1Dans sa définition du concept de « care », l’objet central de notre investigation, Joan Tronto fait entendre toute activité visant à « maintenir, perpétuer et réparer notre “monde” de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-même et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier […] en soutien à la vie1 ». Dans cet énoncé, nous pointons deux traits saillants : d’une part, une situation de l’être humain vulnérable requérant un élan protecteur ; d’autre part, un versant écologique induisant des liens réparateurs et stabilisateurs avec un élément naturel mis à mal et désintégré. Cette double perspective inspire le dessein de cette étude qui est de discerner les manières dont certains récits gioniens inaugurent un nouveau propre de l’écrivain qui, en dissolvant l’écart stérilisant entre mécanismes cliniques et catégories esthétiques, opère un nouage fertilisant de ces deux pour rendre le lecteur sensible aux propriétés remédiatrices de la fiction. Nous tenterons donc d’explorer la problématique selon laquelle le colonel de hussards Angelo Pardi et le berger Elzéard Bouffier, héros respectifs du Hussard sur le toit (1951) et de L’Homme qui plantait des arbres (1953)2, s’engageant dans une croisade contre le choléra et pour la ressuscitation d’un paysage mort, représentent deux pierres angulaires de récits précurseurs du care.
2Nous commencerons, en préambule, par caractériser brièvement l’étiologie de l’engagement pour le care. Il s’agira ensuite, dans une première partie, d’étudier comment ce care s’illustre à travers les propriétés de l’hygiène alimentaire et de la frugalité préventives. La deuxième partie de l’étude s’intéressera aux règles de distanciation et de confinement conçues comme des stratégies de riposte contre la contagiosité des maladies. L’investigation se terminera en essayant de voir dans quelle mesure le care peut tirer parti des vertus curatives et créatrices du silence.
Étiologie du care : au commencement était la fureur héroïque
3La résolution d’Angelo Pardi et celle d’Elzéard Bouffier seraient nées d’une émotion dionysiaque qui correspond au stade préliminaire de la prise en soin des malades du choléra et à l’option de la prise en charge d’une gaste terre par la plantation d’arbres. Pour le dire en termes durandiens, ces héros, grâce à leur pouvoir thérapeutique, font évoluer leur cible « d’un symbolisme chtonien et funèbre », vers « un pur symbolisme ouranien3 » en prenant soin des cholériques et en transformant un paysage veuf de son couvert végétal en une zone de verdure luxuriante. Dans le Hussard sur le toit, on voit Angelo tomber dans l’ivresse, comme si le contexte du choléra était son cabaretier. Il n’a alors qu’un but en vue : « Je me sens d’attaque. […]. Je suis un peu saoul […] » (HT, 280) ; « J’ai mis pied à terre quand j’ai vu le premier cadavre » (HT, 275). Son interlocuteur est dans la même position, lui qui dit « compt[er] sur le mot de cadavre pour rétablir les choses ». Plus loin, il ajoute : « je ne peux pas être heureux hors du devoir » (HT, 464) ; « il faut que je passe à autre chose, dans quoi il y a l’homme. […] si je trouve un champ raclé jusqu’à l’os comme celui de tout à l’heure, j’ai l’impression qu’il faut que je m’en occupe » (HT, 515). Elzéard Bouffier, lui aussi, semble être tenu par l’ivresse de l’autonomie héroïque, fruit de la perception d’un espace ossifié et abandonné : « Il avait jugé que ce pays mourait par manque d’arbres. Il ajouta que, n’ayant pas d’occupation très importante, il avait résolu de remédier à cet état de choses » (LPA, 760-761).
4Le constat de la mort et de la désolation tout autour du héros semble sonner le cor déclenchant son engagement pour la cause écologique. La tristesse causée par la mort d’un être cher, combinée à la détresse d’un milieu naturel réduit en squelette, suggère que la condition humaine a partie liée avec la situation végétale, qu’il existe un continuum humain/végétal reposant sur l’expression « cet état de choses ». Le statut de veuf du personnage, associé à l’état de viduité du paysage funèbre, installe l’envie brûlante de s’occuper de l’homme et de la nature. Le réseau lexical de la disparition tissé avec le verbe « perdre », utilisé pour l’humain, et « mourait », employé pour le végétal, montre que ces deux entités sont liées par une même communauté de destin, que la santé et le salut de l’humain sont tributaires du degré d’inhérence de celui-ci avec la nature. Voilà peut-être pourquoi cette prise de conscience est séminale de la détermination de ces deux héros à vouer leur vie à redonner une âme à la nature et à prendre soin de leurs semblables. Nous retrouvons ainsi la dimension « réparatrice » qui a fait l’objet de l’essai d’Alexandre Gefen, Réparer le monde4. Mais, dans le cas précis des œuvres à l’étude, cette dimension curative et réparatrice englobe des attitudes et des postures aidant à éviter une rupture de la santé.
Hygiène alimentaire et frugalité préventives
5Aussi bien dans Le Hussard sur le toit que dans L’Homme qui plantait des arbres, il y a un formidable réservoir d’actions préventives possibles. Celles-ci résident dans le renoncement à la viande, dans la consommation d’aliments à base de végétaux, dans l’abstinence tabagique, dans la marche et dans la propreté.
6En bon samaritain de l’écologie, Bouffier « s’était débarrassé des moutons qui mettaient en péril ses plantations d’arbres » (LPA, 762), « [u]ne trentaine de moutons » (LPA, 758). Cette autoprivation sonne comme un renoncement à consommer de la viande, comme un appel en faveur du végétal. Ce renoncement à la viande et cette valorisation de la sobriété trouvent aussi un écho dans Le Hussard sur le toit où on peut lire ceci : « Il pensa aussi qu’il aurait bien pu […] mettre un saucisson dans sa poche. En vérité, ce n’était pas manger qui était l’essentiel » (HT, 367). Cette mise au point par le narrateur nous permet de souligner que le plus important désormais, c’est conjoindre l’acte alimentaire et l’acte écologique, en sachant que l’autre révolution à réussir est celle qui se trouve au bout de la fourchette. Elle consiste à se priver de saucisson riche en matières grasses et à protéger la biodiversité. Du côté de L’homme qui plantait des arbres aussi, Giono célèbre la boisson naturelle et « le consommer vrai » à travers Elzéard Bouffier qui « tirait son eau – excellente – d’un trou naturel » (LPA, 758) et qui, pour bien se prendre soin de lui-même, se nourrissait essentiellement de soupe aux légumes.
7Ainsi, dans le régime alimentaire frugal, on discerne un autre aspect de la prévention. Le lecteur découvre que la ration alimentaire du personnage principal de L’homme qui plantait des arbres, qui mène une vie sage recentrée sur l’ordre de la nature, reste chevillée à la décroissance, à la simplicité, au naturel. On s’aperçoit que « sa soupe bouillait sur le feu, [qu’] il fit partager sa soupe » avec le narrateur (LPA, 758). Cette dernière phrase apparaît comme un marqueur de franche solidarité avec son semblable, qualité essentielle de la prise en soin ; elle connote cet esprit de partage valorisé au travers de la formule chère à Paul Ariès : « moins de biens, plus de liens5 ».
8Agissant comme un coupe-faim naturel, la soupe, aliment simple, génère des effets bénéfiques sur Elzéard. Elle semble faire partie des aliments qui jouent le rôle de « bouclier anti-âge6 », qui ouvrent à l’homme un avenir inoxydable : « la frugalité […] avai[t] donné à ce vieillard une santé presque solennelle. C’était un athlète de Dieu » (LPA, 764). De ce héros, Victor Hugo aurait dit qu’il est resté « maître du mois d’avril et du soleil levant, [qu’il a] le teint frais, le pied sûr, l’œil clair, toutes les dents7 ». Grâce à ses habitudes alimentaires, Bouffier est assimilable à ce personnage comptant parmi « ces hommes qui ont 25 ans pendant cinquante ans » (HT, 340). Sa longévité résulterait également de la frugalité érigée en précepte de vie : il avait 55 ans quand le narrateur fit sa connaissance avant la guerre de 14, et il est mort à un âge avancé, en 1947, donc à « quatre-vingt-neuf ans » (LPA, 765). Par conséquent, il est mort comme il a vécu : il a vécu sainement et est mort sereinement en dépit de son confort quasi spartiate. Autrement dit, il a eu une fin de vie sans souffrance. L’excipit du texte est à cet égard fort parlant : « Elzéard Bouffier est mort paisiblement en 1947 à l’hospice de Banon » (LPA, 767), après avoir pris soin de son environnement en y ayant fait pousser une végétation dense.
9Un autre aspect de la frugalité se perçoit à travers l’abstinence tabagique d’Elzéard Bouffier, comme le mettent en relief les deux énoncés suivants : le narrateur nomme le héros par la relative explicative « Le berger, qui ne fumait pas,… » (LPA, 759). Auparavant, il avait rapporté ceci : « je lui offrais ma blague à tabac, il me dit qu’il ne fumait pas » (LPA, 758). Le refus de fumer nous semble d’autant plus bénéfique que l’une des causes principales – des « étiologies » en langage médical – de nos cancers est la consommation de tabac. Selon une étude du Pr Khayat, « Le tabac est un terrifiant facteur de cancérisation cellulaire […]. À lui tout seul, le tabac est responsable de plus d’un tiers des cancers8 ». Pis encore, le tabac peut être l’hormone de croissance d’autres pathologies cardio-vasculaires.
10Dans un autre roman gionien, l’abstinence tabagique est motivée par le souci de prévenir les feux de forêt et de végétation. Sous ce rapport, nous pouvons évoquer l’exemple de ce personnage qui réprime son envie de fumer : « Je n’ai pas fumé depuis Roume, dit l’homme, mais dans la forêt valait mieux pas. Les chênes sont secs9 » Mais, en plus de rendre le lecteur sensible au danger du tabagisme, Giono semble également suggérer la nécessité de se prémunir contre les méfaits de la sédentarité.
11En effet, les vertus préventives de la marche sont exprimées dans les œuvres de notre corpus. L’évocation de la « marche faite » (HT, 581) par Angelo en compagnie d’autres personnages fait écho à celle que se rappelle le narrateur de L’homme qui plantait des arbres : « nous passâmes tout le jour […] à nous promener dans la forêt » (LPA, 762). Il s’y ajoute que l’œuvre de plantation requiert un mouvement continu et une mobilité constante. Et si l’on en croit la recherche médicale, la marche est un stimulant du cerveau et une mesure préventive contre la maladie d’Alzheimer. Elle est essentielle pour le corps, le cœur et les muscles ; elle augmente l’apport de sang au cerveau. Il y a lieu donc d’éviter la sédentarité d’autant que le corps humain, composé de 650 muscles et 214 os qui se mobilisent par des tendons et des articulations, est manifestement fait pour bouger.
12À cette mobilité préventive, s’ajoute le soin avec lequel l’aire de vie des personnages est traitée. L’environnement familial individuel et professionnel de Bouffier est exemplairement pris en charge. L’on voit en effet que sa qualité de vie se vérifie autant par la salubrité de son habitat, de ses outils de travail, que par la propreté de son corps et de ses vêtements. L’extrait de L’homme qui plantait des arbres permet de constater qu’il n’y a pas de solution de continuité entre l’hygiène du corps de Bouffier, celle de ses instruments, et celle de son cadre d’existence :
Il habitait […] une vraie maison en pierre où l’on voyait très bien comment son travail personnel avait rapiécé la ruine qu’il avait trouvée là à son arrivée […]. Son ménage était en ordre, sa vaisselle lavée, son parquet balayé, son fusil graissé […] il était aussi rasé de frais, tous ses boutons étaient solidement cousus, ses vêtements étaient reprisés avec le soin minutieux qui rend les reprises invisibles (LPA, 758).
13Face donc à un tel habitat « lisse » – tant au sens courant qu’au sens deleuzien – le narrateur envieux, ne peut que boire du petit lait : « La société de cet homme donnait la paix » (LPA, 759). Sa maison, très agréable, assimilable à un « espace lisse, [un] espace d’affects, [un] espace ouvert10 », est en nette opposition au « strié » caractéristique de ces autres types d’habitat décrits à la faveur d’une qualification dans un registre de dérision et de péjoration : « ce sont des endroits où l’on vit mal. Les familles, serrées les unes contre les autres […], exaspèrent leur égoïsme en vase clos […]. Il y a des épidémies de suicides et de nombreux cas de folie, presque toujours meurtrière » (LPA, 759). Cette bouffée descriptive à l’intérieur du récit révèle que l’insalubrité, en nuisant à la santé, empêche l’homme d’user sainement et durablement de la vie. Justement, pour parer à ces éventualités noires, il existerait des stratégies dites par le langage de Giono qu’il nous faut maintenant essayer de mettre au jour.
Les stratégies de riposte : distanciation, confinement et lecture
14On repère dans Le Hussard sur le toit des postures de distanciation vis-à-vis d’un microbe dont la circulation constitue une menace pour tout le monde. Cette image léonine, qui connote négativement le lion associé au démon déambulant à la recherche de proie à dévorer, est à cet égard révélatrice : « Maintenant, le choléra marchait comme un lion à travers villes et bois. Après quelques jours de répit, les gens de la combe furent de nouveau attaqués par la contagion » (HT, 464). La propagation de la maladie motive ainsi les mesures propres à freiner la frénésie de cet agent malveillant et pathogène mettant chacun en demeure de « rester chez soi », de se plier au mot d’ordre de « distanciation physique » qui entraîne une restriction stricte de la vie quotidienne. Pour preuve, l’on peut évoquer le cas de ce personnage qui exhibe, en guise de parade imparable contre le microbe, un modèle comportemental :
[L’]homme […] ne s’est jamais approché de nous pendant la marche que nous avons faite avec lui, […] il s’est soigneusement tenu sur le bas-côté de la route […]. Actuellement, il est préférable de se tenir loin les uns des autres. Je crains la mort qui est dans la veste du passant que je rencontre. Et il craint la mort qui est dans la mienne (HT, 581).
15À la lecture de ce passage, il apparaît implicitement que le microbe responsable du choléra trouve dans les rassemblements un combustible parfait, que les regroupements nous exposent à la furie et à « l’ivresse » d’un virus dont « [le contact] est le cabaretier » (HT, 343). Pour s’en prémunir, l’isolement est érigé en norme absolue.
16Voici en quels termes Giono exprime les précautions relatives au confinement : « Servons-nous de la partie la plus déserte […] de ce pays. Fuyons les routes et les villes, tous les endroits où il y a des gens qui […] ont le choléra » (HT, 506). Il s’agit ici d’une injonction qui vise à contenir la maladie en infléchissant sa courbe de propagation. On invite ainsi à surseoir à toute aventure tactile ; on en appelle au nécessaire bannissement des contacts physiques, en particulier au renoncement à l’embrassade, à l’abolition de la poignée de main. Il convient de savoir « se conduire en homme de qualité » (HT, 402), de se retenir en assumant cette définition camusienne de l’être humain : « un homme, ça s’empêche. Voilà ce qu’est un homme11 ».
17Nous trouvons une autre stratégie de prise en charge des personnages suspects auxquels interdiction est faite de voyager. Le voyage au temps du choléra était ainsi soumis à une condition irrévocable : « Il est défendu de voyager. Ceux qui sont sur les routes doivent rejoindre une quarantaine » (HT, 524), s’ils ne disposent pas de « billette ». Cette billette est un sauf-conduit, un complément irréductible au billet ordinaire, tel qu’il est suggéré dans ce passage explicatif où le terme de « poches » est une métonymie désignant le « corps » : « As-tu une billette ? […] c’était une sorte de passeport […] sans lequel on ne te laisserait pas passer […]. C’est pour certifier que tu n’es pas malade et que tu n’emportes pas le choléra dans tes poches » (HT, 291).
18Pourtant, plus loin dans Le Hussard sur le toit, Giono soutiendra que la distanciation ne constitue pas toujours un idéal de protocole sanitaire salvateur ; au contraire elle peut même être mortifère. L’auteur exprime la face négative de cette posture de distanciation froide en y voyant l’avers de l’intimité chaleureuse et vivifiante : « tout le monde fait une consommation continue de chair humaine, sans même savoir ce que c’est. Qui n’a vu le monde changer, noircir ou fleurir parce qu’une main ne touche plus la vôtre ou que des lèvres vous caressent ? » (HT, 618). Ainsi, à rebours de la formule sartrienne, Giono pense que l’enfer, c’est plutôt sans les autres ; que l’homme n’est rien sans lien.
19Quoi qu’il en soit, le faisceau de contraintes et les aspérités prévalant en période d’épidémie peuvent être adoucis par la lecture qui permet d’accéder au savoir et de pouvoir triompher des intempéries. Le Hussard sur le toit semble montrer que la meilleure manière de prendre soin de soi c’est d’adopter la recette d’adaptation au confinement qui tient aux deux mamelles de la lecture que sont l’affection et la réflexion. L’imaginaire a cette vertu quasi exclusive de pouvoir pénétrer les pores du lecteur pour le revigorer et le tirer de la glu de la mélancolie. Par le plaisir qu’elle nous procure, et la réflexion à laquelle elle incite dans un contexte épidémique qu’on sait anxiogène, la lecture jouit du don de nous divertir, au sens pascalien du mot : de nous détourner de notre condition. Cette figuration revêt ainsi un caractère antidotique contre l’angoisse : la maladie a beau se répandre, la mort a beau rôder, le goût d’exister qui reste notre plus grand bien arrive à triompher. La lecture des récits sur la maladie enjolive le réel et nous rend meilleurs : « Il a fallu que la teigne se mette à nos maisons. Nous voilà beaux » (HT, 412), se réjouit le narrateur gionien. Lire nous déleste de la mélancolie certes plus discrète, plus sournoise, mais beaucoup plus meurtrière que le choléra. À en croire Giono, en effet, s’« il y a pas mal de famille que le choléra a raclé jusqu’à l’os » (HT, 447), la mélancolie, elle, peut réduire à néant un pays tout entier :
[L]a mélancolie […] pousse les mélancoliques à des démesures de néant qui peuvent fort bien désœuvrer et, par conséquent, faire périr tout un pays […]. La mélancolie fait plus de victimes que le choléra. Passons sur le fait qu’elle tue, c’est une vérité de La Palisse, et elle tue dans des proportions qu’on ne connaît jamais, car ses victimes n’étalent pas des ventres verdâtres au long des rues, mais cassent leur pipe avec très grande décence et modestie, dans des coins secrets où elles passent […] pour avoir été frappées de mort naturelles […]. La mélancolie fait d’une certaine société une assemblée de morts vivants, un cimetière de surface ; elle enlève l’appétit, le goût, noue les aiguillettes, éteint les lampes et même le soleil et donne au surplus ce qu’on pourrait appeler un délire de l’inutilité (HT, 607).
20Selon la science médicale, la mélancolie consécutive à l’épidémie peut entraîner une atteinte de syndrome dépressif appelée « pandemic fatigue » ou épuisement psychique. L’immersion dans l’écosystème des récits serait alors un galvanisant, un requinquant naturel à même de faire passer de la tristesse au sourire et à la gaieté. Elle a cette capacité d’offrir un nouveau paradigme de réenchantement de la vie permettant de renouer avec une vie normale. Ainsi, face au stress lié à l’épidémie capable de nous « couper les jambes » (HT, 274), de nous altérer, de nous décompenser (au sens neurologique du terme) ou de nous donner des bouffées délirantes, le récit littéraire pourrait nous « redonner des jambes » (HT, 274). C’est dire que par temps de trouble, rien ne semble plus indiqué que les récits d’imagination où la logique est décoiffée. À partir de l’impossibilité racontée, le texte littéraire, exsudant d’intensités, s’érige en générateur de possibilités illimitées de jubilation, d’évasion, de voyage. Comme l’écrit Deleuze, « Voyage sur place, c’est le nom de toutes les intensités12 »; le récit devient une alchimie par laquelle la souffrance se transmue en une source de jubilation : « […] dans les moments vraiment critiques, c’est précisément de l’impossible qu’on a besoin » (HT, 357-358). Parmi les catégories rétives à la mélancolie, et bénéfiques à la restauration écologique, nous pourrions compter le silence.
Vertus curatives et créatrices du silence
21Aussi bien dans le Hussard sur le toit que dans L’homme qui plantait des arbres, suivant l’imagination vagabonde de Giono, tantôt c’est le silence qui est esthétisé sous un jour favorable, tantôt ce sont les vertus de son contraire, la parole, qui sont mises en relief. Dans L’homme qui plantait des arbres, les lieux sont exempts de toute perturbation, comme le confesse le narrateur au sujet du héros : « J’étais littéralement privé de paroles et, comme lui ne parlait pas, nous passâmes tout le jour en silence […] » (LPA, 762) ; « Son chien, silencieux comme lui, était bienveillant, sans bassesse » (LPA, 759). Ce silence des lieux ne peut qu’être avantageux pour la biodiversité si l’on sait que les nuisances sonores mettent en danger certains animaux comme elles mettent en péril les écosystèmes.
22En outre, la solitude d’Elzéard Bouffier apparaît comme créatrice, travailleuse, « planteuse » voire écologique. En preux de l’écologie, il s’était retiré dans la solitude pour redonner vie aux lieux arides en prenant plaisir à mener une vie lente et naturelle, avec la complicité tout aussi gratifiante, joyeuse, de ses brebis et de son chien. Le point de vue de Pierre Schoentjes renforce cette double valeur créatrice du silence : l’absence de bruit est non seulement propice à la création de récits à visée écologique, mais aussi à la prise en soin de l’environnement : « Choisir de faire un récit, réel ou imaginaire, de l’expérience de la solitude, c’est s’obliger à rendre le monde naturel présent déjà par le simple fait de la diminution automatique des échanges humains exploitables13 ».
23Les vertus du silence du personnage sont aussi séminales du paysage que le narrateur décrit dans une posture quasi extatique ; elles ont inversé en pôle positif ce milieu naguère abiotique. Le héros a fait passer la localité du vide au plein, du pôle de répulsion à un pôle d’attraction, de la déforestation turpide à l’arborescence splendide. Il a transmué les signes négatifs d’agonie en signes positifs de résurrection et d’enchantement ; ce qui était ossifié, squelettique, devient gras et débordant. On ne peut qu’être admiratif face à la diversité des nouveaux cortèges végétaux, à ces espaces tendres, peuplés et agrémentés d’arbres et de plantes, avantageux pour la biodiversité et gratifiants pour le bien-être des habitants :
Sur l’emplacement de ruines qu’[on] avait vues en 1913 […], je vis couler de l’eau dans des ruisseaux qui, de mémoire d’homme, avaient toujours été à sec […]. Les maisons neuves, crépies de frais, étaient entourées de jardins potagers […]. C’était désormais un endroit où l’on avait envie d’habiter. Ce sont « plus de dix mille personnes […] bien nourries […] qui doivent leur bonheur à Ezéard Bouffier (LPA, 762 et 766).
24On le voit, la figure du paysan comme père nourricier, non moins réparateur de la nature, tisserand d’écologie, a réussi à ressusciter le paysage, à fonder un redressement socio-écologique en transformant « un squelette de village abandonné » en « un pays resplendiss[ant] de santé et d’aisance ». Du coup, le prénom d’Elzéard, qui signifie « secours de Dieu » trouve son illustration la plus aboutie dans cette image janséniste d’un homme prédestiné pour restaurer une nature abîmée. Si l’on sait que cette nouvelle végétation survivra à son auteur, il nous souvient la « figure du héros désirant comme sujet fervent d’une action qui donne sens et valeur au monde14 », figure qu’incarne parfaitement « Le vieillard et les trois jeunes hommes » de Jean de la Fontaine qui rapporte cet échange :
À quoi bon charger votre vie / Des soins d’un avenir qui n’est pas fait pour vous ? […] / Mes arrière-neveux me devront cet ombrage : / Hé bien défendez-vous au Sage/ De se donner des soins pour le plaisir d’autrui ? / Cela même est un fruit que je goûte aujourd’hui : / J’en puis jouir demain, et quelques jours encore15.
25Vu les résultats de cette action régénératrice, l’allégation de Dupuy mériterait d’être contredite et requalifiée ainsi : « Avec les hommes, l’évolution créatrice [ne] s’est [pas] doublée de sa part maudite, l’évolution destructrice16 », mais bien de sa part mélioriste, l’évolution réparatrice.
26Si l’on cherche du côté du Hussard sur le toit, on s’aperçoit que le silence vaut son pesant d’or dans la prise en charge des malades du choléra. Occupé à secourir les malades, Angelo, avec un accent anti pascalien, se dit convaincu de pouvoir « rester indéfiniment dans ces solitudes qui ne [l’] » effraient pas » (HT, 515). Subséquemment à cela, il discrédite et disqualifie la parole ; il se mue en homme de la litote en ayant à « l’esprit de faire des phrases courtes et sans emphase qui contenaient au fond beaucoup de bon sens et à cent lieues du choléra » (HT, 540), de « raconter avec des mots gris et sans aucun adjectif ses aventures… » (HT, 473). Dans un contexte d’épidémie, le silence s’épaissit et entre dans un cycle radical : « Je me suis retenu […] parfois, cela dit plus que tous les mots dans les moments critiques » (HT, 502). Il ressort ainsi la nécessité de promouvoir une culture de calme à l’hôpital où le bruit nuit aux malades, affecte le bien-être et la qualité de travail des personnels soignants. D’ailleurs, des études ont montré une certaine relation entre les niveaux de bruit dans les environnements de travail et des pics rapides de pression artérielle, le retard accusé dans la cicatrisation des plaies, l’élévation des niveaux de douleur des patients, etc.
27On le voit, parole et silence se croisent dans nos deux récits comme ils entrent en dialogue dans la sphère de la médecine du verbe qui réhabilite la parole du patient et insiste sur les vertus thérapeutiques de la narration. Dans Le Hussard sur le toit, la parole se révèle ainsi être un antalgique, un somnifère thérapeutique : « vous n’imaginez pas, dit-il, comme il est agréable de parler et d’entendre parler, j’en dormirais… ». Grâce à son pouvoir plastique, elle fait disparaître l’engourdissement, et dissout la sensation de fatigue ; elle sucre d’aimable façon l’amère pilule de l’action. C’est du moins la conviction d’Angelo : « Laissez-moi parler […]. Ça m’occupe. Hier, j’ai parlé tout le jour seul […]. Parlez, dit-il, parlez sans arrêt, ça vous dénoue les nerfs » (HT, 281). À en croire la médecine, la plus-value thérapeutique de la parole réside dans sa dimension balsamique et dans son pouvoir de « gratification psychologique ». En cherchant à enchanter le mal, l’écriture devient une pratique aux vertus curatives certaines, elle constitue une thérapie complémentaire, un pan secondaire, mais précieux, dans les dispositifs de soins, comme du reste l’écrit Denis Aviérinos, un ami de Giono : « grâce à Dieu, la médecine n’est point faite que de drogues et de pilules17 ». Cela, la philosophie le reconnaît en trouvant que l’écriture et la lecture sont l’occasion d’activités intellectuelles productrices de vertus compensatrices : selon la formule de Michel Serres, « le verbe penser [est] proche de compenser18 ». En plus, la parole favorise la prise de contrôle de l’expérience de la maladie. Elle édulcore l’angoisse d’être l’objet de forces irracontables incontrôlables, incompréhensibles. En effet, en conférant un sens à la maladie dont on souffre, le récit permet d’exercer un pouvoir sur elle et, ainsi, d’échapper à son emprise dévastatrice.
***
28Au terme de ce parcours de lecture de deux œuvres de Giono, il apparaît que l’écrivain a pris le parti de faire glisser ses récits de la sphère restreinte vers une zone poreuse et plastique pour exhiber leurs capacités à se muer en une fabrique de soin au bénéfice des humains et de leur environnement. Nous pourrions donc compter Giono parmi les premiers écrivains qui ont, peu ou prou, contribué à donner à la littérature un ancrage écologique et des résonnances relatives au care. Notre recherche aura donc permis de découvrir qu’à la faveur de l’abandon du cap imposé par la littérature classique, l’irréductibilité de la distance entre médecine et littérature s’estompe, que la médecine se découvre un nouveau récipient, un socle propice à la construction d’une coextension entre le médical et le littéraire, coextension capable d’ouvrir des échos plus larges et plus profonds au care. La fonction de thérapie ainsi assignée à la fiction tire celle-ci hors de la tour d’ivoire de « l’art pour l’art », administre la preuve de l’extinction, sinon de l’étiolement de l’intransitivité de la littérature.
29La littérature ne peut plus alors espérer se tenir à l’écart du care : elle y trouve une nouvelle perspective créatrice et heuristique. Ainsi se referme le temps des analyses et des cloisonnements, se lève le jour des porosités et des alliances transdisciplinaires. Un tel avènement donne raison à Michel Serres qui assène cette alternative enjoignant de préférer aux singularités meurtrières les approches fondées sur le rhizome et sur la coprésence : « Voici la bifurcation de l’histoire : ou la mort ou la symbiose19 ».