Quand l’exposition rencontre la ville :
quels espaces de représentation, de transformation et d’émancipation ?
1Cette contribution propose d’investiguer le concept de « lieu commun » dès lors qu’il est appliqué au domaine de l’histoire des expositions. Ce geste me semble répondre, à partir d’une perspective originale, aux ambitions posées par ce colloque, à savoir : d’une part, de considérer la conception à la fois abstraite, mais aussi tangible d’espaces qui façonnent du commun et où sont susceptibles de se fonder des formes de solidarités et d’être-ensemble ; d’autre part, comprendre quels sont les pouvoirs, les effets et les modes de fonctionnement de ce concept en interrogeant qui permet et ce que permet le « lieu commun ». À partir d’un glissement sémantique, je montrerai comment ces caractéristiques et cette notion issue du champ littéraire permettent une analyse novatrice et fructueuse d’expositions qui elles aussi cherchent à (re)créer du commun. Ainsi, je regarderai en quoi il s’agit d’un terrain privilégié pour renouveler et déplacer la notion de lieu commun, particulièrement quand il est question d’expositions qui cherchent à rétablir des formes de justice sociale. Cette contribution s’articule alors à partir de la double question suivante : comment les expositions permettent (ou non) d’ouvrir des lieux communs critiques qui visent à expérimenter une vie politique alternative ? Quels lieux de pensées partagées autorisent-elles et quelles nouvelles représentations et transformations font-elles (ou non) advenir ?
2Je m’essayerai à cet exercice à partir d’un exemple, celui de Culture in Action, un projet qui prend place dans divers lieux de la ville de Chicago en 1993. Espace de représentation au potentiel d’action politique, il ne parvient pourtant pas, à long terme, à faire advenir les transformations publiques et politiques revendiquées. Comment comprendre ce décalage entre la puissance de ce régime de visibilité et de mise en scène qui permet de figurer des problèmes politiques, et son échec à faire advenir les alternatives formulées de manière pérenne ?
3Dans un premier temps, je m’attarderai sur la manière dont l’exposition souhaite faire commun (dans quel lieu et par quel moyen), au travers de l’analyse des discours publiés dans le catalogue. Je mettrai en lumière les types de lieux communs discursifs que l’exposition cherche à ouvrir, les imaginaires fédérateurs qu’elle autorise et ceux qui sont mobilisés pour envisager ces espaces de collectivités et d’actions publiques. J’ancrerai ces discours dans une histoire des idées propre aux enjeux relatifs à l’occupation d’espaces (physiques, représentatifs ou médiatiques). Dans un deuxième temps, je restituerai comment des définitions propres à ce que devraient être des lieux communs culturels sont effectivement actualisées, matérialisées au sein de l’exposition et comment cette dernière participe à réinvestir et occuper des espaces communs concrets. Je discuterai comment elle fait advenir (ou non) ce qu’elle énonce et dans quels registres. À partir de ces descriptions analytiques, je terminerai par évoquer quelques pistes pour comprendre et mettre en perspective le constat d’échec régulièrement relevé par la littérature pour ce type de projet institutionnel à créer du commun et à transformer l’espace public et du bâti pour répondre à des formes de justices sociales. Je relèverai le type d’expérience que l’exposition propose (par qui ? pour qui ?), en considérant son dispositif curatorial et le rapport aux œuvres sous-tendu, afin de comprendre quels publics elles permettent véritablement de former. Enfin, la question de comment les transformations proposées pourraient devenir opérantes ou quels sont les facteurs qui ont entravé la formation de ces lieux de collectivités (qu’ils soient abstraits ou physiques) conclura cette contribution.
1. Comment l’exposition définit les « lieux communs »
4Culture in Action – a Public Art Program of Sculpture Chicago, de son titre complet, prend place de mai à septembre 1993 dans différents lieux à Chicago. Mary Jane Jacob, curatrice états-unienne, pionnière et spécialiste dans la monstration de pratiques spécifiques au site et militantes, programme huit projets et annonce l’exposition en ces termes dans le guide :
Le programme d’art public Culture in Action, basé à Chicago, aborde des questions urbaines urgentes telles que le rôle de leader sur les jeunes issus de minorités et la violence des gangs, la prise en charge du VIH/SIDA, le logement public, la démographie et le voisinage multiculturels, les réalisations des femmes, les relations de travail et de gestion, et l’écologie. [The Chicago-based public art program « Culture in Action » addressed such pressing urban issues as minority youth leadership and gang violence, HIV/AIDS caregiving, public housing, multicultural demographics and neighborhood, achievements by women, labor and management relations, and ecology|1]. (Je traduis)
5Au-delà d’évoquer des problématiques propres à la ville, les projets programmés visent à encourager des actions conjointes entre communautés locales et artistes invité·e·s pour y répondre concrètement. Des désignations tels qu’esthétique conjonctive (Gablik, 1992), art contextuel (Weibel, 1994), art conversationnel (Bhabha, 1998), esthétique relationnelle (Bourriaud, 1998) ou encore esthétique dialogique (Kester, 2004) témoignent d’un nouveau vocabulaire propre à ces années pour caractériser des pratiques artistiques qui veulent ouvrir des espaces de coopérations et d’expériences collectives. La notion de participation devient centrale, tout comme la transformation du site. En dialogue avec des publics élargis et avec des groupes sociaux divers, l’engagement social des artistes passe du statut de sujet à celui de méthode. L’exposition ne cherche pas à formuler une critique qualifiée d’interne au monde de l’art (son fonctionnement, ses institutions, ses définitions stabilisées), mais une critique externe qui cherche à visibiliser, à critiquer et à proposer des alternatives à des problèmes publics. Si aucun des emplacements choisis n’est habituellement dédié à la culture, ils sont signifiants en regard des problématiques relatives aux droits des minorités sociales, des personnes stigmatisées ou des personnes socialement marginalisées et précarisées.
L’art contextuel [de Culture In Action], présente l'artiste comme un catalyseur ou un·e activiste du changement, tout en réintroduisant l'artiste comme chaman ou guérisseur·euse dans la communauté ; il·elle cherche à élargir le public de l'art qui a pris des aspects privatisés dans un monde de vernissages, d'adhésions et d'entrées dans les musées et dans les villes où les frontières sociales correspondant aux divisions géographiques empêchent le public d'atteindre les portes du musée [Contextual art integrates object with site. promoting the concept of art as environmental and experiential ; it presents the artist as a catalyst or activist for change while it reintroduces the artist as shaman or healer in the community ; it seeks to broaden the public for art that has taken on privatizing aspects in a world of museum parties, memberships, and admissions, and in cities where social boundaries corresponding to geographic divides inhibit audiences from reaching the doors of the museum]. (Jacob, 1995, p. 51. Je traduis)
6En travaillant sur le pouvoir symbolique de l’espace, mais aussi en occupant de nouveaux lieux, hors des sites institutionnels ou muséaux, Culture in Action est conçue pour produire des systèmes de savoirs critiques allant au-delà des structures existantes pour questionner les rapports de forces qui les traversent. La manière dont ces tentatives figurent des problèmes sociaux urbains, tout en ouvrant des espaces concrets de collaboration, de coopération et d’éducation, correspond à un modèle d’exposition participative qui ouvre des espaces de pensée critique, de négociations, mais aussi d’actions. Ce nouveau modèle d’exposition, qui apparaît dans les années 1990, vise désormais à pallier l’immobilisme des politiques publiques et se donne pour objectif de changer l’espace social et de le transformer en (re)créant notamment l’espace public. De manière générale, ces années marquent une acception de l’espace public, matériel et médiatique comme étant un indice, mais aussi un acteur, relatif aux mécanismes de subordination. Revendiquer le droit de le transformer devient un enjeu crucial, tout comme le fait de pluraliser ses occupations afin de renverser les dynamiques d’exclusion qui le traversent (Harvey, 2011). L’exposition, qui cherche à constituer du commun remanie donc (temporairement) la cartographie de la ville, pour problématiser l’inaction des politiques publiques :
Culture in Action présente une série d’expériences dans le laboratoire urbain de Chicago. La ville servait de lieu où les artistes pouvaient explorer des questions sociales et politiques urgentes, de toile sur laquelle ils·elles pouvaient superposer les préoccupations des communautés individuelles [Culture in Action presented a series of experiments in the urban laboratory of Chicago. The city served as a locus in which artists could explore pressing social and political issues, a canvas on which they could layer the concerns of individual communities]. (Olson, 1995, p. 12. Je traduis)
7Culture in Action institutionnalise un changement dans la définition et les buts de l’art public américain, dont l’objectif est d’opérer des transformations dans la sphère civique. Les années 1990 témoignent du passage d’un art pensé pour des espaces publics (tenant compte des paramètres physiques du site donné) à un art d’intérêt public, avec un programme centré sur les problématiques sociales portées par l’environnement bâti et l’urbanisme (Kwon, 2004). Ainsi, son but est de considérer les usagères et usagers d’un lieu (ou de communautés locales) et d’expérimenter une vie politique alternative qui puisse transformer leur condition citoyenne (Kwon, 2002). La définition qui s’institutionnalise est celle d’un art public désormais engagé avec la notion de démocratie culturelle (Lippart, 1997). Ces années marquent aussi le moment d’apparition d’études critiques sur l’art public comme symbole de pouvoir économique, national et culturel, qui incitent à son renouvellement (Chave, 1992 ; Deutsche, 1996). Cet ensemble de facteurs participe à forger ce que Suzanne Lacy (1995) appelle un nouveau genre d’art public2. Il apparaît comme un terrain propice pour relever des exigences politiques puisqu’il doit dorénavant être pensé comme d’intérêt citoyen (Marchart, 2007).
8La redéfinition de l’art public au tournant des années 1990 est connexe au moment où l’ancrage spatial de problèmes publics et des inégalités commence à être théorisé par une littérature critique provenant des études culturelles (ou cultural studies en anglais). Si Henri Lefebvre – et sa critique d’orientation marxiste – est considéré comme son précurseur, la fin des années 1980 et surtout les années 1990 est la décennie de son institutionnalisation en tant que domaine d’étude et d’enseignement. Une pluralité de méthodologies et d’approches féministes, queer et décoloniales, énoncées par Gloria Anzaldua, bell hooks, Homi K. Bhabha, Edward Said, Gayatri Spivak, pour ne citer qu’elles et eux, commencent à être visibles et reconnues d’abord dans les milieux anglo-saxons (Soja, 1996 ; Kitchin, Hubbard & Valentine, 2004). Prenant ancrage dans des luttes sociales concrètes, ces autrices et auteurs considèrent l’espace comme porteur de dynamiques de pouvoir et considèrent donc qu’une réappropriation spatiale pour les enraciner est indispensable. En parallèle, toute une série de théorisations, provenant de la géographique critique (Soja, 1989 ; Harvey 1989 ; Massey, 1992 ; Hayden, 1995), définissent désormais l’espace non plus comme seul site physique, mais comme site porteur d’enjeux sociaux et économiques. Enfin, au même moment, Ferguson, Gever, Minh Ha & West (1990) ou encore Nancy Fraser (1990) relisent la sphère publique à la lumière de ses mécanismes d’exclusion pour aborder les problèmes publics présents dans les sociétés occidentales. Empreinte du climat intellectuel de son temps, cette métaphore spatiale, et ses potentialités émancipatoires, est soulignée dans la description que fait Michael Brenson – critique d’art étatsunien – de l’exposition dans le catalogue de Culture in Action :
L’art communautaire offre une expérience du temps différente de celle d’un objet de musée, il offre également une expérience différente de l’espace […]. L’écart entre nous et elles·eux [les autres] est vécu, paradoxalement, comme une absence d'espace. Se donner à Culture in Action, c'est pénétrer dans l’espace entre Ericson et Ziegler et les résident·e·s d’Ogden Courts, ou entre West Town et le centre-ville de Chicago. L’écart semble habitable. Il devient un espace. [...] L’imagination spatiale a été essentielle à l’expérience esthétique [community-based art offers a different experience of time than a museum object, it also offers a different experience of space. […] The gap between us and them [others] is experienced, paradoxically, as an absence of space. Giving yourself to "Culture in Action" means entering the gap between Ericson and Ziegler and the Ogden Courts residents, or between West Town and downtown Chicago. The gap seems inhabitable. It becomes space. […] The spatial imagination has been essential to aesthetic experience]. (Brenson, 1995, p. 27. Je traduis)
9Forte de ce contexte, l’exposition Culture in Action a pour enjeu de façonner des œuvres avec et pour ses visiteur·euse·s, la sphère publique étant conçue comme synonyme de pouvoir, mais aussi, en corollaire, de potentielle émancipation. Ainsi, les artistes et l’exposition deviennent porteurs et porteuses d’imaginaires politiques relatifs à l’occupation de nouveaux espaces.
2. Comment et où prennent forme ces lieux de collectivités ?
10Deux exemples vont à présent permettre d’observer comment ces discours s’articulent avec les œuvres au sein de l’exposition3. Le premier est une création de Suzanne Lacy (artiste américaine spécialisée dans les thématiques sociales et urbaines), en collaboration avec une coalition de citoyennes de Chicago, intitulée Full Circle (1992-1993) et Dinner at Jane’s (1993). Pour ce projet, Lacy décide de se concentrer sur la visibilisation des femmes qui ont contribué ou qui contribuent encore à la vie politique et culturelle la ville de Chicago. Pour ce faire, elle installe, sur les trottoirs du quartier chic et fréquenté Loop, cent pierres calcaires surmontées d’une plaque de bronze commémorative. L’idée dans ce projet est de pallier le manque de monuments dans l’espace public qui célèbrent et historicisent les contributions féminines à la vie politique de la ville – qui sont « importantes pour le passé, le présent et inspirantes pour le futur » (Lacy, 1995, p 66). Pour marquer ensuite la clôture de l’exposition, Lacy organise un dîner (privé et filmé) à la Jane Addams Hull-House Museum qui réunit quatorze femmes dites « réformatrices internationales ». Celui-ci veut faire office de contrepoint intime aux monuments publics et représente symboliquement une alliance politique féministe internationale. Ce projet soulève donc des problématiques relatives à la sous-représentation des personnes féminisées dans l’espace public, politique et médiatique et à leur invisibilisation dans l’histoire patriarcale de manière générale.
11Le second projet, Consquences of a Gesture (1992-1993) et 100 Victories/10 000 Tears (1993) est mené par Daniel J. Martinez (artiste américain basé à Los Angeles, soutenu par de nombreuses institutions publiques américaines) et VinZula Kara (compositeur et musicien). La première partie du projet consiste en une parade, inspirée du format du carnaval, qui traverse plusieurs quartiers de la ville. Son but est de réunir des communautés habituellement séparées (culturellement et géographiquement), notamment africaines-américaines et mexicaines-américaines, pour thématiser l’histoire de l’immigration à Chicago. Plus de cent-vingt groupes au total (organisations de quartier, écoles, restaurants, théâtres, etc.), regroupés pour l’occasion sous le nom de West Side Three-Points Marchers/Los Desfiladores Tres Puntos del West Side, sont invités à défiler et à « se représenter elles-mêmes et eux-mêmes » (Draxler et Decter, 2014, p. 136). Au travers d’endroits publics de la ville porteurs de cette histoire, la procession se fait le symbole d’une visibilisation de communautés diverses, qui sont invitées à se réapproprier collectivement une diversité d’espaces communs. La seconde partie du projet est une sculpture monumentale sur une place en chantier proche de la Maxwell Street Markets, lieu de mixité sociale et zone historique des luttes sociales à Chicago. En s’appropriant secrètement des matériaux présents sur ce site privé et controversé (celui de la future Université d’Illinois à Chicago), Martinez réalise une sculpture in situ qui détourne les codes de privatisation d’un espace, en y remplaçant les habituelles interdictions par des slogans révolutionnaires, en commémoration de l’histoire syndicale de Chicago. En occupant cette place avec cette intervention, il propose de recréer une place « du peuple » (Decter & Draxler, 2014, p. 145), autrement dit publique et propice à la mixité sociale qui s’oppose au projet du futur campus universitaire.
12Au travers d’actions symboliques et de réunions d’acteur·ice·s, ces deux propositions abordent de nouvelles modalités de représentation avec les communautés concernées, tout en rendant visibles des histoires plurielles. Autrement dit, elles investissent des lieux communs de rassemblement, abstraits et concrets, qui permettent de figurer des problèmes sociaux, urbains et citoyens. Ces derniers deviennent ainsi visibles, publics et donc politiques (Latour & Weibel, 2005). L’enjeu de représenter publiquement est donc essentiel pour faire advenir ce qu’ils énoncent, pour transformer et ainsi devenir opérants dans leurs revendications de justice sociale. Il y a donc ici un potentiel de transformation pragmatique initié par ces nouvelles représentations ou nouveaux imaginaires, qui cherchent à s’inscrire de manière pérenne dans l’espace public et dans des lieux physiques4.
13Ainsi, pour Culture in Action comme pour toute une série d’expositions dites project-based au tournant des années 1990, la question centrale se pose en ces termes : comment ouvrir des espaces de cohabitation de la différence et de multiplicité pour nourrir un projet social et démocratique ?5 Qualifié de tournant social (Bishop, 2006), tournant éducationnel (O’Neill & Wilson, 2010) ou tournant discursif (O’Neill, 2011), Culture in Action représente un bon exemple d’exposition qui cherche à ouvrir des contextes de recherche, d’éducation ou de production de savoirs. Centrée autour de la forme du dialogue et de la coopération, elle vise à construire des moments partagés qui deviennent des critiques potentiellement performatives (c’est-à-dire, de faire advenir ce qu’elles énoncent). Pour Rogoff (2006), l’enjeu de cette manière de concevoir l’exposition – qui se cristallise dans les années 1990 et qui perdure jusqu’à aujourd’hui – est de rassembler art et politique, théorie et pratique, analyse et action. Ce nouveau format d’exposition ne cherche pas seulement à montrer des initiatives artistiques aux prises avec le politique, mais à ouvrir des espaces qui autorisent de nouveaux savoirs et favorisent des productions collectives. C’est ce que Rogoff appelle le passage de la critique à la criticalité. Les expositions sont conceptualisées comme porteuses de responsabilités politiques et doivent désormais donner à voir des positions critiques et plurielles. Cette façon de concevoir l’exposition part d’un même postulat : pour faire advenir les promesses démocratiques occidentales, il est impératif de rendre l’espace public, urbain et politique plus accessible à une diversité de minorités sociales (O’Neill, Wilson, Steeds & Sheikh, 2019).
14Pourtant, les initiatives mises en place dans le cadre de Culture in Action peinent à perdurer après le temps de l’exposition. Les affaires culturelles ont envisagé de conserver les sculptures de Lacy, mais de les déplacer au Jane Addams Memorial Park. En raison des nombreuses critiques qu’elles ont suscitées, pérenniser leur fonction commémorative dans l’espace public n’a jamais été envisagé. Quant à l’installation de Martinez, elle est restée partiellement en place jusqu’à deux ans après l’exposition, mais les autorisations d’utilisation du terrain n’ont pas abouti. Par ailleurs, aucun des huit projets présentés à Chicago n’a donné lieu à des changements politiques ou urbanistiques qui répondent aux problématiques soulevées ou aux droits revendiqués. Seul le projet d’Inigo Manglano-Ovalle & Street-Level Vidéo, Tele-Vecindario : A Street-Level Video Block Party, a connu une forme de stabilisation. En tant qu’artiste, mais aussi en tant qu’habitant du quartier, Manglano-Ovalle avait choisi d’aborder la problématique de la criminalité des jeunes adultes de West Town. Par l’achat de matériel audiovisuel, il leur avait proposé de réaliser des reportages vidéo pour décrire leur lieu de vie. En les montrant sur des téléviseurs installés directement dans la rue, ces documentaires amateurs prenaient une valeur quasi ethnographique qui participait à déconstruire les stéréotypes associés à cet endroit. Ces images en mouvement, d’une part, diversifiaient les représentations médiatiques des zones à haut taux de criminalité et, d’autre part, pointaient l’inaction des politiques pour répondre au phénomène économique et urbain de la ghettoïsation, particulièrement présent à la fin des années 1980. En dialogue avec les services sociaux locaux, ce projet a perduré quelques années après la fin de Culture in Action.
3. Pourquoi ces lieux (symboliques et physique) échouent-ils à faire commun ?
15Un premier facteur susceptible d’éclairer ce constat d’échec a trait à la posture de curatrice-autrice de Jacob qui, inévitablement, renvoie à un dispositif hiérarchique de décisions. Guidé par d’autres impératifs que celui du changement politique, ce cadre limite aussitôt la marge de manœuvre des propositions artistiques ou les possibilités de collaborations et de revendications ouvertes. Miwon Kwon (2002, p. 140-151) illustre ce phénomène en mentionnant un moment de friction important dans la mise en place de l’exposition entre Mary Jane Jacob et l’artiste René Green, qui refuse finalement d’y participer. En tant qu’artiste africaine-américaine, celle-ci était d’emblée affectée à des collaborations et/ou à un site qui relevaient de problématiques urbaines liées à des conflits raciaux en raison de sa biographie, et au détriment de son projet. Cet exemple montre comment la perspective curatoriale et les programmes d’exposition témoignent de relations de pouvoir en négociation, concernant la matérialisation de ce qu’on entend ici par créer des lieux de collectivité ou des possibilités de faire commun (par qui ? avec qui ? au nom de quoi ?). Kwon va jusqu’à parler de projections curatoriales réductrices (voire stéréotypées) qui délimitent d’emblée la nature et les possibilités des relations collaboratives entre les artistes et les communautés locales. Selon Foster (1996) et Kester (1995), cette problématique se retrouve également dans la posture des artistes envers les communautés locales, qui est elle aussi empreinte de rapports de pouvoir renforcés par l’autorité curatoriale et institutionnelle. La question du type d’engagement créé par les artistes avec les personnes habitant la ville est soulignée par ces auteurs. Cette tension est renforcée lorsque ce sont des communautés dites « éphémères » (Kwon, 2002) qui sont formées pour l’exposition, témoignant parfois d’une mauvaise connaissance des spécificités locales. Si parfois le terme d’instrumentalisation est employé, ces études questionnent aussi, de manière générale, les intentions des institutions, des curatrices et curateurs qui, somme toute, participent à l’économie politique de la culture (Ferguson, 1996). Ce constat est renforcé par le régime conventionnel et spectatoriel mis en place pour Culture in Action, qui entre en conflit avec la nature même des modes participatifs et collaboratifs de production artistique (Bishop, 2012, p. 193). Selon ses dires, la curatrice, Mary Jane Jacob, cherche pourtant bien à former un public-acteur (plutôt qu’un public passif ou contemplatif) au travers de propositions participatives. On retrouve tout au long du catalogue ses idées principales : s’adresser à des visiteurs·euses divers·es, offrir une autorité partagée dans la création de ces projets et multiplier les expériences. Or, bien que Jacob souhaite une exposition qui repense son rapport au public, en s’opposant à une consommation visuelle, le format de visite proposé (pour accéder aux projets disséminés dans toute la ville) a été celui du bus tour, sur une durée de quatre à cinq heures (repas inclus). Ce dispositif, basé sur l’optique, constitue une interface relativement hermétique qui transforme l’expérience potentielle en flânerie touristique dénuée de capacité engageante (Bishop, 2017, Decter, 2014).
16Si, en théorie, la réussite de ce type d’exposition se mesure à l’implication des spectateurs·ice·s dans les expériences proposées et dans la richesse des collaborations ouvertes, force est de constater une forme d’échec. Somme toute, les différentes critiques émises à l’encontre de Culture in Action s’accordent pour dire que la principale raison de sa paralysie a trait au cadre d’emblée institutionnel. Cette exposition a en effet plus d’accointances avec l’establishment que ne l’affirme Jacob quand elle défend un format et des lieux situés « hors de la culture dominante », éloignés des carcans muséaux. Elle est organisée par Sculpture Chicago – une organisation publique dédiée aux arts visuels, spécialisée dans l’art public pour la ville – elle-même financée par la National Endowment for the Arts (NEA), premier programme fédéral d’art dans l’espace public. Ses missions principales concernent les intérêts publics et notamment un accès démocratique à la culture. Dès 1983, la NEA inclut dans ses lignes directrices « des plans pour la participation, la préparation et le dialogue avec la communauté » et, au début des années 1990, elle encourage « les activités éducatives qui invitent à la participation de la communauté » (Lacy, 1995, p. 24). Malgré les réticences initiales de la commission à soutenir une exposition où aucun résultat visuel ne pouvait être garanti, Culture in Action représente précisément cette nouvelle définition institutionnelle de l’art public.
17Cette exposition constitue un cas d’étude qui cristallise indéniablement une tension classique entre une légitimation et une visibilisation des luttes (au nom d’une certaine justice sociale), qui pourtant échoue à concrétiser leur force d’action politique (Nairne, 1996 ; Eighenheer, Drabble et Richter, 2007 ; Sheikh, 2009). Il y a effectivement un infléchissement de la définition institutionnelle de l’exposition d’art public et de ses enjeux. Ce nouveau vocabulaire terminologique renvoi à la définition d’un lieu commun qui ré-actualise des imaginaires civiques propre à l’idéal démocratique du vivre-ensemble. Convoqué discursivement, le lieu commun participe dès lors à transformer, seulement en partie, le régime d’exposition sans pour autant opérer sur les politiques publiques ou la société civile. Dès lors, peut-être que le focus ne doit pas être comment l’exposition matérialise (ou non) un idéal démocratique, mais de l’envisager dans sa capacité à faire-enquête, par les moyens de l’art. La perspective du commun au travers de l’enquête est une piste qui permettrai de saisir probablement plus finement dans quels registres des transformations (peut-être moins ambitieuses ou grandiloquentes) ont participé à repenser « des lieux communs » (et lesquels) au sein de la ville de Chicago.
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18L’enjeu de cette contribution a été de montrer en quoi une nouvelle acceptation du « lieu commun » peut être un outil d’analyse fructueux pour l’histoire des expositions. Cette proposition donne de nouvelles pistes pour comprendre comment une exposition institutionnelle d’art public, qui cherche à ouvrir des lieux communs et à former de nouvelles communautés, échoue à rétablir effectivement des formes de transformations socio-politiques. Saisir ce qui s’est joué précisément là permet aussi de nourrir une réflexion plus générale sur le cadre culturel institutionnel et les potentialités d’actions politiques (s’il y en a) pour repenser le vivre-ensemble en régime démocratique. Cerner les raisons de leurs échecs permet aussi de mener une réflexion autour du potentiel émancipateur de la culture et de sa capacité à ouvrir des espaces qui recomposent des possibilités de créer du commun. Ainsi, investiguer les imaginaires que l’exposition convoque, mais surtout les moyens par lesquels elle peut laisser des traces, constituer des réseaux, infléchir des structures pour générer des formes d’action collective, est une préoccupation transversale à cette contribution.