« Fiat lux » : Don Juan metteur en scène de lui-même dans le Don Giovanni de Jean-François Sivadier (2017)
Philippe Sly en Don Giovanni dans la mise en scène de J.-F. Sivadier (2017) à Aix (I, 11, « Fin ch'han dal vino »), ©Pascal Victor/ArtComPress via opale.photo.
1La mise en scène de Don Giovanni par Jean-François Sivadier a été présentée lors du Festival d’Aix-en-Provence en 20171. Fondé en 1948 en période d’après-guerre, le festival s’est imposé comme un lieu privilégié de spectacles mozartiens, notamment des opéras de la trilogie de Da Ponte. Il ne s’est pas passé une année sans qu’un opéra de Mozart n’ait été proposé. De plus, dès les années 1970, le festival a introduit, sur le plan de la mise en scène, la pratique du regietheater, permettant de créer de nouveaux carrefours de sens dans l’inventivité et dans l’interprétation des œuvres2. La production de Jean-François Sivadier s’inscrit donc dans une longue histoire, marquée notamment par le Don Giovanni dépouillé et minimaliste de Peter Brook en 1998 et celui revisité dans un contexte de huis-clos familial, de Dmitri Tcherniakov en 2010.
2Sivadier se dit fasciné de la façon dont « les auteurs se saisissent d’un mythe pour y mettre leurs obsessions, leurs idées politiques, pour témoigner de leur rapport à l’art, de la façon dont ils veulent parler du monde à leurs contemporains » 3. Acteur, auteur et metteur en scène de théâtre et d’opéra, dont la pratique mobilise souvent des effets de métathéâtralité, il accorde une grande place à la relation entre le public et la scène. Sivadier tient particulièrement à ce que le public soit associé à la performance théâtrale, afin d’instaurer un temps de représentation commune4. Sa pièce Italienne scène et orchestre5, joue explicitement sur le brouillage des limites entre temps du spectacle et de la répétition, montrant ainsi le théâtre en train de se faire, avec le public comme personnage à part entière de la pièce. Grand mélomane, il se met à la mise en scène d’opéra dès 2004, avec Madame Butterfly de Puccini. Avec son Don Giovanni créé à Aix, il n’en est pas à sa première version du mythe du Don Juan. Par sa double casquette au théâtre et à l’opéra, Sivadier est l’un des rares metteurs en scène, tout comme le fut Patrice Chéreau, à être entré dans le mythe donjuanesque en premier lieu par le Dom Juan de Molière, qu’il a mis en scène en 2016, un an avant son Don Giovanni, au Théâtre national de Bretagne6. Une œuvre qui, tout en étant extrêmement différente de l’opéra, l’aura inévitablement marqué pour la réalisation de ce dernier. La mise en scène opératique de Sivadier renoue avec ses origines aixoises, en retrouvant la scène de l’Archevêché, lieu emblématique qui avait créé le premier Don Giovanni du festival d’Aix en 19497. Cette production « coup de maître » est devenue l’une des marques de fabrique du festival pendant de longues années8.
3Comment donc, entre ce faisceau de traditions et de mises en scène, Sivadier éclaire-t-il de sa vision « l’opéra des opéras »9 ? Comment, depuis son angle métathéâtral, interprète-t-il la lente dégradation de Don Giovanni, jusqu’à sa mort ? Car cette dernière scène nous semble éclairer toute la construction de l’œuvre10.
Mise en abyme théâtrale
4Chez Sivadier, le temps du spectacle se donne dès l’introduction de l’opéra comme simultané de celui des spectateurs. Car la représentation commence avant même le début des notes de musique, par le dévoilement du dispositif scénique, produisant un brouillage du plateau entre coulisses apparentes et scène principale en parquet boisé, surélevée, encombrée de perches d’éclairage et d’un rideau posé à même le sol. Nous voyons ici le théâtre en train de se faire. Depuis les coulisses laissées à vue, les artistes interagissent entre eux et avec le public. Arrive alors en avant-scène, Philippe Sly (Don Giovanni), au regard intense face au public qui va véritablement lancer l’ouverture. Nous comprenons cette attitude comme un acte de représentation de soi, face au public, face à ce qu’on attend de Don Giovanni et de son mythe. Il s’agit également d’une accroche directe au public, l’invitant à vivre dans la même temporalité scénique. Puis, Don Giovanni, en montant sur scène, initie le début d’une nouvelle séquence, correspondant au molto allegro de l’ouverture. Il dirige par ses gestes la transformation du plateau qui se met en mouvement sous nos yeux. L’ascension des rails de lumière permet de laisser la place au protagoniste qui s’échauffe physiquement avant le début de sa performance. Selon sa gestuelle, des ronds de lumière se créent. Il s’amuse à les changer de place et les regrouper en un faisceau lumineux. Il provoque également la descente d’une ampoule qui s’illumine dans sa main11. Ce sont ces mêmes ampoules qui, s’allumant lors de l’air du catalogue de Leporello (I, 4)12, symboliseront les conquêtes de Don Giovanni — liant ainsi l’idée de lumière à celle de puissance. La lumière est l’élément premier initiant la création à échelle scénique, à la manière d’un fiat lux biblique, résolument théâtral ; c’est par la lumière que la vie sur scène peut se créer13. Ce pouvoir est d’ailleurs — nous le verrons par la suite — l’apanage de Don Giovanni seul. Don Giovanni ne touche rien d’autre de ses mains, si ce n’est qu’il place lui-même un couteau sur le sol. L’objet est montré à un Leporello livide avant d’être déposé à terre. Il s’agit de l’arme qui tuera plus tard le Commandeur. Un drap blanc est ensuite étendu par des figurants — présentés comme ses sbires œuvrant silencieusement depuis les coulisses et sur le plateau — en milieu de scène, sur lequel seul Don Giovanni se permet de marcher. Par sa gestique imitant celle d’un chef d’orchestre, il semble diriger l’exécution musicale de la fin de l’ouverture. Il part ensuite se préparer dans les coulisses visibles.
5Au XVIIIe siècle, l’ouverture d’opéra définit parfois les thèmes centraux de l’œuvre14. Mozart introduit d’emblée le thème de l’arrivée du Commandeur (II, 24), plongeant son audience dès les premières notes dans une couleur sombre. Otto Rank, dans une étude sur le thème du double datant de 1922, voit dans le caractère de Don Juan « une rupture entre cette sensualité sans frein qui le caractérise d’une part et de l’autre le sentiment de culpabilité et la crainte du châtiment. Cette dualité est au fond une lutte entre la joie de vivre et la crainte de la mort »15. Cette joie de vivre se caractérise par ce fourmillement sur scène, cette énergie solaire qui provient de Don Giovanni et qui fait se mouvoir les gens autour de lui. C’est pour cela que pour contrer la mort, le protagoniste contient en son sein un pouvoir dont il use pour se représenter en vie.
6Don Giovanni défie la mort par la façon qu’il a de mener sa vie. Il s’en approche graduellement par son crime, l’invitant dangereusement au sein de son existence scénique, du cimetière au banquet final. De ce fait, Sivadier suit la prémonition musicale de l’ouverture, en choisissant de rendre compte scéniquement de l’importance inhérente de la mort dans la construction de l’histoire de Don Juan. Car dans le regard défiant de Don Giovanni, se construit aussi, à nos yeux, la dialectique entre cet appétit de vie, se réalisant par l’apparition d’une scène de théâtre menée par les mouvements « surnaturels » de Don Giovanni, et cette pulsion mortelle se manifestant dès l’énonciation du thème du Commandeur, au début de l’ouverture. La question de la mort du protagoniste est dès lors intrinsèquement liée à sa vie ; il s’agit de son enjeu-même. C’est ce que thématise la mise en scène de Sivadier.
7Depuis son angle métathéâtral, il représente en premier lieu ce tiraillement par la disposition scénique : celui du monde de la mort figuré par l’espace des coulisses et celui de la vie, incarné par la scène. Ce dernier, en tant qu’univers doré et illuminé, permet, par la séduction et les divers artifices théâtraux mis en place, d’échapper au seul monde qui menace Don Giovanni : le monde de l’ombre — hors de la conduite des projecteurs. Cette ombre semble par ailleurs envahir la vie intérieure de Don Giovanni, lorsqu’il ferme les yeux et grimace d’une douleur contenue portant une main à son front ou sa tête. C’est toutefois après ces instants de souffrance, qu’au molto allegro de l’ouverture, comme pour contrer ce mal qu’il ne peut contrôler, Don Giovanni redouble de mouvements et de présence scénique.
8Don Giovanni recourt au monde du théâtre pour se projeter dans la lumière. En échappant de situations alambiquées par derrière des rideaux brillants sortis ex-nihilo et en se déguisant de façon outrancière, usant de perruques plus blondes que ses cheveux au naturel, il devient ainsi une amplification théâtrale de sa propre personne. Il semble pleinement conscient du rôle théâtral qu’il endosse, déployant ce que nous nommerons des effets métathéâtraux, car intentionnellement élaborés par le personnage à partir de leur composition théâtrale. Par l’outrance de certains maquillages utilisés pour figurer les masques et l’agilité semblant improvisée des corps, les références à la commedia dell’arte ne sont jamais loin16. Nous souhaitons dès lors exposer quelques exemples des artifices métathéâtraux dont Don Giovanni use pour asseoir son pouvoir qu’il assène dans un « élan de vie », s’éloignant ainsi des coulisses et de l’ombre de la mort.
9Un certain jeu se met en place avec les clichés des décors de théâtre, qui ici sont employés sur un mode subversif. Un rideau de théâtre avec une ouverture au milieu, doré et brillant, apparaît au moment où Don Giovanni chante son air Fin ch’han del vino (I, 11)17, directement adressé au public. Telle une rockstar18, il est suivi par une conduite de lumière mettant en valeur ses faits et gestes jusqu’à se déshabiller sur scène. S’il s’agit du seul air qu’on lui connaît19, nous n’avons toutefois pas accès à son « intériorité ». La seule chose que nous percevons est ce qui se réalise sur scène. Le personnage n’existant qu’en tant que « bête de scène », c’est uniquement depuis cette extériorité affichée que le public le perçoit. « Don Juan ist seine Rolle » dira Max Frisch dans son propre Don Juan en 1953, semblant annoncer le personnage de Sivadier20.
10Don Giovanni joue ainsi expressément sur la dimension métathéâtrale du rideau. L’étoffe dorée tombe d’ailleurs à propos sur scène pour la première fois, laissant Zerlina seule sur le plateau avec Don Giovanni, peu avant leur duo d’enchantement sensuel qu’est Là ci darem la mano (I, 7) 21. Ce « coup de théâtre » enferme en quelque sorte la jeune fille sur la scène, lieu de pouvoir du maître de ces lieux. Comparé au Don Giovanni de Tcherniakov22, séduisant uniquement par la parole malgré lui, presque victime de son succès, nous voyons ici Don Giovanni captiver Zerlina, aussi non pas par sa beauté ou son argent, mais bien par son statut d’artiste qui lui permet de briller sur scène. Il l’intime par son aura scénique d’exécuter les mêmes mouvements que lui, la charmant afin de réaliser un duo non seulement vocal, mais une véritable initiation théâtrale. Elle devient, le temps d’un numéro, son élève, qui, ensorcelée par cette cage dorée la maintenant aux côtés de son séducteur, défait peu à peu ses attributs de paysanne. C’est donc bien par son émanation scénique ainsi que par ses mots que celui-ci la convainc à distance d’accomplir ce délaçage. Il est le magicien, le metteur en scène de son déshabillage, depuis l’autre côté du plateau. Cette conscience théâtrale nouvellement acquise, Zerlina en usera à son tour pour consoler et charmer Masetto lors de son air Vedrai carino (II, 18). Jouant d’une certaine théâtralité de ses gestes, elle apparaît et disparaît par un saut chorégraphique depuis un bout de rideau, comme si le temps de l’air correspondait au numéro de charme qu’elle exécute. L’aura de Don Giovanni déborde dès lors sur celle qu’il aura fait exister en tant que metteur en scène, s’étendant même au-delà de la sphère féminine.
11Le valet Leporello paraît être le seul à entrevoir le pouvoir détenu par Don Giovanni sur scène, friand d’obtenir la même aura scénique. Nous en percevons déjà l’effet comique à la fin de l’ouverture, quelques mesures avant son air Notte e giorno faticar (I, 1). Avant de chanter qu’il rêve de faire « il gentiluomo » plutôt que de servir en tant que valet, on le voit tenter, comme son maître, d’appeler la lumière par ses gestes. Celui-ci ne réussit finalement qu’à faire apparaître un rayon lumineux au mauvais endroit, qu’il ramènera péniblement jusqu’à lui. Cet effet d’imitation défectueuse le suivra tout le long de l’opéra. Ici, Sivadier semble saisir le caractère buffo du valet et se moque ainsi de la tradition de gémellation mythique entre maître et valet et du jeu du double, parfois exploitée dans des mises en scène antérieures. Nous pensons notamment à la mise en scène fondatrice de Peter Sellars en 1987 qui avait fait jouer côte à côte les jumeaux Eugene et Herbert Perry, finalisant ainsi de manière totale la recherche du double, comme psyché ou morale personnifiée de Don Giovanni23. Ce que Sivadier semble avoir retenu de sa première appropriation du mythe par le Dom Juan de Molière est bien la relation principale du personnage : « Le personnage principal dans Don Giovanni [n]'est pas Don Giovanni… c'est Don Giovanni — Leporello »24. Ainsi, le maître ne peut fonctionner que dans l’encadrement de cette relation double décrite par Otto Rank comme conscience moralisatrice, incarnant « la critique de ses actions et la peur de leurs conséquences »25. Le maître se mène à sa perte par le fait qu’il n’écoute que lui-même. Leporello, de rang social plus bas que Don Giovanni26, ne peut donc être qu’une conscience permettant de se délester de sa peur, sans être véritablement entendu. Le protagoniste ainsi surestime « sa propre valeur, d'individu libre sans égards pour les convenances, victime héroïque, qui s'est crue supérieure, non seulement à toutes les lois humaines, mais aussi à toutes les institutions divines » 27.
Rapport à l’au-delà et délitement du pouvoir
Recueillement sur la dépouille du Commandeur
I, 2, « Tinto e coperto dei color di morte », Eleonora Buratto, Pavol Breslik, David Leigh ©Pascal Victor/ArtComPress via opale.photo.
12La présence scénique de Don Giovanni se caractérise également par son investissement spatial de la scène. Celle-ci va toutefois en s’amenuisant, à mesure qu’un étroit contact avec l’au-delà se crée. Le contact est avant tout personnifié par les personnages de Donna Anna et de Don Ottavio, qui illustrent spatialement et symboliquement cette prise de terrain. Durant les airs de Don Ottavio, le Commandeur tente d’établir un contact depuis les coulisses ainsi que dans l’air de Donna Anna Non mi dir, bell'idol mio (II, 23). Au début de son air, celle-ci monte seule sur scène, alors que les diverses victimes de Don Giovanni l’ont soutenue lors de son récitatif uniquement depuis les coulisses apparentes. Son parcours scénique symbolise les étapes de deuil qu’elle traverse. En posant son manteau à équidistance entre son père et elle, elle devient de cette façon une intermédiaire avec l’au-delà. Par elle se perpétue sur terre le souvenir de son père. Elle finit même par l’apercevoir, traversant le plateau, au moment où elle prononce les paroles « Forse un giorno il cielo ancora sentirà pietà di me »28. Le Commandeur parvient peu à peu, grâce à l’entretien de sa mémoire par ses proches, à gagner la scène de façon plus incarnée, malgré son statut de fantôme. Ainsi, par l’appel endeuillé de Donna Anna, la scène se réinvestit spatialement, rendant moins ardents les feux des projecteurs sur le personnage de Don Giovanni.
13Ce dernier se refuse à voir la décomposition pourtant inéluctable de son pouvoir, qui émerge du dehors du plateau, depuis les coulisses apparentes. Le Commandeur y a été enseveli sous un drap à la suite de sa mort au début de l’acte I. S’y déroule alors une veillée funèbre prenant part dans sa propre temporalité depuis les coulisses de l’arrière-scène uniquement. Nous y apercevons Donna Anna, portant une croix qu’elle pose aux côtés de son défunt père. Ce qui se produit ensuite, lors du premier finale (I, 13), est fortement lié à la transformation de la dimension religieuse mise en place dans les coulisses. Nous y voyons un rideau doré tomber abruptement et le mur de l’arrière-scène se désintégrer considérablement. Cette désagrégation des éléments de décors symbolise le délitement du théâtre lui-même et l’acte déclencheur de ce délabrement se fonde sur un blasphème religieux. L’un des sbires-figurants de Don Giovanni, suite physique et symbolique des divers penchants amoraux de son maître, marque en fond de scène, sur le même mur se décomposant ensuite, le mot LIBERTA en rouge sang. Le T en est formé par la croix laissée par Donna Anna et le A par le symbole Ichthus stylisé ; brisant le respect des morts, tout en enfreignant l’espace consacré à l’au-delà, représenté par le dehors de la scène principale. Cette revendication d’athéisme se construit sur le blasphème du rite funéraire, lui-même conséquence de l’assassinat du Commandeur, rappelé par la symbolique du rouge. Dès lors, cette profanation prolongée produit une première rupture scénique forte. Sivadier ne semble pas avoir oublié, par cette focalisation sur l’athéisme, la thématique centrale du Dom Juan de Molière, qu’il avait reprise dans sa mise en scène en 2016. Par ce point de convergence, il effectue — nous semble-t-il — une sorte de « moliérisation » de Mozart.
Signe LIBERTA avec les symboles christiques de la croix et de l’Ichthus stylisé
I, 13, « Viva la liberta », Nahuel di Pierro, Eleonora Buratto, Philippe Sly, Isabel Leonard. ©Pascal Victor/ArtComPress via opale.photo.
14Alors que Don Giovanni cherche toujours à échapper à la gravité de l’au-delà par les artifices théâtraux de la scène et à faire oublier par la fiction scénique l’existence de la mort, celle-ci gagne du terrain. Le Commandeur outragé continue son ascension et conquiert peu à peu l’espace central de la scène principale. Lors du duo O statua gentilissima (acte II, 11), l’usage du drap blanc qui autrefois le couvrait est transposé. Ce drap est ici utilisé comme le porte-parole du défunt. Le prolongement du blasphème engendré en fin d’acte I se renforce. Si Leporello prend au sérieux les dires et mouvements provenant du drap blanc, Don Giovanni semble n’y voir qu’un artifice théâtral de plus. Il s’en moque et c’est bien par ce dédain irrévérencieux que le Commandeur gagne en puissance. Ce dernier traverse alors les coulisses en arrière-scène. En tendant son bras, il initie le déplacement scénique de Don Giovanni et Leporello. Même si le Commandeur n’est pas encore visible par eux, il parvient lui aussi à faire se mouvoir celui qui auparavant était l’unique maître du plateau. Toutefois, la prise d’espace décisive se fera lors de l’affrontement final (II, 24). De buffet géant symbolisé par la mise en place d’un drap couvrant le sol lors du banquet, la scène se transforme en arène ultime, bordée d’ampoules illuminées ; délimitant ainsi en bordure de scène le lieu des confrontations. Comme l’a montré Rousset, l’affrontement ultime entre Don Giovanni et le Commandeur se fait souvent dans un lieu matérialisant le passage intermédiaire entre monde vivant et l’au-delà ; « aux lieux profanes se substitue l’inattendu, l’insolite, le lieu sacré où se rejoignent l’au-delà et l'ici-bas »29. Le drap recouvrant le plateau non seulement symboliserait ce lieu de passage, s’éloignant du monde théâtral, mais également la preuve même de l’irrévérence de son auteur, car c’est en troublant la paix du mort et piétinant son linceul symbolique que Don Giovanni pêche une fois encore.
La mort de Don Giovanni
Entrée en lumière du Commandeur
II, 24, « Don Giovanni, a cenar teco m’invitasti, e son venuto », David Leigh. ©Pascal Victor/ArtComPress via opale.photo.
15En bordure de scène, les ampoules encadrant le plateau ourlent aussi verticalement l’arrière-scène. Leur présence s’étendant jusqu’au plafond crée une suspension de la gravité et génère ainsi une continuité lumineuse vers l’au-delà. Elles symbolisent non seulement ce lieu intermédiaire intramondain — entre horizontalité et verticalité — renforcé par le drap blanc, mais également un temps figé, comme le figurent ces lumières perpétuellement allumées. À la façon d’un arrêt sur image, elles floutent la temporalité de la scène et mettent en relief l’importance de la scène qui suit.
16Après avoir rôdé de façon plus ou moins invisible dans les coulisses apparentes puis sur la scène, le fantôme du Commandeur finit par transgresser l’ordre établi des vivants et traverse, sur les fameux accords de ré mineur, l’espace de l’ombre — les coulisses — pour entrer dans celui de Don Giovanni — la scène principale. C’est sur cet ultime affront que s’amorce le point de non-retour. Le Commandeur prend place sur scène, la veste de complet ouverte sur sa blessure, un cigare à la main. Se focalise alors sur lui la lumière du plateau. Un grand faisceau vient illuminer en douche la figure du Commandeur depuis le haut, laissant Don Giovanni dans l’ombre pour la première fois. La lumière qu’il contrôlait autrefois lui est déniée en faveur du défunt qui, ayant gagné la scène principale, retrouve un pouvoir et une consistance scéniques. Il existe à nouveau grâce au projecteur braqué sur lui. Les volutes de fumée de son cigare s’échappant jusqu’au plafond, rappellent toutefois son lien à l’au-delà. Le Commandeur marche ensuite lentement, faisant le tour de la scène boisée. Celui-ci délimite le nouveau territoire qu’il conquiert. Le drap blanc apparu lors de la préparation du festin — multiforme et aux sens pluriels — se tord et s’affaisse sur l’un des côtés.
17Le monde de Don Giovanni se resserre, ne tenant plus qu’à un espace de jeu dont il est peu à peu dépossédé. Le Commandeur arrive à l’endroit où la scène est dévoilée. Il rejette alors, par un geste de la main, les deux compères — Leporello agissant plus comme conscience apeurée que valet de son maître — à l’arrière de la scène. Don Giovanni répond en levant le bras à la perpendiculaire, de façon à recouvrer sa force, mais la lumière, source de sa puissance, ne vient pas. Le Commandeur continue sa progression et se remet dans un cercle de lumière, cette fois-ci, à l’avant-scène. Don Giovanni, jeté à nouveau sur l’un des côtés, semble se rendre compte que sa main, illuminée par le reste d’un des rayons, n’a plus le pouvoir d’antan.
Changement de focale entre Don Giovanni et le Commandeur
II, 24, « Dammi la mano in pegno », David Leigh, Philippe Sly. Crédits photo: ©Pascal Victor/ArtComPress via opale.photo.
18Lorsque Don Giovanni s’exclame « A torto di viltate tacciato mai sarò »30, il se déshabille pour finir son parcours en caleçon31. Le protagoniste se présente ainsi, hors de ses dernières entourloupes théâtrales, sans perruque, sans rideau doré, sans artifices ; son être mis à nu, sur lequel plus aucun rôle n’est performé. Cela ne suffit toutefois pas ; l’engrenage est enclenché et Don Giovanni, dont le corps se tord de toute part, est à la merci des gestes du Commandeur.
19Le retournement de pouvoir provient de la fonction-clé de la lumière. À l’entrée musicale du chœur, réparti sobrement depuis les côtés des coulisses apparentes, les douches de lumière placées en bord de scène commencent à se diriger jusqu’au centre de la scène. Auparavant symboles de son aura scénique, elles grossissent de plus en plus, jusqu’à ne former qu’un immense faisceau lumineux qui pointe sur Don Giovanni, le transperçant de toute part. Depuis que le Commandeur l’a apprivoisée, la lumière grandissante devient une radiation brûlante pour Don Giovanni. Celui-ci souhaite s’en extraire, mais est pris de douleur. Il tombe et se roule par terre pour finalement terminer debout, les bras en croix. Leporello vient s’accrocher, par derrière, à celui qui se retrouve tel un simple pantin christique en plein rayon lumineux. L’arrière-fond représentant le LIBERTA agit en rappel de la faute blasphématoire de Don Giovanni avec le T en croix et l’Ichthus peint en rouge sang. Ces symboles le rapprochent d’une sorte d'antéchrist qui ose défier le divin. Par sa volonté de contrôler sa vie, il a joué de la façon qu’il le souhaitait, sans règles et sans limites, la mise en scène de sa vie.
20Toutefois, le monde de l’ombre se réveille lorsque Don Giovanni rompt le pacte théâtral qui délimitait sa toute-puissance sur scène. De ces êtres qu’il charmait par sa présence s’est fait palpable le soulèvement, notamment chez Donna Anna et Don Ottavio, s’affranchissant grâce au souvenir entretenu du Commandeur. Don Giovanni ne contrôle, depuis le deuxième acte, que partiellement le plateau comme zone de puissance scénique et le dernier coup de grâce se produit par l’entrée en scène du Commandeur. Depuis ce passage, marqué par la musique fantasmagorique de Mozart, le metteur en scène de ses mouvements n’est plus maître de sa propre personne. Le Commandeur, le rejetant par ses gestes à tout moment, le tient à sa merci32. L’on peut donc considérer autrement le déshabillage de Don Giovanni, comme dernier recours à son agentivité propre en tant que personne, s’extrayant du personnage — des habits de Don Giovanni — autrement dit de la représentation de son propre mythe.
Conclusion. Libération scénique par le mythe
« Le plateau est un lieu proche de la mort où toutes les libertés sont possibles. »
Jean Genet, cité par Jean-François Sivadier33
21Dès les premières notes de l’ouverture, Don Giovanni entretient un rapport trouble face à la mort. Il s’agit de son issue mythique, mais aussi celle marquant la fin de son existence scénique. Pourtant, l’opéra ne s’arrête pas à la fin de cette scène. Mozart a composé l’Après, la dernière scène de l’opéra (II, scena ultima), lorsque tous les personnages reviennent après la mort de Don Giovanni. Comme l’ouverture avait laissé entrevoir la vibration parallèle sous-tendant tout l’opéra, entre jeu de séduction et peur de la mort, ce final nous permet de nous pencher sur ce qu’en retirent les personnages de l’histoire — nous, spectatrices et spectateurs, compris.es. Un final qui est pourtant parfois supprimé comme l’a fait Tcherniakov, dernier metteur en scène avant Sivadier, à avoir présenté cet opéra à Aix-en-Provence, préférant rester sur une fin de l’ordre du tragique plutôt que de respecter l’unité de l’œuvre.
22Dès les derniers accords de la scène du Commandeur (II, 24), résonnant de pair avec les cris conjoints de Don Giovanni en croix et de Leporello, le soutenant en toutes circonstances, les autres personnages courent tout autour de la scène principale, dans l’espace des coulisses apparentes (« Ah ! dov'è il perfido » ; II, scena ultima). Au moment où ils réalisent que Don Giovanni n’est plus, ce dernier commence toutefois à lever peu à peu les yeux, examinant ce qui se passe autour de lui. Il est invisible aux yeux des autres. Esquissant un geste vers une Elvira triste qui lui tourne le dos et qui s’en va sans l’apercevoir, il comprend ce nouvel état de fait. Son emprise sur le monde paraît n’être qu’un souvenir brumeux. Pourtant, c’est au moment de la phrase apparaissant en sous-titre « Et sa mort est à l’image de sa vie »34 que Don Giovanni reprend l’un de ses sourires d’antan, les bras tendus sur le côté.
23Comment expliquer ce retournement de situation ? Don Giovanni, errant de toute part durant sa vie scénique, cherchait à ne jamais s’éloigner de la lumière de la scène, car être vivant sur scène, c’est être vu. Lors de sa mort, il ne devient plus qu’une âme, et non un corps, n’ayant aucune prise ni visibilité sur le monde. Il prend conscience pourtant, par les paroles moralisatrices chantées sur cette fin, que sa mort ne marque pas la fin de sa présence mémorielle. Devenant la morale de sa vie, le mythe qu’il essayait de contourner, il réalise par sa mort ce qu’il souhaitait le plus ; ne jamais passer à côté de l’éclat des projecteurs et incarner une présence « en négatif ». Il continue ainsi d’avoir une consistance propre, qui se matérialise lorsqu’il fait se décaler, par le mouvement de ses bras tendus, tous les personnages qui s’étaient approprié la scène principale. Don Giovanni garde ainsi une réminiscence de son pouvoir, par le souvenir qu’il laisse chez chaque personnage.
24Ne bataillant plus pour avoir la scène pour lui, il n’a même plus à (se) jouer (de) son rôle, comme il le faisait précédemment. Il se met alors à danser de façon désordonnée, ce qu’aucun personnage ne remarque — mis à part le public, pris à parti de cette ultime prise d’espace. Cette danse libératrice se produit lorsqu’il constate que, malgré sa mort, il garde une emprise sur le monde de la scène. Les autres personnages s’étant approchés de l’avant-scène pendant que Don Giovanni reprenait contact avec l’immensité du plateau par sa danse débridée, retournent alors en arrière-scène. La place est laissée libre à celui qui, comme au début de l’opéra, avant même les premières notes, rejoint l’avant-scène et regarde le public. Et pour la première fois depuis le début de l’opéra, Don Giovanni met un pied hors du plateau. Cette onde de choc fait se retourner les personnages placés en arrière-scène. Il esquisse alors un début de révérence avant que les lumières ne s’éteignent. Il s’agit du modèle-type d’une sortie de scène, celui du salut au public après la fin de la pièce. Le salut prend ici son double-sens, car si Don Giovanni a bien joué son rôle du début à la fin, c’est également ainsi qu’il s’en est paradoxalement libéré. Sa position entre la scène et les coulisses symbolise l’empreinte qu’il laisse de sa personne. Après avoir rempli d’artifice le monde théâtral et joué du mythe de son personnage, il a fini par le remettre en lumière, par un faisceau mémoriel qui ne viendra jamais s’éteindre. Resté vivant par son empreinte mythique, il peut enfin se libérer de la scène et oser sortir de l’artifice de la lumière.