Vitaliano Trevisan, l’écriture au rythme du jazz : répétition, variation, appropriation
1Révélé au grand public italien à partir de 2002, avec la publication du roman I quindicimila passi. Un resoconto (Les Quinze Mille Pas. Un compte rendu), vainqueur du Premio Lo Straniero et du Premio Campiello France, l’auteur, scénariste et acteur Vitaliano Trevisan (1960‑2022) est le créateur d’une œuvre principalement narrative, dramaturgique et essayistique. S’il n’est pas encore assez connu en France, son œuvre a néanmoins bénéficié de plusieurs traductions, dont la publication en 2013 de l’anthologie de nouvelles Treize aux éditions Gallimard1 : la quatrième de couverture du livre désigne l’auteur comme l’un des représentants les plus importants de la littérature italienne.
2Sa production se caractérise dès ses débuts par la volonté de tisser des liens étroits entre l’écriture et la musique, plus précisément la musique jazz, la comparaison continue avec l’univers musical du jazz étant alors à la fois thématique (les références aux musiciens de jazz abondent dans ses livres) et poétique. La quatrième de couverture d’Un mondo meraviglioso (Un monde merveilleux, 1997) précise que le roman a été écrit comme une improvisation de jazz, tandis que celle de Shorts (2004), qui rappelle que « dans les années 1940 on appelait shorts les mini-films présentant les morceaux de jazz : les précurseurs des vidéoclips [negli anni Quaranta erano chiamati shorts i minifilmati di presentazione di pezzi jazzistici : i precursori dei videoclip] » (nous traduisons), compare l’agencement des récits brefs à la musicalité improvisée et géométrique des shorts. Plusieurs titres d’œuvres viennent souligner en outre la volonté de créer un univers littéraire évoquant celui du jazz, et ce dès le premier roman publié, intitulé Un mondo meraviglioso : outre la référence explicite à l’une des chansons les plus célèbres de Louis Armstrong, le sous-titre de l’œuvre, Uno standard, suggère un lien important à la musique jazz. La nature du lien est davantage précisée dans l’un des recueils de nouvelles publié quelques années plus tard, Standards vol. 1 (2002), dont la jaquette intérieure comporte cette note explicative du titre rédigée par l’auteur Giulio Mozzi :
Les standards sont ces thèmes classiques que tous les musiciens jazz connaissent et possèdent dans leur répertoire. Exécuter un standard pour un musicien de jazz signifie admettre une dette envers la tradition et, en même temps, affirmer de façon virtuose sa propre individualité. De sorte que souvent, pour un musicien de jazz, graver un disque de standards, c’est comme donner le signal de sa propre maturité, de l’équilibre atteint entre ce que l’on a reçu et ce que l’on croit pouvoir donner [Gli standards sono quei temi classici che tutti i muscisti jazz conoscono e hanno in repertorio. Eseguire uno standard, per un musicista jazz, significa ammettere un debito verso la tradizione e, nel contempo, affermare virtuosisticamente la propria individualità. Cosicchè spesso, per un musicista, jazz, incidere un disco di standards è come dare il segnale della propria maturità, del raggiunto equilibrio tra ciò che si è ricevuto e ciò che si crede di poter dare]. (Nous traduisons.)
3Cette précision rappelle deux des principes fondamentaux aux origines de la composition dans le domaine de la musique jazz, exposés, parmi tant d’autres écrits critiques, par Philippe Michel dans son article « Reprendre un “thème” de jazz, entre interprétation et improvisation » (2010, en ligne). Le musicologue y souligne combien dans la musique jazz la « reprise » – terme auquel il finit par préférer celui d’« interprétation » – s’associe étroitement à l’improvisation pour aboutir à une appropriation personnelle. L’identité du musicien se crée à travers la comparaison faite avec des modèles et la capacité à poursuivre de façon personnelle un thème déjà traité :
Reprendre un « thème » de jazz, c’est donc à la fois rendre compte d’une maturation de la matière musicale qui est attachée à l’idée de ce « thème », et réagir dans l’instant même du jeu aux conditions de réalisation de cette idée. Il s’agit ainsi, pour le musicien, de revisiter l’univers historique entourant ce « thème », en recourant à des procédés d’interprétation élargis touchant à l’improvisation, tout en mettant spécifiquement en œuvre des techniques associées à cette seconde notion afin de personnaliser au maximum sa « version ».
4L’œuvre de Vitaliano Trevisan s’élabore sous le régime d’une écriture à la manière d’une musique jazz, ce qui entraîne une production placée sous le régime de la comparaison (avec la musique jazz en général, mais aussi avec d’autres versions, littéraires, musicales voire picturales, des standards que l’auteur reprend dans ses textes) et de la reprise. Les livres de Trevisan pourraient alors sembler ne s’écrire que sous le régime d’une imitation qui porterait en elle le danger d’une répétition stérile. Pourtant, ses écrits montrent comment cette imitation constante entraîne, comme dans la musique jazz, une improvisation garante d’originalité, et permet l’affirmation d’une œuvre personnelle, par une poétique de la reprise interne.
5Comparant l’écriture de ses textes à l’exécution de standards de jazz, Vitaliano Trevisan montre dès la publication de son premier roman combien certains auteurs jouent pour lui un rôle de maîtres dont les « partitions littéraires » sont autant de sources d’inspiration. La filiation est du reste exhibée avec ostentation, comme un geste d’écriture revendiqué et au fondement même de la poétique de l’auteur. Ainsi, dans le recueil Standards vol. 1, Vitaliano Trevisan indique à la fin de l’ouvrage, sous forme de liste, quels sont pour chaque nouvelle l’œuvre et l’auteur érigés en tant que « classiques » donnant lieu à un standard : Beckett, Kierkegaard, Dickens et Bernhard sont mentionnés, ainsi que la chanson « When I Fall in Love » de Victor Young et Edward Heyman, Trevisan précisant toutefois que la version de référence pour son texte est l’interprétation de Keith Jarrett. Il s’agirait donc d’une variation sur une variation, l’écriture se voulant la reprise textuelle d’un morceau devenu pour sa part un standard de jazz. De la même façon, les nouvelles du recueil Grotteschi e arabeschi (Grotesques et arabesques, 2009) sont ouvertement, sur la quatrième de couverture, caractérisées comme des « reprises ». On trouve en effet la précision suivante :
De la rencontre entre Vitaliano Trevisan […] et l’univers de Poe naît un regard limpidement classique et en même temps féroce, capable de narrer l’authentique horreur. […] Dans ce livre la langue de l’écrivain de Vicence atteint une originalité et un équilibre nouveaux justement quand l’auteur fait un saut en arrière de deux siècles et déclare s’inspirer du maître de la nouvelle : Edgar Allan Poe [Dall’incontro fra Vitaliano Trevisan […] e l’universo di Poe nasce uno sguardo limpidamente classico e insieme feroce, capace di narrare l’autentico orrore. […] In questo libro la lingua dello scrittore vicentino raggiunge un equilibrio e una originalità nuovi proprio mentre l’autore fa un salto all’indietro di due secoli e dichiara di ispirarsi al maestro del racconto : Edgar Allan Poe]. (Nous traduisons.)
6Les nouvelles s’annoncent ainsi « écrites à la manière de », ce dont « Il barilozzo d’Amontillado » (« La barrique d’Amontillado ») est un bon exemple dans Grotteschi e arabeschi : le titre annonce d’emblée un récit bref reprenant celui composé par Poe, par l’utilisation du titre, simple traduction de l’anglais (« The Cask of Amontillado ») à l’italien. La nouvelle de Poe est du reste citée dès le début du texte tout comme à la fin. En outre, la thématique et l’intrigue montrent bien le système de la reprise, qui appelle une lecture comparative : il s’agit du récit d’une vengeance qui se réalise à travers un piège complexe utilisant les goûts du piégé pour satisfaire la volonté de punir du piégeur. Dans le cas de Trevisan, le narrateur raconte comment, blessé par les propos d’un réalisateur, il a su dire les mots justes à un acteur pour que ce dernier assassine l’homme qui l’avait offensé. La comparaison avec le modèle original vient ainsi constamment à l’esprit tant de l’auteur que du lecteur, la nouvelle semblant une « variation » sur l’intrigue originale, avec un changement de personnages et de lieux.
7Ce concept de variation à partir d’un modèle explicitement cité par l’auteur atteint dans plusieurs livres un niveau complexe, en particulier avec les références à l’œuvre et à la figure de Thomas Bernhard, et ce dès le premier roman, Un mondo meraviglioso. Ce roman narre la promenade, ou plutôt l’errance, d’un narrateur, Thomas, qui, après avoir été rendre visite à son père hospitalisé, arpente les environs et les rues de Vicence, ville du nord de l’Italie, avant d’assister à un concert en plein air reprenant des titres connus de jazz. Cette trame, on le voit, très simple, est prétexte à une reprise des thématiques et de la poétique bernhardiennes. En effet, la haine envers le pays natal et la critique de la cellule familiale sont énoncées avec force par Thomas, dans un long monologue intérieur à la première personne qui est l’occasion de ressasser ses remarques acerbes envers les cibles de son discours critique. La relation intertextuelle avec l’œuvre bernhardienne est ainsi évidente. Les publications suivantes continueront cette reprise appuyée, en l’accentuant même. En effet, I quindicimila passi. Un resoconto et Il ponte. Un crollo (Le Pont. Un effondrement, 2007), deux romans qui s’apparentent en partie au genre policier (le premier fait entendre le long monologue d’un homme, Thomas, dont le frère a disparu après avoir assassiné leur sœur – on apprendra par la suite que ce frère est en réalité purement imaginaire et que l’assassin est en fin de compte le narrateur lui-même ; le second fait lui aussi entendre le monologue d’un narrateur, toujours prénommé Thomas, qui apprend la mort de son cousin Pinocchio, auquel il était autrefois fortement lié, jusqu’à ce que l’enfant de Pinocchio soit retrouvé mort, suite à un incident auquel il serait bien possible que le narrateur soit mêlé), reprennent avec insistance la thématique de la haine envers la famille, le pays d’origine et même la langue natale, tout comme le retour forcé et honni au pays natal suite à un événement extraordinaire. La comparaison inévitable que fait le lecteur avec l’œuvre de Thomas Bernhard est du reste voulue par l’auteur, qui multiplie les références explicites aux fictions de son modèle : ainsi, le narrateur d’Il ponte fait savoir, au cours de son monologue, qu’il a acheté et lu Le Neveu de Wittgenstein ; de même, les sous-titres des romans de Trevisan rappellent ceux de Bernhard, d’autant plus qu’Un effondrement est aussi celui d’Auslöschung (Ein Zerfall, 1986). En outre, Trevisan multiplie les références explicites à la personne de Bernhard, ne serait-ce qu’à travers le choix du prénom du narrateur dans Un mondo meraviglioso, I quindicimila passi et Il ponte, Thomas. Dans son essai consacré à l’approche anthropologique de la littérature, L’Art comme action, Philippe Daros (2012, p. 126-127) commente en ces termes le procédé d’écriture ainsi mis en place :
l’essentiel sera de constater que nous sommes au plus loin, ici, d’une « simple » pratique de l’intertextualité. On parlera, à propos de cette réécriture extrêmement complexe, d’une pratique de la répétition : au demeurant le titre de la partie centrale de l’ouvrage de Trevisan s’intitule « Le pont ; une répétition », qui doit se lire en termes de métissage, au sens que possède ce terme dans une approche anthropologique limitée à des emprunts, à des références, mais d’une intertextualité qui transforme l’écriture fictionnelle de l’auteur du Pont. Un effondrement, en un jeu de figures symétriques, inversées, parallèles aux thèmes, aux situations fictionnelles et au « style » de Thomas Bernhard lui-même fondé sur le ressassement, sur la répétition littérale. Mécanismes de redoublement qui, on le sait, caractérisent l’écriture d’Une extinction, un effondrement, mais, qui apparaissent comme une signature de toute son œuvre.
8Pour Philippe Daros (2012, p. 140), cette pratique d’écriture, qu’il qualifie de « métissage », s’inscrit dans le projet d’une « écriture communautaire » :
Nous sommes infiniment loin de l’intertextualité comme emprunt, comme citation ou comme (impossible) recouvrement (Borges). Il s’agit, ici, d’une réécriture extrêmement originale et emblématique d’une volonté de remise en cause significative de la figure même de l’auteur comme singularité, comme « sujet » singulier, au profit de ce que l’on pourrait qualifier, en paraphrasant le titre d’un ouvrage de Jean-Luc Nancy, un auteur « singulier pluriel ».
9Cet usage de la variation entraînerait donc, selon Philippe Daros, une remise en cause de la figure de l’auteur. Ce dernier ne serait plus le producteur original et unique de son texte : « L’œuvre devient une production sans sujet unique, ouvre donc à une altérité qui est alors la mise en communauté de l’acte d’écriture » (Daros, 2012, p. 147). Il s’agirait par suite de voir en premier lieu dans cette écriture de la variation et dans la lecture comparative qu’elle appelle un projet anthropologique qui serait le signe d’une évolution de la littérature contemporaine vers une écriture refusant le figement de la propriété littéraire.
10Toutefois, il serait possible de conjuguer ce projet anthropologique de la communauté à un autre geste d’écriture, celui de l’affirmation d’une identité à travers la variation. En effet, la crainte d’une duplication stérile à travers la répétition ou la variation, qui ferait de l’auteur un simple répétiteur sans âme, affleure dans certains extraits des œuvres de Trevisan. La nouvelle « Pianista » (« Pianiste »), extraite du recueil Shorts, témoigne ainsi de cette crainte diffuse : le narrateur y raconte comment il est allé un soir écouter un jeune pianiste de jazz présenté comme un talent prometteur par la critique. Or le narrateur constate certes que son style témoigne indéniablement d’une grande capacité technique rappelant le jeu de Bill Evans, mais l’imitation est telle qu’elle provoque un certain agacement. Le narrateur finit ainsi par s’adresser au jeune artiste à l’issue de son concert : « nous lui dîmes à brûle-pourpoint que Bill Evans nous savions très bien qui il était et comment il jouait, et que nous connaissions tout de ses combinaisons de tierces rapprochées et de secondes, et cetera. Mais toi, lui demandâmes-nous, comment tu joues, toi ? Mais il ne nous répondit pas. Il resta là anéanti sans dire un mot [gli dicemmo a bruciapelo che Bill Evans sapevamo benissimo chi era e come suonava, e sapevamo tutto delle sue combinazioni di terze vicine e di seconde eccetera. Ma tu, gli chiedemmo, come suoni tu ? Ma lui non ci rispose. Stette lí annichilito senza smozzicar parola] » (Trevisan, 2008, p. 81 ; et Trevisan, 2004, p. 87).
11Le pianiste disparaît quelque temps après cette conversation, laissant craindre le pire au narrateur. Toutefois, ce dernier apprend un jour que le pianiste redonne des concerts, et décide d’assister à sa performance, certain désormais de pouvoir écouter une musique qui ne tient pas de la simple duplication : « Nous étions certains de découvrir, enfin, une véritable promesse du jazz vicentin, un pianiste original, qui avait trouvé sa voie [Eravamo certi che, finalmente, avremmo scoperto davvero una promessa del jazz vicentino, un pianista originale, che aveva trovato la sua strada] » (Trevisan, 2008, p. 82 ; et Trevisan, 2004, p. 88). Pourtant, le narrateur est amèrement déçu : le pianiste n’imite plus le style et le jeu de Bill Evans, mais désormais ceux de Chick Corea. Le récit, au-delà de l’effet de chute de nature comique, semble donc laisser entendre une inquiétude quant à la difficulté de trouver « sa voie », ou sa voix, originale, dans un milieu musical où la variation est, nous l’avons vu, un mode d’exécution courant. La transposition comparative de ce constat au domaine littéraire est alors possible et permet de ressentir une crainte sous-jacente chez un auteur qui utilise pourtant, avec l’insistance que nous avons précédemment soulignée, le procédé de la répétition et de la variation, comptant ainsi sur le plaisir qu’éveillera chez le lecteur l’exercice de la lecture comparative.
12Mais il s’agit bien pour Vitaliano Trevisan d’utiliser ces procédés d’écriture pour affirmer avec encore plus de force son identité, en tant que sujet et en tant qu’auteur. La répétition d’une variation apparaît dans les textes de l’auteur italien comme essentielle quand elle permet de prendre conscience de son identité propre. Un épisode du roman I quindicimila passi illustre tout particulièrement cette idée : le narrateur raconte comment son frère (en réalité, on l’a dit, un double imaginaire du protagoniste) a découvert un jour par hasard une lithographie d’un triptyque de Francis Bacon représentant trois têtes déformées – trois versions, en fait, d’une même figure. Pendant longtemps le frère ne comprend pas ce qui le fascine dans cette œuvre d’un peintre encore inconnu pour lui, puis finit par saisir : ces trois têtes déformées sont en réalité la représentation la plus juste selon lui de l’intériorité humaine, rongée par la folie et la monstruosité, loin de la symétrie et de l’harmonie que présentent habituellement les visages. C’est bien alors la répétition d’une variation qui lui permet de comprendre l’identité propre de chacun. Il ne s’agit pas de répéter simplement un motif sous différentes versions pour démontrer l’acquisition d’une technique, mais de créer son individualité. L’usage du standard devient de cette façon le mode d’élaboration paradoxal d’une œuvre personnelle, une appropriation de son identité, à la manière d’un musicien de jazz qui personnalise son répertoire à partir de reprises. Dès lors, le lecteur-comparatiste n’est pas tant appelé à constater les similitudes, qu’à traquer les singularités.
13Prenons l’un des motifs principaux de l’œuvre de Trevisan, la représentation négative de la cellule familiale. C’est là une reprise d’un standard littéraire, emprunté, on l’a vu, à Thomas Bernhard, et tout particulièrement à son roman Auslöschung. On retrouve ce thème dans tous les livres de l’auteur italien : dans la nouvelle « Il Calmante » (« Le Calmant ») contenue dans le recueil Standards vol. 1, dans le recueil Grotteschi e arabeschi, dans les premières pages d’Un mondo meraviglioso, au centre d’Il ponte. À chaque fois la mise en scène de la famille prend les mêmes caractéristiques : un père quelque peu effacé, une mère négative, sans affection maternelle pour le narrateur, et une sœur qui règne sur le cœur des parents et le domaine familial. Et cette structure narrative, reprise de livre en livre, et à chaque fois davantage développée, se retrouve également dans Works (2016), l’autobiographie de l’auteur, rythmée par tous les métiers qu’il a exercés avant de pouvoir vivre de sa plume. Si Trevisan s’est autant emparé de ce thème bernhardien pour le décliner selon des variations de plus en plus développées, c’est donc tout d’abord pour des raisons personnelles, liées à sa propre existence. Cette répétition constante d’un motif scénaristique repris de livre en livre avec acharnement permet ainsi à l’auteur de développer l’expression de son individualité propre ; et ce d’autant plus que le thème de la marginalisation est chez Vitaliano Trevisan systématiquement lié à celui de la famille : parce que le narrateur est rejeté par les siens, envers lesquels du reste il éprouve une antipathie irréversible, il est tout d’abord mis à l’écart dans la maison familiale, privé de chambre personnelle ou de toute possibilité de marquer de sa présence le territoire de sa famille. Le narrateur, et l’auteur dans le cas de Works, en vient même à être dépossédé de ses droits à la demeure paternelle : au lieu de recevoir l’espace qui lui revient, notamment à la mort de son père, il est au contraire relégué dans un lieu minuscule, dont il finit par être exclu pour être relogé ailleurs. Ce motif de l’exclusion ne se limite pas alors à la sphère familiale : dans les récits de « fiction » comme dans le livre autobiographique de Trevisan, lorsqu’il se met en couple, le personnage masculin finit inévitablement par être exclu de la chambre conjugale, pour être relégué dans une autre pièce de la maison, avant de devoir déménager. On trouve cette structure narrative dans la nouvelle « A Xmas Carol » (Standards vol. 1), puis dans « Niente specchi in questa casa » (« Pas de miroir dans cette maison », dans Grotteschi e arabeschi) et dans Works. Cette construction scénaristique qui se répète à l’identique, à partir d’une variation bernhadienne, permet alors à l’auteur de faire saisir un trait fondamental de sa poétique d’auteur, la figure du marginal : toute l’œuvre de Vitaliano Trevisan se fonde en effet sur la conception d’un sujet d’abord victime puis acteur de son exclusion, de sa mise à l’écart. Cette fois, donc, le lecteur-comparatiste est bien invité à chercher les points communs plutôt que les différences – mais à l’intérieur même de l’œuvre de Trevisan, qui, dans un geste pour ainsi dire autoréflexif, s’individualise et se marginalise par la thématisation répétée du personnage de l’individu marginal.
14Cette volonté de marginalisation est l’un des motifs principaux de Works : ainsi, l’auteur raconte longuement son expérience professionnelle de couvreur, à une époque où il était considéré comme un marginal à la fois par les siens et par ses collègues de travail, puisqu’il apparaissait comme un homme ayant fait des études et choisissant pourtant volontairement un métier manuel et dangereux, faiblement rétribué en outre. Cette marginalité est alors au fondement du geste d’écriture pour Vitaliano Trevisan, puisqu’il se considère comme un être nécessairement à part, ce dont témoignent les premières lignes de son essai Tristissimi giardini (Jardins éplorés, 2010) – à partir d’une nouvelle référence :
« Je demande pardon, mais si je me qualifie d’artiste c’est parce que je ne trouve pas de meilleur nom. Dans mon travail j’agis seulement par instinct, je n’ai ni mérite ni culpabilité. Tous me pointent du doigt comme un veau à deux têtes, un monstre : je n’ai pas lutté pour acquérir cette réputation, je ne lutterai pas pour la maintenir. » […] À peine rencontrai-je ce bref « monologue de l’artiste », dans le film L’Heure du loup, d’Ingmar Bergman, que tout de suite je le traduisis et le retins par cœur, conscient que jamais je n’aurais trouvé de meilleures paroles que celles-ci pour définir ma situation, ou mieux, ce que je pense être ma situation [« Chiedo scusa, ma se mi chiamo artista è perchè non trovo un nome migliore. Nel mio lavoro io agisco solo d’istinto, non ho né merito né colpa. Sono additato da tutti come un vitello a due teste, un mostro : non ho lottato per acquistarmi questa fama, non lotterò per mantenerla »[…]. Non appena mi imbattei in questo breve « monologo dell’artista », nel film L’ora del lupo, di Ingmar Bergman, subito lo trascrissi e lo mandai a memoria, conscio che mai avrei trovato parole migliori di queste per definire la mia situazione, o meglio quello che penso sia la mia situazione]. (Trevisan, 2010, p. 5, nous traduisons.)
15L’écrivain est donc un « monstre », fondamentalement différent des autres et, pour cela, mis à l’écart : c’est précisément cet écart qui permet, pour Vitaliano Trevisan, le geste d’écriture. Transcription littéraire de la pratique du standard en jazz, la reprise continuelle du thème lié à l’expression de la haine familiale, hérité de Thomas Bernhard, permet en fin de compte d’affirmer avec force une poétique d’auteur, une voix individuelle fondée sur une marginalité tant physique qu’existentielle. Trevisan demande ainsi, en creux, au lecteur de comparer ses textes d’une part avec ceux de Bernhard, pour mieux saisir les singularités respectives des uns et des autres, d’autre part entre eux, à la fois pour mieux en apercevoir l’identité propre, et pour mieux observer les variations de sa propre figure d’auteur.
16Une autre pratique permet en outre de souligner combien chez Vitaliano Trevisan l’écriture « jazzistique » permet, à partir d’une répétition, d’une reprise, d’aboutir à la mise en avant d’une œuvre originale : celle de la digression. Lors d’un entretien, l’auteur a souligné l’importance de cette tendance dans son œuvre :
J’ai une tendance très naturelle à la digression, peut-être encore plus quand je parle, ce qui est peut-être un problème. La question qui m’intéresse davantage serait : pourquoi ne pas s’abandonner ? L’effort majeur que je fais personnellement, au moment où j’écris quelque chose, est de m’abandonner, c’est-à-dire de ne pas penser, et puis de suivre l’écriture, un abandon, me laisser aller, ne pas avoir de contrôle. Naturellement, si l’on veut raconter une histoire, un minimum d’ordre est nécessaire dans ce flux où je cherche à m’abandonner, sans me faire du mal, c’est-à-dire sans me perdre. C’est un concept difficile peut-être à expliquer, mais en théorie je devrais être capable de me laisser emporter par le courant sans me noyer. (Daros, 2019, p. 393)
17Cette tendance à la digression peut alors s’assimiler à l’improvisation musicale dans le domaine du jazz, précédemment évoquée. Elle se retrouve en effet dans toute l’œuvre de l’auteur. L’écriture part d’un motif repris, répété, mais finit par prendre un chemin personnel, sans suivre un tracé déjà défini. On peut ainsi s’intéresser à deux exemples, celui de la nouvelle « Il Calmante », et celui du roman Un mondo meraviglioso. Le début du motif scénaristique répété est le suivant : le narrateur rend visite seul à son père hospitalisé et à l’agonie, auquel il ne trouve pas grand-chose à dire, du fait de relations familiales tendues. Mais la suite du récit prend à chaque fois un pli inattendu, que rien ne laissait prévoir. Dans la nouvelle, le narrateur se remémore une histoire que son père lui lisait autrefois, dans son enfance, celle d’un homme qui quitte la demeure familiale à la recherche d’un loup que son père avait autrefois chassé, et il se met à raconter ce récit en adoptant désormais le point de vue du chasseur. La « digression » évoquée plus haut par l’auteur, que l’on peut donc associer à de l’improvisation, est à la fois dans l’intrigue, mais aussi dans la construction des personnages : ces derniers peuvent ainsi changer de nom en cours d’histoire, à l’instar du personnage de la petite sœur dans le récit enchâssé, initialement nommée Fanny, puis rebaptisée, de façon arbitraire, Jessie. De la même façon, la traque du loup, qui suppose un parcours réfléchi, à partir des traces laissées par l’animal, se transforme en une errance se terminant dans une grotte, cette modification du parcours indiquant l’impossibilité de suivre un chemin prédéterminé. Il en va de même dans Un mondo meraviglioso : après avoir rendu visite à son père à l’hôpital, le narrateur se met à marcher dans les rues puis dans les environs de Vicence, sa marche devenant peu à peu une errance, sans réel but précis2. Au cours de cette marche, il rencontre des personnages étranges, sans réels liens entre eux, le roman se terminant enfin sur un concert de jazz en pleine rue. Le final n’amène ni résolution ni même avancée vis-à-vis de la situation initiale. À partir d’une situation narrative « type » dans son œuvre, d’un standard, Trevisan improvise et suit son inspiration, selon cette logique de l’« abandon » précédemment évoquée, qui devient une modalité personnelle d’écriture où il n’est pas question de suivre un chemin déjà tracé. Là encore, l’écriture, comparée par l’auteur à une interprétation musicale, permet de créer une œuvre aussi inventive qu’originale, malgré l’utilisation appuyée de la répétition.
18Interrogé sur son besoin constant et évident de reprendre des auteurs et des récits, Vitaliano Trevisan répond par cette comparaison :
j’ai joué pendant de nombreuses années de la musique jazz, de la batterie, pendant vingt-cinq ans. Puis j’ai cessé. La pratique des standards est commune dans ce type de musique, on prend un classique, on le joue et on se l’approprie. Et en écriture je fais la même chose, je raisonne un peu comme un musicien. (Daros, 2019, p. 395)
19Le phénomène de l’appropriation est de fait primordial dans l’œuvre de l’auteur italien : il s’agit de s’approprier des références littéraires par le biais d’une écriture qui se veut le calque en littérature d’une pratique musicale. L’œuvre de Vitaliano Trevisan permet ainsi de s’interroger sur la notion d’auteur, l’écrivain étant désireux à la fois de s’inscrire dans une écriture de la communauté, où la possession d’un texte, d’un thème ou d’un motif, est dépassée par une littérature du métissage, et de revendiquer la création d’une œuvre originale (qui n’est pas pour autant affirmation d’une propriété exclusive). Cette pratique créative intermédiale n’est pas une simple copie, mais, à travers l’usage de la répétition, un geste d’écriture mis en évidence, repris de livre en livre, l’expression en fin de compte d’une voie et d’une voix personnelles. La pratique du standard dans l’œuvre de Trevisan conduit en effet non pas au simple pastiche, mais bien à l’affirmation d’un éthos, celui de l’auteur marginal, et d’une poétique propre à travers l’improvisation. L’écriture conçue à la façon d’une interprétation musicale de jazz part ainsi de l’imitation pour aboutir à l’appropriation, un cheminement capable de laisser percevoir l’originalité et l’invention qui découlent paradoxalement d’une pratique fondée sur la reprise et l’imitation.
20De la sorte, la comparaison est au fondement même de la création chez Vitaliano Trevisan : d’une part parce que l’auteur compare sa poétique à la logique musicale du standard ; d’autre part parce que le lecteur est invité à inventer (c’est-à-dire à la fois à découvrir et à créer) la singularité de l’auteur en comparant, selon une logique de la distinction, son œuvre à ses hypotextes (qui ne sont d’ailleurs eux-mêmes, probablement, que des hypertextes), mais aussi et surtout en comparant ses différents récits entre eux, selon cette fois une logique de l’identification – mais non de l’identité, l’objet de cette lecture comparante étant de percevoir la parenté entre les figures distinctes d’un même auteur, et de saisir à la fois la cohérence d’ensemble et la singularité individuelle des œuvres (au pluriel) qui composent l’œuvre (au singulier) de Trevisan.