Un Chat botté fort peu civil. La mécanique de la ruse
1Dans le conte « Le Maître chat, ou le Chat Botté » de Perrault (1697), le chat déploie toute une série de ruses pour assurer l’ascension sociale du benjamin déshérité du meunier. Ayant fait croire au roi qu’un fief appartenait à son maître, prétendument marquis, le chat est donc maintenant dans l’obligation d’en prendre réellement possession et pour cela de se confronter directement au seigneur ogre. L’épreuve décisive pour le chat semble reposer en grande partie sur la bêtise de l’ogre qui accepte de se transformer en souris devant un chat ! Pourtant, nous montrerons que c’est plutôt le stratagème du chat qui est à l’œuvre, développant tour à tour des techniques de renseignement, un art de la rhétorique, et surtout une ruse particulièrement subversive, quoique risquée.
Un ogre pas si abruti
2L’ogre transformiste consent à se métamorphoser en souris devant un chat, et se fait naturellement croquer. Comment peut-on, semble-t-il, être si niais ? S’agit-il d’une énième histoire de l’ogre dupé ?1 Il se trouve que les ogres, dans les contes de Perrault, sont certainement brutaux, mais ils ne sont pas des abrutis finis et ils savent même faire preuve de discernement. Quand le prince-charmé raconte des menteries pour préserver sa relation clandestine avec la Belle au bois dormant, « le Roi son père qui était bonhomme le crut, mais sa Mère [ogresse] n'en fut pas bien persuadée, & voyant qu'il allait presque tous les jours à la chasse, & qu'il avait toujours une raison en main pour s'excuser, quand il avait couché deux ou trois nuits dehors, elle ne douta plus qu'il n'eut quelque amourette »2. Quant à l’ogre du « Petit Poucet », il ne se laisse pas abuser par les mensonges de sa femme tentant de protéger les garçonnets (« Je sens la chair fraîche, te dis-je encore une fois, […] en regardant sa femme de travers, & il y a ici quelque chose que je n'entends pas […] Ah, dit-il, voilà donc comme tu veux me tromper »), contrairement à bien d’autres antagonistes bernés, dans les contes, dans des circonstances similaires, comme le diable des Trois cheveux d’or du diable des Grimm ou Kachtcheï de La belle des belles d’Afanassiev.
3En fait, l’ogre du « Chat botté », quoique vaniteux, n’est pas pour autant antipathique. Il est bon hôte (il « fit reposer [le chat] ») et bon ami (« une magnifique collation que l'Ogre avait fait préparer pour ses amis »). L’impression qu’il serait stupide repose en fait sur deux présupposés : il percevrait le chat comme un chat ; il serait l’ennemi en tant qu’ogre, de sorte que l’on se méfie de lui et que lui devrait donc par principe se méfier de quiconque. En fait, le chat, grâce aux bottes, se fait passer non seulement pour un humain avec sa posture bipède, mais plus encore, sans doute, pour un gentilhomme (écuyer ou chevalier), car, dans un conte de Perrault, il suffit de bottes pour être perçu tout autrement. C’est comme cela qu’il obtient audience auprès du roi et, nous le verrons, qu’il se fait recevoir par l’ogre. Par ailleurs, l’ogre du « Chat botté » n’est pas présenté comme l’ennemi public : ni rumeur malsaine qui court à son sujet (comme celle concernant l’ogresse de « La Belle au bois dormant »), ni villégiature retirée à l’écart (comme celle de l’ogre du « Petit Poucet »), ni méfait rapporté le concernant. Il n’a donc pas de raison de se défier de quiconque en général, et de se défier de ce visiteur-là en particulier, personnage vaguement chat mais surtout gentilhomme.
4Dans les séquences précédant sa rencontre avec l’ogre, le chat avait déjà montré ses capacités à s’adapter à chaque situation et à chacun de ses interlocuteurs. Mais désormais il se retrouve dans l’obligation de prendre possession du fief qu’il parcourt. Il est allé trop loin pour reculer, car si le roi découvrait que le marquis lui avait menti, tout s’écroulerait avec les risques d’un châtiment terrible. Le chat doit donc absolument éliminer le châtelain, qu’il ne connaît pas.
Une confrontation impromptue
5« Le maître Chat arriva enfin dans un beau Château dont [il se trouve que] le Maître était un Ogre », ce que ne savait pas antérieurement le chat. Le chat, n’ayant eu auparavant aucune idée de son futur adversaire (c’est-à-dire de sa future victime), fait donc preuve encore une fois d’une grande confiance en lui — et, notons-le, d’une absence de questionnement moral3.
6Le chat, toujours avisé, commence par se renseigner : il « eut soin de s'informer qui était cet Ogre, & ce qu'il savait faire ». Il apprend donc ses compétences en métamorphoses animales. En attendant la rencontre, comment envisager la confrontation à venir ? Vaincre l’ogre par la force est impensable, surtout pour lui, chasseur tout juste capable de n’attraper qu’« un jeune étourdi de lapin », « peu instruit encore des ruses de ce monde ». Donc ruser : de quelle manière pourrait-il tourner à son avantage les capacités métamorphiques de l’ogre, qui semblent pourtant, à première vue, présenter un redoutable obstacle ? L’idéal serait que l’ogre se transforme en souris. Mais il ne peut d’évidence pas le lui demander directement, frontalement, sans l’offusquer et l’alarmer sur ses intentions malveillantes. Il faudrait donc l’inciter à le faire volontairement.
La fine mécanique de la ruse
7Voici comment se déroule la rencontre :
On m'a assuré, dit le Chat, que vous aviez le don de vous changer en toute sorte d'Animaux, que vous pouviez, par exemple, vous transformer en Lion, en Eléphant ? cela est vrai, répondit l'Ogre brusquement, & pour vous le montrer, vous m'allez voir devenir Lion. Le Chat fut si effrayé de voir un Lion devant lui, qu'il gagna aussitôt les gouttières, non sans peine et sans péril, à cause de ses bottes qui ne valaient rien pour marcher sur les tuiles. Quelques temps après le Chat, ayant vu que l'Ogre avait quitté sa première forme, descendit, & avoua qu'il avait eu bien peur. On m'a assuré encore, dit le Chat, mais je ne saurais le croire, que vous aviez aussi le pouvoir de prendre la forme des plus petits Animaux, par exemple, de vous changer en un Rat, en une souris ; je vous avoue que je tiens cela tout à fait impossible. Impossible ? reprit l'Ogre, vous allez voir, & en même temps il se changea en une Souris qui se mit à courir sur le plancher. Le chat ne l'eut pas plus tôt aperçue, qu'il se jeta dessus, & la mangea.
8Ce passage du conte de Perrault relate une rencontre en deux temps. Le chat obtient donc comme escompté la transformation en souris, mais après être passé par une transformation initiale en lion. Le texte est dense et les fines variations n’apparaissent pas d’emblée. Pour bien comprendre ce qui s’est passé, distinguons les deux phases et les tours de parole du dialogue :
Phase 1
On m'a assuré, dit le Chat, que vous aviez le don de vous changer en toute sorte d'Animaux, que vous pouviez, par exemple, vous transformer en Lion, en Eléphant ?
cela est vrai, répondit l'Ogre brusquement, et pour vous le montrer, vous m'allez voir devenir Lion. […]
Phase 2
On m'a assuré encore, dit le Chat, mais je ne saurais le croire, que vous aviez aussi le pouvoir de prendre la forme des plus petits Animaux, par exemple, de vous changer en un Rat, en une souris ; je vous avoue que je tiens cela tout à fait impossible.
Impossible ? reprit l'Ogre, vous allez voir, et en même temps il se changea en une Souris […]
9En premier lieu, on voit que le stratagème du chat consiste à inciter l’ogre à se transformer en animal sans formuler de demande explicite de démonstration (le chat ne demande pas pourriez-vous me montrer si vous pouvez vous transformer en… ?), cela rendrait l’ogre suspicieux. Il ne pose pas non plus une question fermée (du type : est-il vrai que vous pouvez… ?), ce qui serait indiscret et romprait l’honnêteté (au sens du XVIIe siècle) de la conversation. Le chat énonce simplement une proposition qu’il signale comme une rumeur incertaine (« on m’a assuré que vous aviez… »), avec un imparfait à valeur modale exprimant sa perplexité. Sa phrase n’est pas une construction interrogative régulière mais néanmoins le chat la termine par un point d’interrogation, donc une inflexion sonore incitant habilement l’ogre à faire une démonstration, en misant sur sa vanité. La réaction « brusque […] » de l’ogre lui prouve bien qu’il a visé juste. Non seulement l’ogre répond à la question fermée qui n’a pas été posée (« cela est vrai »), mais il effectue volontairement la démonstration qui n’a pas été demandée (« pour vous le montrer, vous m'allez voir devenir »…)
10En deuxième lieu, le chat, tout en choisissant de manière délibérée les animaux en lesquels se transformer, se garde bien d’énoncer un choix unique. Il les suggère par des alternatives duales (lion et éléphant en phase 1, rat et souris en phase 2), afin de donner l’impression à l’ogre que c’est lui qui choisit librement. Pour renforcer le sentiment de propositions spontanées, presque aléatoires, le chat réitère lors des deux moments que ses idées ne sont que des « exemples ». En outre, lors de la phase 1, le chat, en déclarant choisir lion et éléphant comme exemples représentatifs de « toute sorte d’animaux », atténue l’impression qu’il choisit en fait une sorte tout à fait particulière d’animaux.
11Précisément, les animaux choisis par le chat en phase 1 sont massifs, impressionnants, et surtout valorisants. Ils ne présentent donc pas de difficultés particulières en tant que tel, et de fait l’ogre relève le défi sans résistance aucune. Il choisit sans surprise le lion, le plus glorieux, le plus royal. Mais comment ensuite, en phase 2, convaincre l’ogre de passer à des animaux nuisibles et plus répugnants, et de se mettre dans une position vulnérable ?
12Examinons d’abord l’aspect dévalorisant des animaux visés par le chat. Si le chat, en phase 2, incitait strictement de la même manière qu’en phase 1 l’ogre à se transformer, mais cette fois en mentionnant ingénument rat et souris, l’ogre pourrait se montrer réticent, arguant que le chat a bien vu de quoi il était capable, et qu’il pouvait se transformer en tous les animaux imaginables sans avoir besoin de le prouver derechef. Le seul argument qui pourrait justifier que la première démonstration ne suffise pas, serait que les métamorphoses soient de difficultés inégales selon le type d’animaux (et en l’occurrence plus difficile pour de « petits animaux », l’ogre appartenant à la catégorie des massifs) ; mais rien ne permet de l’affirmer. L’astuce du chat consiste précisément à laisser penser que telle est son opinion, mais cela de manière implicite. En effet, lors de la seconde invite, le chat reprend la même accroche (« on m’a assuré encore ») mais, au lieu d’exprimer sa curieuse perplexité comme en phase 1, il indique d’abord son scepticisme (« je ne saurais le croire » qui n’est pas je ne le crois pas mais équivaut à je ne peux pas le croire4) avec délicatesse, faisant passer son sentiment pour involontaire, comme plus fort que lui (c’est-à-dire que sa raison), et non comme un refus assumé de donner du crédit aux ouï-dire avantageux concernant l’ogre. Puis il renforce cette opinion à la fin (avec une proposition supplémentaire par rapport à la phase 1), sous forme d’incrédulité totale énoncée là encore avec une réticence respectueuse (« je vous avoue que je tiens cela tout à fait impossible ») : cela sous-entend que cette transformation-là serait plus difficile que la première, donc sans le dire… En outre, la formulation se termine par un véritable défi. Aussi, l’ogre, plutôt que d’expliciter le présupposé infondé pour mieux le réfuter (qu’est-ce qui vous fait croire que cela serait plus difficile ? soyez sans crainte, en aucune manière), piqué au vif, rebondit sur cette prétendue impossibilité (« Impossible ? reprit l'Ogre, vous allez voir ») : il en administre la preuve, et plus précipitamment encore qu’en phase 1 (le « vous m'allez voir devenir […] » devient en phase 2 : « vous allez voir, et en même temps il se changea […] »).
13Enfin, une autre subtilité du chat joue à la fois sur le présupposé de difficulté supérieure pour les « petits animaux » et sur la susceptibilité de l’ogre : en phase 1, le chat qualifie la compétence métamorphique de « don », soit une simple capacité avantageuse5, tandis qu’en phase 2 il invoque un véritable « pouvoir » qu’il dénie à l’ogre, augmentant fortement les enjeux narcissiques.
14Quelles que soient l’habileté rhétorique du chat et la vanité de l’ogre qui permettent de comprendre que celui-ci surmonte l’aspect peu reluisant des « petits animaux », sans recourir à l’argument d’une stupidité de l’ogre, il reste néanmoins une difficulté : pourquoi se mettrait-il volontairement dans une position si vulnérable ? Même si l’on prend en compte le fait que l’ogre ne considère pas vraiment son invité comme un chat, le rat et la souris sont de faibles bêtes à la merci aussi des humains.
15Pour comprendre cela, il faut revenir sur les propositions du chat en phase 1. Le Lion et l’Éléphant ont certainement l’intérêt d’être deux animaux massifs et impressionnants, mais ils ont aussi l’inconvénient d’être effrayants, l’un plus encore que l’autre par son caractère de prédateur carnivore, à l’égard des chats comme des hommes. Mais alors pourquoi, pour le chat, proposer des options qui lui sont périlleuses, plutôt que le noble cerf ou le fougueux cheval, par exemple ? S’agit-il seulement d’une question d’animaux exotiques, sauvages ou spectaculaires ? En fait, le chat se met délibérément en danger, en connaissance de cause, devinant bien que l’ogre choisira le lion : il en « fut si effrayé [et] avoua qu'il avait eu bien peur ». Franche confession qui réjouit certainement l’ogre : il croit avoir réussi son effet. Mais, en prenant ce risque, et par sa peur non dissimulée, c’est en fait le chat qui obtient les résultats escomptés. Car de manière plus fondamentale, le chat vise deux objectifs. D’abord, en se mettant en position de vulnérabilité, il renforce le sentiment de toute-puissance et d’invulnérabilité persistante de l’ogre, qui facilitera sa décision malavisée de se transformer en phase 2. Ensuite, et plus essentiellement, le chat pose les règles du jeu de civilité, implicitement fondé sur la confiance réciproque : puisqu’il fait confiance à l’ogre de ne pas abuser de la situation (même si sur le moment l’instinct de fuite et de survie du chat reprend le dessus), et que l’ogre en effet n’en profite pas, sur le mode ludique du simulacre, celui-ci s’attendra à ce qu’en retour, entre gens fort civils, en situation inversée, son interlocuteur n’en profite pas non plus. Ainsi le chat crée un climat de confiance où chacun accepterait à tour de rôle de se mettre dans une position de faiblesse sans que l’autre n’en abuse, ou du moins le fait-il croire à l’ogre6. Prouver d’abord qu’on a confiance en quelqu’un n’est-il pas le meilleur moyen de gagner ensuite sa confiance ?
16En fait, dès sa prise de contact, le chat avait œuvré à établir ce climat de confiance. Arrivant au château de l’ogre, il « demanda à lui parler, disant qu'il n'avait pas voulu passer si près de son Château, sans avoir l'honneur de lui faire la révérence. L'Ogre le reçut aussi civilement que le peut un Ogre, & le fit reposer. » Ainsi le chat, toujours se présentant comme gentilhomme grâce à ses bottes, se permet de faire une visite de courtoisie à un seigneur même sans le connaître personnellement, en vertu d’une civilité nobiliaire. Autant le petit Poucet invoquera l’hospitalité charitable pour se réfugier dans la maison de l’ogre (« [il] dit, qu'ils étaient de pauvres enfants qui s'étaient perdus dans la Forêt, & qui demandaient à coucher par charité »), autant le chat, ici, implique tacitement, par sa demande même, un statut usurpé. La formulation de sa requête est peu intrusive et fort obligeante : il ne venait pas spécifiquement pour le voir, mais, étant de passage dans les parages, il tient à faire l’effort d’un (petit) détour par pure courtoisie et par honnête flatterie. De fait, l’ogre réagit comme escompté, et le reçoit assez « civilement ». Le chat obtient ainsi une première victoire, qui ne consiste pas seulement dans le fait de parvenir à rencontrer l’ogre : en s’invitant, le chat établit un climat de sociabilité partagée, de valeurs communes. Il instille l’idée qu’ils sont gens de même condition entre lesquels la confiance est de mise. À ce stade, il inspire confiance à l’ogre et, plus tard, en subissant la transformation de l’ogre en lion, il gagne définitivement la confiance de l’ogre.
17Au fond, la ruse principale du chat consiste à trahir, avec une certaine perfidie, son hôte attentionné, à briser la réciprocité attendue de la relation de confiance, à la subvertir littéralement en retournant contre l’ogre châtelain ses propres valeurs sociales7.
La ruse, une mécanique délicate
18Les choses se déroulent comme prévu, ou du moins escompté, et le chat peut croquer l’ogre et prendre possession du fief juste à temps pour y recevoir le roi au nom du marquis. Mais il n’en fallait pas beaucoup pour que cela se passe autrement.
19L’ogre aurait pu être réticent à user de son pouvoir sur le champ sans raison spécifique, et aurait pu se contenter de confirmer verbalement qu’il en avait la capacité. Mais le chat ayant pris la peine d’établir d’entrée de jeu une communauté de valeurs (par son aimable et flatteuse prise de contact), prenant soin de faire susciter la démonstration sans la demander directement, et une démonstration plutôt valorisante, il eut fallu un grand flegme de la part de l’ogre pour ne pas y résister.
20L’ogre aurait pu, une fois lion, céder à une gourmandise ogresque et un instinct prédateur, pour ne faire qu’une bouchée du chat, botté ou non. Mais la finesse du chat est de parier que l’assez honnête ogre ne puisse pas se laisser aller à s’en prendre à son invité, et qu’au contraire son plaisir serait d’épater un interlocuteur vivant avec la preuve de ses pouvoirs (considérant que si l’ogre consent à procéder à une démonstration, c’est bien pour en obtenir après la reconnaissance du sceptique).
21L’ogre aurait pu, après sa métamorphose en lion, esquiver une nouvelle transformation, dégradante, et se contenter de déclarer que son invité avait bien vu de quoi il était capable. Mais le chat, comme nous l’avons vu, pousse encore plus loin le ressort narcissique, après avoir eu la confirmation que l’ogre y était assez sensible. Et surtout, sa prise de risque personnelle lui permet de rassurer trompeusement l’ogre sur ses intentions honnêtes.
22L’ogre aurait pu décider de se transformer en rat plutôt qu’en souris. Or, le rat, plus gros, plus coriace, n’est pas une proie facile pour les chats et peut même les blesser. Ce chat-là est certes capable « de tours de souplesse, pour prendre des Rats et des Souris ; comme quand il se pendait par les pieds, ou qu'il se cachait dans la farine pour faire le mort ». Mais les circonstances sont ici moins propices à une ruse par feinte avec l’avantage du terrain.
23Cependant, le chat, prend soin d’user de la rhétorique pour orienter l’ogre vers le choix de la souris plutôt que du rat. On peut ainsi remarquer qu’en phase 1, il suggère « en Lion, en Eléphant », dans cet ordre et avec des majuscules pour chacun, tandis qu’en phase 2 il suggère « en un Rat, en une souris » dans cet ordre mais avec une minuscule pour la souris. En variant l’ordre, le chat évite de donner l’impression d’attendre une réponse spécifique ; l’ordre de la phase 2 étant nécessaire, il en résulte que celui de la phase 1, moins contraint (il était prévisible que l’ogre préfèrerait se métamorphoser en lion, quel que soit l’ordre), soit inversé. En effet, en phase 2, le chat devait absolument placer les deux rongeurs dans cet ordre, pour accompagner son évocation des « plus petits Animaux » d’intonations correspondantes entre le relativement Gros Rat et la toute petite souris8, cette dernière étant la preuve ultime des « pouvoirs » de l’ogre.
24Le chat enchaîne donc les pronostics, avec habileté, clairvoyance et discernement, dans un parcours qui est périlleux et en risque permanent d’échec, bien qu’il donne, somme toute, une impression de facilité déconcertante au lecteur.
La ruse, une mécanique cachée
25Cette trompeuse impression de fluidité dans le déroulement de l’histoire, qui masque la permanence des risques, quoique limités et maitrisés, repose sur de nombreux facteurs, dont plusieurs préjugés de la part des lecteurs.
26D’abord, au niveau générique, la catégorisation du récit comme conte laisse abusivement croire de manière quasi téléologique que les événements ne peuvent aller que vers une fin heureuse pour le héros9. En conséquence, à proportion de son préjugé, le lecteur sera inattentif à la complexité des ruses du chat, et donc des risques associés.
27En second lieu, le choix de l’antagoniste dans ce récit, un ogre, entraîne, pour le lecteur d’aujourd’hui chargé de stéréotypes sur le personnel des contes, plusieurs fausses pistes. D’abord le préjugé que l’ogre serait stupide, ce qui n’est pas le cas ici, comme nous l’avons déjà vu ; mais, par contraste, cela occulte la fine mécanique de la ruse. Ensuite que l’ogre serait un personnage si négatif que son élimination serait bienvenue. Là encore, si l’on ne parvient pas à considérer le châtelain, certes vaniteux, comme un hôte correct et de fait une victime, il est difficile de percevoir la nature socialement subversive de la ruse du chat.
28Ensuite, un autre préjugé concerne le style de Perrault, souvent jugé simple et naïf, comme s’il ne faisait que retranscrire des contes de tradition populaire en les adaptant seulement aux principes de bienséance de son milieu. Tout au contraire, les contes-de-Perrault relèvent d’une poétique très sophistiquée, où les jeux sur les répétitions différentielles (comme on l’a vu dans le passage de la rencontre avec l’ogre, construite en deux phases non identiques) les rapprochent plutôt du style de la Bible hébraïque, atteignant une densité littéraire rare.
29Enfin, un passage particulier de l’épisode participe de cette poétique de la dissimulation des rouages de l’histoire vis-à-vis du lecteur, et mérite examen. Après que le chat ait suborné les paysans, lorsqu’il se dirige vers le château, que sait-il et que savons-nous ?
Le maître Chat arriva enfin dans un beau Château dont le Maître était un Ogre, le plus riche qu'on ait jamais vu, car toutes les terres par où le Roi avait passé étaient de la dépendance de ce Château : le Chat qui eut soin de s'informer qui était cet Ogre, & ce qu'il savait faire, demanda à lui parler
30Le lecteur apprend que le châtelain est un ogre, tout comme le chat. Mais ce dernier apprend en sus « ce qu’il savait faire », compétences qui ne sont pas communiquées au lecteur, et qu’il ne découvrira que quelques lignes plus loin, lors du dialogue avec l’ogre. Curieusement, le narrateur choisit donc de sous-informer le lecteur par rapport au chat, car il eut suffi de dire : le chat eut soin de s’informer qui était cet ogre, et appris qu’il pouvait se transformer en toute sorte d’animaux ; ce qui aurait donné une matière aux spéculations du lecteur, sans éventer d’avance la ruse du chat. Le chat, sur le chemin, se dirigeant vers sa rencontre avec l’ogre est donc, peut-on croire, déjà en train de réfléchir à la façon de l’éliminer, tandis que le lecteur, sans aucun indice, ne peut même pas se demander ce que le chat a appris et s’il dispose d’une information cruciale. Ce dispositif littéraire peut sembler paradoxal car il entrave la création d’une tension dramatique et d’un effet de suspens, qui supposent un minimum d’information pour susciter les réflexions du lecteur. En quelque sorte, si le chat court au-devant du carrosse, il laisse le lecteur loin derrière. Aussi, lorsque débute l’échange entre le chat et l’ogre que nous avons analysé, le lecteur découvre, tout en même temps, et les données du problème et la solution, sans un instant pour s’interroger à son tour. Il ne peut donc pas prendre pleinement conscience des ressorts du stratagème mis en œuvre. Nous pouvons penser que la poétique de Perrault, laconique et parcimonieuse, vise justement à créer un rythme précipité et spontanément irréfléchi pour le lecteur, de sorte à favoriser plutôt l’impression d’un déroulement facile et naturel des événements.
31Dans les contes populaires figurent parfois une joute de métamorphoses (motif-index D615) entre deux adversaires, notamment des magiciens. Dans le conte de Perrault, les deux protagonistes ne sont pas des ennemis déclarés, et tout au contraire le chat se fait passer pour un interlocuteur fort civil, voire amical. Le personnage du chat est déjà métamorphosé, en quelque sorte, mais parvient justement à simuler des apparences sociales pour mieux tromper sa victime et la piéger avec ses propres valeurs. La ruse socialement subversive mise en œuvre dans cet épisode est fine et sophistiquée, mais aussi délicate et risquée. Pourtant, ces caractéristiques passent presque inaperçues, conformément à la poétique de Perrault annoncée dans l’épitre dédicatoire de son recueil, qui dissimule les rouages de ses histoires pour mieux inciter à atteindre la « Morale très sensée, et qui se découvre plus ou moins, selon le degré de pénétration de ceux qui les lisent ».