Colloques en ligne

Alexandre Gefen

Préface

1Se revendiquant « reportage expérimental », la célèbre Enquête sur l’évolution littéraire du journaliste Jules Huret qui regroupe en 1891 soixante‑quatre entretiens d’écrivains est restée l’exemple le plus célèbre des grandes entreprises de documentation du présent littéraire. Si sa formule journalistique particulière et consistant à mettre en scène la séquence de l’entretien lui‑même et à chercher le bon mot fit date (pensons juste à la fin de l’entretien avec Mallarmé : « Au fond, voyez‑vous, me dit le maître en me serrant la main, le monde est fait pour aboutir à un beau livre »), l’enquête de Jules Huret s’inscrit dans une très longue tradition de tableaux et de panoramas dont le point commun est de contribuer à notre mémoire des lettres en constituant celles‑ci comme un champ spécifique. En se différencient de l’entreprise historienne visant à établir des chronologies ou de l’entreprise théorique produisant des catégories et des comparaisons, le genre de l’enquête ou du panthéon produit des analyses synoptiques. Listes, parnasses, tableaux, enquêtes, canons, produisent des sélections, opèrent des choix, mais manifestent une saisie reflétant la diversité des faits, des positions, des créations littéraires, en assumant la discontinuité et la possible hétérogénéité du fait littéraire.

2La paideia, l’éducation antique, produit ses premiers canons lorsque naissent au ve siècle av. J.‑C. les écoles grecques. On doit aux philologues alexandrins Aristophane de Byzance et Aristarque de Samothrace la liste dite du Canon alexandrin, qui recense au début du iiie siècle av. J.‑C. pour la pureté de leur langue 80 auteurs grecs. Le livre X de l’Institutio Oratoria de Quintilien produit le premier panorama de la littérature antique et une anthologie romaine du IIe s. nous a fourni la grande majorité du corpus de tragédies grecques ayant survécu : le besoin de dessiner des tableaux synoptiques et de produire des listes est indissociable de l’étude et de l’enseignement des belles lettres. Des canons médiévaux (par exemple les Etymologiae d’Isidore de Séville) aux choix de Montaigne dans les Essais (« Des livres », livre II, chapitre X), des Parnasses de la Renaissance (Le Songe de François Habert ou le Voyage au Parnasse de Cervantès) à ceux de l’époque classique (dont le dernier exemple est sans doute Le Temple du goût de Voltaire), la production de séries littéraires, réunis par un impératif pédagogique, politique ou simplement par la dilection engagée de l’auteur, a constellé l’histoire littéraire de constellations bariolées. Dès la Renaissance, ces cartographies ne sont plus seulement rétrospectives, mais visent à décrire un état présent des lettres, quitte à mêler aux Anciens les Modernes pour mieux les éterniser. Nées au Moyen‑Âge, devenues nationales avec l’Académie de musique et de poésie de Jean‑Antoine de Baïf en 1570 puis évidemment l’Académie française en 1634, les Académies sont la version incarnée de ces tentatives de canonisation de la littérature. Avec le xviiie siècle apparaît le genre plus encyclopédique et naturaliste du Tableau, illustré en particulier par le Tableau de l’esprit de nos écrivains de Sabatier de Castres en 1772 et qui perdurera jusqu’au Tableau de la littérature française de la NRF en 1929 en passant par le Tableau historique de l’état et des progrès de la littérature française depuis 1789 de Marie‑Joseph Chénier (1818) : alors que l’originalité est devenue une valeur et que le métier d’écrivain s’invente alors que les auteurs se démultiplient, on rêve non seulement d’adouber les grands écrivains de leur temps, mais aussi de les classer, d’en dresser des listes dont les grands dictionnaires du xixe siècle sont l’image.

3Alors que la sociologie et la statistique modernes s’inventent, les tableaux trouvent de nouvelles modalités : le Rapport sur le progrès des lettres et des sciences en France de Silvestre de Sacy, Paul Féval, Théophile Gautier, et Édouard Thierry de 1868, rédigé à la demande du ministère pour offrir un pendant à l’Exposition universelle de l’industrie vise à redéfinir le périmètre moderne des lettres en se différenciant de l’enquête de Chénier puisque désormais la philosophie, l’histoire, la législation et la morale sont des « provinces détachées » et propose une synthèse visant à rendre compte de l’histoire littéraire originale de son siècle. Avec L’Enquête sur l’évolution littéraire de Jules Huret de 1891, pour la première fois, la parole est donnée directement aux écrivains, la troisième critique dont parle Thibaudet, le but étant de décrire la littérature de l’intérieur, en inaugurant un genre qui se poursuivra jusqu’à l’enquête « Pourquoi écrivez‑vous ? » de la revue Papiers en 2019, question qui sera notamment illustrée par la célèbre enquête de la revue Littérature de 1919 ou grande enquête dans une autre enquête, à vocation internationale, lancée par le journal Libération en 1985 et publiée en 1989 sous le titre Pourquoi écrivez‑vous : 400 écrivains répondent ; la coupe instantanée du présent littéraire est désormais produite par les écrivains eux‑mêmes. Encore récemment, en 2019, la Règle du jeu essayait une variation consistant à demander à 177 écrivains, mais aussi intellectuels et politiques, « Pourquoi lisez‑vous ? », symptomatique d’une époque qui tend à redécouvrir les effets et les bénéfices de la lecture.

4Passant de la modalité sérieuse du rapport à des formes plus enjouées et intimes (le questionnaire de Proust), distincts des entreprises historiennes par leur volonté de proposer une coupe instantanée du présent et recourant à partir de la fin du xixe siècle à la modalité spécifique de l’entretien et de l’enquête, ces tableaux synchroniques sont une modalité à part de la critique littéraire. Ils semblent particulièrement fréquents dans des périodes de transformations des conceptions littéraires (l’après Révolution française) ou à des périodes où coexistent des écoles concurrentes (les écoles en « isme » de la fin du xixe siècle, la concurrence entre le néo‑classicisme et le surréalisme au début du xxe siècle, la globalisation des littératures monde dans les années 80, etc.). Chacune des formes que ces tableaux empruntent nous renseigne sur les modèles épistémologiques par lesquels une époque décrit la littérature (le tableau naturaliste, la curiosité journalistique, la critique d’écrivain, etc.). Chaque question posée est riche d’enseignement pour l’histoire des idées. Or ces tentatives de bilan, parfois rééditées, toujours objets de curiosité, n’ont jamais été étudiées en tant que telles. Les actes en ligne de ce colloque font le pari qu’elles offrent des points d’observations exceptionnels, à la fois pour les résultats de synthèse qu’elles proposent que pour les présupposés qui les animent. Leurs auteurs, leurs modalités (tableaux de synthèse, schémas, listes, réponses des écrivains eux‑mêmes, etc.), leurs frontières chronologiques et leurs choix sociologiques nous semblent aussi riches d’informations que les conclusions qu’elles recueillent sur des moments de l’histoire des lettres. Comment la littérature donne‑t‑elle d’elle‑même une vue synoptique et, le plus souvent, synchronique ? À quelles images et à quels instruments recourt‑elle pour mettre en lumière, et parfois en scène, ses grandes tendances esthétiques, ses hiérarchies et ses valeurs ? En proposant de revenir de près sur les nombreux exemples de ces enquêtes littéraires, et en réfléchissant sur les formes et la signification du genre lui‑même, on se proposera ainsi de réfléchir à l’histoire de l’histoire littéraire, mais aussi aux systèmes de valeurs accompagnant l’idée même de littérature.