Colloques en ligne

Alice Bottarelli, Josefa Terribilini et Hélène Cordier

Présentation

1À la fois sceau de la tradition et stigmate de l’infertilité créative, le lieu commun suscite des sentiments contrastés tout en donnant matière à réfléchir. Marqué par la polysémie, le terme puise son origine dans la rhétorique. Au fil du temps, sa signification mue jusqu’à recouvrir un sens plus large désignant des formes de pensées et d’expressions figées utilisées par tout un chacun, mais aussi des motifs et thèmes récurrents dans les arts et la littérature1.

1. De l’Antiquité à la postmodernité

2La notion de « lieu commun » provient d’une longue histoire qui, comme son nom l’indique, a partie liée avec la question de la communauté. Elle trouve son origine dans la tradition rhétorique de l’Antiquité : chez Aristote, le lieu commun, ou koinos topos, est un segment argumentatif partagé par toutes et tous, un savoir, une croyance ou une représentation auxquels la communauté adhère d’emblée. Il permet ainsi au rhéteur d’appuyer efficacement ses effets de persuasion2. Dans la Rome antique également, le lieu commun, fonctionnant comme une base d’entente entre les interlocuteurs·ices, est considéré comme nécessaire au dépassement des tensions auxquelles l’argumentation peut donner lieu.

3La Renaissance apporte ensuite une inflexion à la notion : le lieu commun en vient à désigner une sorte de table de mémoire où les humanistes consignent des citations remarquables afin d’en promouvoir une utilisation systématique. Cet usage favorise dès lors l’évolution péjorative de l’expression « lieu commun » vers le registre du banal, du manque d’originalité3.

4Le lieu commun reste toutefois affilié au domaine précis de la rhétorique jusqu’au XIXe siècle, qui renverse la notion en l’élargissant et en la chargeant de sa connotation péjorative : le Romantisme en particulier, dans le cadre de sa recherche d’originalité à tout prix, emploie l’expression pour dénoncer les formes de pensée et d’expression figées. C’est d’ailleurs à cette période qu’émergent, dans le langage courant, les termes de poncif, de cliché et de stéréotype : tirés du domaine de l’imprimerie où ils désignaient des techniques de reproduction mécanique, ces termes connaissent un réemploi métaphorique pour désigner (et critiquer) la formule toute faite (pour le cliché) ou le schéma de pensée préfabriqué (pour le stéréotype)4.

5Le XXe siècle marque un tournant dans la revalorisation des lieux communs : soulignant la bivalence de la notion, des auteurs, dans le sillage de Flaubert au siècle précédent, insistent sur les possibilités poétiques et esthétiques ouvertes par les lieux communs, dans leur capacité à être réinventés5. Plus tard, c’est plus encore sur le plan pragmatique que le lieu commun retrouve ses lettres de noblesse auprès d’écrivains comme Gide, Paulhan, ou encore Sartre qui avance notamment que « ce beau mot désigne sans doute les pensées les plus rebattues, mais c’est qu’elles sont devenues le lieu de rencontre de la communauté » (Sartre cité par Goldberg, 2019, p. 16)6.

6La critique récente insiste elle aussi sur l’intérêt des lieux communs, non seulement sur le plan pragmatique, mais également sociopolitique. On relève en effet la manière dont les lieux communs témoignent d’un état des mentalités collectives, tout comme ils peuvent garantir les conditions de complicité auxquelles une communauté de lectrices et lecteurs ou de spectatrices et spectateurs peut adhérer7.

2. Des lieux abstraits aux lieux concrets

7Enfin, à cette constellation de sens et de connotations qui cohabitent dans l’expression de « lieu commun », s’ajoute, dans la perspective de ce numéro, l’idée de lieu au sens géographique. De fait, l’expression oscille entre la conception d’un lieu immatériel, justement caractérisé par des mécanismes topiques ou stéréotypiques, et l’acception d’un lieu tangible réunissant et soudant un groupe d’individus autour d’une même œuvre. Une telle superposition d’une définition concrète, pragmatique, et d’une conception abstraite, rhétorique, invite à explorer les interactions entre les espaces physiques de rencontre de la collectivité – qu’ils soient matériels ou immatériels – et les stéréotypes du discours social. Puisqu’il s’agit d’interroger la capacité des schémas et des idées reçues à rassembler une communauté (parfois au détriment d’une autre), il paraît intéressant de se demander ces rassemblements peuvent prendre place, comment l’espace dans lequel se déploie le lieu commun peut participer des dynamiques de partage, les décupler, voire les fonder. Ou encore : dans quelle mesure les espaces évoqués dans les œuvres peuvent-ils eux-mêmes devenir des poncifs susceptibles de fédérer des imaginaires, ou des communautés ?

8Nous partons ainsi de l’hypothèse qu’il existe une corrélation entre le lieu commun envisagé en tant qu’expression consacrée, comme idée reçue, schéma de pensée préfabriqué, et la possibilité d’existence de lieux pour le commun, d’espaces d’interaction et de communication où sont susceptibles de se fonder une solidarité, un être-ensemble, une entente partagée. Dans ce numéro, nous souhaitons interroger les implications pragmatiques, voire éthiques, du lieu commun. Quels sont ses pouvoirs, ses effets ? Quand et comment fonctionne-t-il ? Quels sont ses liens avec des notions telles que la doxa, l’identité, le mythe ? Nous nous intéressons particulièrement aux phénomènes de transmission des imaginaires à travers les âges, de circulation des émotions comme le rire (qui permet et que permet le lieu commun), de constitution des foules en publics.

9Ainsi, nous entendons étudier et envisageons le lieu commun, d’une part, comme espace abstrait où se noue et se façonne le commun (imaginaires, mythes, types, stéréotypes, etc.) et, d’autre part, comme un espace concret qui rassemble les destinataires d’une œuvre et qui crée une collectivité ou une communauté physique (théâtre, cinéma, musée, péri- et paratexte, etc.).

3. Travailler sur les lieux communs : un lieu commun ?

10L’actualité du thème n’est plus à démontrer8, sa pérennité non plus, comme s’il fallait dire et redire le lieu commun, le méta-théoriser constamment, pour le métaboliser – peut-être plus encore à une époque où la globalisation et les catastrophes écologiques et sociales appellent à des retrouvailles avec la communauté, sous de multiples formes. La communauté à laquelle nous souhaitions donner corps et voix aujourd’hui, même de manière fugace, est une communauté de recherche, afin de décrypter ce qui nous relie, à la fois en tant qu’universitaires, mais aussi en tant que membres d’un corps social plus vaste, appartenant à une culture traversée de clichés. Le concept de « lieu commun » permet en effet d’interroger trois pans, selon le double sens de l’expression :

  1. d’abord, la question du stéréotype. Dans son sens rhétorique, puis dans le sens qu’il a acquis en psychologie sociale, le lieu commun est employé par les discours pour fédérer des publics, rassembler des opinions, remporter l’adhésion. En ce sens, la littérature et les arts créent du « lieu commun », ou au contraire éclatent les lieux communs. Ces derniers sont donc au fondement de notre culture collective. Se pose alors la question de l'identité qui se cache derrière l'affiliation à un stéréotype (de classe, de genre, d'appartenance nationale, etc.). Afin de désamorcer son effet réducteur, il s’agit de s’emparer du lieu commun pour se réapproprier des identités complexes. C’est alors que le lieu commun s'articule avec :

  2. la question du commun. Elle apparaît particulièrement actuelle et cruciale aujourd’hui, à l’aune des réflexions menées par Jean-Luc Nancy depuis les années 1980 autour de la notion de communauté – « désœuvrée » (Nancy, 1986) « affrontée » (Nancy, 2001), « désavouée » (Nancy, 2014), selon les titres de différents ouvrages ou articles du philosophe. Cette communauté est aujourd’hui « revisitée » par Rémi Astruc et Yves Citton (2016), et fait l’objet d’approches diverses, tant philosophiques que politiques, sociales, mais aussi sémiologiques ou épistémologiques.

  3. enfin, la question du lieu, ou des lieux, que créent les arts, la culture, la littérature (ou l'imaginaire) pour abriter le commun. Depuis l’espace concret du théâtre pour un public, jusqu’à l’espace abstrait du concept ou du mythe partagés, ces lieux physiques sont multiples, et s’étagent sur plusieurs niveaux de compréhension ou d’abstraction.

11Avant de parcourir ces trois axes, en ouverture de ce numéro, Alain Vaillant resitue le lieu commun dans un dialogue entre la rhétorique classique et la modernité littéraire, offrant un panorama très large de la notion et des manières dont elle a été théorisée au cours des derniers siècles. Cette « esthétique générale du lieu commun » revitalise celui-ci pour le mettre au cœur d’un renversement dans notre rapport au littéraire : « le passage de la littérature-discours à la littérature-texte ». En effet, les industries culturelles et l’expansion du marché de l’imprimé ont induit le basculement « d’une éloquence sérieuse (cicéronienne, si l’on veut) aux détours de l’ironie implicite (disons flaubertienne), [qui] a changé les règles du jeu littéraire du XIXe siècle ». Dès lors, Alain Vaillant repère au fondement de cette dynamique un phénomène de subjectivation qui repose sur quatre mécanismes textuels : les « techniques d’opacification du texte » qui relèvent d’un codage, voire même d’un « cryptage » ; une régénération et réappropriation du vers, lieu commun de l’ancienne poésie syllabique ; l’apparent absentéisme, pour ainsi dire, de l’auteur·trice ou de l’instance narrative dans le roman à la troisième personne ; enfin le rire, omniprésent dans la littérature, la presse et l’industrie culturelle de la fin du XIXe siècle qui voit naître la modernité capitaliste dont nous héritons aujourd’hui. C’est à partir de ces prémisses qu’Alain Vaillant pose les bases d’une poétique du lieu commun, qui sera forcément et nécessairement comique.

12Hélène Parent offre ensuite un ancrage définitionnel de la notion dans l’histoire des idées : elle rattache le lieu commun à son domaine d’origine, la rhétorique, en l’étudiant à travers les discours politiques de la Révolution française dans ses réemplois antiquisants. Les trois contributions suivantes s’attachent pour leur part à interroger le lieu commun non seulement comme idée, mais comme lieu concret réunissant (ou non) une communauté : Julie Lang se penche sur l’utilisation de l’espace public comme lieu critique de l’exposition d’art ; Mélina Marchetti, à travers l’exemple d’une affiche politique d’extrême-droite représentant un mouton noir, met en lumière l’emploi problématique de métaphores graphiques donnant lieu à une forme de discrimination raciale, en lien avec l’imaginaire identitaire suisse ; Ana Marina Gamba envisage le désert comme topos de la littérature argentine, et ses emplois ironiques et parodiques dans des récits contemporains. Puis, une perspective sur les littératures de l’imaginaire permet d’élargir le propos à des réflexions mêlant étude des fictions, philosophie et anthropologie : Colin Pahlisch se penche sur les textes de Pierre Bordage en étudiant le rapprochement entre mythe et lieu commun tandis qu’Aliénor Vauthey explore celui-ci comme outil parfois légitimant, parfois dépréciatif, dans la fantasy – faisant écho à l’ambivalence fondamentale et fondatrice du lieu commun. Pour terminer ce numéro, deux approches liées à l’humour et au rire éclairent la dimension affective et collective de ce qui est partagé dans le lieu commun : Alice Bottarelli discute de l’usage du cliché comique chez Jean-Luc Benoziglio dans l’espace particulier du péritexte et dans la division chapitrale, et Vincent Laughery retrace quelques lieux communs d’une figure qui en est entièrement constituée : le clown.

13Du discours politique à la pratique clownesque, ce numéro démontre la vastitude et l’importance du lieu commun pour le monde social et les sciences humaines : ces multiples contributions espèrent ainsi offrir la base d’un lieu commun qu’ont habité les chercheuses et chercheurs ayant partagé leurs réflexions, et que toutes et tous ouvrent à présent à la communauté des lectrices et lecteurs.