuvre les ait consacrés comme avant-textes et variantes pour gagner leur légitimité. Balbutiements d’un texte in progress dont ils éclaireront la genèse, trace abandonnée qui permet de remonter vers une intention première — ce Graal commun au généticien et au mythographe —, ils sont potentiellement les clés des Mystères de la création. Mais trésor en puissance ou pauvre reste du quotidien en sursis de poubelle, rien ne les distingue sinon leur devenir. Ils demeurent inertes tant qu’ils n’ont pas rencontré le biographe, l’éditeur, le chercheur, le lecteur obsessionnel qui naviguant de bribe en bribe, les confrontant à sa propre mémoire de l’œuvre, saura les faire parler5, c’est-à-dire établir des liens, un ordre successif. Or toute association de ces bribes à un ensemble constitué, formant un paradigme, engage une interprétation préalable. Mais comment traiter les feuillets manuscrits qui n’accèdent pas à la dignité d’entrer dans le « dossier de l’œuvre » ? Le fétichisme de la trace, l’émotion de l’archive à l’état pur, c’est-à-dire indépendante de son sens a posteriori, doivent sans doute quelque chose au goût du minuscule et à l’espoir que quelque chose un jour puisse venir rédimer la médiocrité du quotidien.
10Il ne s’agit pas ici d’engager une psychanalyse des restes, seulement de se demander quel défi spécifique ils posent à l’archiviste et au chercheur quand ils proviennent des boîtes à chaussures de Youki et Robert Desnos. Cartographier l’épars de manière à ce que le non identifié puisse être reconnu, c’est le travail du généticien, mais que faire de la « Comptabilité des poètes6 », qui chez Desnos peut tenir du rébus, des accès d’humeur, des graffiti des buvards7 et des essais biffés sur des bouts d’enveloppe. Le fait qu’on les ait numérisés après avoir décidé une première fois de les conserver confirme leur sursis. Qu’ils n’appartiennent à aucun dossier textuel et soient placés selon d’autres critères (dimension, support, date) dans un assemblage hétéroclite intitulé « notules » induit une perception particulière du chercheur. Quand nous allons consulter physiquement les imprimés et manuscrits du fonds Desnos, ou quand nous trouvons dans le fonds Breton des manuscrits de Desnos entrés au moment de la vente de 2003, ils sont présentés dans une liasse, un portfolio, ou encartés aux pages concernées d’un numéro de la revue Littérature ; cette insertion éclaire leur statut, leur histoire, leur date approximative (et c’est parfois trompeur : un document isolé a pu être placé là par erreur du collectionneur, d’un préparateur de la vente, du premier archiviste). Mais quand on les fait défiler sur l’écran de l’ordinateur, il est plus difficile de les apparier à d’éventuels feuillets similaires, le document demeure alors isolé et muet. Avec l’habitude de les manipuler et de les repérer dans l’arborescence du site, une nouvelle familiarité vient à bout de ce type de désorientation, partiellement. Car dans la pratique de l’exploration des archives, il y a toute une part non rationnelle, orientée par des repères empiriques, sensoriels non théorisables, voire parasites. On peut aussi dans le cas de certains fragments considérés comme des notes préparatoires, penser que, pour des raisons liées aux modalités de l’écriture surréaliste, la réunion de brouillons successifs, classés, accessibles à partir du titre de l’œuvre publiée ou au moins prête pour la publication, conduit vers une forme d’illusion rétrospective qui masque la nature tâtonnante du geste créateur. Là encore notre pratique de l’archive a des présupposés bien souvent non explicités, selon qu’on suit la progression d’un projet vers l’accomplissement que serait l’état final, qu’on considère celui-ci comme un avatar parmi d’autres possibles, ou qu’on vise la saisie de l’acte de création plutôt que le produit fini — dès lors que la création ne vise pas un « achèvement » mais l’expérience elle-même.
11Ces interrogations préalables ne sont pas spécifiques du fonds Desnos, aussi vais-je passer à l’inventaire de quelques exemples de ce qui figure sur ALMé parmi les « Fragments » ou les « Notes » ; les premiers renvoient souvent à des pages désignées par leur incipit et acquièrent ainsi la dignité du texte potentiellement littéraire, souvent en raison de leur style fictionnel ou plus simplement encore parce qu’on ne leur voit pas de visée pratique. Les « fragments » comptent parfois des ensembles cohérents de brouillons, par exemple ceux qui entourent « La Place de l’étoile8 » et qui ont été bien identifiés comme tels dans les notices [Dsn 201 à 205 qu’il faut compléter par Dsn 5379, dessins classés parmi les « ballets, spectacles, théâtre, opéra » de l’auteur]. On peut parmi les Notules sous la cote DSN 224 retrouver les premières ébauches de Pénalités de l’enfer (II, 1 et II, 15) que l’on reconnaîtra grâce à ces deux noms « Verdure » et « Baignoire » ; la première est pourvue d’un titre « Le Déluge » qui semble la placer très tôt dans les ébauches du texte. Le bouton « En savoir plus » indique « Listes et tables de matières diverses. Concernent des œuvres éditées ou des projets. »
Document 2. ALMé DSN 224, éléments 1 et 15
12Marie-Claire Dumas, dans l’édition des Œuvres, évoque une lettre à Jacques Doucet dans laquelle Desnos expose les circonstances de la genèse de l’œuvre, ce qui permet d’en trouver les manuscrits dans un autre dossier, lié à Nouvelles Hébrides. Il reste donc, pour rendre « parlants » ces feuillets isolés dans les « Notules » et « Projets », à les relier au dossier de Nouvelles Hébrides c’est-à-dire à la lettre à Doucet qui accompagnait son envoi, ainsi qu’à la copie manuscrite pour l’édition, sous la cote 1155.
13Tous les feuillets orphelins cependant n’ont pas abouti à un texte achevé. Certains, concernant des émissions radiophoniques, seront recensés sous la catégorie « Projets d’émissions radiophoniques », tandis que d’autres se retrouveront parmi les notules. Trois catégories de Notes sont sous-titrées « notules » (DSN 223, 15 éléments, DSN 224, 32 éléments, DSN 225, 237 éléments). Pour d’autres types de documents issus de fonds divers, la notice qui apparaît quand on demande à « en savoir plus » permet au néophyte de comprendre que ce qui décide de la répartition des documents afférant à un même ensemble relève de la provenance du fonds, de la date de don, legs ou acquisition. S’il s’agit d’un achat venu compléter un fonds, il faudra le chercher dans la rubrique « Enrichissements ». Ce principe d’organisation des fonds et bibliothèques, s’il est confusionnel pour le non-initié, répond à une nécessité institutionnelle de catalogage. Il s’agit donc de créer les liens qui permettent à l’amateur, au sens étymologique, comme à l’étudiant d’accéder à des ensembles pertinents, synchroniques ou diachroniques, centrés sur une œuvre, un domaine d’activité, ou bien de convoquer sur l’écran tous les manuscrits portant des graffiti ou dessins, ou encore de sélectionner tel ou tel type de support matériel.
Supports et raisons sociales
14Car les supports aussi sont des éléments importants de l’identification, et parfois de la datation10; les marques, labels figurant sur les feuillets utilisés sont parfois signalés dans la notice, rarement ; ils n’ont pas fait à ma connaissance l’objet d’une étude. Ainsi dans l’ensemble DSN 225, l’élément 16 est intéressant autant par son support que par l’expéditeur : sur une invitation à une exposition de décors du film « Le Lit à colonnes » envoyée à Desnos par Roland Tual, le poète a noté à la va-vite trois titres de chansons.
Document 3. ALMé DSN 225, élément 16
15Desnos, comme beaucoup d’écrivains du XXe siècle, utilise souvent des papiers à en-tête — il écrit en général au verso quand la plupart écrivent au recto, sous la raison sociale, ou encore place la raison sociale tête en bas, pour noter une recette de gigot à l’anglaise.
Document 4. ALMé DSN 224, élément 22
16Desnos se sert de papiers aux armes des revues surréalistes, des journaux et des émissions auxquels il contribue, comme les « Programmes Foniric », des papiers publicitaires de Michelin [DSN 225, 64], ou de la Sorbonne… mais au-delà de ces feuillets commerciaux et institutionnels, il fait feu de tout bois : partitions, programmes musicaux, tracts politiques, publicitaires, et même papier millimétré : un feuillet porte ainsi deux textes, scènes de rêve, ou plans de film sous-titrés à l’encre, le premier, « Meurtre 6 » et le second, « Festin 4 ».
Document 5. ALMé DSN 223, élément n°1
17Rien n’est perdu, et les dos d’enveloppes reçues ou envoyées sont réutilisés, permettant parfois de dater la période de la note (ainsi du timbre de Pétain avec le cachet de 1943 sur l’enveloppe DSN 225, 52).
Dessins, graffiti et graphismes
18Parmi les brouillons, les manuscrits, les notes et notules, restent à repérer et relier le cas échéant les très nombreux graffiti et dessins, tels qu’on en voit dans beaucoup de blocs de téléphone et carnets d’écrivains (DSN 224, 225). Au-delà des tracés sous hypnose et des dessins plus élaborés de la même période (1922-23), Desnos manifeste une grande activité graphique : griffonnages, dessin machinal dans l’attente d’une idée ou d’un mot, au café, en écoutant un disque ou un interlocuteur prolixe au téléphone. Ou comme ici en évaluant des disques pour de futures émissions :
Document 6. ALMé DSN 224, élément n°27
19Certains « lapsus » de la plume ne sont pas sans rapport avec les pages plus spectaculaires et les dessins automatiques11. Ainsi de ces hauts rectangles approximatifs tracés à main levée qui évoquent une forme récurrente de l’imaginaire desnosien : tombes, pierres levées, immeubles en forme de boîtes verticales, « grands frigorifiques blancs » comme on en voit sur les dessins publiés dans Littérature 12 ou, tout aussi bien, plan pour un placard, un décor.
Document 7. ALMé DSN 225 Élément n°102
20Ces formes architecturales se retrouvent sur le manuscrit de Fortunes détenu par Tzara.
Document 8 ALMé TZR 735 Fortune, élément n°178
21Nombre de dessins ne nous retiennent que parce qu’ils viennent de la main de Desnos : bonshommes et têtes dans le style des Pieds nickelés, masque, costume, table et champignons qui témoignent de la vie quotidienne, ou encore graphismes qui accompagnent la recherche d’idées : « film lettres anonymes » ou « que faisiez-vous ce soir (le juge d’instruction) ».
Document 9. ALMé DSN 225, élément n°51
22Les thèmes présents dans les dessins de la période hypnotique sont récurrents : la main mutilée au bout d’un fil comme un cerf-volant13, le verre à cocktail sur la table de bar, nourrissent toute une série de dessins-rébus où sont figurés avec des à-peu-près comiques les noms des poètes et des amis, le paquebot, les rails de chemin de fer... D’autres pages moins connues, comme la lettre-rébus14 au graveur Albert Decaris datée de 1923 (DSN Enr Ms 3) ou les dessins liés à L’étoile au front de Raymond Roussel pourraient aussi exercer notre sagacité15.
Document 10 et 11. ALMé DSN Enr Ms 3 et DSN Enr Ms 4
Listes, bribes et restes divers
23Un grand nombre de pages flottantes et bouts de papiers orphelins portent ce que nous avons tous chez nous pour peu que nous ayons vocation d’écureuils, de glaneurs, glaneuses ou névrosés cumulateurs. Une « notule » de la base ALMé peut être une simple expression nominale jetée sur un bout d’enveloppe (DSN 225 69) comme « Les vieilles à paquet », « que sont devenus les premiers pilotes ? », « 1er avril (Mystères [ ?] Paris) « Les ordures de Paris » : s’agit-il d’idées de chronique à caser dans Aujourd’hui, avec pour la dernière expression le double sens qui, derrière le documentaire sur les déchets de la capitale, pourrait viser ces autres ordures de Paris qu’étaient pour Desnos Laubreaux, Pascal, Céline, les délateurs et l’occupant nazi ? Ce sont plus souvent des traces de vie quotidienne, dont on se demande pourquoi on les a conservées16, si tant est qu’on l’ait fait volontairement quand il s’agit de notes au milieu d’un carnet, de chiffres additionnés, de listes de noms de champignons (Élt 159) dispersées au milieu d’idées de textes et de titres de livres. Parfois des incertitudes demeurent quant au scripteur. Parmi les « Notules » un document DSN 225, éléments 87-88 récapitule les démarches faites pour la location d’une cuisinière, en stipulant les dates de la mobilisation, de démobilisation, d’autres concernent des fuites, le toit à réparer. Toutes ne sont pas de la main du poète. Il est aussi question dans ces varia de partitions à redemander à un ami : l’usage de ces minimalia paraît réservé au biographe, à l’historien. Quelques notes au crayon de recettes (gigot à l’anglaise) ou listes de courses (DSN 225 1, 3, 4 ) ont été prises, peut-être sur le vif d’un bon repas ou d’une conversation culinaire entre amis. Que disent-elles de plus que l’intérêt de Desnos pour les bons petits plats ? Qu’il fut un bon vivant ? Ses amis l’attestent. Mais sa curiosité pour l’art culinaire, pour les ingrédients, le savoir-faire touche aussi aux activités du « polygraphe » qu’est Desnos. Anne Egger a mentionné dans sa biographie17 un cahier manuscrit autographe daté du 13 octobre 1942, Précis de cuisine pour les jours heureux (DSN898 et MS/MS/42947) ; la date est révélatrice, car Desnos semble avoir alors pris conscience de l’importance de ces plaisirs minuscules pour lutter contre la résignation et la démoralisation ; cet art de convoquer les ressources de l’imaginaire en des temps de privation s’est développé comme une sorte de thérapie pour redonner espoir à ses co-détenus dans les camps où il a été interné après février 1944 (Royallieu, Flöha…). Une liste sur un bout de papier prend ainsi une espèce de gravité imprévue à partir des données biographiques, des témoignages des déportés et nous parle alors bien au-delà de sa portée réelle, par une projection rétrospective, car en ce jour de 1942, le poète a pu simplement récapituler ce qui lui serait nécessaire à la confection d’un gigot, sur un pense-bête, avant d’aller faire ses courses. Toute mise en lien de la bribe orpheline, toute inscription des circonstances participe ainsi d’une construction interprétative. Ces documents-là sont en attente de sens ou d’utilisation avec un risque qui est celui de la survalorisation, aussi égarant que celui du mépris.
24À la différence de la plupart des manuscrits de textes « littéraires », ces notes erratiques sont souvent difficiles à dater. On peut savoir qu’une liste de titres publiés est postérieure à 1943, à cause de la mention d’un recueil dont on sait qu’il a été publié à cette date, ou qu’elle ne peut être de la main de Desnos puisque figure la première édition des Chantefleurs postérieure à la déportation du poète. Mais l’émergence d’une idée, d’un mot griffonné sur un coin d’enveloppe déchirée n’est pas datable, non plus que ces chutes du quotidien, par exemple ces marques de jeu (DSN 225, 77) qui comptabilisent les points des manches successives dans une partie de poker ou de dés. Un rendez-vous à mémoriser forme une suite elliptique qu’on pourrait lire, dans un autre contexte, comme un poème élastique de Cendrars : « Billard/ La Bouillie/ à Pennedepie/ en gare d’Honfleur/ calva/ rosier remontant ». Des horaires de train, avec changement à Compiègne, figurent sur une enveloppe portant le cachet d’Aujourd’hui qui donne une première approximation de l’époque puisque Desnos entre au journal, que dirige encore son ami Jeanson, en 1940; parfois, selon qu’on a identifié l’écriture de Robert ou celle de Youki, le document change de sens : Robert et Youki ont passé seuls ou avec des amis des moments heureux dans la forêt de Compiègne, dont témoigne une photographie du poète avec sa compagne sous une plaque indiquant la direction d’un musée; mais on sait aussi que c’est au camp de Royallieu près de Compiègne où Robert est interné après son passage à Fresnes que Youki tente de lui porter des colis au printemps 1944, faisant plusieurs voyages pour entrer en communication avec lui ou, à défaut, les lui faire remettre, avec un mot.
25Parmi les déchets du quotidien de nombreux griffonnages d’adresses renseignent sur les contacts pris ou à prendre, qui permettent de dresser le panorama des milieux littéraires et artistiques, en cercles concentriques allant des amis proches aux relations professionnelles à cultiver, aux rendez-vous à solliciter. Mais certaines feuilles d’adresses notées rapidement au crayon (DSN 225, 89-90, 232) ne sont pas celles de firmes à contacter pour des budgets publicitaires, ni d’interprètes potentiels pour des émissions radiophoniques. Ce sont parfois des adresses de médecins, et souvent d’inconnus, celles des gens internés que croise Youki quand elle va à Fresnes, puis à Royallieu; certaines sont recopiées par Desnos qui, comme beaucoup de parisiens, voit des inconnus pris dans une rafle jeter leur adresse à qui voudra prévenir leur famille par la fenêtre du bus où on les entasse; à Royallieu, ceux qui seront du prochain convoi tentent de faire avertir leurs proches de l’heure du départ. Ce sont des noms avec des dates de naissance, adresses, phrase à transmettre (« elle est avec elle à Drancy »), l’indication de l’origine d’un mandat d’amener et des précautions à prendre pour ne pas trahir le messager : on précise comment expliquer si nécessaire la provenance des renseignements. Peu de messages dans ces notules concernent directement les activités de résistant de Desnos ; il va de soi qu’on n’écrit pas ce type d’information. Cependant, certaines notules allusives ont tout du message crypté pour avertir quelqu’un qu’on a chargé un émissaire d’une commission. Le poète n’est-il pas par métier un expert du double sens ? Qu’on relise les Chantefables publiées à la Librairie Gründ en mai 1944, soit deux mois après son arrestation : « A mi-carême, en carnaval,/On met un masque de velours./ Où va le masque après le bal ? »18.
26La plupart des notes hâtives, moins poignantes que ces traces du quotidien sous l’Occupation, concernent au premier chef la biographie, et souvent aussi la sociologie littéraire qui cherche à établir les ressources et moyens de vie de l’auteur19, à évaluer ce qu’ont pu lui rapporter tel ou tel livre et ses activités complémentaires année par année. Additions, soustractions, sommes dues ou espérées bordent à chaque ligne les listes de titres d’ouvrages. Certains nombres pourraient comptabiliser les tirages éditoriaux, les dépenses ou les dettes, sans qu’on puisse trancher. Les listes abondent chez Desnos comme chez Cendrars ou Mandiargues, est-ce parce que les poètes seraient, plus que d’autres angoissés, obsessionnels ou maniaques, ou parce que la liste, dans sa verticalité et ses séries nominales, est un dispositif qui entretient avec la poésie une relation privilégiée ? … ou, plus simplement, que les listes des écrivains ont plus de chances de passer dans les archives ? Tant qu’on ne l’a pas faite parler, la liste, forme de prédilection du quotidien, comme Georges Perec l’a montré en évoquant « les joies ineffables de l’énumération » dans Penser/Classer, présente toujours quelque chose du collage ou des classifications chinoises telles que Borges et Foucault se sont plu à les présenter. Comme la collection, elle trahit une volonté d’endiguer l’angoisse par le recensement si possible exhaustif. Programmer les actions d’une journée, c’est dans certains cas se donner le courage de la vivre, exorciser l’imprévu : la nomenclature a quelque chose d’apaisant, comme si la méthode pouvait combler les trous du budget ou du temps, comme si l’énumération de tâches écrasantes rendait possible leur accomplissement. On trouvera dans les notules numérisées plusieurs types de listes, présentées ici sans ordre ; les classer serait en préempter le sens ou l’usage. Certaines sont des pense-bêtes, d’autres sont programmatiques, d’autres récapitulatives, et beaucoup intéressent la genèse de l’œuvre.
Pense-bête
27Le pense-bête est une liste de noms ou de verbes à l’infinitif (DSN 225,150) qui ont des référents assignables ou programment des actions. Mais quel fut l’usage, par exemple, de la liste de la notule DSN 223, 10 ? Ces mots sont-ils à employer tous dans un même texte, comme dans une sorte de « logo-rallye » — et l’on a biffé ceux qui avaient déjà été employés ̶— ou lui sont-ils « mystérieusement interdits » comme ceux qu’avait recensés Éluard? Desnos se propose-t-il de les chercher dans le dictionnaire ? On notera que se succèdent des paronymes, des mots proches de l’anagramme (sciatique/asiatique) : réservoir pour de futurs Rrose Sélavy ? La liste de mots est un cas particulier de la collection, mais sert aussi une forme d’enquête préalable au traitement d’un sujet : c’est une méthode bien connue de l’inventio. Ainsi de la liste d’expressions contenant le mot « bleu » (DSN 223,7) : vin bleu, poisson au bleu, bleu d’auvergne, on n’y voit que du bleu… (toutes ces expressions sont biffées), puis sur la droite en face du mot bleu une accolade avec les déterminants usuellement associés pour spécifier la nuance (ciel, acier, azur, corbeau, canard, nattier, turquoise, horizon, etc.). S’agissait-il de nourrir une émission de radio, un poème, une chronique sur la couleur bleue ou sur le blues ?
28Les listes de noms propres au crayon, dont certains sont biffés, semblent récapituler la liste des envois de livres faits ou à faire ; parfois, un nombre associé (« NRF 15 ») laisse penser qu’il s’agit du nombre d’exemplaires envoyés à une revue ou déposés dans une librairie. On voit les noms familiers de Decaris, de Titi20. Sur certaines listes des mots sont rayés comme « Exemplaire Aragon », « Exemplaire Naville », au fil des envois ou remise en main propre du texte imprimé La Fea (DSN 225, 109).
29De l’ordre du pense-bête, sont aussi les listes de choses à emporter en voyage, ou la liste récapitulative des fournitures pour les soldats (DSN 225,115 intitulée « Reçu de la 1ère Cie » Liste de l’équipement). Desnos est manifestement un méticuleux du type anxieux : il fait la liste, la coche, la refait, la complète, la remet au propre (DSN, 225,177-179). La première liste biffée est dressée au dos du papier à lettre du journal Aujourd’hui, chaque article étant numéroté. La dernière recense les choses à emporter pour une balade sac au dos, guide des champignons compris, jusqu’à ce qu’en haut du feuillet ce nom, Capitaine fourrier Platard, invite à contextualiser le document : c’est la mobilisation et le fourrier a la responsabilité de l’équipement. Son nom émeut encore aujourd’hui les lecteurs des « Couplets de la rue Saint-Martin » qui ont deviné sa fin : « Le temps passe, on ne sait rien, André Platard a quitté la rue Saint-Martin ».
Chiffres et comptes
30Certaines listes récapitulent les listes des dépenses à prévoir ou effectuées, les loyers en retard. Parfois, il pleut dans l’escalier et il faut programmer des réparations (DSN 225, 91-95-97-98-116). Ailleurs, on envisage les frais à venir : « Vêtements Robert/ Youki/ impôts/ vacances » (DSN 67) ; le nom de Robert, en heureux destinataire sur les listes d’achats, est bien moins fréquent que celui de Youki. Face aux achats prévus figurent les rentrées attendues : vente de livres, rétribution des articles des journaux comme Vu, Voilà (DSN 225, 67) et, devant un calcul d’impôts, la liste des sommes qu’on pourra tirer de la vente de tel ou tel manuscrit, livre dédicacé, ou du placement de tel ou tel article ; un feuillet (DSN 224, 14) récapitule ce que rapporte chacun des volumes déjà publiés, information non négligeable, tout comme les comptes de l’impression des recueils: sur une page de petit carnet quadrillé avec des trous (DSN 137) est précisé le poids de papier nécessaire et le prix pour le tirage de Contrée −40 kg Jésus−, le montant à payer pour 200 exemplaires reçus de l’imprimerie et le calcul de ce qui reste dû. Certains nombres placés face aux noms des amis et relations (DSN 225, 99) suggèrent des sommes perçues, à percevoir, emprunter pour faire face aux difficultés de l’heure. Ce sont parfois les contributions de chacun pour venir en aide à un ami commun « dans la dèche » ou une cagnotte collective : Desnos sollicite ainsi Éluard, Breton, Simone, Noll, Morise (DSN 225, 158).
Listes et memoranda pour chroniques et émissions radiophoniques
31Parmi les projets et notes de travail, nombreux sont ceux qui concernent la discographie, les projets d’émissions radiophoniques, leur budget (DSN 225, 78 : comptes épars qui correspondent aux appointements de musiciens et comédiens pour une ou plusieurs émissions), les personnes à solliciter, sans qu’on sache toujours si ce sont pour des envois de livres ou des demandes de participation budgétaire, et parfois des listes de thèmes qui pourraient être des sujets de chroniques ou d’articles.
32Dans ces ensembles de notules, se glissent certains prospectus récapitulant les disques du folklore musical enregistrés par Roger Désormière, dont certains sont cochés, recto/ verso ; ils constituent la documentation musicale de Desnos tant pour ses émissions que pour ses critiques de disques et leurs airs inspirent peut-être aussi ses propres chansons. D’autres feuillets imprimés évoquant Mado Robin, portent des extraits de presse consacrés à sa voix, ses disques, le programme de deux récitals. Le blues et le jazz ont bonne part dans ces listes : ainsi Falling in Love Again (Can't Help It) by Friedrich Hollaender (1930), un standard chanté par Oldie et Billie Holiday, enregistré ensuite par Marlène Dietrich, Elvis Presley, Nina Simone… Parmi les chanteurs de l’époque les mieux représentés sont Maurice Chevalier et Charles Trénet (« Il y a de la joie / C’est arrivé/ Le chapeau de Zozo »), ou encore Fracson. Plusieurs pages d’un carnet quadrillé énumèrent à leur côté Yvonne Georges, Damia et précisent pour chacune les titres des chansons sélectionnées, ainsi que des dates de diffusion dans une émission hebdomadaire en mars.
33Un autre feuillet avec des traces de pliage en quatre, à la dimension de la poche, comporte des ébauches de titres qui semblent inspirés par le début d’une chanson de Trenet et Paul Misraki qui date de 1937 (« Je chante ») : « J’ai rendez-vous avec l’aventure/ je vais où la chanson m’entraîne/une chanson me guide/ une chanson me pousse à l’aventure (ou vers la fortune)/ Je ne sais pas pourquoi je chante/ En chantant je fais mon chemin. » Visiblement Desnos veut proposer une émission radiophonique sur la chanson ― du type « Trois siècles de chansons » ou peut-être dans le goût de ces douze radio-montages d’une demi-heure sur Radio-Luxembourg « les chansons de l’Empire français », diffusés du 10 février au 26 mai 1939, une des dernières émissions de Desnos avant l’entrée en guerre en 193921 ― mais l’incertitude demeure en l’attente d’autres recroisements : on peut aussi penser à des titres envisagés pour une chronique sur « Le disque et les ondes » dans Europe, Radio-Magazine , Commune ou Ce soir.
34Sur des supports nombreux et divers figurent des noms de compositeurs associés ou non à des œuvres musicales (DSN 225, 12 et 13), certains suivis de points d’interrogation. Le nom de Bach est souligné avec cette recommandation éloquente : « le plus possible » ; en-dessous Lulli (qu’on trouvera ailleurs orthographié Lully) précède Rameau suivi d’un point d’interrogation puis Desnos a dessiné une mappemonde sur laquelle souffle le vent, à gauche un œil solaire ou cyclonique barré par le mot « Folklore » et des tourbillons autour de la terre ; sous le dessin est mentionnée la musique espagnole et le folklore « caractéristique de diverses provinces ». Ailleurs, (DSN 225,5) trois expressions hâtives au crayon pâli sur une feuille quadrillée arrachée à un carnet renverront à des titres de chansons : « Falling in love again », « Pop corn man », « Sissy ». Blues, chansons cubaines, c’est toute une discographie vivante qui défile dans les notules, avec parfois des évaluations qui ressemblent à des notes prises au fil de l’écoute, en vue d’une chronique de disques. Sur les éléments 31 à 39 (DSN 225), les airs et les chansons sont référés à des émissions précises avec les dates; ailleurs (DSN 223, 15) le poète cherche quel type d’air conviendrait aux divers moments d’un film dont le titre ne figure pas (Bonsoir Mesdames, bonsoir Messieurs ?) :
Chanson du concours (type « Les voix ont un visage »)
Chanson de la fin (type « Avez-vous une fleur »)
Chanson qu’il écoute lui-même et son contre chant
35Ces documents de travail, montrent quelle importance revêtent la chanson et la musique aux yeux de Desnos : ce n’est pas seulement une activité alimentaire mais un nouvel espace de création où se manifeste un véritable parti-pris d’éclectisme et de mixité culturelle. Le poète des Rrose Sélavy, des jeux d’homophones et de paronymes, de « La voix de Robert Desnos » se montre sensible à la création d’ambiances sonores et à l’appariement des titres et des voix. Il ne peut avoir manqué les réflexions du poète Carlos Larronde et rejoint une famille de poètes qui ont donné la préséance à l’oreille en poésie, Philippe Soupault, par exemple, ou Jean Tardieu. On peut imaginer Desnos dressant le répertoire des disques dans les documents 26 à 32 DSN 224 en mai 43 : le dernier élément porte avec de nombreux dessins de personnages, des jugements22 épars à l’encre noire et quelques dessins : « quelconque », « moins brillant que d’ordinaire », « Bon », ou « très remarquable » face à un titre de Django Reinhardt. Des adresses, dont celle d’une chanteuse avec les titres de son répertoire, suggèrent que Desnos cherche les interprètes (« contralto en parler à Gendron et Rad. Lux »), il les contacte et les soutient lorsqu’il le peut. Les idées prises sur le vif sont griffonnées en hâte, par exemple l’insertion d’une séquence en rupture ; un nom s’impose, un style : « imitation 5/6’/ Melle Pola fantaisiste/ genre Trénet ».
36Nombre de ces documents concernent les chercheurs travaillant sur la création des poètes à la radio : ils mentionnent des commandes de films publicitaires « films 30 à 40 mètres » (DSN 225, 153), la réponse de firmes qui acceptent ou refusent une création publicitaire, des calculs de rentrée d’argent pour financer une émission, ou encore ils ébauchent des slogans publicitaires au crayon (DSN 223, 8) : « Pour que les murs aient des couleurs joyeuses/ Peintres prenez votre pinceau/ Pour habiller votre maison heureuse » ou « communiqué sur Frileuse 34’ : indicatif Frileuse Calendrier/ Duo Thé des familles » (DSN 223, 13). Quelques correspondances commerciales, propositions et fins de non-recevoir figurent parmi les notules.
Bibliographies
37Comme on peut s’y attendre, les listes de titres sont légion : titres de chansons, récapitulatifs des ouvrages faits et en chantier. La liste des œuvres est un sport très pratiqué des écrivains, dont Cendrars fut le champion toutes catégories : ses pages de garde, introductions et prières d’insérer, alignent invariablement la liste de 33 manuscrits en cours, nombre sacré qu’un nouveau projet doit compléter dès qu’un titre publié ou abandonné sort de la page. Desnos ne semble pas dresser ces listes par superstition, pour se protéger de la panne d’écriture ni pour construire une image de poète débordé par sa propre inventivité, mais pour se répartir au mieux entre ses différentes activités. Les projets de bande publicitaire (DSN 224, 24) pour le recueil Fortunes ou sur un papier rosâtre ce jeu de mots « Deuil pour deuil/ An pour an » (DSN 224, 23) illustrent les stratégies éditoriales de l’auteur et sa pratique ludique du choix des titres. Si Cendrars avait envisagé d’écrire à la fin des années vingt Le Pain quotidien, Desnos, lui, a dans sa liste Le goût du pain, mais aussi La Raison sociale, Le Rêve collectif trois titres qu’un trait réunit et destine à la N.R.F. Ce titre, La Raison sociale, figure sur diverses notules (DSN 225, 152), et dans une liste au crayon rouge de choses à emporter : c’est manifestement un projet qui a pris consistance, comme l’atteste, sous la cote DSN 68‑DSN 71 un brouillon de narration, Les Horreurs de l'amour : première partie : La Raison sociale23 où l’on a réuni des notes de travail, dont le descriptif précise qu’elles étaient dans une chemise cartonnée. Le dossier de ce projet de roman comprend 2 états dactylographiés de 60 et 51 feuillets avec corrections autographes et un état dactylographié incomplet de 45 feuillets, entrés par le legs Youki Desnos et le don Henri Espinouze. Les listes de livres lus, à lire sont également édifiantes : on y trouve des œuvres populaires et des sujets pour des Chroniques d’Aujourd’hui : Pearl White, Fantomas, Les Vampires (Musidora) (élément 147) ; sur une enveloppe qui porte l’adresse du poète sont jetés des noms d’auteurs, des titres de livres, comme autant de « bons sujets » potentiels, une amorce de programme (élément 172).
Projets de recueils et programmes d’écriture
38Se succèdent au fil des notules (DSN 224) des brouillons de sommaire pour de futurs recueils (Fortunes, Siramour, Parterre d’Hyacinthe, Ménagerie de Tristan), des idées d’émissions radiophoniques à proposer soit à Radio Luxembourg, soit au Poste Parisien parfois assorties d’une mention au crayon qui semble être le temps d’écriture envisagé et parfois le genre du texte.
Thèmes 1 mois
Contes à la mie de pain 1 an
Les Horreurs de l’amour 18 mois
Hier et demain 6 mois [une accolade rassemble ce titre au précédent avec l’indication : roman]
Les argonautes ou la toison d’or 6 mois
Trelawney’s life 6 mois. Devant une accolade qui lie ce titre au précédent : « Opéra »
Contes d’Edgar Poë
Contes de Marcel Schwob [Les deux titres sont réunis par une accolade : Radio 3 mois]
Le Pétrole cinéma 1 mois [scénario de documentaire]
Histoire Littéraire Critique 2 ans
Flore littéraire Id. 2 ans
Flore musicale 2 ans
39Sans qu’on puisse parler de stratégie d’écriture, tout au plus de programme d’écriture, on constate que Desnos pensait son œuvre en extension parallèlement sur plusieurs domaines et genres : littéraire, cinématographique, radiophonique, livret d’opéra, encouragé par l’essai réussi de la « Cantate du Musée de l’homme », et fourmillait d’idées lorsqu’il fut arrêté. Ces listes de projets, plus ou moins entamées, sont une façon de rêver à un avenir meilleur, dans lequel écrire permettrait de vivre. Ainsi à côté de « Mord la balle » sur une liste de titres, une évaluation au crayon, « 600 », et, sur la partie inférieure de la feuille, une grande addition des sommes associées à chaque titre, témoigne d’une façon concrète de la lutte du poète pour vivre de sa plume. Poignante aussi, dans ces modestes griffonnages, l’esquisse d’un itinéraire intellectuel et poétique interrompu en plein vol. Plusieurs livres sont réunis par une accolade face à un titre « Poésie délibérée NRF » -projet de recueil ou de réflexions sur la poésie, qui placerait en tout cas clairement l’art poétique de Desnos du côté d’une « poésie intentionnelle » après le temps de la « poésie involontaire » liée au surréalisme. Par rapport à ces deux dénominations d’Eluard en 1942, qui gardent la balance égale entre les deux modes de création, le mot « délibéré » a l’avantage d’inscrire littéralement la liberté de l’esprit du côté de la pensée consciente.
40Les publications en projet n’existent parfois que par un titre dans une liste mais même lorsqu’elles se sont réalisées, sommaires et tables des matières conserveront dans leurs versions successives la présentation verticale de la liste. Parmi les feuillets orphelins, ces traces plus consistantes ouvrent alors sur les études de génétique textuelle, comme c’est le cas des listes de titres des futures Chantefables et Chantefleurs, des prémices d’un virtuel Chantemonde, inabouti, ou encore du répertoire des auteurs à réunir dans De l’érotisme, anthologie de 1923 (manuscrit de 83 feuillets dans la collection de Jacques Doucet sous la cote 7124 (1)).
41À ce qui n’est encore qu’un inventaire, pas d’autre clôture possible que l’ironique raton laveur de Jacques Prévert, qui manque parmi les animaux des Chantefables… Mais une remarque plus générale, peut nous guider au-delà de l’éparpillement des hapax. Ces documents, infimes et intimes à la fois, relèvent souvent, tout comme beaucoup de correspondances d’écrivains, de la sphère privée ; au-delà de l’émotion du quotidien qui ressemble à celle que Barthes attribue à la photographie (« ça a été là »), leur intérêt pour le chercheur présuppose une théorie de la création littéraire et de la critique, qu’elle soit explicitée ou non. Il faut penser, pour les justifier, que la personne de l’auteur et sa vie quotidienne éclairent l’œuvre, que la recontextualisation fine dans l’histoire du temps et des réseaux de sociabilité peut être utile à la compréhension du texte, or leur valeur est fluctuante dans l’histoire de la pensée critique. Les petits restes de la vie quotidienne ont très peu de pertinence dans le cadre d’une théorie du texte structuraliste, ou de « La mort de l’auteur » qui semble en contrepartie permettre l’avènement du lecteur (co-) créateur. Mais dans le cas de Cendrars ou de Desnos, des surréalistes et des avant-gardes du XXe siècle plus globalement, l’exclusion de la vie de l’auteur ferait manquer ce qui est au fondement de l’écriture, la prévalence de la vie dans un constant échange d’énergie vie-œuvre. Ce refus de la dichotomie est un des traits définitionnels de l’attitude avant-gardiste, même s’il n’implique pas nécessairement une identité entre le je d’auteur et le sujet du texte. Un écart parfois infime peut séparer la curiosité voyeuriste — ou fétichiste à l’égard de l’anecdote — de la volonté de se servir de tous les détails susceptibles de nourrir la réception de l’œuvre ; les rubriques de fragments, notes, notules sont paradoxalement, avec les correspondances, les catégories qui engagent le plus clairement une « idée de la littérature » : y sont impliquées au plus près de leur émergence dans la vie quotidienne les relations œuvre-auteur, roman-autobiographie, création artistique-conditions de vie, les rapports entre un écrivain et la société de son temps, la littérature et l'histoire, toutes choses qui ne sauraient demeurer l’impensé d’une recherche.