Irréalisation du réel & fictionnalisation de l’Histoire
« L’imaginaire c’est la restitution d’un réel plus vrai que lui-même, et doté par surcroît de ces multiplicateurs que sont les qualités propres de la nouvelle et du roman : l’autonomie du contour, la tension sur un ou plusieurs axes, l’accent portant, au gré de l’auteur, sur le débat philosophique ou social, l’aventure romanesque, le chatouillement affectif, la recherche stylistique etc.
Cette diversité d’accentuation caractérise les développements les plus récents du genre1. ».
Jacques Berque
1Le problème de la fiction, en particulier dans le domaine de l’esthétique de l’imaginaire dont la littérature semble être le lieu privilégié, a longtemps préoccupé non seulement les critiques mais aussi et surtout les créateurs mêmes. On se souviendra des batailles littéraires à coup de préfaces, paratexte de justification plus encore que de simple présentation ou de dédicace (voir la préface de Gérard De Nerval à son œuvre Les filles de feu (1854) ou à la traduction du Second Faust (1840) de Gœthe, ces batailles mémorables qui ont témoigné que le problème de la préface était en fait un problème autrement plus complexe et qui a fini par interpeller les linguistes (T .Todorov) tout comme les philosophes du langage (John Searle).
2Mais la fiction a-t-elle une fonction précise ou revêt-elle des fonctions diverses et multiples ? Comment appréhender la typologie de la fonctionnalité de la fiction, tout particulièrement dans le texte littéraire moderne où le genre aura été capté par le potentiel réel qui tranche fondamentalement d’avec l’ancien merveilleux, irréel quasi absolu au regard de la philosophie analytique actuelle2.
3On se souviendra que le xixe siècle aura été surtout le siècle de l’affrontement du réalisme avec le fictionnel (le symbolisme plus encore que le romantisme) en ce que ce siècle qui verra triompher la thermodynamique, les sciences de l’homme et la méthode expérimentale, ce siècle semble se caractériser comme étant celui de la fin des grandes fictions, l’extinction en marche des grands mythes antiques, la rationalisation des croyances désuètes, la difficile survivance, sinon poétique, des superstitions obsolètes et le retour timide quoique parfois délirant du merveilleux.
4Ce sont là, à vrai dire, des lectures et des considérations devenues quelconques et quasiment banales dans la critique littéraire occidentale moderne voire même post moderne (voir les diatribes qui opposent, mais pour combien de temps encore, les critiques littéraires anglo-saxons (américains) aux critiques littéraires européens, en particulier français: comme la critique de la déconstruction par John Searle3 contre le courant Derrida ou encore plus incisives les critiques de Alan Sokal contre le courant post moderne de Lacan, Kristeva, Irigaray, Latour, Baudrillard, Deleuze, Gatari et Virilio4.
5Notre intérêt pour la problématique de la fiction vient en grande partie de cet étrange paradoxe, que cette dernière continue à constituer une ligne de fracture entre les critiques d’une part (c’est son côté intéressant voire productif et assurément constructif) mais surtout entre les créateurs d’autre part, (c’est le côté lamentable voire improductif voire destructeur). C’est pourquoi le choix de traiter de cette problématique s’est porté sur celui inhérent à une réalité socio esthétique marquée par un statut particulier bien fragilisé de l’imaginaire littéraire et partant par celui combien discutable de la fiction et celui franchement contestable de l’histoire. Le choix du roman algérien d’expression arabophone nous parait être en la circonstance un territoire privilégié d’observation et d’analyse. La disparition brutale, il y a peu d’années, du premier grand romancier algérien arabophone, le regretté Abdelhamid Benhaddouga, en mettant un point final à son œuvre, la livre comme corpus fermé, clos et donc idéalement observable. C’est le roman de Benhaddouga qui fera, ici et maintenant, l’objet exclusif de notre approche comme objet de fiction, doublement confronté et au réel d’une société qui se fait et à l’histoire5 comme un outil de contrôle6 (au sens foucaldien du terme), singulièrement contraignant si l’on se souvient de la condamnation véhémente de la fiction et de la représentation romanesque par Abbassi Madani alors porte‑parole de la radicale mouvance islamique aux élections de 1991, et ce en pleine campagne électorale, lors d’une émission télévisée.
6À son point d’ancrage et de départ, l’écriture romanesque de Benhaddouga s’inscrit dans la perspective historique avec comme toile de fond un événement majeur, et partant bien réel, de l’histoire de la société algérienne : la guerre nationale de libération, dont l’écriture de l’histoire a encore beaucoup de mal à franchir le mur de la censure et de l’autocensure. Nous connaissons tous l’importance de l’histoire et de l’événement majeur dans la constitution du roman historique tel que l’avait théorisé Georges Lukacs7, et nous savons aussi les contraintes réalistes dans l’écriture du roman historique, épique comme nous connaissons la part de la fiction et du rôle qu’elle tient et ce à travers l’analyse fine et pertinente faite par Lukacs sur l’ouvrage de Léon Tolstoï: Guerre et Paix.
7Pour le roman de Benhaddouga, disons succinctement qu’il s’inscrit dès son apparition, avec le célèbre roman : « Rih al janoub », (Vent du sud, SNED 1975), dans ce courant de l’écriture littéraire arabophone qui prend option pour le réalisme, une espèce abâtardie de réalisme socialiste populiste avec la glorification du héros de guerre, du paysan résistant, du militant politique et militaire mais plus particulièrement avec une focalisation sur la femme victime de toutes les exploitations parce qu’elle est le témoin privilégié d’un monde chaotique. Le cadre romanesque est principalement la campagne, haut lieu de résistance mais aussi et surtout d’épreuve pour la femme en tous points aliénée. Quand le cycle romanesque s’achève, c’est à dire après une dizaine de romans publiés entre 1975 et 1995, soit un peu moins d’un quart de siècle, la problématique semble n’avoir pas été altérée par le temps qui passe. Le tout dernier roman publié post mortem sous le titre paradoxal : Je rêve d’un monde nouveau (en traduction française du titre arabe moins poétique et plus prosaïque : Ghaden yawmoun jadid : « demain sera un jour nouveau) confirmera la persistance du statut fragile et combien problématique de la femme dans la société algérienne, et c’est une femme « récupérée par le système », culpabilisée par son nouveau statut de citadine et qui ne pense qu’à sa Rédemption par un pèlerinage à la Mecque avant de rendre son dernier souffle.
8Une première impression se dégage : l’histoire est passée, tel un ouragan. D’abord une éprouvante guerre de libération entre 1954 et 1962, suivie ensuite par des émeutes de jeunes en octobre 1988 débouchant enfin sur les graves événements qui ensanglantent le pays depuis 1992. Mais rien ou presque, n’a changé dans le réel, surtout dans le réel de la femme héroïne qui d’époque en époque semble se réincarner et se désincarner pour donner une image réelle et tragique de destins chimériques. C’est dire que dans ce roman algérien arabophone, c’est la fiction qui semble être le moteur réel de l’écriture alors que tout paraît presque plus réel que le réel : les faits sont établis et datés ; les lieux définis ; les temps précisés ; les références en adéquation avec la culture réelle du pays. Est‑ce à dire que l’effet fiction du récit aura eu pour résultat de « fictionner » l’histoire et ses supports, tous ses supports ?
9La question nodale pourrait partir du statut logique du discours de la fiction dans la culture arabophone du romancier algérien (aussi bien le cas précis de Benhaddouga que le cas plus général de tous les romanciers algériens arabophones de sa génération). Autrement dit, quelle est la relation qu’entretient la culture de fiction avec les valeurs normatives dans la société algérienne, celles essentiellement travaillées par le registre de la culture orale ou la fiction semble trouver un terrain de prédilection en tant que « transfiguration du réel » au sens où l’entendait dans une certaine mesure Gérard de Nerval dans Aurélia. Car comment ne pas penser à la transfiguration quand le même personnage féminin traverse toute l’œuvre romanesque de Benhaddouga, se modulant au gré d’une histoire et d’un réel pourtant bien présents mais combien évanescent. Comment ne pas y penser surtout quand on se retrouve comme dans le dernier roman dans un cas singulier d’un entretien entre le personnage principal Messaouda la narratrice et le narrateur qui laisse beaucoup d’indices de positionnement autobiographique de la part de l’auteur lui-même, donnant au texte romanesque une dimension et une valeur de testament. À ces valeurs normatives comportementales existe-t-il des correspondants dans les constructions langagières appropriées qui donneraient consistance à la logique et à la culture de fiction ?
10Comment la fiction, non seulement en tant que culture et comportement socialisés mais aussi et surtout comme procédés de discours de seconde intentionnalité tout comme le discours indirect, et la métaphore8 nécessite-t-elle des structurations textuelles ou discursives régies aussi bien par des règles verticales dites d’adéquation du langage avec le monde (donc avec le réel) et bien entendu des règles horizontales qui régissent la stratégie discursive de « la feinte » et qui font que la fiction n’est en fait qu’un réel feint ou plus exactement une feinte de réel ? En fait, l’effet fiction devient effet de fiction. Mais le passage de l’effet fiction qui structure la stratégie discursive d’évitement du réalisme à l’effet de fiction qui se veut un travail agi et régi par un comportement assumé de l’auteur de la fiction est -il un travail de déconstruction du réel ou est-il un travail de transfiguration ? Qui aurait donc raison, Derrida ou Nerval, le critique ou le créateur ?
11En d’autres termes, la fiction est-elle un simple procédé rhétorique formellement fonctionnel ou est-elle un comportement langagier régi par des règles aussi bien constructivistes que normatives au sens pragmalinguistique du terme9 ?
12L’exemple de l’écriture romanesque de Benhaddouga choisissant de traiter de l’histoire d’une nation en cristallisation à travers l’histoire du statut d’une femme en prise avec le réel social, historique, économique et politique et qui, de par sa situation de femme cloîtrée, objet d’un désir assidu et de harcèlement continu est une écriture à travers laquelle la fiction se trouve être conditionnée non seulement par les valeurs comportementales qui structurent et conditionnent la culture de l’écrivain mais aussi, la fiction se trouve prisonnière d’un réalisme fortement idéologisé. C’est ainsi, par exemple que traitant du statut de la femme, personnage cardinal dans toute l’œuvre, l’auteur soumet l’évolution de ce personnage, ce même personnage en fait, à des aléas conjoncturels mais qui sont eux-mêmes régis par des valeurs normatives qui dictent à l’écrivain la stratégie discursive du traitement du problème ; c’est ainsi, par exemple, que le personnage principal, Nfissa dans « Rih al janoub » (Vent du sud 1975) se trouve être marqué encore par le souffle révolutionnaire quelque peu anarchisant dans une Algérie encore sous la tempête de la Révolution agraire depuis quatre ans, cependant que le personnage principal féminin, Rokaya, du second roman « Nihayat el ams » (la fin d’hier) dans une Algérie en bute aux premiers grands soubresauts d’une série de crises aussi graves les unes que les autres a déjà engagé un retrait sur des positionnements sociaux plus conservateurs, plus conformes à un statut configuré par le pouvoir politique de contrôle, et auquel le romancier se plie..
13Voilà qu’en fin de parcours, le personnage féminin qui traverse toute l’histoire de la formation, de la cristallisation, et de la mise à épreuve du sentiment national algérien (1930 à 1996), ce personnage se désincarne, se transfigure et devient un simple et inefficace témoin, exclu de la dimension actantielle, alors même que la femme en tant qu’être socialisé aura pu, à la faveur des cataclysmes socio-politiques et à la faveur du libéralisme institutionnellement consacré dans le cadre du système électoral, prend une place non négligeable comme actrice politique dont les voix sont fortement sollicitées. Les femmes sont devenues ministrables, ténors dans les campagnes électorales et médiatiques, présidente de parti, cadres supérieurs, candidates aux différentes élections, et mêmes terroristes et chefs de groupes activistes, alors que l’écriture fictionnelle romanesque continue encore à les traiter comme des personnages au statut singulier.
14Est-ce à dire que cela traduit une disjonction entre la société et une des formes de son expression esthétique et imaginaire ? La fiction est-elle devenue un refuge contre le réel ou un refus du réel ? La question méritait au moins d’être soulevée et débattue.