On ignore en effet la nature de l’âme…
Hante-t-elle les ténèbres d’Orcus et
Ses marais désolés ?1
Mais quand un être humain a quitté la lumière du jour
Hermès Kyllénien fait descendre l’âme immortelle
Dans les profondeurs effrayantes de la terre2.
1La « Renaissance », comme on l’a souvent dit, c’est la renaissance des sciences et des arts, de la culture et de la philosophie antiques. Un souffle nouveau, une confiance nouvelle animent les esprits à l’idée que la perfectio hominis n’est pas un idéal délétère mais qu’il suffirait de bien fouiller notre passé pour la retrouver, intacte, sous la poussière de l’histoire.
2Ce qu’on dit peut-être moins, et ce que le terme même de « Renaissance » tend à dissimuler par un excès d’enthousiasme positiviste, c’est le désarroi, l’inquiétude, l’état de crise qui caractérisent cette période ; la résurrection de l’Antiquité en serait moins la cause que l’effet, voire même le symptôme. Qu’on ne s’étonne pas d’un parti pris non critique en faveur d’une Antiquité aux contours souvent flous : l’invocation lancinante de la prisca sapientia, de l’unité originaire de la philosophie, de la théologie et de la poésie, trahit en fait le malaise assaillant l’esprit quand celui-ci a perdu son élément et son sol. La Renaissance n’est au fond que le symptôme flamboyant et trompeur d’une faillite, celle de la culture médiévale et de sa « scolastique », vieux paquebot désormais inapte à fendre les flots de l’inconnu.
3La place que les philosophies de la Renaissance font au mythe est presque toujours en proportion inverse du crédit qu’elles accordent à un savoir scolaire – majoritairement aristotélicien –, dont les concepts fondamentaux, estime-t-on, n’atteignent que la surface ou l’ombre des choses. Jamais les professeurs de logique, imbus de leurs catégories, obstinément attachés à leur dialectique, ne comprendront la véritable logique des choses, la puissance d’une nature qui « dépasse merveilleusement l’entendement »3, la formidable vertu d’un brin d’herbe ou le sens de l’apparition d’une comète. Le mythe ou la fable apparaissent donc, ici, comme un réservoir de concepts, voire de méthodes, aptes à faire comprendre ce qui échappe aux prises de la logique et de la dialectique scolaire.
4Ce qui ne tombe pas directement sous la connaissance des mortels, ce sont les poètes qui en parlent le mieux. Le poète dévoile aux mortels ce qu’ils ne voient pas, ce qui, pour eux, se cache dans les ténèbres, ce que leur propre lumière leur dissimule. Si l’objet adéquat de la philosophie est l’être, celui de la poésie, c’est la nuit, la nuit dont le poète a l’expérience qui manque aux simples mortels, et c’est pour savoir déambuler dans cette ténèbre obscure que le poète contribue précieusement à l’avancement de la connaissance. D’où la très fine conceptualisation que la philosophie de la Renaissance a su développer autour du mythe d’Orphée, en s’appuyant sur connaissance précise, littérale, de la poésie orphique, et du mythe d’Orphée tel que la poésie latine l’a retranscrit, car l’expérience de la nuit racontée en première personne, la « Descente aux Enfers » est, malheureusement mais comme il se doit, perdue4. Nous souhaiterions montrer ici de quelle manière le mythe orphique et la figure de la nuit ont acquis, à la Renaissance, le statut proprement métaphysique auquel la philosophie « païenne » d’Aristote prétendait en vain. La philosophie de la Renaissance aura donc contribué à la construction d’une alternative cruciale : Aristote ou Orphée, la nature dans les limites de la simple raison ou la révélation de la nuit. Alors même que la philosophie moderne cherchait par tous les moyens à se défaire de l’aristotélisme, elle aura pu se laisser tenter par cette alternative, et l’on en verra bien ici ou là quelque trace, mais au moment où la pensée opère sa rupture avec les conceptions renaissantes de la nature, l’idée même d’une philosophie orphique perd tout crédit et toute signification. Il ne restera substantiellement du mythe et de la figure d’Orphée que la dimension morale. Le complexe d’Orphée n’aura pas disparu, mais les symptômes, eux, auront changé.
5La figure de la nuit orphique prend un statut philosophique nouveau dans l’œuvre du danois Pierre Severin (1540 - 1602), médecin et philosophe paracelsien, en particulier dans un texte qui eut un retentissement considérable non seulement pour des alchimistes (Joseph Du Chesne5 ou Oswald Croll) mais aussi pour des médecins (Harvey), des astronomes (Tycho Brahé) et des philosophes (Bacon, Alsted) : l’Idea Medicinae philosophicae (1571). Insolite, l’œuvre avait besoin d’un commentaire pour en éclairer les passages les plus obscurs. Il y en eut deux : le premier, extrêmement critique, est du chimiste Andreas Libavius (Examen Philosophiae Novae, 1615) ; il ne vise qu’à mettre en évidence l’impiété, l’athéisme larvé, et le contenu « délirant » des propos severiniens. Beaucoup plus tardive, l’exégèse de William Davisson (1663)6 rend cette fois justice au « sublime » Severin, et l’étrangeté du commentaire vaut bien celle de l’original. Davison, convaincu à juste titre que Severin, bien qu’il s’exprime « stylo cabalistico, hoc est obscuro », s’inspire directement de Proclus, et de la méthode apodictique mise en œuvre dans les Éléments de théologie, restitue la philosophie de la nature de l’Idea sous forme d’un exposé more geometrico dont les divers rapports avec l’Éthique de Spinoza se devraient d’être systématiquement étudiés7. Nous n’avons qu’assez peu d’indications substantielles sur la formation intellectuelle de Severin, et sans doute son appartenance, quoique bien réelle, au mouvement paracelsien, fait-elle dans une certaine mesure écran ; le fait, notamment, que Severin ait été immatriculé à l’Université de Padoue dans les années 1560, pourrait s’avérer tout aussi important pour comprendre certains aspects d’une philosophie qui, tout en rejetant l’aristotélisme traditionnel, se tourne vers un naturalisme athée où il faut certainement voir beaucoup plus la marque de l’aristotélisme hétérodoxe des padouans que du mage Paracelse.
6Le refus des concepts fondamentaux de l’ontologie aristotélicienne conduit Severin à leur substituer un entrelacs savant de concepts et de mythèmes formant un système au lexique et aux articulations originaux. Aristote, physicien et naturaliste, s’attachait à penser la production des phénomènes d’après leurs principes et leurs causes, c’est-à-dire à partir de la triade matière / forme / privation8, et du jeu des quatre causes (formelle / finale / matérielle / motrice)9. Avec la « privation » Aristote érige en principe un ens rationis qui est et n’est pas : « la matière est non étant par accident alors que la privation l’est en soi, et que l’une, la matière, est d’une certaine manière presque une substance, alors que la privation ne l’est pas du tout »10 ; toutefois, en tant qu’elle est un manque déterminé dans une chose : « la privation elle aussi en un sens est forme »11, et c’est la privation qui, à elle seule, rend pensable que la génération se fasse d’une certaine manière à partir du non-étant, bien que cela, comme l’avoue Aristote, « semble impossible »12. Ce que Severin refuse catégoriquement, c’est l’idée que la génération se fasse à partir du non-étant, fût-ce quodammodo, ce qui contrevient en tous les cas au principe universellement partagé que « ex nihilo nihil fit » ; il refuse donc que le cycle de la génération et de la corruption soit interprété comme un passage du non-être à l’être, ce qui suppose, selon lui, un absurde renversement de l’ordre de la nature, mettant le non-étant à la place de l’étant, et croyant pouvoir l’en faire sortir (quelques années plus tard, l’Apologie de Montaigne ne dira pas autre chose13) : « Quaecunque enim hic alterationes, mutationes, motus apparent, non sunt nisi fluxus seminum…. Nec recte sentiunt, qui generationem dicunt progressionem a non ente ad ens, nisi inverso Naturae ordine… »14. Ou bien l’on explique donc la génération par un fluxus et refluxus seminum, ou bien l’on tombe dans l’aberration du Stagirite qui déduit tout du concept contradictoire de privation : « Toute philosophie qui en ignore la doctrine (des semina) et qui suit la voie des privations, des matières informes et des qualités inertes est sourde et aveugle »15.
7Rien ne vient de rien, mais les semina sortent de l’ombre, de l’Orcus pour s’avancer dans la lumière où ils tombent sous la connaissance des hommes16. Severin, refusant que l’étant passe du non-être à l’être, transforme le passage de l’être en puissance à l’être en acte en passage du royaume invisible à la « scène du monde », en conséquence de quoi, bien sûr, il faut admettre que tout est éternel, que la contingence et la corruptibilité n’affectent pas les choses mais seulement les composés et leur mode de manifestation : « Nihil fit quod prius non erat, necque quicquam perit, sed permixta et discreta alterantur. Homines vero opinantur hoc ex Orco in lucem auctum generari »17, où l’on reconnaît une citation presque littérale de l’Anaxagore critiqué par Aristote, lequel voulait substituer le principe de panspermie18 et de discrimination à celui de création19. À tout le moins, Severin se réfère ici, par le biais d’Hippocrate, à une doctrine des constituants éternels soumis à la diakrisis et sunkrisis caractéristique des philosophies préaristotéliciennes, et qui peut évoquer certains fragments d’Anaxagore, ou bien encore des physiciens d’Abdère.
8Les semina incorporels sont donc conservés en un lieu non spatial, pour lequel il n’y a de désignation que métaphorique : c’est l’Hadès, l’Orcus, l’Abysse ou l’Ilias (équivalent, on le verra, de l’« yliaster » de Paracelse) d’où ils s’avancent pour paraître dans le monde transitoire des phénomènes. Il s’agit donc de saisir la phénoménalisation et l’entrée en visibilité de ces semina. Et comme le « devenir visible » n’est point lui-même quelque chose de visible, autrement dit comme la manifestation proprement dite ne se laisse pas décrire dans le langage des phénomènes constitués, Severin recourt systématiquement à la métaphore de la nuit dont il fait un usage strictement philosophique. Orphée n’a pas voulu dire autre chose20.
9Revenons sur ces désignations poétiques. Remarquons tout d’abord que tous les phénomènes proviennent de « semences », et les semences, comme de juste, sont conservées dans les « matrices » ou « réceptacles » que sont les éléments incorporels21. La terminologie mise en place par Severin n’est pas sans rappeler de manière précise celle du Timée, et les désignations métaphoriques du troisième genre d’être, décrit comme « nourrice », « mère », « réceptacle », « région », « espace » ou encore « lieu »22. Severin applique donc aux éléments incorporels l’ensemble des qualificatifs qui, dans la tentative que fait le Timée pour décrire le troisième genre d’être, s’articulent en métaphores liées au sexe féminin, à l’image de la mère nourricière et en images dénotant la spatialité (mais qui ne sont pas moins métaphoriques que les premières)23. « Elementa custodes sunt, nutrices, matrices. Hic tanquam in abysso delitescunt semina » (= Timée, 49a, 88d) ; « Elementa esse loca, matrices, domicilia »24 (= Timée, 52a-b); mais le terme qui revient le plus fréquemment est celui qui est commun aux deux registres métaphoriques, de la mère nourricière et de l’étendue spatiale, celui de « réceptacle » (receptaculum / hypodochè). Severin déploie cet éventail en pleine connaissance de cause, en le référant d’ailleurs explicitement au passage du Timée (52b) qui met en avant la difficulté pour la pensée de saisir ce troisième genre par un raisonnement droit, et ne pense pouvoir la circonvenir que par un raisonnement « bâtard » ou « illégitime »25.
10Ce que nous appelons la mort n’est que dissolution d’un composé et reflux des semina, « quasi in patria », au sein du giron élémentaire où ils se régénèrent en « attendant » de reparaître dans la province du monde visible. La désignation poétique d’Orcus se trouve ainsi justifiée du fait que le séjour des semina dans le royaume invisible correspond, pour nous, à celui de la mort. Severin souligne la périodicité et donc le caractère cyclique de tous les phénomènes naturels, mais c’est au lecteur d’en tirer les conclusions qu’il estimera nécessaires quant à l’éternité de la nature.
11Plusieurs éléments convergents autorisent en fait Severin à confondre ici la Nuit et l’Orcus orphique avec la matière première des platoniciens. C’est d’abord le texte d’Hippocrate lui-même, premier à établir la correspondance entre la génération séminale et la venue à la lumière des semences sortant de l’Orcus26. Sans doute ne s’agit-il que d’une remarque incidente chez Hippocrate, et sans doute ne vise-t-elle réellement qu’à énoncer la vérité scientifique dont le mythe n’est que la représentation confuse. Mais Severin s’empare de cette remarque et fait d’abord remarquer qu’Orphée et les Anciens théologiens avaient coutume de donner une seule et même signification à ces termes de « Ténèbres, Nuit, Repos, Orcus »27. Et par une sorte d’association par contiguïté dont les philosophies de la Renaissance ont le secret, Severin peut assimiler cette nuit au matériau élémentaire du Timée, association qui semble justifiée par la tradition orphique et néoplatonicienne, parce que la Nuit est chez Orphée dite « nourrice » et « nourricière », tout comme l’est la chora du Timée. C’est Proclus qui le rappelle : « la Nuit est dite nourriture d’Ambroisie des dieux – mais cela s’entend de manière intelligible »28 ; c’est encore Proclus qui, dans le commentaire sur le Timée, voulant marquer l’accord entre philosophie et théologie, raconte que le créateur de l’univers « entre dans le temple oraculaire de la Nuit, s’y remplit des intellections des dieux, y reçoit les principes de la création »29 ; Proclus utilise le lexique platonicien, qu’on retrouvera avec la description de la « mère nourricière » comme « réceptacle », mais bien entendu le Timée ne suggère à aucun moment que le démiurge reçoit ses propres pensées de la Nuit, encore moins de la chora ! Là se trouve une limite certaine entre l’orphisme et le récit vraisemblable du Timée. Et l’on peut dire que la philosophie severinienne consiste pour partie en un subtil contournement de cette limite.
12Sans doute est-ce chez le néo-platonicien Damascius, chef de file de l’école d’Athènes au VIe siècle, que se trouve la synthèse la plus complète entre l’orphisme et le platonisme, et donc la plus proche de la doctrine développée par Severin. C’est lui qui identifie les trois Nuits de la théogonie orphique (respectivement Mère, sœur et fille de Phanès) au lieu supracéleste évoqué dans le Phèdre (247c), encore qu’au dire de Stésichore, l’auteur du discours, « nul poète encore, de ceux d’ici-bas, n’a chanté d’hymne en son honneur ». Et c’est encore Damascius qui déduit le caractère féminin de ce lieu supracéleste de sa ressemblance avec la matière réceptrice des causes, lieu des formes, et dénommée mère et nourrice30. Pour Damascius donc, un rapport d’analogie et de ressemblance rapproche la Nuit, la région supracéleste du Phèdre et le réceptacle matériel du Timée. Chez Severin la relation de ressemblance devient pure et simple identité. Cette « nuit » est un lieu non spatial, réceptacle des semina, qui sont plutôt des « raisons séminales » (seminales rationes), causes infaillibles de tous les phénomènes physiques. Que les semina ou principes actifs dans les corps aient une origine céleste, c’est un lieu commun de la culture renaissante, trouvant son point d’ancrage dans le discours cosmologique d’Anchise en Énéide VI (…coelestis origo / seminibus…), mais l’élaboration théorique de ce thème par Severin est à notre connaissance sans égale.
13Cela dit, on peut se demander pourquoi il transfère aux quatre éléments les dénominations que le Timée réservait à un réceptacle unique les contenant. Cette légère distorsion par rapport au texte platonicien pourrait bien procéder, en fait, de sa juste compréhension. Tout comme le Timée, Severin refuse d’entendre par « éléments » les éléments physiques, qui existent dans l’espace partes extra partes, et qui sont plutôt des composés que de véritables éléments31. Au contraire les éléments severiniens, étant incorporels (sans quoi ils ne pourraient sans difficulté abriter en eux la multitude quasi infinie des semina)32 sont des lieux, mais, considérés en dehors des semina qu’ils abritent, et tant que ceux-ci, investissant des corps, ne viennent définir des régions spatiales distinctes, ces lieux non spatiaux ne sont pas réellement distincts, ils sont unis par un lien « indissoluble » et c’est à peine si l’esprit peut faire entre eux une distinction de raison33. Il s’agit donc, chaque fois que l’on parle de « lieux » ou de « domiciles » élémentaires, d’un singulier-pluriel. Plus on est proche de la source, plus on est proche de l’unité. Severin met en garde pourtant : il ne s’agit pas d’un état de confusion chaotique des éléments, tel que certains ont pu l’imaginer (Anaxagore peut-être), mais cet être-l’un-dans-l’autre des éléments caractérise leur mode d’être au sein de l’unité divine : « Nec somniare debemus ex confusione, Chaos, haec tam ordinata prodiisse, sed ex aeternis divinae sapientiae thesauris ». C’est ici que l’on atteint à ce qui fait à la fois l’originalité et le caractère hétérodoxe de la pensée severinienne : ces éléments sont dits « incorporels » et « vides », mais un vide non spatial, soit le néant de la divinité elle-même, réceptacle des raisons séminales émanées proprement magiquement du Verbe : « In his quatuor naturis incorporeis, inanibus, vacuis, Lucem et seminales rerum omnium rationes incomprehensibili Magi imposuit Creator, virtute Verbi et Spiritus illius… ». Si la pensée de la création est encore possible, il ne s’agira certainement pas d’une création ex nihilo, du moins pas au sens d’un nihil negativum, mais à la rigueur d’un nihil divinum. Dieu fait sortir toutes choses du néant qu’il est. Un disciple de Severin, le chimiste Croll, n’hésitera donc pas à rechristianiser le thème de la nuit orphique en disant que « toutes choses ont été faites du néant divin… toutes procédèrent et furent appelées des Ténèbres invisibles à la lumière »34. Ce néant divin, ou bien ce « vide » des éléments qui abritent les raisons séminales, Severin ose, d’un geste précis mais enveloppé, le comparer à la Providence, suggérant que ce « vide » rend possible une distribution parfaitement égale des semina, et comparable à l’indifférence divine, au lieu que s’ils ne l’étaient pas certains semina pourraient faire l’objet, de la part des éléments, d’un favoritisme contraire à l’équité de la souveraine providence35. On comprend bien que cette interprétation tend à dangereusement identifier la Providence à la fécondité de la nature, tendance qui deviendra parfaitement explicite chez l’exégète Davisson, d’après qui toutes choses se font « a Natura Universali, quae Deus est », ou bien même qui, dans une remarquable anticipation de Spinoza, fait de Dieu ou « nature naturante » la cause universelle et immanente de l’univers per omnia extensa36.
14Ce sont les semina qui habitent et régissent l’univers. Quoi qu’ils n’aient pas de conscience, ils sont ornés d’une « science admirable », et doués d’une puissance qui leur est directement communiquée par les éléments, science et puissance par lesquels ils administrent les phénomènes visibles, aussi bien terrestres que célestes, d’une manière régulière et infaillible, ou plutôt fatale37. Si, comme on va le voir, le vitalisme de Severin a pu intéresser les modernes, c’est parce qu’il ignore totalement la distinction aristotélicienne entre le sublunaire et le supralunaire et promeut l’idée d’une causalité infaillible et uniforme ; il n’y a pas moins de vie, donc de génération et de corruption, au ciel que sur terre, et il n’y a pas moins de régularité sur terre que dans le ciel. La contingence n’est qu’un défaut de l’entendement.
15Car il y a des semences partout, aussi bien dans les animaux parfaits, capables de reproduction sexuée, que dans les métaux ou dans les étoiles. Toutes choses sont fécondes, toutes choses fructifient. Les astres produisent les météores38, pluies, vents, neiges, tempêtes, rosée…, mais aussi un rayonnement et un « influx vital » qui sont les véritables fruits célestes39. Pour saugrenue qu’elle puisse paraître au lecteur moderne, l’idée que les corps célestes « ensemencent » d’une certaine manière la terre, autrement dit que l’activité cosmique soit à comprendre selon l’analogie avec les rapports sexuels des animaux parfaits jouera un rôle fondamental dans la pensée du jeune Kepler40. Inversement, la terre elle aussi produit ses fruits, métaux, exhalaisons vaporeuses, volcans. Les astres produisent des révolutions, mais les menstrues ou les marées sont des révolutions terrestres analogues à celles des astres. C’est encore le commentaire proclien du Timée qui joue ici : « Car il y a du céleste sur la terre et du terrestre dans le ciel, et ici-bas le ciel est sous le mode terrestre, là-bas la terre est sous le mode céleste : de fait Orphée a nommé la lune une terre céleste »41. Une métaphore dont les coperniciens s’accommoderaient parfaitement, eux qui ont, selon le mot de Kepler « donné à la terre droit de cité dans le ciel »42.
16Rien ne trouble cette parfaite réciprocité du ciel et de la terre, cela dit, toutes choses ne présentent pas le cours réglé des semina avec la même clarté et transparence. Le ciel possède cet incomparable privilège que les semina et leurs révolutions y sont parfaitement visibles, parce qu’ils y produisent des individus parfaits. Et comme, dans le ciel, les semina se donnent à voir sous la forme des astres, rien n’empêche, en s’appuyant sur le principe de réciprocité, qu’on parle généralement de semina vel astra, aussi bien pour les choses terrestres. Severin transpose évidemment ici la doctrine de Paracelse qui soumet toute chose à la puissance du Gestirn et en fait intégralement dépendre la possibilité de la médecine43, en insistant sur la légitimité d’une telle révolution sémantique : « Rursus mutata rerum vice, astra in plantis et animalibus contineri docebimus »44.
17Il ne faut pas sous-estimer ce qu’il y a de proprement révolutionnaire dans l’idée que les lois du mouvement sont essentiellement les mêmes « en haut » et « en bas », et que ceux d’en haut explicitent ceux d’en bas : pour un aristotélicien convaincu que le mouvement naturel des corps célestes, qui n’ont pas de masse, est circulaire et éternel, alors que celui des corps graves est rectiligne et transitoire, une telle confusion n’a aucune valeur sinon éventuellement esthétique et poétique. Elle fut pourtant amenée à jouer, justement à cause de son fort pouvoir de déstabilisation vis-à-vis du savoir aristotélicien, un rôle dont il reste à mesurer l’exacte portée dans la naissance de la science classique. La position somme toute nuancée de Tycho Brahé et Kepler vis-à-vis de cette « philosophie secrète » nous permettra de conclure que si Orphée n’a jamais franchi le seuil de la science classique, il n’a peut-être jamais cessé d’en habiter les zones d’ombre, celles dont les grandes rétrospectives historiques ignorent le rôle parfois essentiel.
18La science moderne se figure être née vers le 10 novembre 1572, jour de la Saint Martin, et de l’apparition d’une étoile nouvelle dans le ciel. Accident sublime, que quelques uns sans doute attendaient, et qui aura donc moins provoqué que confirmé la ruine d’une science sénile, incapable en tout cas d’expliquer par les raisons de la philosophie naturelle la possibilité d’un tel phénomène. C’est à Tycho Brahé que revint le mérite – ou l’honneur – de lui administrer le coup de grâce, en publiant en 1573 son De Stella Nova. Dès les premières pages de l’ouvrage, allusion est faite à la capacité supposée d’une « philosophie secrète » à expliquer le phénomène par la « maturation » de cette étoile « in veteri Iliado », avant qu’elle ne vienne s’offrir aux yeux des mortels45. Ici, le choix des termes, et la définition du phénomène comme aboutissement ultime d’un processus invisible font clairement allusion à Severin, autant qu’à Paracelse. Le concept de « maturatio in veteri Iliado », difficilement compréhensible, renvoie indiscutablement à Paracelse, selon qui l’ « yliadum » est principe de maturation et de putréfaction : chaque chose retournant à son yliadum est « sujette à la putréfaction ». Y retourner est comme disparaître, « comme si rien n’avait été là »46. Mais l’explication ne retiendra pas les suffrages de Brahé, et c’est avec une certaine désinvolture, comme s’il remettait à plus tard une véritable discussion, que Brahé renvoie dos-à-dos aristotéliciens et paracelsiens au motif que ni la doctrine aristotélicienne de l’incorruptibilité des cieux, ni l’affirmation que toute chose naturelle – et donc le ciel –, engendre et porte des fruits, ne permet d’expliquer un apparition aussi parfaitement singulière.
19Celle-ci implique en fait la doctrine de la fluidité des cieux, ce dont le De Stella Nova ne parle pas encore. En effet si des étoiles nouvelles peuvent apparaître, et si des comètes peuvent traverser les régions supralunaires, c’est que les corps célestes ne sont pas contenus et soutenus par des sphères cristallines, impénétrables et incorruptibles comme l’ont prétendu les aristotéliciens. Mais comment comprendre, dès lors, que ces corps célestes suivent une trajectoire parfaitement réglée sans s’effondrer dans cet élément liquide qui ne les soutient pas ? Kepler, Descartes, Newton pourront donner à cette question une réponse proprement scientifique. À Tycho Brahé revient surtout le mérite d’avoir posé la question, mais tout se passe comme si, conscient de n’y pouvoir répondre de manière satisfaisante, il utilisait délibérément un expédient, en alléguant, avec les « platoniciens », l’existence d’une « science admirable » imprimée par le créateur aux corps célestes47. Une telle hypothèse n’est sans doute pas sans rappeler la « science admirable » que Severin attribuait aux semina vel astra, au risque de transférer à la nature les attributs de la divinité : « …admirabili scientia generationum corruptionumque fluxus et refluxus moderantur »48.
20L’explication mécanique des phénomènes physique exclura bien sûr la présence, dans les corps célestes, d’une intelligence capable de science. Descartes se fera fort de réduire à rien du tout le peu de vie et d’âme dont Kepler se servait encore pour faire tourner la machine. Mieux encore, au moment où Descartes définit la nature par la « matière même »49, c’est-à-dire « ce que les géomètres nomment la quantité et qu’ils prennent pour l’objet de leurs démonstrations »50, Descartes met un terme à la divinisation de la nature dont Severin est un des exemples les plus accomplis, et renvoie cette philosophie rejoindre les fables des poètes : « Sachez donc, premièrement, que par la Nature je n’entends point ici quelque Déesse, ou quelque autre sorte de puissance imaginaire… »51. La « science admirable », principe d’intelligibilité et d’efficience des phénomènes physiques, n’est plus immanente à la nature.
21Partant, la natura cartésienne n’a plus rien de cette profondeur mythique et métaphysique de la nature séveriniste qui surgit de sa propre nuit. Car cette profondeur s’est rigoureusement transférée de la nature à l’ego qui se la représente : c’est lui qui, tombé dans le gouffre tourbillonnant du doute, revient victorieux de cette traversée de l’onde obscure (in profundum gurgitem delapsus)52, et c’est lui qui, à l’instar d’Orphée et d’Énée, traverse les demeures de Dis : « ces doutes… sont comme des fantômes et vaines images qui paraissent la nuit à la faveur d’une lumière débile et incertaine »53, évocation précise de l’iter in silvis de l’Énéide VI, 270 sq. La description séverinienne des éléments, « …inanibus, vacuis… » aurait pu appeler le même rapprochement avec la description du royaume de Pluton (Énéide VI, 269 : « domos Ditis vacuas et inania regna ») : mais alors que Séverin avait pour intention de mettre à jour la signification physique qu’il suppose aux allégories de la nuit et des Enfers, Descartes ne tire plus des mêmes textes, après Sénèque et les Pères de l’Église54, qu’un enseignement exclusivement psychologique et moral. Ce qui surgit sans cesse de sa propre nuit dans une profération triomphante, ça n’est pas la nature dont seuls les ignorants admirent les prestiges, c’est l’ego. Un mythe chasse l’autre ; après le mythe renaissant de la nature, c’est le mythe classique du sujet qui s’installe : celui qui, conjurant les puissances malignes, s’identifie à la source de toute certitude et de toute vérité, imitant moins le « dit » que le « dire » orphique, du moins cette énonciation en première personne qui tâche de se faire « poïétiquement » l’origine de toutes choses. « De ma bouche, j’entonnais et fis monter un chant aux accents de miel / ce fut d’abord l’hymne ténébreux de l’antique chaos… » disait Orphée. Ecoutons maintenant Descartes :
Mais afin que la longueur de ce discours vous soit moins ennuyeuse, j’en veux envelopper une partie dans l’invention d’une fable, au travers de laquelle j’espère que la vérité ne laissera pas de paraître suffisamment…. Permettez-donc pour un peu de temps à votre pensée de sortir de ce monde pour en venir voir un autre, que je ferai naître en sa présence dans les espaces imaginaires […] Arrêtez-vous encore un peu à considérer ce Cahos [sic]…55.
22Il est à craindre qu’au moment même où la philosophie moderne expédie aux oubliettes l’orphisme, le pythagorisme et l’hermétisme, elle n’échappe point tout à fait au complexe d’Orphée. Pour s’en libérer vraiment il faudra à Descartes tout le patient labeur qui, du Monde, le mènera jusqu’aux Principia Philosophiae (1644). C’est là seulement, — donc bien tardivement en fait — que s’inaugure la modernité : par le fait de rendre aux poètes et aux théologiens la parole cosmogonique, la tâche de dire l’origine des choses, et de leur retirer simultanément la compétence à en faire comprendre la vraie nature.