La science-fiction pyrrhonienne : des perles aux cochons
1La Renaissance est traditionnellement perçue comme un siècle construisant la notion de fiction à partir d’un ensemble de théories philosophiques qui entretiennent une distinction bien nette entre le réel et le produit de la représentation, stigmatisant l’absence de lien réel entre eux, ou soulignant au contraire la possibilité de les relier dans une relation spéculaire convaincante. Mettant en œuvre pour Platon une parole irrationnelle, non argumentée et dont la référentialité est impondérable, parole fantomatique se situant aux antipodes du discours philosophique - seul apte à saisir le vrai - mais pouvant toutefois seconder ce dernier dans la recherche de la vérité lorsqu’il s’agit de théoriser l’irreprésentable, la fiction se voit privée de toute fonction cognitive. Epicure et Lucrèce vont jusqu’à la condamner comme un abandon de la démarche de connaissance fondée sur l’expérience, comme une parole aliénante qu’assument justement les fondateurs de l’Académie et du Lycée, puisqu’Aristote, pour sa part, redore considérablement le statut du texte fictionnel qui, dans son fonctionnement mimétique, s’élève à la dignité de la recherche philosophique en produisant de manière vraisemblable et nécessaire une compréhension générale du réel. La Poétique, dont la fortune fut importante à la Renaissance, orienta alors la fiction du Grand Siècle vers la mise en place nécessaire d’une vraisemblance.
2Il serait toutefois fort schématique de limiter à l’opposition canonique Platon / Aristote - et encore plus à la prééminence absolue de ce dernier - l’apport théorique des philosophies antiques à la construction de la fiction au XVIe siècle, liée à l’émergence de cette vraisemblance. Car cette dernière notion, entendue comme facteur de plausibilité, a été débattue au cœur de l’école sceptique, dans une joute opposant les partisans d’un pyrrhonisme originel de stricte obédience aux nouvelles expérimentations conduites au sein de la Nouvelle-Académie. La redécouverte et la diffusion imprimée de ces philosophies depuis les années 1470 a bien sûr suscité la curiosité des humanistes qui ont, à la faveur d’une lente reconstitution d’un corpus pyrrhonien, redonné une consistance théorique à cette démarche paradoxale où l’enquête philosophique ne vise que sa propre extinction, souvent au prix de déplacements théoriques considérables liés à des effets de combinaisons de lecture des témoignages antiques1.
3Cette reviviscence d’un phénomène sceptique particulièrement divers et ondoyant - proposant des syncrétismes entre philosophie éphectique, néo-académisme, mobilisme héraclitéen, voire même aristotélisme dialectique - a accompagné de nouvelles expérimentations littéraires, qu’il s’agisse de fonder un nouveau type de fiction narrative en prose détournant le roman médiéval, ou d’élaborer un texte expérimental se nourrissant d’une démarche philosophique marquée par la dislocation du discours, l’essai. Notre objectif ne sera pas ici de démontrer l’impact de la résurgence du pyrrhonisme sur les motifs ou sur les prises de position sous-tendue par la fiction, mais de voir comment cette pratique philosophique et incertaine de l’incertitude a pu nourrir la réflexion de certains auteurs sur la fiction et participer ainsi, dans le cas de Rabelais, à la construction narrative. La confrontation des érudits avec les fragments pyrrhoniens a renouvelé la représentation de la notion de fiction et des rapports de cette dernière avec le réel, offrant une alternative radicale aux solutions aristotéliciennes ; si la catégorie du vraisemblable telle que le Stagirite l’a théorisée a fini par s’imposer dans les arts poétiques - notamment dans la dramaturgie -, un autre modèle de vraisemblance a pu donner à des expériences originales, récits sceptiques dont les chroniques rabelaisiennes ont fourni l’exemple le plus abouti.
4 S’il faut esquisser, après Sextus, le scepticisme dans ses traits les plus généraux et dans la forme la plus commune aux divers témoignages non néo-académiciens2, nous serions tentés de le décrire comme un éveil thérapeutique de l’esprit à la difficulté de faire aboutir l’enquête philosophique ; comme un processus fondé sur l’ouverture du regard aux irréductibles bigarrure et complexité du réel, mouvement dont le terme est un renoncement libératoire à toute investigation rationnelle. Incarné par l’attitude constamment fantaisiste d’un Pyrrhon renvoyant à ses disciples ou à son entourage des perceptions paradoxales des situations les plus simples - indifférence devant les trous ou autres dangers entravant son chemin, ou encore devant la noyade d’un de ses amis incapable d’embrasser l’ataraxie du sage au milieu d’un bourbier marécageux3 -, mais aussi formalisé par Sextus dans le mouvement dialectique de « l’examen » (skepsis) intégrant la situation contradictoire d’une instance dogmatique et d’une instance éphectique, ce mouvement discursif est une réorientation de la recherche philosophique par le biais de la contradiction (antilexis), un détournement de la quête de sens par une ouverture du regard aux possibilités concomitantes à notre représentation, supports d’invalidation des assertions péremptoires dont le réel foisonne, pour peu que l’on sache élargir sa perspective et prendre en considération une telle richesse. La célèbre formule du ou mallon (pas plus), formalisant l’équilibre entre deux représentations opposées tout en s’emportant elle-même comme objet d’incertitude, pas plus vraie que fausse, cristallise cette contradiction impondérable et irraisonnée, mais dont les effets embarrassants pour la raison entraîne une véritable libération. Le jeu consistera donc à annuler le trouble de celui qui donne témérairement son assentiment à des représentations non-évidentes et qui souffrira d’être confronté à un perpétuel débordement de ses certitudes par un réel irréductible à une détermination singulière et étroite du sens, en lui faisant ressentir empiriquement et non plus comprendre rationnellement, par le biais de la contradiction, la difficulté posée par l’apparent équilibre des pôles de l’opposition (isosthénie), difficulté qui impose une immobilisation du jugement dans un équilibre (arrepsia) empêchant de « donner son assentiment à aucun des deux côtés ». Le fruit de ce blocage qui s’est joué au gré d’un passage de l’exercice de la raison au régime du sentiment né de l’interruption forcée de ce dernier, est bien connu : c’est la suspension du jugement (épochè) et du trouble qui naissait de son exercice dogmatique ; celui qui s’était mis en quête de sens pour atteindre la paix intérieure en tranchant le conflit entre les représentations, a atteint cette ataraxie par l’enrayement même de cette quête, enrayement permis justement par l’exacerbation d’un tel conflit. L’anecdote célèbre d’Apelle, réussissant à reproduire l’écume des chevaux au moment même où l’éponge qu’il jette avec colère atteint sa peinture4, illustre au mieux cette démarche fondée sur une technique d’opposition systématique : le pyrrhonisme consiste bel et bien à jeter l’éponge en philosophie pour rester rivé dans une parfaite passivité à la seule clarté dont puisse jouir l’individu, le phénomène s’épanouissant dans la conscience individuelle comme un pur affect dont on ne recherche pas une surélaboration discursive, véritable fauteuse de trouble. L’allégement de l’existence ouvrant à la vie heureuse, métriopathie de celui qui se laisse conduire par les phénomènes tout en restant aveuglé par leur clarté, passe donc par une technique contradictoire : l’autolimitation des facultés discursives a cette retombée éthique fondamentale qu’elle permet de limiter les débordements passionnels, et d’épouser ainsi le mouvement vital en toute quiétude, ce que faisait Pyrrhon qui, selon Diogène Laërce, était akolouthos tô biô (celui qui accompagne la vie).
5 Identifier la fiction aux représentations fermées et monologiques propres à celui qui pense dogmatiquement, comme le fait par exemple Francisco Sánchez dans son Quod nihil scitur5, traité sceptique surfant sur une vague paulinienne et anti-intellectualiste, et ayant peut-être pour simple but d’aider son auteur à interrompre une fois pour toute la pratique de la philosophie par l’obtention d’une chaire de médecine convoitée à Toulouse, est un raccourci qui finit par trahir la portée auto-abolitive du pyrrhonisme : couper les ratiocinations des philosophes de la réalité - annuler par exemple la représentation compréhensive des Stoïciens - n’est pas une position tenable pour un pyrrhonien conséquent, conscient qu’il ne doit pas verser dans un dogmatisme négatif. Moins approximativement, la notion nous semble présente à double titre au cœur des textes antiques. Tout d’abord, notons la prééminence - toute symbolique soit-elle - de l’image comme produit d’une conscience, pour ne pas dire prééminence de la peinture. Sans aller convoquer les Images (Indalmoi) où Timon proclame le règne universel de l’apparence6, il est remarquable que Pyrrhon ait été peintre avant d’embrasser une carrière philosophique à l’occasion d’un voyage en Inde ; de même, Apelle a tenté de prouver ses aptitudes à manier le pinceau avant de réussir sa peinture involontairement et de manière effective, au terme d’un retournement passionné. Ces deux conversions symbolisent le renoncement à l’illusion d’une maîtrise réaliste de la représentation, de la mimèsis qui n’est qu’une métaphore ici picturale de la determinatio ad unum dogmatique du sens, tentative de captation de la vérité sous un trait ou un coup de pinceau que ridiculise toujours une comparaison au modèle naturel. Mais l’essentiel est que la peinture, exercice fictionnel de représentation d’un réel redessiné par la phantasia, n’est pas révoquée par une telle conversion : Pyrrhon continue de priser l’image comme dépositaire d’une vérité incertaine mais possible, qu’il s’agisse de contempler le comportement exemplaire car non-discursif d’un cochon ou encore de se donner soi-même comme le tableau vivant qui devra rendre spectaculaire des opinions paradoxales ; Apelle n’a pas jeté son pinceau et sa toile, mais l’a au contraire involontairement parachevée. L’assomption de l’imprécision due au délavage des couleurs par l’éponge et de l’affect colérique lui a permis d’atteindre une vérité de la représentation. La fiction picturale est d’ailleurs un élément utilisé par Sextus comme un lieu où l’humaine capacité peut essayer son aptitude à fixer une vérité, un lieu d’expériences contradictoires accusant la relativité des sens et des conditions d’observation7, dimension parallèle au réel émaillé des mêmes irrégularités troublantes, même si on peut l’opposer à ce dernier comme le faisaient Anaxarque et Monime lorsqu’ils comparaient la réalité à un décor de théâtre, ou encore à des rêves ou des délires8. La fiction devient alors un univers parallèle où l’on peut conduire la skepsis, mais aussi un monde possible permettant de contrebalancer le rapport courant que nous avons au nôtre.
6 Mais si la fiction est un levier sur lequel s’appuient les pyrrhoniens, ce n’est pas au terme d’une théorisation particulière de cette notion : elle est simplement décrite, au sein du Contre les grammairiens et selon une terminologie courante, comme l’objet d’un des trois aspects de la grammaire, la partie historique ayant en effet pour but d’élucider et de transmettre la tradition des fictions et des mythes (plasmata kai muthoi, § 92). Toutefois, la fiction intervient toujours dans cette vaste antilexis lancée dans ce livre contre les grammairiens à titre de facteur d’éparpillement venant empêcher le jugement : éparpillement extrinsèque, puisqu’elle est l’une des trois formes des historoumena qui, par leur disparité, ruinent la consistance de l’approche historique des textes :
Les histoires racontées [par les grammairiens] sont pour une part de l’histoire, pour une autre du mythe, pour une autre enfin de la fiction. L’histoire est l’exposé des choses vraies qui sont arrivées (par exemple, Alexandre est mort empoisonné à Babylone, victime d’un complot »). La fiction expose des choses qui ne se sont pas produites comme si elles avaient eu lieu (ainsi les arguments de comédies et les mimes). Le mythe, lui, est l’exposé d’événements non advenus et faux : on chante par exemple qu’ « une race d’araignées venimeuses et de serpents est née du sang des titans »9.
7La séparation de la fiction et du mythe, sous-tendue ici par un principe implicite de vraisemblance qui instaure une quasi-vérité selon Asclépiade (§ 252), ne semble intervenir que pour ruiner un peu plus l’unité de l’objet de l’enquête historique. En effet, un peu plus loin dans la récusation sextusienne et conformément à l’acception des Hypotyposes, la séparation se fait entre l’advenu et le non-advenu et la fiction ne se distingue plus réellement du mythe, le rejoignant au rang des faux et inexistants (A.M., I, 265). Qu’elle soit distincte ou non des mythes, la fiction revêt plusieurs qualités : elle n’a pas de stricte portée référentielle, ce qui la coupe du récit relatant des faits véridiques10 ; elle recherche pourtant à produire une illusion de référentialité, en imitant la vie telle qu’elle est, à la manière des comédies et des mimes : dans cette description que Sextus emprunte au traité sur la Grammaire d’Asclépiade - point de vue dogmatique devant être retourné à son émetteur - son domaine serait celui de la vraisemblance, notion que les sceptiques - nous le verrons - entendent d’une manière toute différente. D’autre part, non contente de ruiner l’unité des historoumena, elle n’a elle-même, en tant que produit de la fantaisie des auteurs, aucune unité possible : comme en témoignent les innombrables balivernes contradictoires accumulées sur Asclépios, les histoires sont « indéterminées parce qu’innombrables, et elles manquent de stabilité parce que tout le monde ne raconte pas les mêmes histoires »11. Le monde de la fiction est donc aussi celui de la dissension (diaphônia) comme peut l’être plus généralement celui des noumènes, univers protéiforme qui évolue au gré des fluctuations des fantaisies de chacun. Cette bigarrure - (poikilia) fondée sur la variation perpétuelle autour des mêmes thèmes, entraîne alors un problème herméneutique, puisqu’il devient impossible au grammairien de discerner « ce à quoi l’on peut se fier et ce qui est fiction mythique dont il faut se méfier » (ibid., § 292) : de toutes manières, ceux-ci manquent d’un critère de vérité tout comme les philosophes dans le monde réel (ibid., § 266)12. Impossible donc d’interpréter les histoires pour en dégager une portée morale utile aux individus ou à la cité. La fiction, dans cette stratégie de contradiction des prérogatives que se reconnaissent les grammairiens, est bien un principe de dispersion du sens, que ce soit au niveau général de sa catégorie englobante, ou au niveau spécifique des productions particulières considérées individuellement ou relativement les unes aux autres. Le métier de grammairien, dans la partie exégétique de son exercice, se voit donc singulièrement empêché.
8 Dans le premier livre des Hypotyposes qui ne rend plus compte des « exposés spécifiques » à valeur contradictoire mais des « exposés généraux » qui permettent de décrire les modalités du scepticisme13, la fiction n’est plus envisagée au sein d’une taxinomie externe à la pensée pyrrhonienne, mais au sein d’un dispositif qui modifie considérablement sa place et son usage. Elle intervient dans le compte-rendu sextusien du dixième trope d’Enésidème14, structure argumentative contradictoire destinée à entraîner la suspension du jugement et liée à la topique de la diversité des « modes de vie, coutumes, lois, croyances au mythe et suppositions dogmatiques » (H.P., I, 145) ; elle est un des éléments qui permettent de fonder l’examen devant aboutir à la suspension du jugement, apparaissant sous la forme du mythe entendu comme « choses qui ne se produisent pas et sont fictives » (peplasmena). Ici, la fiction a pour rôle de nourrir l’examen en contrebalançant soit un autre mythe, soit l’un des énoncés ressortissant aux quatre autres catégories du trope15 : la contradiction des fictions entre elles, tout comme les regards jetés sur le tableau évoqué plus haut, permet d’annuler toute préséance d’une représentation particulière et de conduire à l’épochè ; mais le plus frappant est que le même balancement précédemment observé entre le réel et la représentation fictionnelle se retrouve ici dans la façon de contrebalancer par le mythe une coutume (nous élevons nos enfants, Cronos lui les mange), un mode vie (le comportement d’Héraklès chez Omphale contredit toute décence16 observée usuellement), une loi (l’adultère et l’homosexualité est permise chez les dieux des poètes, contrairement à la législation en vigueur), une supposition dogmatique (les Centaures existent dans les mythes, c’est l’exemple même de la chimère chez les physiologues). Ici encore, l’examen sceptique crée une présomption d’isosthénie entre une fiction et une émanation concrète de la réalité sociale, que ce soit sous la forme d’un noumène (loi, dogme) ou d’un phénomène cristallisé empiriquement (coutume ou mode de vie) : ainsi, les fictæ res finissent par acquérir le même statut que les factæ, alors qu’elles semblaient appartenir à des catégories distinguées par une taxinomie courante17. En tant que production de l’esprit impondérable, indécidable et indifférente de l’esprit, la fiction est un des pôles de dispersion du sens au sein de « l’irrégularité » et de la « diaphonie « , universelle dysharmonie que l’examen sceptique a justement pour tâche de mettre en exergue afin d’anéantir l’espoir de la dépasser. Comme toute « chose pensée » (nooumenon), la fiction fait partie de la sphère du discours porteuse de trouble lorsqu’elle s’attache notre assentiment ; en ceci, elle s’oppose à la seule sphère baignée de clarté dans laquelle l’homme puisse acquérir des indications évidentes à l’usage de la vie : celle du phénomène entendu comme affect éprouvé dans une pure passivité. Le partage opéré par Sextus entre ce qui relève du sentiment et du discours18 relègue forcément la fiction, comme toute production active de nos facultés de représentation, dans le champ des choses obscures soumis au ou mallon perpétuel. Dès lors, les mythes sont non seulement des productions proliférant dans l’esprit des théologiens et des poètes dont il faut se méfier19, mais ils finissent par équivaloir à toute théorie issue d’une cervelle philosophique et, plus généralement, dogmatique : Sextus critique les suppositions physiologiques par distinctions humorales comme une pure fiction (plasmatikon, H.P., I, 103) qui, minimisée dans la traduction Estienne par « nugatorium », prenait dans la réécriture mirandolienne toute sa dimension artificielle (« fictium & vanum »)20. Tout discours dogmatique (« dogmatologia ») est plus généralement qualifié de fictif (plasmatôdès) dans le deuxième livre du Contre les logiciens, superposition bien marquée par la traduction de Gentian Hervet qui opte pour un équivalent dénotant ce problème d’indiscernabilité tout en reprenant le vocable augustinien, dont il fut un des grand éditeur, qui renvoie à la fiction comme construction imagée : « non dissimiles figmentis »21. Epicure, le grand pourfendeur des mythologies philosophiques d’autrui, devient alors sous la plume ironique de Sextus celui qui s’appuie sur une (muthôdè doxa), opinion fabuleuse selon Hervet (« fabulosa opinio »), c’est-à-dire sur ce qui, bien loin de résoudre toutes les questions, en soulève par excellence22. Voilà pourquoi celui qui se faisait le libérateur des légendes, véritable opium du peuple l’éloignant de la vie heureuse, devient lui-même un pourvoyeur en drogues mythologiques dont il faut se défier. Les « fabulæ Epicuri » sont un piège tendu à celui qui cherche la vérité23 ; l’assimilation des philosophes et des poètes dans le Quod nihil scitur, déjà soulignée par Estienne dans sa préface aux Hypotyposes24 et fondée sur la construction d’édifices verbaux par « concatenatio verborum » se superposant au monde réel tenant lui en une concatenatio rerum, trouve finalement une légitimité dans les sources antiques elles-mêmes : si l’on ne peut distinguer la légitimité relative de leurs productions, elles peuvent être présumées équivalentes. Cette mise en équipollence, fondatrice de la formalisation sextusienne de la skepsis qui oppose indistinctement phénomènes et noumènes (H.P., I, 8-9), abolit - sur le mode de la simple vraisemblance, c’est-à-dire de ce qui s’impose comme plausible à la conscience - la frontière entre la réalité et la fiction au sein de l’enquête philosophique. Toute représentation, qu’elle soit compte-rendu d’un phénomène ou dogme élaboré25, n’est pas plus réelle que fictive26 dès lors qu’il y a intervention du discours et assentiment donné à ce qui dépasse l’évidence sensorielle : on peut ainsi opposer en vue de créer l’isosthénie un énoncé référentiel, rendant compte d’un phénomène singulier, et un énoncé purement fictif dont la référentialité n’est pas obligatoire, voire absente selon les catégories qui définissent le muthos et le plasma. Le scepticisme repose donc sur une généralisation de la notion de fiction - ou tout au moins un effacement de ses frontières - liés à une restriction draconienne de ce qui nous est légitimement accessible à l’affect singulier, éprouvé au sein de l’expérience27.
9 Toutefois, si l’on ne peut s’assurer pleinement par nos lumières naturelles de la fictivité ou de la réalité d’un énoncé, celui-ci peut toujours - et c’est capital pour la réception de cette notion de fiction - être considéré comme vraisemblable (pithanos, « verisimile » pour reprendre la traduction d’Estienne dérivée elle-même du terme choisi par Cicéron dans son Lucullus). Non pas au sens de critère emportant un assentiment ferme et soumis à une évaluation par une rationalité assouplie sur une échelle discrète comme c’est le cas chez les néo-académiciens, qui retournaient contre les stoïciens leur propre concept et distinguaient des degrés de plausibilité (H.P., I, 227) : l’argument du sorite a tôt fait de ruiner une telle représentation du vraisemblable ; mais au sens de simple possibilité tombant sous les sens du sujet sans que ce dernier opère une élaboration active de sa représentation, et pouvant s’imposer comme critère de l’action sur le simple mode de l’affect : on peut ainsi « céder simplement sans penchant »28 à une représentation fictive et dogmatique comme on cèderait à un affect ou une urgence physiologique, et trouver « vraisemblable » que les centaures existent ou que le modèle d’un Hercule filant la laine au foyer soit légitime : s’il est impossible de trancher sur la vérité absolue de ces représentations et d’en rendre raison, au moins peut-on se laisser emporter par leur force de conviction naturelle, qui d’ailleurs - dans le régime isosthénique - n’est pas évaluable. Une telle redéfinition de la notion de pithanotès chez Sextus permet ainsi de penser le cadre général d’une praxis pyrrhonienne où l’individu pourrait recevoir les règles de l’existence (tèrèsis biôtikè, ibid., I, 23-24) comme de simple affects pouvant déterminer naturellement notre action - sans distinction, encore une fois, entre le naturel des urgences biologiques et le cuturel, des traditions, lois, coutumes ou des arts, entre le phénomène et le noumène, entre le réel et la fiction. Ainsi, si Sextus propose d’assentir aux lois et coutumes de manière passive et extradiscursive - et de répondre à leur plausibilité -, on pourrait tout aussi bien, en vertu du dixième trope qui les rend inévaluables en regard des mythes, assentir non dogmatiquement à toute fiction proposée. En tant qu’objet de représentation, la fiction est « vraisemblable », non en raison d’un travail éclairé qui comme dans la Poétique d’Aristote est redevable à la capacité d’agencer de manière intelligible et nécessaires des faits qui seraient susceptibles de se produire29, mais en vertu d’une force générale et impondérable qui est celles des apparences entre lesquelles il est impossible de faire le tri. La fiction ne définit donc pas sa vraisemblance en fonction de son rapport avec le réel et de l’intelligibilité qui la fonde et qu’elle produit, mais au contraire en vertu de son inintelligibilité, de l’insondabilité de ses rapports avec le réel. Ce qui n’est pas digne de la fiction chez Aristote sera dans la logique sceptique parfaitement digne de croyance, à part vraisemblablement égale avec une représentation opposée. Le fictif, en tant qu’élément vraisemblable, pourra toujours être embrassé à titre individuel et, dans la conduite de « l’examen », être utilisé à titre contradictoire afin de libérer le jugement. Un des plus fins lecteurs de cette logique fondée sur la coextension des énoncés fictionnels et référentiels et sur la possibilité de les mettre légitimement en balance dans l’essai du jugement, enquête philosophique que l’Art de conférer décrit comme une pratique sceptique de la contradiction permettant cet « amendement à reculons » qui marque la réussite paradoxale d’Apelle, c’est bien sûr Montaigne30 :
J’entre en conference et en dispute avec grande liberté et facilité, d’autant que l’opinion trouve en moy le terrein mal propre à y penetrer et y pousser de hautes raçines. Nulles propositions m’estonnent, nulle creance me blesse, quelque contrarieté qu’elle aye à la mienne. Il n’est si frivole et si extravagante fantasie qui ne me semble bien sortable à la production de l’esprit humain. Nous autres, qui privons nostre jugement du droict de faire des arrests, regardons mollement les opinions diverses ; et, si nous n’y prestons le jugement, nous y prestons aiséement l'oreille. Où l’un plat est vuide du tout en la balance, je laisse vaciller l’autre, sous les songes d’une vieille31.
10La « ravasserie » superstitieuse d’une vieille, mise en suspens par l’examen sceptique conduit dans Des Boyteux, est ici prisée comme support légitime de la conférence, élément parfaitement prisable à titre contradictoire si l’on veut échapper à l’écueil de « l’opiniastreté » fondatrice de la disposition dogmatique. La vanité qui détermine la production « [titubante, vertigineuse, informe] » des fantaisies fonde bien cette équipollence apparente de nos discours (ibid., p. 964). Dès lors, la fiction est parfaitement à sa place dans l’essai, fût-ce à côté d’un événement réel32 : pour qui « regarde mollement les opinions diverses » en les intégrant à un processus constant d’expérimentation aléthique, la fiction est un territoire sans limite et doit être prise en considération non avec conviction, mais avec ouverture d’esprit, adhésion à la fois immédiate et distanciée de la perception affective impliquée par le scepticisme. Dès que la vérité est redéfinie pyrrhoniennement, comme au début du chapitre Des boyteux (III, 11), comme l’expérience passive - ou « souffrance » - des « choses » par opposition à la « cognoissance des causes », démarche active (« conduite ») qui n’est réservée qu’à Dieu33, toute représentation s’éloignant de l’expérience immédiate sera, en tant qu’élément du champs des choses obscures soumis au ou mallon, indifférente, c’est-à-dire pareillement vraisemblable.
11 S’il faut donc résumer l’originalité de l’appropriation pyrrhonienne de la notion de fiction, on s’aperçoit qu’elle finit par lui donner une extension et une puissance considérable : non pas à la manière des sophistes pour qui la parole, incapable de référentialité, est forcément fictive et crée sans cesse des mondes. Cette fois, l’incapacité de l’individu au terme de l’examen à connaître la portée de son propre discours entraîne une annulation des frontières entre la fiction et les autres types de discours ; dans le régime général des apparences, la fiction finit par s’arroger une dignité et une force de persuasion aussi importante que celles des autres énoncés. Tout est vraisemblable, tout atteste de notre incapacité à connaître les limites de notre fantaisie et par là même, les frontières entre les mots et les choses, quand ce n’est pas simplement entre les divers discours eux-mêmes. La singularité du fictionnel est suspendue34, mais cela a pour effet paradoxal de décupler sa pertinence et sa force, alors que les restrictions platoniciennes et aristotéliciennes qui présidaient à sa modélisation en limitaient ou conditionnaient au contraire l’efficacité sur le destinataire. Nous ne pourrons ici qu’indiquer tout au mieux les modalités de l’impact d’une telle suspension des limites de la fiction sur un des auteurs les mieux documentés sur la résurgence de cette folie systématisée qui peut se renverser en sagesse aux yeux de Dieu : Rabelais.
12Nous ne reviendrons pas sur l’étude des sources nombreuses réinjectées dans la chimère pyrrhonienne qu’est le philosophe Trouillogan intervenant aux chapitres XXXV et XXXVI du Tiers Livre35, si ce n’est pour souligner qu’en étant un des premiers à réinvestir la tentative de réfutation du scepticisme de Timon par Aristoclès rendue disponible en 1544, après trois quart de siècle d’édition imprimée lacunaire de la Préparation évangélique36, Maître François semble être un auteurs les mieux documentés. La leçon de pyrrhonisme de ces chapitres, venant répondre avec pertinence et exactitude aux errances rationalistes d’un Panurge voulant indûment fonder son action sur la connaissance, point culminant d’une relativisation progressive des savoirs consultés au fil du texte, n’est pas concluante : nouveau signe donnant lieu à une dissension interprétative de la part des compagnons de Panurge - au moment même où il récuse lui-même un tel type de saisie dogmatique des discours, le discours pyrrhonien demeure inassimilé, même s’il ne fait que tenter de détourner Panurge d’un examen rationnel de son libidineux dilemme pour le recentrer sur son franc vouloir déterminé par son affection singulière. La diaphonie ne permet donc pas de résoudre intradiégétiquement les nœuds du problème panurgien, par manque de clarté d’une fiction trop bigarrée pour que ses propres instances arrivent à en ordonner les principes en établissant des repères fixes et concordants. Les uns interprètent la paradoxologie de Trouillogan à la lumière du fond humaniste de la philosophie morale, les autres - comble de l’ironie rabelaisienne - comme un énoncé de logicien identifiable en termes aristotéliciens, d’autres finissent par suspendre le jugement - dans l’amertume de voir son inadaptation à une rupture épistémologique pour Gargantua, dans la fureur et le blasphème pour Panurge. On pourrait toutefois concevoir que la diégèse a parfaitement abouti, puisque nous revenons sous une formulation sceptique à la réponse donnée déjà au chapitre X par Pantagruel : Panurge doit répondre à sa propre volonté et à son désir. Toutefois, Rabelais, au lieu de donner au récit une fin certaine, préfère relancer la fiction, précisément à partir d’une mise en scène des incertitudes et des apories de cette dernière. La leçon de scepticisme, que la séquence des chapitres XXXV-XXXVI avait proposée dans sa plus pure expression philosophique va être réitérée de manière métaphorique avec la séquence suivante. Sans rentrer dans le détail des chapitres XXXIX à XLIV, on peut remarquer l’extrême acuité du point de vue rabelaisien sur la philosophie pyrrhonienne. Utilisant la métaphore judiciaire - qui partage une partie de son lexique avec les métaphores philosophiques, notamment sceptiques, qui rendent compte des travaux de notre instance judicatoire37 - pour étudier à nouveau les capacités de la raison à trancher dans ses enquêtes, Rabelais fait occuper par Bridoye la position précédemment occupée par Trouillogan ; le vieux juge, au terme d’un travail de procédure harassant qui le lance, à l’occasion de chaque affaire, dans une minutieuse investigation des contrariétés du réel qu’émaillent des formes de procédures extrêmement savantes38, oppose les sacs des deux parties adverses sur une table, et après avoir tiré un dé pour déterminer chacune d’elle - manière de suspendre son jugement sur chaque pôle de l’antithesis propre à l’examen, tire un dé pour décider de la prééminence relative des sacs entre eux : manière d’énoncer à nouveau le ou mallon théorique délivré précédemment par Trouillogan en symbolisant la procédure pyrrhonienne de la skepsis qui débouche, au terme d’une enquête précise, sur une contradiction sur laquelle l’instance rationnelle se démet, libérant la possibilité d’un choix arbitraire et - éventuellement - providentiel. Comme au chapitre précédent, cette démonstration sceptique est l’objet d’une procédure herméneutique qui devra décider de sa valeur : non seulement Bridoye est lui-même jugé par une cour de justice supérieure, mais encore par Pantagruel et ses amis qui assistent à la mise en examen du vieux juge : le résultat tient en une suspension du jugement de l’instance judicatoire qui était justement chargée de se prononcer sur la pratique indue de la suspension du jugement propre à Bridoye, Trinquamelle se désistant au profit du jugement de Pantagruel : celui-ci finit par déclarer une relaxe en fondant son choix sur l’« affection » pantagruélique dont la Cour a toujours bénéficié : le pardon de Bridoye ne reçoit aucune justification ni argumentation rationnelle, et s’enracine dans l’arbitraire le plus pur de l’affect. La fiction reproduit donc ici parfaitement les difficultés interprétatives de la séquence précédente ; mais surtout, celles-ci mettaient déjà en exergue la portée sui-suspensive de la procédure sceptique, le ou mallon étant toujours porté au carré - s’emportant lui-même comme la rhubarbe purgative à laquelle les témoignages antiques le comparent. La leçon d’incertitude ne peut précisément pas être une leçon, l’incertitude étant elle-même incertaine, et la mise en fiction conséquente du scepticisme comportant nécessairement son propre principe de contestation interne. Mais la fiction, chez les pyrrhoniens, ne se contente pas d’exacerber l’éparpillement du sens propre à la nature même du muthos et du plasma : elle fonde justement, dans cette séquence narrative, sa propre aporie en insérant des fictions de rang 2, histoires exemplaires qui sont censées éclairer le jugement de ceux qui tente de rendre un verdict sur Bridoye. En effet, on continue à soulever une « irrégularité » propre au « phénomène » Bridoye, troublante s’il en est : on ne sait toujours pas que penser de ce vieillard, odieux radoteur sénile ou figure inspirée par la Providence s’exprimant dans ses dés - débat qui demeure d’ailleurs celui des critiques actuels. Tout comme la séquence consacrée au juge débutait sur l’apologue de Seigny Joan, elle se clôt sur l’histoire de la femme de Smyrne jugée - suspensivement, une fois de plus - par l’Aréopage. Ce diptyque à saveur paulinienne sur les rapports paradoxaux entretenus par la folie et la sagesse viennent établir une cohérence par répétition, rejouant au niveau de l’apologue ce qui s’était déjà joué au niveau de la réalité intradiégétique. Toutefois, la fiction exemplaire de l’Aréopage ne permet pas une fois de plus de trancher, et vient relancer encore une fois l’incertitude : Pantagruel se contente de marquer la validité de la procédure suspensive des Grecs qui ont opéré une « surséance du jugement » de cent ans, mais sur le fond de l’affaire, c’est-à-dire la culpabilité de l’accusée et donc la nécessité d’apparier raisonnablement un tel verdict à une telle situation, il prolonge la diaphonie qui pèse, dans sa réalité, sur l’évaluation de Bridoye. Deux possibilités contradictoires sont en effet évoquées, rendant compte de l’innocence comme de la culpabilité de la femme de Smyrne. On voit ici toute l’efficacité suspensive de la fiction qui, par un jeu de mise en abîme combiné à un jeu d’écho à l’intérieur de cette séquence d’une part, et entre les deux séquences de Bridoye et Trouillogan d’autre part, permet d’établir une cohérence sémantique tout en maintenant et prolongeant la diaphonie interprétative à laquelle cette dernière donne lieu. La conclusion de cette séquence sur la légitimité de la méthode du vieux juge tout comme sur l’inspiration divine qui pourrait en être le corollaire39 vient d’Epistémon qui se contente d’émettre une hypothèse : "conjecturallement je refererois cestuy heur de jugement en l'aspect benevole des cieulx, et faveur des Intelligences motrices"40. Le verdict sur Bridoye - et par-delà ce dernier, sur Trouillogan - est énoncé sur le mode de l’incertitude, conformément aux prérequis méthodologiques de ces derniers. S’il s’agit là de valider ces leçons de pyrrhonisme comme clé au problème panurgien, une telle légitimation est donnée sur fond d’incertitude, grâce aux pouvoirs de dispersion sémantique propres à la fiction. Elle sera réitérée une troisième fois dans l’ultime consultation du fou Triboullet qui, une fois de plus, proposera à Panurge de sortir de sa propre enquête pour s’en remettre au mot de la Dive Bouteille, incarnation même de l’inspiration bacchique permettant d’éclairer la volonté sans s’enliser dans la médiation des prétendues lumières naturelles de l’homme : là encore, les gloses de l’entourage seront diverses, et le roman finira sur une suspension de la quête et un renvoi de Panurge à une solution fondée sur une sortie de la raison, voire même une hétéronomie de la volonté occasionnée par le vin.
13 Le même phénomène se joue en maints endroits des chroniques gigantales, et nous formulerions l’hypothèse selon laquelle la fin de chaque roman seraient dévolues à des fictions particulières - utopiques dans les deux premiers, liées à une redéfinition des facultés de représentations - sorte d’utopie cognitive - pour les deux suivants. Le décrochage de la fiction de rang 1 dans une fiction de rang 2 qui vient la contredire et instaurer une ambiguïté suspensive pourrait être un principe constant : catabase dans la bouche du géant au Pantagruel, utopie de Thélème au Gargantua, triple séquence sceptique parachevant le Tiers Livre, épisode des paroles gelées au Quart Livre - elles aussi pouvant être comprises comme une possible métaphore de la suspension du sens. Dans les deux premières chroniques, le décrochage fictionnel se joue dans un basculement du chronotope initial vers l’utopie, lieu où le temps et les frontières deviennent incertaines - quand ce n’est pas son existence elle-même comme c’est le cas pour Thélème qui ne dépasse pas le stade des fondations et ne s’édifie que dans le théléma gigantal ; la mise en abîme des niveaux de fictions est d’ailleurs approfondie dans le Pantagruel puisque la descente dans le cosmos intérieur du géant se fait au terme d’une séquence de guerre en pays d’Utopie, pour lequel les héros avaient quitté le royaume de France. Cette sortie du récit pour un monde assumant un degré de fictionnalité supérieur à celui du récit-cadre a plusieurs vertus : elle permet de renforcer le réalisme du récit-cadre par contraste avec le monde des rêves ou celui du Voyage fantastique qui fera encore rêver Asimov quelques siècles plus tard. Toutefois, elle a surtout pour effet crucial de relativiser les orientations prises par le reste du récit, et de contester ainsi les interprétations possibles proposée au lecteur par la mise en place d’une cohérence narrative et psychologique. Le Pantagruel et la pluralité des mondes qu’il met soudain en exergue est à cet égard exemplaire : comme la critique l’a bien mis en évidence, cette parodie de roman de chevalerie met en scène l’avènement d’un prince qui, comme son père, naît sous le signe ambigu et inquiétant de la démesure gigantale. Parachevant son éducation de prince chrétien dans la Babylone du royaume, il est soumis aux tentations de la vie civile et finit par embrasser l’ethos du sage pieux, laissant Panurge prendre en charge, comme l’a montré G. Defaux, la carrière sophistique qui aurait pu être la sienne ; l’expédition pour éradiquer l’anarchie dévastant le royaume utopique des Amaurotes permet au Prince chrétien de parachever son initiation par les armes en affrontant maintes incarnations du Malin. La victoire, permise par un échange dialectique de compétences et de vertus entre Pantagruel et son fidèle Panurge, consacrerait le premier comme un Prince arrivé au terme de sa formation, désormais apte à faire régner l’harmonie céleste sur Terre. Le texte aurait pu s’achever ainsi, et ne proposer rien d’autre que cette épopée christique dont E. Duval a étudié les modalités textuelles41, qu’un roman téléologique fermé sur une fin digne des modèles chevaleresques évoqués en préface. Toutefois, les contestations d’un tel schéma sont insérées par le biais de micro-fictions, destinées à provoquer l’antilexis au sein de la narration. La première alerte avait eu lieu au terme de la victoire d’étape sur les six cent soixante chevaliers, lorsque après avoir érigé avec Panurge des trophées opposés assortis de « dictons victoriaux » contradictoires, Pantagruel décide de se fondre dans la bonne humeur ambiante établie par son compagnon : « il en voulut autant faire, mais du pet qu’il fist la terre trembla , neuf lieues à la ronde, duquel avec l’air corrompu engendra plus de cinquante et troys mille petitz hommes nains et contrefaictz : et d’une vesne qu’il fist, engendra autant de petites femmes accropies (…) »42. Cette Genèse burlesque entraînant la création d’un monde en réduction à l’extérieur du géant peut être lue comme le pendant de la découverte du monde à l’intérieur du géant, lieu où la corruption fétide et excrémentielle joue aussi son rôle. Nous y voyons un renversement d’une échelle à l’autre de la fiction, dans la mesure où ce pet sensé assurer la cohésion de l’équipe guerrière autour d’un même pantagruélisme entraîne la venue d’un monde déficient et déséquilibré - comme l’atteste la dyscrasie cholérique caractérisant la complexion des pygmées. Ces derniers, dans leur guerre contre les grues, semblent être le miroir de leur Créateur - à l’image duquel ils ont été façonnés, mais un miroir bien déformant, accusant les traits bien peu harmonieux d’un être réduit à l’expression armée et belliqueuse de sa colère. Dans cette nouvelle cosmogonie, le souffle anime bien des êtres issus d’un contact avec la terre : mais c’est un « air corrompu » et fécal, engendrant une humanité ayant le « cueur prés de la merde » (ibid., p. 311). Le Créateur voit ici sa divinité contestée par la « corruption », état renvoyant Pantagruel qui avait été promu vingt-cinq chapitres durant nouvelle image du Christ à sa misérable condition post-lapsaire. Cette génération inopinée, contestant la fiction par l’insertion d’un nouveau monde, marque donc au moins deux choses : ce qui peut paraître bon à une échelle peut se révéler catastrophique à une autre, leçon de relativisme que la fin du roman va rejouer ; malgré l’aura christique que l’ensemble du récit lui a prêté de manière vraisemblable, Pantagruel ne peut échapper à la corruption de sa race et ne peut qu’engendrer, à son image, de la corruption. Le géant est ici ramené à l’état de pécheur qu’il partage avec celui qui l’imite, mais qu’il finit aussi par imiter - et ce sera une clé de la victoire qui était déjà lisible dans la contamination sémantique des dictons : Panurge. La fiction joue ainsi un rôle contradictoire permettant de relancer la zététique interprétative du lecteur.
14 Il n’en va pas autrement avec cette leçon de relativisme que constitue la descente d’Alcofribas dans la bouche du géant. La continuité entre les mondes intérieur et extérieur sur laquelle Auerbach a insisté43, aussi bien géographique que culturelle, pour ne pas dire physique comme en témoigne bien sûr le passage des pigeons d’un monde à l’autre, permet de brouiller les frontières entre la fiction encadrante et la fiction encadrée, tout en augmentant l’effet de réel général et donc l’urgence de prendre conscience d’une relativité de nos propres cadres intellectuels. Dans ce nouveau monde, les signes les plus évidents - la plantation des choux - deviennent les plus opaques, obscurcissement herméneutique qui met métaphoriquement en abîme celui que le lecteur va subir à la lecture de cette séquence contradictoire. Bien sûr, cette dernière met immédiatement en lumière une réflexion sur le relativisme culturel, tel que peut le formaliser le cinquième trope d’Enésidème chez Diogène Laërce, dixième chez Sextus que Rabelais avait pu méditer dans l’Examen vanitatis de G.-F. Pico della Mirandola44, et ce en radicalisant le phénomène par une mise en abîme frappante : la relativité n’est pas seulement celle qui affecte l’intérieur et l’extérieur de la bouche du géant, car à l’intérieur même du gosier, les coutumes diffèrent en deçà et au-delà des dents ; pendant qu’un pauvre vieillard plante ses choux non pour signifier sa cessation d’activité mais pour subvenir à ses besoins, faute d’avoir « les couillons aussi pesants qu’un mortier » (ibid., p. 331), d’autres gagnent leur vie en dormant ; les péripéties qui marquent ce récit de voyage font passer Alcofribas par les mains des voleurs, avant de lui faire faire la meilleure chère qui puisse être. Ce sentiment de relativité ne se contente d’ailleurs pas d’éclairer la conscience du narrateur dans sa comparaison entre l’intérieur et l’extérieur, puisqu’elle était déjà passée dans la sagesse populaire des sénateurs conspuant les « gens de delà ». La relativité n’est donc plus une ligne de démarcation entre deux univers créée à la faveur de l’enchâssement d’une nouvelle fiction : elle frappe de dissonance chaque univers, leçon d’ailleurs démultipliée par l’évocation des vingt-cinq royaumes contenus dans le gosier du géant et dont la narration fait l’ellipse. En consolidant l’effet de réalité, cette extension topique infinie - car comportant un désert et un bras de mer sans limite précise - crée une vertigineuse explosion à fragmentation venant faire triompher la relativité qui s’emporte elle-même dans une mise en abîme sans fin. Cette ouverture du regard du narrateur, observateur privilégié de la geste du géant, est bien sûr celle de son double spéculaire, le lecteur, qui finit par perdre pied dans cette disparition progressive de la cohérence archi textuelle que le début du roman avait mise en place. Mais l’effet majeur de relativisation de cet épisode est encore à chercher au cœur de cette exploration : Alcofribas se rend compte d’une hécatombe provoquée par l’ingestion d’une « aillade » au chapitre précédent, « cinq sommades » de « beaux tribars aux ailz » issus des noces du roi vaincu et dune vieille lanternière (ibid., p. 329). Au terme de la bataille décisive, comme cela avait été le cas au terme de la première victoire, un festin de célébration se trouve avoir des conséquences dramatiques et insoupçonnées à une autre échelle : la « puante halaine » provoquée par l’ail avalé a provoqué une tragédie sans précédent à l’intérieur du corps, tuant « vingt et deux cens soixante mille et seize personnes » en une semaine. Encore une manière d’opposer au rétablissement de l’ordre et des valeurs évangéliques l’explosion cataclysmique du chaos que pouvait justement symboliser l’ennemi, le roi Anarche. En renversant le motif traditionnel des récits de voyage où c’est l’élément exogène qui est mis en danger par sa venue dans le milieu endogène, Rabelais réfléchit - tant au niveau de la métaphore médicale sous-tendue par la toponymie qu’au niveau plus général et philosophique - sur les dangers encourus par des mondes qui, tout en se méconnaissant, sont marqués par la continuité et la contiguïté : il n’est pas anodin que les villes par où l’épidémie s’est répandue soient comparées exclusivement à des villes portuaires, ouvertes sur l’extérieur et sur les échanges, telles que Nantes et Rouen. Cette relativité imperceptible et pourtant immédiate permet un nouveau renversement au terme du récit de l’image de Pantagruel, initialement figurée comme un modèle de charité et de tempérance : en anéantissant ses ennemis dans son monde, il a fini par anéantir une peuplade innocente dans un monde qui lui est encore plus intime et, par là même, à se faire du mal comme en témoigne la maladie dont il est atteint. L’évocation du désastre intérieur finit par remplacer celle du carnage extérieur, atténué par le caractère burlesque du déluge urinaire et par l’ethos maléfique des ennemis ; il est finalement difficile de dire, comme lors du précédent festin, si Pantagruel est véritablement devenu ce prince chrétien que l’on attendait. La voix venue du Ciel lors du combat avec Loupgarou n’avait d’ailleurs pas annoncé autre chose qu’une subversion du « Hoc fac et vives » évangélique45 en « Hoc fac et vinces »46 : effectivement, au terme du duel, il n’est peut être pas promis autre chose à Pantagruel qu’une victoire : le salut peut peut-être ne pas se jouer dans un tel affrontement. Mais le jeu fictionnel n’est pas à un rebondissement près, puisque le traitement de la maladie de Pantagruel entraîne une chaude pisse faisant jaillir les eaux thermales les plus réputées du royaume de France. Ce qui était inutilement lié à une victoire sur le mal, s’est renversé à l’échelle du microcosme organique en une victoire du mal, mais finit par s’extérioriser à nouveau comme une thérapeutique efficace. Une même action finit donc par être dotée des vertus les plus contradictoires.
15 Ainsi, la fin du Tiers Livre comme celle du Pantagruel use des pouvoirs reconnus à la fiction par le scepticisme : en elle et par elle se produisent irrégularités, dissonances et contradictions. C’est l’ensemble de la compréhension de l’œuvre qui en est modifiée, voire suspendue grâce aux effets de la contestation interne du sens. Impossible de savoir autrement que par conjecture et présomption si la leçon d’incertitude peut offrir quelque certitude à Panurge, si Pantagruel est bien une figure christique qui ferait fonctionner à plein une épopée évangélique. Nous voyons dans cette mise en scène de l’éclatement du sens, par l’agencement et la mise en abîme des niveaux de fiction, la mise en œuvre de la structure sceptique telle qu’elle a été récupérée pour être articulée à la Révélation par Ambroise le Camaldule, le traducteur et préfacier des Vies de Diogène Laërce. Dès 1432, celui-ci mettait en place les fondement de ce schème apologétique puissant qu’est le fidéisme sceptique, et qui consiste à tirer parti de la diaphonie comme d’un tremplin nécessitant un retour à Dieu, point centrique qui permettra à nouveau d’assigner un sens à toute chose. La lecture de cette préface qui accompagnera la plupart des éditions de Diogène à l’âge classique a certainement, au même titre que celle des témoignages pyrrhoniens eux-mêmes, enrichi considérablement la réflexion poétique de Rabelais. Si faire proliférer la fiction tout en suspendant ses frontières entre ses différents niveaux permet de produire un sens selon les mêmes modalités par lesquelles le Sens connaît sa propre épiphanie dans notre monde, alors la création d’une fiction tirant parti des leçons du pyrrhonisme peut reproduire cette clarté des phénomènes, finalement trop opaque à force d’être aveuglante. Maintenir des vraisemblances contradictoires, c’est peut-être proposer au lecteur un nouveau type de texte abandonnant la parfaite cohérence allégorique pour reproduire le mode de signification par excellence, de la Révélation divine elle-même47. Si Dieu n’a pas établi un message contraignant et immédiat, s’il a laissé la liberté à l’homme d’errer au gré des apparences ou, au contraire, de savoir les dépasser dans la foi, l’auteur ne fera pas autre chose que de proposer, sur le même mode, un univers contradictoire au reflets ambigus, mais où un « plus haut sens » est tout de même annoncé. Que ce soient les lunettes de la foi, la clarté du vin ou encore la « syncere affection pantagruélique » - certainement les trois, qui permettent de l’atteindre, il n’en reste pas moins que le sens ne peut être évident dans un édifice romanesque adapté à la condition humaine. Si, comme le propose le pyrrhonisme, la science rejoint la fiction - paradoxe dont la portée spirituelle ne peut que plaire à un auteur à la spiritualité toute imprégnée des Epîtres de Paul, alors il n’y a plus qu’à faire miroiter quelques perles fictionnelles aux lecteurs, en espérant qu’ils sauront, comme le cochon de Pyrrhon, se défaire de tout abus rationaliste pour rentrer dans une lecture plus affective et spirituelle. Répondre à cette invitation, c’est éviter peut-être de se faire le couvercle digne du chaudron de ce « fol » de « Frere Lubin »48.