Littérature catholique, littérature (du) care ? Le second XIXe siècle en question
1L’interrogation titrologique n’a rien de conventionnel : s’interroger sur les rapports entre l’éthique du care et la morale catholique (plus précisément : entre la littérature romanesque catholique du second xixe siècle et les éthiques du care1), en effet, ne va pas de soi, tant il est vrai que la première est laïque (horizontale) aussi bien dans son fond que dans sa forme, alors que la seconde est verticale, autrement dit constitue à la fois le produit et l’expression des normes et des lois fixées au fil des siècles par l’Église catholique romaine. Plus encore : les éthiques du care ne sont-elles pas féministes, quand la morale catholique a toujours été teintée de valeurs patriarcales ? Et pourtant : non seulement il convient de rappeler que le care anglo-saxon (qu’il faut entendre tout à la fois comme « souci », « sensibilité » et « activité de soin2 ») partage ses racines étymologiques et religieuses avec la caritas latine à l’origine de la charité chrétienne, mais, de plus, force est de reconnaître avec Caroline Ibos, Aurélie Damamme, Pascale Molinier et Patricia Paperman certaines proximités entre les « thèmes et les gestes du care » et ceux promus par la morale catholique – « sensibilité à la souffrance d’autrui, attention aux besoins et réponse pratique3 ». La parabole du bon Samaritain (plus encore que la péricope du lavement des pieds des disciples par Jésus4) est exemplaire à cet égard, qui rappelle que « le bon samaritain est préférable au prêtre sans miséricorde et au lévite sans charité5 ». De la même manière, les œuvres sociales et de bienfaisance catholiques, nombreuses tout au long du xixe siècle (il suffit de penser aux activités de la célébrissime société saint Vincent de Paul ou à celles des Sœurs de la Charité), prennent leur source et leur inspiration dans la volonté de se donner au prochain souffrant par amour pour Dieu. On aura ainsi compris que ce que nous nommerons dans cette étude non sans quelque prudence un « care catholique » est étroitement lié (sans pour autant se confondre avec elle) à celle des vertus chrétiennes-catholiques qui est jugée la plus excellente de toutes (car les contenant toutes) depuis saint Paul : la vertu théologale de charité6. Et ce à tel point que Matthieu Bréjon de Lavergnée, étudiant l’action pratique d’enseignement et de soin des Sœurs de la Charité dans le courant du premier xixe siècle, a pu défendre l’existence de ce qu’il nomme un « care charitable7 ». Si l’on ne reprendra pas à notre compte cette étiquette, c’est parce qu’elle risque de n’éveiller dans l’esprit du lecteur qu’une des modalités (certes fondamentale) du care catholique (la charité sociale) au détriment des « grâces » et autres « faveurs » d’essence spirituelle (la charité divine), qui selon la doctrine catholique régissent les relations de sollicitude et d’entraide qu’entretiennent les agents du monde terrestre avec ceux de l’univers céleste, et qui sont par ailleurs souvent mises en scène dans le « roman catholique8 » du tournant des xixe et xxe siècles en France – pensons aux dogmes de la Réversibilité et de la Communion des saints, qui ont su imprégner durablement l’imaginaire littéraire catholique (principalement hétérodoxe) au temps du Bloc des gauches et de la Séparation9.
2Au sein des études littéraires, rares sont les travaux qui prennent le care comme angle d’analyse10, et parmi eux aucun ne s’est encore demandé si la littérature romanesque catholique pourrait être rangée dans la « littérature care » – pour reprendre l’heureuse expression de Marjolaine Deschênes. La question mérite pourtant d’être posée, si l’on se souvient que le polymorphe roman catholique des années 1880-1914, sans être une « littérature du soin » au sens où l’entend Alexandre Gefen à propos de la littérature française contemporaine11, a néanmoins le souci aigu de son lecteur (en particulier celui jeune et de sexe féminin) : en fournissant aux liseurs un réservoir d’exemples fictionnels bienveillants auxquels ils peuvent conformer leur être et leur comportement social, le roman catholique semble témoigner en effet tout ensemble de son inquiétude et de sa sollicitude envers des êtres jugés fragilisés par l’idéologie républicaine-anticléricale alors en position de dominance politico-sociale. Bref, on se demandera dans cette étude jusqu’à quel point le roman catholique tournant-de-siècle peut être qualifié de « roman du care » ou, mieux, jusqu’où se laisse entrevoir l’idée d’une « écriture du care » chez les écrivains alors touchés par l’idée catholique. Projet qui demande à ce que l’historien de la littérature informé de poétique historique aille à l’encontre d’une certaine vision restrictive portée par l’histoire littéraire panthéonisante en n’excluant pas a priori de l’analyse ces dizaines d’écrivain.e.s catholiques parfaitement ou partiellement orthodoxes qui, non moins que Barbey d’Aurevilly, Léon Bloy et Joris-Karl Huysmans, participent dans le second xixe siècle à la construction d’un sous-champ romanesque catholique aux frontières sans cesse redéfinies par les luttes qui s’y engagent. Car élargir l’horizon critique oblige à constater que c’est l’intégralité des agents constituant la littérature romanesque catholique (et non pas seulement les orthodoxes ou les hérétiques12) qui s’approprient au tournant du siècle le discours papal13 et social catholique relatif au care catholique en vue de contrer l’individualisme républicain et ses alliés objectifs dans le champ littéraire – les romanciers naturalistes, perçus comme les premiers propagateurs de sentiments antisociaux. De plus, prendre en compte les deux pôles du sous-champ des romanciers catholiques (le pôle dominant-orthodoxe d’un côté ; le pôle dominé-hétérodoxe de l’autre14) permet d’observer que les manipulations charitables ne se réduisent pas autour de 1900 à l’axe conflictuel laïque/catholique, aussi important fût-il : en effet, le « care catholique » s’affirme alors également comme l’un des principaux enjeux et instruments des luttes pour la définition même de l’art et de l’artiste catholiques à l’intérieur même du sous-champ des romanciers croyants.
3On s’appuiera en particulier sur l’œuvre romanesque de Léon Bloy pour vérifier cette hypothèse, celle-ci étant à la fois l’une des mieux connues des lecteurs contemporains et celle qui, à nos yeux, est la plus capable d’évoquer l’idée (pour ne pas dire l’idéal) d’une « écriture du care catholique » du fait notamment des « attitudes éthiques et temporelles qu’elle dépeint15 » et des personnages vulnérables et socialement marginalisés qu’elle met en scène.
Le roman catholique autour de 1900 : morale de la charité ou éthique du care ?
4S’il est tentant d’interroger les rapports qu’entretient la littérature romanesque catholique des années 1880-1914 au « souci de l’autre », c’est parce que celle-ci, à l’image du sous-champ réactionnel et réactionnaire dont elle constitue à la fois la condition et le produit, s’est historiquement construite en réaction à l’autonomisation de la littérature permise par l’avènement du roman-feuilleton au cours de la décennie 1830 puis par l’activité scripturaire d’écrivains tels Baudelaire et Flaubert au mitan du siècle16. Autrement dit, ce que l’on a nommé dans les milieux catholiques autorisés le « roman catholique » dès les années 1850-1870 (et qui fleurira à l’orée du siècle suivant) se pose en s’opposant au flot de ce que l’orthodoxie catholique appellera dans le long xixe siècle les « mauvaises lectures », soit les innombrables ouvrages qui « communique[nt] l’erreur à l’esprit et pervertissent le sens chrétien17 », participant du même coup à la massification des ravages sociaux que sont la criminalité, l’antimilitarisme, l’adultère et le divorce – voir les réactions catholiques aux procès intentés à Madame Bovary en 1857 puis aux œuvres naturalistes à la fin du siècle18. Il n’y a en effet pas lieu de douter outre mesure de la sincérité des agents de l’orthodoxie catholique lorsqu’ils prétendent s’inquiéter de la santé de l’âme et du corps de leurs ouailles : à leurs yeux, les productions réalistes (Champfleury) et naturalistes (Zola tout particulièrement) portent atteinte au corps mystique, puisqu’en favorisant par la voie de la fiction l’impiété, le scepticisme, la relativité et l’amoralité (via la promotion des théories scientifiques contemporaines), elles accélèrent la fin du dévouement de chacun pour tous et de la « sollicitude » de tous pour chacun (« vraie loi sociale19 »). C’est que dans l’idée catholique autorisée, les lecteurs, les personnages et les auteurs sont intimement associés : loin de demeurer étrangers à la conduite de la vie des lecteurs et des lectrices (c’est-à-dire à la morale), l’auteur et son œuvre la déterminent pour une bonne part, du fait de la puissance identificatoire que revêtent les personnages crées par les romanciers, lesquelles unités de signification sont élevées au niveau d’« agents moralement responsables20 ». C’est pourquoi renaît dans le courant des années 1880 au sein du camp catholique l’idée sans cesse défendue depuis de la responsabilité de l’écrivain, bien étudiée hier par Gisèle Sapiro. Car si Brunetière, dans deux articles parus durant l’année 188921, soutient le parti pris par Bourget dans son roman à thèse, c’est parce que contrairement à son confrère Anatole France avec qui il engage une retentissante polémique, Bourget ne doute pas que « les idées sont au moins des commencements d’actes […] et qu’en vain se défendraient-ils [les écrivains] de nous donner des leçons, les exemples qu’ils nous mettent aux yeux sont toujours des conseils, des insinuations ou des suggestions22 ».
5Ayant ainsi « charge d’âmes23 », l’écrivain est appelé à guérir par la fiction doxique les âmes fragilisées des lecteurs du fait du développement en régime républicain de la liberté de tout dire et de tout écrire. C’est dans ce cadre d’un « prendre soin » réactionnel catholique (sans cesse menacé de dégénérer en propagande haineuse à l’encontre de l’adversaire laïque24) qu’il convient d’approcher la production massive de romans édifiants dès les années 1840 et celle des romans d’amour catholiques à l’orée des lois Sée (1880) et Ferry (1881-1882), dans lesquels les sentiments de pitié et de charité à l’égard du prochain ont la part belle. Les premiers, sortis par milliers des presses des éditeurs catholiques de province (Mame, Ardant, Lefort, Barbou, Pélagaud...), s’engagent à offrir aux (jeunes) lectrices des « bons exemples » de vie, comme le suggère lectio ante son système titulaire fondé sur le modèle type titre (prénom-s très chrétien-s de la ou des jeune-s héroïne-s mise-s en fiction) + sous-titre (la ou les condition-s morale-s volontiers opposée-s illustrée-s par cette ou ces jeune-s héroïne-s25). À l’aide d’intrigues préfabriquées, il s’agit de dire et de faire voir le Bien à travers divers actes de charité opérés par l’héroïne. Mais ceux-ci, on s’en doute, ne suffisent pas à faire de ces romans édifiants des « romans du care » : outre que les valeurs véhiculées par ces derniers sont largement « issues de la domination masculine et destiné[e]s à la confirmer26 » (ainsi dans Ernestine ou les Charmes de la vertu de la célébrissime Mme Farrenc, l’activité charitable est la seule qui est présentée comme nécessaire dans la vie des femmes de haute condition sociale), la vulnérabilité et la dépendance ne s’offrent pas dans le roman comme des caractéristiques de la condition humaine – seule la jeune fille en formation est estimée fragile. Il paraît dès lors difficile de rapprocher le roman édifiant (dont le nom même indique qu’il porte avant tout des visées didactiques) des théories du care : tout au plus peut-on y déceler une morale de la charité qui complète le dogme (ce qu’il faut croire) en mettant aux yeux des jeunes lectrices la morale (ce qu’il faut faire).
6Quoique de manière un peu plus nuancée, on pourrait en dire de même du roman d’amour catholique qui s’épanouit dès le début des années 1880 et jusqu’en 1945 : dans ces romans au canevas narratif stéréotypé, une jeune fille orpheline (d’origine modeste ou non) est physiquement et moralement prise en charge par quelque personnage paradigmatique de porte-norme (la religieuse supérieure du couvent, le prêtre du village natal, la vieille dévote et la vieille bonne fidèle…), qui se chargent de l’élever moralement et d’en faire une mère-épouse exemplaire à la clausule. Là encore, il s’agit moins pour les romancières sentimentales catholiques d’insister sur « la nécessité de se considérer tous comme bénéficiaires du care27 », que de pousser la jeune lectrice à l’action conforme en matière amoureuse (c’est-à-dire qui se trouve en conformité avec les attendus genrés en vigueur dans l’extratexte de la culture catholique), certes pensée comme repoussoir idéal aux libertés nouvelles promues par la République – le divorce en particulier, ré-autorisé à partir de 1884. Bref, tout porte à croire que les M. Maryan, Blanche de Buxy, Mathilde Aigueperse, Mathilde Alanic et autres Jeanne de Coulomb entendent fixer par le biais de la fiction dans l’esprit des jeunes lectrices un code de conduite amoureuse (cet « amour permis » dont parlera bientôt Delly) qui leur permettront de trouver le bonheur au bras d’un homme viril. C’est dire que le réservoir d’exemples féminins fragiles offerts par le roman d’amour catholique à l’orée du xxe siècle n’a que peu à voir avec ce qu’on nommera quelque cent années plus tard les théories (féministes) du care : les rôles typiquement genrés que met en scène le roman d’amour catholique ne s’accordent pas avec le « souci d’égalité entre les sexes28 » qui fait le fond de la pensée de Gilligan.
7Au cours des années 1900-1914 et dans la droite ligne du Disciple (1889) de Paul Bourget, un autre code esthétique se verra massivement investi par de jeunes romanciers catholiques qui, ayant intériorisé les normes et les valeurs propagées par les agents du sous-champ religieux catholique, croient fermement que « [l]’œuvre d’art est une œuvre d’enseignement, une leçon, un acte d’influence et de direction sur autrui29 » : le roman traditionaliste catholique, parfois nommé « roman académique », entend à son tour préserver lecteurs et lectrices de l’influence des « mauvais livres » sur les mœurs et les cœurs (plus précisément sur l’institution familiale) en proposant des récits à thèse capables de rediriger les âmes endormies par les illusions démocratiques et libérales républicaines dans le droit chemin des idées, idéaux et émotions catholiques autorisés. Aussi des écrivains tels Paul Bourget, René Bazin, Henry Bordeaux ou Colette Yver se spécialisent dans ce type de littérature dont il serait nuisible de sous-estimer l’importance tant quantitative que qualitative sur le lectorat (catholique et non-catholique) contemporain. Nul besoin pourtant de préciser la poétique et la politique romanesques de ces auteurs pour que naisse l’intuition que celles-ci ne proposent au lecteur qu’un « prendre soin » (une poéthique) caduc : maximalement perméables à l’idéologie (entendue comme système de valeurs et de normes structurées et structurantes, hiérarchiquement définies), porteuses d’une visée de propagande plus ou moins affirmée, les productions catholiques hétéronomes contemporaines prônent elles aussi une morale de la charité, fondées sur des lois et des règles prescrites ou proscrites. Plus précisément : elles mettent en scène des situations exemplaires à valeur universelle, d’où se construit l’image d’une morale prescriptive du « comment faut-il agir en tout temps et en tout lieu lorsqu’on est catholique ? » – La Peur de vivre (1902) d’Henry Bordeaux et Un divorce (1904) de Paul Bourget sont exemplaires à cet égard. Porteuses d’une certitude morale matérialisée, entre autres, par les multiples interventions du narrateur autoritaire et les choix verrouillés des situations et des dénouements axiologiques, les productions édifiantes, sentimentales et traditionalistes catholiques doivent ainsi bel et bien être rangées du côté de l’éthique de la justice et non de l’éthique du care – pour reprendre la fameuse distinction issue de la querelle Kohlberg-Gilligan30.
8Et pourtant : la littérature romanesque catholique du second xixe siècle est-elle tout entière condamnée à n’offrir que des solutions charitables toutes faites aux questions sociales soulevées par la modernité, depuis la misère ouvrière née du régime de production capitaliste à la perte des liens et des croyances traditionnels entraînée par le processus de sécularisation ? Ne propose-t-elle jamais un modèle plus « pur » (on nous pardonnera le qualificatif) de « littérature care » se dégageant de l’idéalisme et de l’idéologie catholiques, en vue non pas de persuader le lecteur des bienfaits d’une morale d’église (mieux : de les lui imposer à travers un dispositif évaluatif textuel marqué au sceau de l’inambigu) portée à mettre en avant la stabilité et la vigueur de la communauté catholique, mais au contraire de convertir le lecteur à la morale évangélique, seule capable d’exposer la fragilité des fils de Dieu ainsi que l’importance des liens visibles-matériels et invisibles-spirituels qui les unissent, seuls à même de leur conférer le salut divin ? Nous posons que si, et invitons sans provocation le lecteur à considérer l’œuvre de l’écrivain-pamphlétaire catholique Léon Bloy sous l’angle d’une telle éthique catholique du care31. En effet, tout se passe comme si les personnages bloyens et leur auteur rejetaient tout ensemble la « logique du calcul et la référence aux droits32 » (caractéristiques de l’éthique de la justice, plutôt portée par les hommes selon Gilligan33) pour ne privilégier que les « valeurs de la relation34 » (marques de l’éthique du care selon la même, plutôt portée par les femmes), en accord avec les préceptes évangéliques apolitiques et non genrés oubliés des écrivain.e.s catholiques hétéronomes du tournant du siècle.
Le Désespéré : un « roman du care » ?
9Interroger Le Désespéré (1887) de « l’exclusivement, éperdument catholique35 » Léon Bloy sous l’angle du care ne relève-t-il pas de la gageure ? Plus spécifiquement, cette œuvre brûlant à la fois et sans contradiction d’idées catholiques et anticléricales, qui invective tant « l’ondoyante muflerie » des athées que l’Église catholique romaine devenue aux yeux de Bloy « la Salope du monde36 » en cette fin du xixe siècle, peut-elle vraiment être relue à la lumière des éthiques du care – même sous leur « versant » catholique ? Bref, celui que l’on a maintes fois accusé en son temps de manquer cruellement de sollicitude à l’égard de ses contemporains (catholiques ou athées) a-t-il vraiment sa place dans une réflexion dirigée par les notions connexes du soin mutuel et de l’attention aux autres ? On le pense, à condition 1° de replacer sans attendre le « care catholique » à la position (à la fois haute au plan spatial et humble au plan heuristique) qui est la sienne, celle d’une hypernotion englobant des sous-ensembles notionnels catholiques directement situés et datés relatifs au souci de l’autre (la charité, l’abnégation, la pitié, le don de soi par l’anéantissement, la sollicitude...) et participant à leur mise en réseau au sein du récit fictionnel d’inspiration catholique ; et 2° de rattacher le care catholique bloyen aux données hétérodoxes qui constituent tout à la fois la condition et le produit de l’imaginaire religieux du mendiant ingrat. Car Le Désespéré (comme La Femme pauvre, dont il apparaît comme le pendant négatif37) ne manque pas de relations de soin, d’attention et d’abnégation (volontiers ambivalentes dans leurs origines comme dans leurs résultats), lesquelles structurent le système des personnages et dont l’étude est fondamentale pour qui veut comprendre la conception mystique que se fait l’écrivain catholique des liens humains, et ce que cette conception doit à la position dominée du romancier au sein du sous-champ des romanciers catholiques des années 1880-1890.
10Dans le premier roman de Bloy, Marchenoir est certes « un héros tragique par sa solitude initiale et sa solitude finale, qui lui sont infligées, sous la forme cruelle de l’abandon38 » – celui du père humain puis du Père divin. Pourtant, dans le courant d’une trajectoire romanesque marquée au sceau de l’obscure fatalité, le personnage malheureux fait plusieurs fois l’expérience authentique (quoique provisoire) du service réciproque, d’abord au sein d’un « cadre » anarchique (expérience vécue dans le face-à-face des rencontres ponctuelles) puis à l’intérieur d’une communauté bienveillante (structurée). C’est ainsi que celui qui se convertit au catholicisme (religion du Christ souffrant) rapidement après l’ouverture du récit est (du fait précisément de cette conversion) tout aussi rapidement amené à relever physiquement les créatures féminines les plus abjectes aux yeux de la morale bourgeoise contemporaine en position hégémonique – les prostituées de rue :
Il l’avait trouvée une nuit, dans la rue, désolée et sans asile. Son histoire, infiniment vulgaire, était la navrante histoire de cent mille autres. Séduite par un drôle sans visage que d’inscrutables espaces avaient presque aussitôt englouti, chassée de sa pudibonde famille et ballottée, comme une épave, elle était tombée sous la domination absolue d’un de ces sinistres voyous naufrageurs moitié souteneurs et moitié mouchards, qui monopolisent à leur profit la camelote de l’innocence. Forcée, depuis des mois, de transmuer sa chair en victuaille de luxure, sous la menace quotidienne d’épouvantables volées, la malheureuse, décidément inapte, mourante d’horreur et n’osant plus réintégrer l’horrible caverne, accepta sans hésitation les offres de service de Marchenoir, exceptionnellement galionné de quelques pièces de cent sous (LD, 117-11839).
11Chez le réactionnaire Bloy, néanmoins, le service est par essence réciproque (le lavement des pieds des apôtres par le Christ ne répond-il pas en effet au lavement des pieds du Christ par Marie-Madeleine ?) : aussi le narrateur ne manque-t-il pas de rappeler que vingt ans avant qu’il ait fait la connaissance de Véronique Cheminot, le déjà désespéré Marchenoir était recueilli par une belle-de-nuit, ici comparée à la Samaritaine de l’Évangile :
Il assignait le soleil à comparaître, ne fût-ce que par pitié, et faisait semblant de ne pas dormir, pour échapper à la sollicitude des argousins, lorsqu’un être plus triste encore était venu s’asseoir à côté de lui. C’était une fille errante, épuisée d’une recherche vaine et sur le point de rentrer. La physionomie du noctambule avait remué, par quelque endroit, le déplorable cœur sans tige de cette flétrie, qui voulut savoir ce qu’il était et ce qu’il faisait là. – Pauvre monsieur, lui dit-elle, venez chez moi, je ne suis qu’une malheureuse, mais je peux bien vous donner mon lit pour quelques heures ; je couche avec tout le monde pour de l’argent, c’est vrai, mais je ne suis pas une dégoûtante et je ne veux pas vous laisser sur ce banc. Ces amours de fange et de misère avaient duré une demi-journée et il n’avait jamais pu revoir sa samaritaine (LD, 213).
12Inséré dans le récit immédiatement après celui narrant l’aide morale, spirituelle et financière apportée à Marchenoir par le père Athanase, cet épisode de sauvetage nocturne découvre une conviction bloyenne profonde que le lecteur aura pu entrevoir dès l’ouverture du roman40 : seuls les Pauvres et les Réprouvés ont la volonté et le pouvoir d’aider les Exclus – à l’image de l’Homme-Dieu soignant des malades avant de racheter, par son sacrifice, l’humanité pécheresse. La référence à la péricope de la Samaritaine (dont les données thématico-narratives sont ici habilement mélangées à celles de la péricope du bon Samaritain41) est ainsi loin d’être gratuite aux plans narratif et axiologique : elle constitue la préfiguration de la trajectoire christique de Marchenoir (il donnera de « l’eau vive » à Véronique et lui fera connaître le « don de Dieu42 ») et témoigne du refus par l’écrivain pauvre-dominé des conventions morales bourgeoises-dominantes de son époque (en se laissant aider par une créature mise au ban de et par la – « bonne » – société, Marchenoir reproduit le geste d’ouverture absolue à l’Autre opéré par le Christ en Samarie43). À ces (tragiques) relations de soin humain construites au gré des rencontres aléatoires succèdent celles, mystiquement structurées (mais tout aussi tragiques), portées par la trinité spirituelle composée de Leverdier, de Marchenoir et de Véronique44. Et si l’entraide désintéressée et continue qui lie entre eux les deux personnages masculins ne laisse qu’à peine entrevoir sa configuration mystique (Bloy se servant avant tout du peu croyant Leverdier comme d’un soutien intellectuel et financier), celle qui lie Véronique à Marchenoir en revanche brille d’étranges et douloureuses lueurs, évocatrices des mystères du « là-haut ». C’est donc sur celle-ci que nous allons nous pencher désormais : cette relation de sollicitude qui unit deux êtres socialement marginalisés (un écrivain-pamphlétaire pauvre ; une prostituée de rue qui joue le rôle d’une seconde Samaritaine) n’est-elle pas en effet au centre de l’imaginaire bloyen relatif à ce que nous nommions plus tôt un care catholique ?
13 « Maëlstrom45 » prostitutionnel, la jeune femme de vingt-cinq années ne parvient à attirer l’attention du malheureux Marchenoir (lequel vient de perdre son fils) que parce qu’elle quitte son statut de séductrice mue par des intérêts égoïstes (charmer un « sombre individu, si différent de tout le monde », LD, 124) pour celui, double et complémentaire, de pourvoyeuse de soin domestique et de demandeuse de soin religieux :
– Pardonnez-moi de vous aimer, dit-elle, d’une voix singulièrement humble. Je sais que je ne vaux rien et que je ne mérite pas que vous fassiez attention à moi. Mais il ne peut y avoir de partage. Vous m’avez prise et je ne peux plus être qu’à vous, à vous seul. Les infamies de mon passé, je me les reproche comme des infidélités que je vous aurais faites. Vous êtes un homme religieux, vous ne me refuserez pas de sauver une malheureuse qui veut se repentir. Laissez-moi près de vous. Je ne vous demande même pas une caresse. Je vous servirai comme une pauvre domestique, je travaillerai et deviendrai peut-être une bonne chrétienne pour vous ressembler un peu. Je vous en supplie, ayez pitié de moi ! Jamais Marchenoir n’avait été si bien ajusté (LD, 125-126).
14Guidée par celui qu’elle regarde comme son Sauveur (les paroles susmentionnées de Véronique ne font-elles pas écho à celles prononcées par le pécheur en prière ?46), la jeune prostituée se convertit au catholicisme et devient tout ensemble la servante de Marchenoir et la servante de Dieu. La transfiguration de sa sollicitude intervient lorsque le désir charnel de celui qui la fit hier renaître à la vie de l’âme la redirige aujourd’hui du côté du corps partagé. Le soin que la fille impure re-devenue (jeune) fille mariale prodigue à Marchenoir consiste désormais à se refuser à lui : c’est que pour sauver à son tour l’âme du douloureux, Véronique doit demeurer une pure servante de Dieu, prête à entraîner son corps devenu évanescent dans la direction du martyre chrétien. C’est ainsi qu’elle se défigurera et, parce que cet acte d’enlaidissement (qui, paradoxalement, dévoile la présence du Christ en elle47) ne fait que renforcer l’amour de Marchenoir pour celle qu’il juge « sainte » (LD, 151), finira par perdre la raison – ultime moyen, nous fait entendre le narrateur, pour détourner d’elle son soupirant.
15Si nous affirmions que le personnage éblouissant et ambivalent de Véronique occupe une place fondamentale dans l’imaginaire bloyen de la sollicitude, du don de soi et de la pitié, c’est parce qu’elle exhibe mieux qu’aucun autre les principaux griefs portés par Bloy à l’encontre de la modernité (laïque, mais surtout catholique) : empreints d’un « héroïsme » et d’une foi ardente qui mettent au jour la dévirilisation et la tiédeur des catholiques orthodoxes48, les sacrifices physiques et psychologiques de la prostituée repentie constituent par ailleurs les signes visibles que les liens humains ne sauraient se réduire dans l’idée de Bloy à des échanges marchands – contrairement à ce que laissent entendre les membres de « l’animale Circé matérialiste49 ». Bref, au plan des luttes symboliques, les actes d’abnégation de Véronique permettent à l’écrivain catholique marginal de hurler « la centralité du care [en l’occurrence catholique] non seulement comme dimension de la moralité, mais comme dimension de la vie humaine50 » ; centralité qui tend à être oubliée (ou, mieux, occultée) par les producteurs romanesques catholiques contemporains, lesquels on l’a vu privilégient les romans de socialisation amoureuse et, à partir de 1889, les romans à thèse catholique(s) – les « discours de combat » évoqués par Brunetière51. Quant aux producteurs de romans larmoyants flirtant avec l’idée catholique (Ohnet, Feuillet), ils ne mettent pas en scène, selon Bloy, des relations de soin viriles – c’est-à-dire authentiquement catholiques.
16On l’aura deviné : plus que comme un simple désir (bien réel chez l’auteur de l’Exégèse des lieux communs) de « choquer le bourgeois », le passage soudain de la prostituée (égoïste) à la sainte (sacrifiée), de l’» épave » à la « lumière » (on pense à Clotilde Maréchal52), du spasme des sens à l’immobilité de la prière de même que la violente défiguration de Véronique et sa folie recherchée doivent être appréhendés comme la stratégie subversive d’entrée de Bloy dans le sous-champ littéraire catholique via la doctrine de l’Absolu ; c’est-à-dire via l’exagération systématique des données narrativo-axiologiques du « care catholique », lequel substitue la logique mystico-spirituelle des liens humains partagée au pôle dominé-hétérodoxe du sous-champ à la logique morale partagée au pôle dominant-orthodoxe. Autrement dit, le care catholique bloyen doit être entendu comme une idéalisation virile du don de soi (car prenant sa source dans l’histoire de Jésus, des apôtres et des premiers chrétiens), produit des luttes intra-catholiques pour imposer la définition légitime de la littérature catholique légitime53.
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17On l’aura compris : Véronique se situe au centre du système romanesque du care catholique, les relations de soin multiformes (quoique rarement attachées au « médical » à proprement parler chez le détracteur de la médecine positiviste qu’est Bloy) qu’elle prodigue aux personnages du roman (en particulier Marchenoir) faisant d’elle la figure par excellence du soin catholique prodigué et reçu. Mais, plus généralement, c’est l’ensemble des membres du « trio du care » qui ont besoin les uns des autres – à l’image des trois personnes de la Trinité que ledit trio se charge de représenter visuellement. Peut-être alors est-on fondé à parler, empruntant pour ce faire les critères spécifiques dressés par Marjolaine Deschênes à propos de ce qu’elle nomme la « littérature care », de « littérature care catholique » à propos du premier roman de Bloy – et sans doute aussi du second. En effet, outre que « les attitudes éthiques et temporelles » que le roman dépeint « relèvent d’une égale attention à l’autre et à soi-même54 » (à travers le relèvement de Marchenoir par Véronique, conditionné par le relèvement préalable de Véronique par Marchenoir55), « les personnages qu’[il] figure rendent justice à la vulnérabilité et à la fragilité humaines » (le Pauvre, le Désespéré et la Réprouvée ne sont-ils pas, in fine, les personnages principaux du Désespéré ?), de même qu’un « souci d’égalité entre les sexes […] y est présent à travers une exigence de mémoire ou de promesse […] pour le groupe social “femmes” ou d’autres groupes historiquement minorisés56 » (les pauvres, bien sûr, mais aussi les catholiques « exact[s] », autrement dit ceux qui s’opposent aux « catholiques modernes57 »). Nul besoin de dire toutefois que si « littérature care catholique » il y a, celle-ci n’a rien de « féministe » (au sens où l’on entend communément que les éthiques du care sont féministes) : Le Désespéré, en effet, ne « critique » pas le « patriarcat » ni ne « déboulonne les codes de genre58 » – mais ne les ébranle-t-il pas néanmoins lorsqu’à travers le personnage de Marchenoir il valorise les larmes, la peur, l’émotion, bref autant de catégories traditionnellement situées du côté du féminin, y compris dans l’esprit de catholiques qui ne peuvent pourtant pas ignorer que Jésus (« l’unique modèle » : LD, 292) lui-même pleura, eut peur, fut ému ?
18Il nous reste alors à résoudre cet apparent paradoxe qui veut que nous parlions de « care catholique » à propos d’un romancier pamphlétaire et d’une œuvre d’une rare virulence à l’égard de ses contemporains de tous bords idéologiques. Pour ce qui est de l’œuvre, on a pu voir à quel point elle invite à penser (bien plus que celle de ses contemporains catholiques orthodoxes) un souci de l’autre d’essence mystique intimement lié au « sacrifice positif59 », souci qui se libère de la logique déontique et universelle propre au pôle hétéronome du sous-champ (qui, si elle avait été suivie par Marchenoir et Véronique, n’aurait pu aboutir qu’à une absence de « prendre soin60 ») afin d’embrasser mieux la logique évangélique et contextuelle de l’ « accomplissement » de la loi – pour emprunter le terme évangélique. C’est dire que l’écriture-care bloyenne fait bien plus que simplement mettre en scène et en thème l’ensemble des modalités catholiques situées et datées du care catholique : elle insiste sur la prise en compte de la fragilité humaine (qui découle du Péché originel), et du même coup sur la nécessité de l’entraide et de l’interdépendance mystico-matérielles entre les êtres pour obtenir le salut divin. Pour ce qui est de la virulence satirique du romancier (c’est-à-dire, in fine, de son personnage61), enfin, il faut se résigner à admettre avec Pierre Glaudes qu’elle retrouve bel et bien « l’esprit des Béatitudes62 » : car si la « voix différente » de Léon Bloy a tant choqué ses contemporains, c’est peut-être aussi parce que, marginale car marginalisée, elle retrouve à la fin du xixe siècle l’esprit de celle, non moins marginale, qui dix-neuf siècles plus tôt déclarait qu’elle n’était pas « venu[e] apporter la paix sur la terre, mais l’épée63 ». À une époque en voie de sécularisation dans laquelle triomphe la « trahison de la vérité64 », y compris dans les rangs catholiques, l’« apologiste chrétien65 » doit s’indigner : la charité alors « consiste à vociférer66 », la Justice (la juste colère devant l’injustice) et la Miséricorde (la charité stricto sensu) devenant « identiques » (LD, 291), ainsi que l’affirme le prophète Marchenoir à sainte Véronique. Qui en effet « parlera pour les muets, les opprimés et les faibles, si ceux-là se taisent, qui furent investis de la Parole ? » (LD, 292).