Comment réenchanter le commun ? Éléments pour une approche mythographique de la poétique de Pierre Bordage
1L’écriture des mythes constitue depuis de nombreuses années un terreau fécond pour les études littéraires. Dans son Anatomie de la critique, Northrop Frye considère que toute littérature s’enracine dans des structures mythiques antérieures, au point que toutes les œuvres qui la constituent ne seraient que de simples variations de ces structures. Selon Frye, c’est la mythologie qui a fourni à la littérature son cadre d’intelligibilité principal, sa grammaire. Le critique canadien déclare : « Dans le mythe, nous découvrons, séparés de tout autre contexte, les principes structurels de la littérature […] » (Frye, [1957] 1969, p. 167-168).
2Tout texte littéraire serait ainsi fondamentalement empreint de mythes, faisant de la mythographie une discipline aux applications diffuses et plurielles. Roland Barthes souscrit à cette inclination « extensive » du mythe. Dans « Le mythe aujourd’hui », le sémiologue français plaide en faveur d’une considération plus ouverte encore de cette forme narrative ancestrale. On le sait, sa position a fait date. Dans la mesure où elle représente un soutien méthodologique essentiel à notre propos, nous prenons la peine de la rappeler ici :
Qu’est-ce qu’un mythe aujourd’hui ? Je donnerai tout de suite une première réponse très simple, qui s’accorde parfaitement avec l’étymologie : le mythe est une parole. […] Mais ce qu’il faut poser fortement dès le début, c’est que le mythe est un système de communication, c’est un message. On voit par là que le mythe ne saurait être un objet, un concept, une idée ; c’est un mode de signification, c’est une forme. (Barthes, [1957] 1970, p. 211)
3Multiples sont donc, pour Frye comme pour Barthes, les contenus du mythe. « Le mythe ne se définit pas par l’objet de son message, mais par la façon dont il le profère : il y a des limites formelles au mythe, il n’y en a pas de substantielles » (p. 212). Suivant cette optique que nous nommerons pour le besoin de notre propos « vision extensive du mythe », nul genre de récit ne peut être écarté a priori s’agissant de sa compétence à « faire mythe ». Pour citer Barthes une dernière fois : « Tout peut donc être mythe ? Oui je le crois, car l’univers est infiniment suggestif » (p. 212).
4Partant de cette conception extensive du mythe, nous souhaitons investiguer les aspects que cette perspective est susceptible de revêtir dans la science-fiction française contemporaine. Nous nous pencherons en particulier sur la poétique d’un auteur, Pierre Bordage, dont la spécificité consiste, roman après roman, à réhabiliter une forme canonique, un « lieu commun », de l’écriture du mythe. L’étude et l’exploration de ce lieu commun servira de fil rouge à l’ensemble de cet article. Comme nous le verrons, l’adoption de ce lieu commun impacte chez Bordage tant l’ethos auctorial que l’imaginaire de l’œuvre littéraire et de ses effets de réception.
2. Amorce pour une lecture mythocritique de la science-fiction
5Notons à titre introductif que la recherche de parallèles entre science-fiction et mythologie ne date pas d’hier. On trouve, au fil de l’histoire critique du genre, diverses tentatives de croisements, tant chez les spécialistes du domaine littéraires que chez les écrivaines et écrivains. Parmi ces derniers, citons Ray Bradbury qui, dans sa préface aux Chroniques martiennes en 1949, compare son recueil de nouvelles à une mythologie :
Très bien, alors les Chroniques c’est quoi ? C’est Toutankhamon extrait de sa tombe quand j’avais trois ans, les Eddas islandais [sic] quand j’avais six ans et les dieux gréco-romains qui me faisaient rêver quand j’avais dix ans : de la mythologie à l’état pur. Si c’était de la science-fiction bon teint, rigoureuse sur le plan technologique, elle serait depuis longtemps en train de rouiller au bord de la route. (Bradbury, [1949] 2008, p.16)
6Deux tendances se font jour, qui proposent une évaluation de cette relation. Chacune d’entre elles prend appui sur l’étymologie grecque des éléments lexicaux qui composent le mot : mythos et logos. Une première tendance, que nous pourrions nommer « moniste », assimile les textes de science-fiction à une « mythologie moderne »1. Cette position considère la science-fiction comme un moyen de mettre en récit les découvertes scientifiques auprès du public, à des fins de vulgarisation essentiellement. La fiction entend en ce sens combler de façon ludique et intelligible les inévitables lacunes d’une personne non-initiée au savoir rationnel scientifique – au logos. La seconde position, plutôt « dualiste », distingue, dans le rapport de la SF à la science, logos et mythos. Elle prône une conception du genre centrée autour du second terme. Elle l’envisage autrement dit sous un angle principalement littéraire. Suivant cette position, la science-fiction, « ce n’est donc pas du mythos et du logos à la fois, mais du mythos qui met en scène dans sa narration le logos, un logos plus ou moins réel ou fantasmé, tantôt reprenant le nœud de l’intrigue, tantôt fonctionnant comme prétexte ou seul décor de l’action » (Jobin, 2008, p. 57). Cette vision offre l’avantage de traiter la science-fiction non comme un genre supplétif, assujetti à un savoir rationnel prétendument supérieur (la science), mais comme une poétique : mythos pourvu de son propre logos, celui des outils et des techniques de l’analyse littéraire.
7Une lecture mythocritique de la science-fiction impliquerait donc a minima de repérer et d’interpréter les éléments constitutifs de cette parole mythique dans le texte, pour les faire résonner avec l’actualité – le contexte sociologique, philosophique, artistique où ce texte paraît. Suivant cette optique, qui satisfait la conception « extensive » décrite plus haut, le mythe se présente bien comme un ensemble autonome, un « système sémiologique second » pour paraphraser Barthes, pourvu de caractéristiques historiques et esthétiques propres. Ces premières remarques nous invitent ainsi à interroger le visage que la parole mythique revêt chez Pierre Bordage, à examiner ses liens avec ses intentions poétiques, ses effets escomptés sur les lectrices et lecteurs.
3. Le voyage de l’héroïne ou du héros : un lieu commun de la poétique bordagienne
8Dès les débuts de sa carrière littéraire en 1993, avec la publication des Guerriers du silence, Pierre Bordage revendique l’inspiration mythologique de son œuvre. Lauréat de nombreuses récompenses littéraires dans le domaine de la science-fiction, écrivain prolifique au talent polymorphe, il est l’auteur de dystopies (Chroniques des ombres, 2013) d’uchronies (Ceux qui sauront, 2008) de space et de planet operas (Résonances, 2015, Gigante, 2013) ainsi que d’ouvrages appartenant à la fantasy (La Trilogie de l’Enjomineur, 2011). Bien qu’il soit reconnu tant par le milieu de la critique que par le lectorat comme l’un des plus célèbres auteurs·trices de science-fiction en France depuis une trentaine d’années, Bordage ne s’identifie pas prioritairement à ce genre littéraire.
Je ne pense pas être un auteur de SF au sens strict, je ne le revendique pas […]. Si je voulais aller plus loin, je dirais plutôt que je suis un auteur de mythologies, fondamentalement. Je ne prétends pas que mes romans auront l’impact des mythologies, ni leur durée, mais pour moi finalement j’écris de la mythologie, je creuse ce sillon avant tout. […] J’utilise le biais de la SF parce que le décorum m’intéresse beaucoup. Pour moi, l’immensité de l’espace, les vaisseaux spatiaux, c’est de la poésie. Le décor de la SF me permet de créer des variations mythologiques plus actuelles, plus modernes. (Sargos, 2018, p. 342-334)
9L’usage du récit mythologique s’affilie, on le voit ici, à la seconde inclination critique que nous avons relevée, qui consiste à convoquer les références scientifiques comme « toile de fond », un « décorum » pour les intrigues de fiction. Chez Pierre Bordage, la référence au récit mythique tient à la répétition d’un même ensemble signifiant de « mythèmes » fondamentaux tout au long de ses ouvrages : le voyage de l’héroïne ou du héros, tel que popularisé par le mythologue comparatiste Joseph Campbell dans son ouvrage de 1949, Le Héros aux mille et un visages. Selon ses dires, le texte de Campbell demeure l’une des sources d’inspiration principales de l’écrivain. Dans son opus critique, Campbell propose une définition synthétique de ce motif :
Un héros2 s’aventure hors du monde de la vie habituelle et pénètre dans un lieu de merveilles surnaturelles ; il y affronte des forces fabuleuses et remporte une victoire décisive ; le héros revient de cette aventure mystérieuse doté du pouvoir de dispenser les bienfaits à l’homme, son prochain. (Campbell, [1949] 2013, p. 50)
10Cette structure représente un « lieu commun » à plus d’un titre. Suivant Campbell, le voyage de l’héroïne ou du héros est un trait récurrent de l’ensemble des mythes créés par l’humanité, quelles que soient leurs origines géographiques ou culturelles. De fait, pour souligner son unicité et souligner sa dimension transculturelle, Campbell lui attribue l’appellation de « monomythe ». Le comparatiste américain y décèle un stéréotype de la parole mythique et lui confère le statut d’élément structurant de sa grammaire. Inspiré par la psychanalyse des profondeurs de Jung, le monomythe décrit avant tout, au moyen de symboles, un parcours introspectif, une expérience psychique relative au vécu de tout être humain. Cette expérience est celle d’une quête initiatique répétée visant une métamorphose de soi-même. L’héroïne ou le héros qui voyage se trouve confronté·e à l’inconnu au travers d’une série d’épreuves. Elle ou il acquiert ainsi un savoir sur elle ou lui-même et sur le monde dont elle ou il fera ensuite bénéficier l’ensemble de la communauté. Cette victoire sur soi-même qui bénéficie au groupe coïncide pour Campbell avec une renaissance. Toute héroïne et tout héros doit symboliquement mourir puis renaître pour que se régénère l’ensemble de la société.
Le héros, par conséquent, est l’homme ou la femme qui a réussi à dépasser ses propres limitations historiques et géographiques et à atteindre des formes d’une portée universelle, des formes qui correspondent à la véritable condition de l’homme. Les images, les idées et les aspirations du héros découlent directement des sources premières de la vie et de la pensée humaines. C’est pourquoi elles sont l’expression, non pas de la psyché et de la société d’aujourd’hui, qui sont en voie de désintégration, mais de la source intarissable qui préside à la naissance de la société. Le héros est mort en tant qu’homme de notre temps ; mais en tant qu’homme éternel, achevé, non particularisé, universel – il est né à nouveau. Le second devoir, la seconde tâche sacrée qui lui incombe est donc […] de revenir alors parmi nous, transfiguré, et de nous enseigner ce qu’il sait de cette vie renouvelée. (p. 36-37)
11Suivant Campbell et en adoptant un prisme plus anthropologique, cette injonction à dépasser ses propres limites se retrouve tant dans le passage de l’adolescence à l’âge adulte que dans les rituels sociaux comme le mariage, ou plus prosaïquement l’apprentissage d’une langue ou d’un instrument de musique. Le voyage de l’héroïne ou du héros incarne donc une mise en récit de notre rapport à l’existence dans l’infinie pluralité des expériences que nous offre le fait d’être en vie. Cristallisée dans le symbolique, cette mise en récit est aussi prescriptive : chacun·e de nous a à être individuellement une héroïne ou un héros afin de pleinement s’épanouir en tant qu’être humain. Le voyage de l’héroïne ou du héros est donc un motif narratif canonique qui métaphorise la relation indissociable unissant toute action individuelle au destin de la collectivité.
4. « Les livres s’écrivent à travers moi » : (auto)portrait de l’auteur en passeur
12Pierre Bordage souscrit également à cette conception philosophique et spiritualiste du récit mythologique dont « le voyage » est le parangon :
Chaque récit mythologique est une tentative de définir l’être humain à travers les archétypes. Cette quête en est sa principale dynamique interne. L’idée n’est pas forcément de trouver une réponse, mais de la chercher. C’est un parcours initiatique qui invite le lecteur à se mettre en route. La mythologie annonce ou préfigure toutes les possibilités humaines, les pires comme les meilleures. Elle sert à poser des modèles de retour à l’harmonie sur Terre après une succession d’épreuves. (Sargos, 2018, p. 32)
13On le voit dans cet extrait, le choix de la forme mythographique s’explique chez Bordage par une intention collectiviste et bienveillante. Bordage voit dans l’usage du mythe un moyen de « mettre le lecteur en route », d’initier un trajet qui déborde le seul cadre du récit pour gagner d’autres domaines de la spiritualité et de l’agir humain. En tant que stéréotype ou lieu commun du récit mythique, le voyage de l’héroïne ou du héros révèle dans cette optique des vertus kinesthésiques et téléologiques. Vertus qui nous invitent à tendre vers la cohérence et le renouvellement du sentiment de communauté entre les êtres.
14Le récit mythique initie encore chez les lectrices et lecteurs une autre dynamique, qui mène de l’immanence d’un discours qui s’adresse à autrui à la transcendance d’un rapport intérieur et personnel à l’absolu, au divin. On doit la mise au jour de cette potentialité du récit mythique à Mircea Eliade. L’historien roumain des religions place la fonction spiritualiste au cœur de sa propre définition du mythe. Dans Aspects du mythe, l’auteur précise : « personnellement, la définition qui me semble la moins imparfaite, parce que la plus large, est la suivante : le mythe raconte une histoire sacrée ; il relate un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des commencements » (Eliade, [1963] 1988, p. 15). C’est par la récitation, c’est-à-dire par une certaine forme de lecture, que le mythe inaugure cet espace symbolique originaire. La lecture pour soi-même ou pour autrui du récit mythique correspond pour Eliade à une façon de le revivre, et de rendre de fait ce temps des « commencements » contemporain des lectrices et lecteurs :
En récitant les mythes, on réintègre ce temps fabuleux, et, par conséquent, on devient en quelques sortes « contemporain » des événements évoqués, on partage la présence des Dieux ou des Héros. Dans une formule sommaire, on pourrait dire que, en « vivant » les mythes, on sort du temps profane, chronologique, et on débouche dans un temps qualitativement différent, un temps « sacré », à la fois primordial et indéfiniment récupérable. (Eliade, [1963] 1988, p. 29)
15Nous voyons qu’Eliade envisage le mythe sous l’angle d’une fonction, plutôt que (seulement) d’une forme narrative comme chez Barthes. Si cette interprétation du récit mythique comme vecteur effectif du sacré fait débat au sein des milieux spécialisés depuis plusieurs décennies – on reproche à la vision éliadienne du mythe sa dimension essentiellement philosophique et son faible ancrage ethnolinguistique – elle s’avère féconde dans le cas littéraire qui nous occupe. Cet universel auquel le récit mythique donne accès n’est autre qu’un espace et un temps où le commun apparaît pour ainsi dire sub specie aeternitatis, sous l’angle de l’éternité. La lecture du récit mythique produirait donc une simulation de l’expérience religieuse, en engendrant, par le pouvoir des mots, une fusion du présent historique et du temps anhistorique des origines. L’accès à cet espace symbolique sacré annule toute division temporelle, spatiale et qualitative entre les êtres. Jadis séparées, les individualités se dissoudraient ainsi dans une égalité qui est celle de tous les possibles, de la création même.
16Chez Bordage, cette conception liturgique du mythe transparaît également au travers de la façon dont il évoque son statut d’auteur. Celle-ci se caractérise par la revendication d’un effacement de l’individualité auctoriale et par l’abandon de toute prétention de maîtrise sur ses créations. Lorsqu’on le questionne sur les voies par lesquelles il compose ses livres et détermine ses sujets, l’auteur répond : « En fait j’ai l’impression que les livres s’écrivent à travers moi, que je n’en suis pas le créateur mais que je les recueille plutôt. Que j’en suis le passeur » (Sargos, 2018, p. 146). L’auteur des Guerriers du silence en vient à décrire son art comme relevant par essence d’un refus du langage verbal, d’une écoute pure du monde : « Pour moi l’univers est un langage, il communique aussi sans l’interface des mots. Mon travail est de recueillir le plus fidèlement possible cette cognition intérieure par l’écriture » (p. 139). Cette manière de dépeindre son propre travail renvoie à l’ultime sacrifice auquel, selon Joseph Campbell comme nous l’avons vu, l’héroïne ou le héros doit consentir afin d’acquérir son savoir et terminer son voyage : la destruction de son ego. Les morts symboliques qui jalonnent le voyage de l’héroïne ou du héros sont autant d’étapes de dévotion envers un idéal commun.
17Le processus d’écriture s’apparente en ce sens, pour Bordage, à une ascèse spirituelle qui vise, selon encore les termes d’Eliade dans Mythes, rêves et mystères, à « [dévoiler] un monde qui n’est plus privé ni opaque, mais transpersonnel, significatif et sacré » (Eliade, [1957] 2016, p. 17). Ajouté au caractère collectiviste du mythe et à l’effet transcendantal simulé par sa lecture, cet ethos auctorial de la « disparition » ou de « l’effacement » vient compléter l’ébauche de ce que l’on pourrait appeler un « effet de communauté » auquel concourt la poétique de Pierre Bordage et dont le monomythe représente le mécanisme narratif central. La revendication d’un tel ethos peut être envisagée d’un point de vue critique comme une manière non plus seulement de répéter, mais bien d’incarner la forme mythique.
5. Au fil de « l’Humpur »
18Nombreux sont chez Bordage les romans qui thématisent ce rapport à la parole envisagé comme tâche initiatique et spirituelle. Les héros et héroïnes de Bordage appartiennent souvent au domaine des lettres : journaliste raté comme Matthieu dans L’Évangile du Serpent (2001) ; professeure de français clandestine comme Clara dans Ceux qui sauront ; ethnolinguiste et « chuchoteur » comme Zaslo Merticant dans Gigante. Tous ces personnages sont lancés dans une quête qui est d’abord la découverte de leur autonomie et de leur voix intérieure, découverte dont ils·elles usent ensuite pour le bien d’autrui. On peut y lire la mise en abyme de l’écriture pour Bordage, c’est-à-dire d’un processus qui ne s’amorce et se tisse que pour être immédiatement diffusé et transmis…
19Mais c’est sans doute Les Fables de l’Humpur (1999) qui traduit le plus fidèlement l’influence du monomythe sur le travail de Pierre Bordage. Le texte nous immerge dans un monde peuplé de créatures mi-animales mi-humaines, réparties par espèces sur divers territoires limitrophes, qui forment ensemble le pays de la Drogne. Chassé de sa communauté, le jeune Véhir entame une quête au cours de laquelle il rencontre d’autres individus d’espèces concurrentes : Hurles, Miaules, Bêles, Rognes, qui rappellent les loups, les chats, les moutons, les rats. Véhir tombe amoureux d’une jeune Hurle qui est rapidement kidnappée par un rival. Il se met donc en route avec ses compagnons vers un lieu réputé sacré, le Grand Centre, pour la retrouver. Après une myriade d’épreuves, il atteint ce lieu légendaire, pour y apprendre que les dieux qu’il vénérait et qu’il appelait « Humains » étaient en réalité les premier·ère·s habitant·e·s de son monde. Par appétit de conquête et au moyen des biotechnologies, ces premiers humains ont, voici des milliers d’années, créé des « chimères » à partir du patrimoine génétique d’espèces animales pour les réduire en esclavage ou exploiter leurs capacités à des fins de domination. Devenus surnuméraires, ces esclaves artificiels se sont soulevés et nous ont exterminé·e·s pour régner à leur tour sur la Terre.
20Comme la figure ancestrale de Campbell, Véhir, qui appartient à la race des Grognes ou des cochons, a quitté son lieu natal, tissé des alliances avec celles et ceux qu’on lui avait toujours interdit d’approcher et conquis cette vérité mythique des origines, clé du sens de sa propre existence. Jadis la proie de tous, le héros s’est dépassé et transcendé, parvenant à une épiphanie absolue et collective. Mais le secret dont Véhir, comme les lectrices et lecteurs, ont percé le mystère au terme du roman ne réside pas prioritairement dans cette vérité primordiale. Il faut chercher celle-ci dans l’effort collectif et « transpersonnel » qui lui a permis, ainsi qu’à ses compagnons, de triompher des épreuves de la route. La communauté de ces individus jadis séparés par l’espace et le temps se trouve à terme réconciliée, illustrant par là ce mouvement kinesthésique, cette convergence vers l’harmonie que Bordage évoquait plus haut. Le symbole de la chimère incarne, en référence peut-être à la psychanalyse, ce mélange d’animalité et d’humanité, cet affrontement de l’ombre et de la lumière qui loge en nous et dont le récit mythique relate toujours un aspect, un versant. Or cette part sombre de l’animalité, c’est l’ego, le désir personnel de puissance et d’hybris, pour Campbell comme pour Bordage, qui l’alimente. La technologie et l’idéologie matérialiste apparaissent comme les embrayeurs d’un tel désir et c’est ici que l’auteur des Fables renoue avec la vertu critique de la science-fiction :
La révolution technologique […] propose de la puissance mais ne résout rien. L’homme y reste un loup pour l’homme. J’ai toujours cherché une autre forme de pensée que j’ai essayé de trouver dans les textes anciens, sacrés comme le tao, les mythologies, les Védas […] Ils véhiculent des concepts qui me semblent ouvrir de nouvelles voies, nous libèrent de la vision finie, bornée, de nos sociétés matérialistes. (Sargos, 2018, p. 381)
21Si Bordage assimile son œuvre aux récits mythologiques, c’est donc pour opposer une alternative poétique au lien mortifère que notre recherche effrénée de contrôle technologique tisse entre le monde et nous. Les racines anthropologiques et la visée spiritualiste inhérentes au « voyage du héros » que l’auteur reconduit dans ses romans augurent une nouvelle appréciation de ce critère définitoire du genre science-fictionnel qu’est le sense of wonder, l’« émerveillement ». Habituellement synonyme d’évasion vers un ailleurs externe à l’humanité, mondes parallèles ou contrées plutoniennes, le sense of wonder trouve dans l’optique de Bordage une nouvelle orientation aux potentiels tout aussi infinis. Sous couvert d’une critique des technosciences et de la déshumanisation qui en découle, son œuvre se donne à lire comme un plaidoyer pour cultiver, par la littérature et la pensée, cette vie intérieure présente en chacune et chacun, et qui, de fait, nous est commune.