« Effet téléphoné » vs « Préventions vicieuses »
1« Au XXIe siècle, le deus ex machina, quel qu’il soit, est difficile à avaler pour le spectateur. Les miracles et les facilités sont anti-dramaturgiques1», pose Yves Lavandier, cinéaste et script doctor2, auteur de La Dramaturgie (1994), Construire un récit (2011) et Évaluer un scénario (2011), ouvrages qui portent sur les règles de l’écriture scénaristique. « Le peuple raille de ces Dieux et ces Diables qui font si mal leur devoir3», constatait quant à lui l’abbé d’Aubignac dans La Pratique du Théâtre (1657) à propos du dénouement et des écueils à éviter pour le rendre efficace. La confrontation de ces deux observations, formulées à plusieurs siècles d’écart, soulève diverses questions : y aurait-il des règles narratives trans-séculaires, des conseils à suivre voire des recettes infaillibles pour emporter l’adhésion du public visé, gagner son attention, provoquer chez lui des émotions, lui plaire, quels que soient les époques, les cultures et le medium utilisé – ici le théâtre versus le cinéma ? Ces lois énoncées concourent-elles aux mêmes effets (surprendre, émouvoir, distraire, etc.) ? Éveillent-elles des émotions similaires à celles qui font le sel des créations actuelles conçues pour le grand public ? Ce sont ces questions qu’invitait à reposer la journée d’étude consacrée aux « recettes du succès » organisée à Rouen en janvier 2022. Le titre jouait sur la polysémie du terme « recette », renvoyant d’un côté, avec une double charge connotative négative (facilité, défaut d’invention, manque d’audace, cupidité) à l’univers culinaire avec ses ingrédients et ses techniques efficaces pour délivrer un produit fini plaisant, de l’autre, à l’univers des affaires, à la dimension commerciale de la création, l’approbation d’un large public aidant souvent les auteurs, chefs de troupe théâtrale et acteurs à « faire recette »4.
2L’une des pistes à suivre, pour tenter de répondre à ces questions et comprendre comment la production d’œuvres théâtrales ou cinématographiques pouvait être envisagée sous l’angle de la formulation de recettes à suivre, était, selon nous, celle d’un examen critique des ouvrages ayant pour visée d’expliquer comment écrire efficacement, en étant conscient des procédés à développer et des effets à rechercher, des pièces et scénarios destinés à devenir des spectacles scéniques et des films : les poétiques d’hier et les manuels d’écriture de scénarios d’aujourd’hui.
3Que pouvait nous apprendre la confrontation de deux objets a priori si différents, dont le rapprochement peut de prime abord surprendre, en raison de leur différence de statut dans les champs culturel et universitaire ? Si les poétiques, qui représentent le théâtre dans ce qu’il a de plus littéraire, ambitieux, élitiste même, sont souvent utilisées par la critique pour analyser les œuvres classiques, les manuels de scénario sont en revanche peu pris en compte par les études littéraires, quand ils ne sont pas décriés5, ces deux objets n’apparaissant pas comme comparables en termes de reconnaissance par l’institution universitaire, de diffusion éditoriale, de lectorat et d’usages contemporains.
4Pourtant plusieurs éléments justifient la relecture croisée de ces ouvrages dès lors qu’on les aborde dans une perspective comparatiste et sans préjugés. Ils sont tout d’abord traversés par des problématiques et des objectifs communs, comme l’identification de ce qui, dans une pièce de théâtre ou un film, contribue à sa qualité, à son efficacité – selon des critères à définir – et à son succès. Une œuvre est-elle une réussite, esthétique et/ou commerciale parce son auteur a suivi des normes et prescriptions identifiables, partagées voire dominantes, et reconnues pour produire chez le spectateur émotion et plaisir ? Et si tel est le cas, comment composer au mieux l’intrigue qui crééra l’illusion, provoquera des émotions ? Faut-il construire l’intrigue avant les personnages ? Quelle place laisser au coup de théâtre, à l’inattendu, au personnage providentiel ? Ces questions, soulevées dès la Poétique d’Aristote, et les réponses qu’il y apporte sont devenues, au cours de l’histoire de sa réception, des réflexions prescriptives et normatives énonçant une technè d’écriture et de composition. Elles se sont inscrites dans une longue tradition d’arts poétiques européens, dont nous ne considérerons quant à nous que la lignée française pour les poétiques du XVIIe siècle, et se retrouvent dans des ouvrages très éloignés dans le temps et portant sur deux arts de la représentation (mimesis) différents : le théâtre du « Grand siècle » et le cinéma, en France et à Hollywood, lieu emblématique de l’industrialisation précoce du 7e art et d’une production organisée de l’écriture scénaristique. Il y aurait donc une continuité, sinon une filiation assumée entre les arts poétiques écrits alors que le théâtre était le grand pourvoyeur de spectacles et les manuels de scénario qui sont au service de l’industrie qu’est le cinéma :
Aujourd’hui, il existe encore, pour ainsi dire, des arts poétiques : ce sont avant tout, les manuels de scénario. En d’autres termes, si l’on ne prescrit plus de règles pour le théâtre, on en prescrit dorénavant pour le cinéma, et bon nombre de manuels de scénario doivent beaucoup, qu’ils l’avouent ou non, aux anciennes poétiques6.
5À la lecture, on découvre en effet d’étonnantes analogies dans les préoccupations et les règles formulées : l’unité d’action, la proscription du deus ex machina, l’articulation entre intrigue première et intrigue secondaire, la vraisemblance, ou encore l’écriture des dialogues7. Identifier ces analogies ne signifie qu’il n’y ait pas des spécificités propres à chaque art, comme l’observe ici Vivien Bessières : « Certaines [règles du dialogue] sont directement héritées des arts poétiques classiques (modération, transparence, vraisemblance) et d’autres sont des nouveautés propres au cinéma (primat de l’image, primat de l’action)8. » Un autre sujet de réflexion partagé par ces deux types d’ouvrage est celui de l’articulation entre les émotions du spectateur et le plaisir qu’il en retire, si bien qu’aucun procédé n’est mentionné sans un examen précis des effets provoqués chez le spectateur. Or on constate que des moyens identiques pour stimuler les émotions sont convoqués : rebondissements, péripéties, reconnaissances, etc.
6Notre objectif serait donc de mettre au jour ces stéréotypes compositionnels en vue d’interroger l’étanchéité présumée entre la haute littérature et des arts plus commerciaux. Dans le cadre de cette étude, nous nous appuierons sur un corpus limité à deux textes9, retenus au sein d’un vaste ensemble que nous décrirons rapidement : d’un côté, des poétiques françaises du xviie siècle représentant la haute tradition humaniste comme La Poétique de La Mesnardière qui vise, en 1639, à « donner une poétique10» à la France, La Pratique du Théâtre de l’abbé d’Aubignac, écrit à partir de 1639 et publié en 1657, Trois Discours sur le poème dramatique de Pierre Corneille11 (1660), etc. ; de l’autre, des manuels d’écriture de scénario contemporains, rédigés par des scénaristes, producteurs et consultants : La Dramaturgie d’Yves Lavandier (1994), Anatomie du scénario de John Truby12 (2008), Scénario de Syd Field13 (2008) ou Le Guide du scénariste de Christopher Vogler14 (2014), etc. Surgissant presque, pour les premiers à avoir été écrits, avec l’invention du cinéma15, et s’étant multipliés depuis, au point de constituer désormais un corpus conséquent, ces manuels vulgarisent (parfois en se répétant) les « secrets d’Hollywood16», des règles d’écriture susceptibles de séduire le plus large public possible17, s’inscrivant ainsi dans la stratégie du « cinéma-monde18 » hollywoodien : « la qualité première du langage cinématographique hollywoodien est d’être directement compréhensible par un large public dans le monde entier. 19» Blake Snyder l’explicite clairement ici :
Notre but à tous est de pitcher nos textes aux réalisateurs, aux producteurs, aux diffuseurs, de vendre nos scénarios et d’atteindre le plus large public. C’est pour cela que ce livre s’adresse tout particulièrement à ceux qui souhaitent réussir à faire des films grand public20.
7Cette première enquête portera donc sur deux de ces ouvrages écrits à destination des poètes dramatiques et scénaristes et d’un public curieux d’accéder aux cuisines où se préparent les recettes du succès : une poétique française du xviie siècle, La Pratique du Théâtre de l’abbé d’Aubignac, célèbre ouvrage « d’analyse et de synthèse sur les questions dramatiques les plus débattues du Grand Siècle21», et un manuel d’écriture scénaristique contemporain, La Dramaturgie d’Yves Lavandier, œuvre de référence en France en matière de narration audiovisuelle, « équivalent contemporain de la Poétique d’Aristote » à en croire la quatrième de couverture et cette note de Jacques Audiard : « En France, on a très peu de littérature concernant l’apprentissage du scénario…à moins de revenir à la Poétique d’Aristote, on ne trouve qu’un équivalent à la littérature anglo-saxonne en la matière : La Dramaturgie d’Yves Lavandier22. » Nous voudrions tout d’abord nous intéresser aux modalités de création d’un effet de surprise chez le spectateur, procédé identifié de longue date comme apte à relancer l’intérêt dramatique, qui repose sur un art de « préparer » un événement sans le « téléphoner » ou le « prévenir », selon la terminologie employée. Puis, à titre d’expérience destinée à vérifier nos hypothèses, nous proposons de relire certains passages du Cinna de Corneille à la lumière des préceptes répertoriés par quelques manuels d’écriture de scénario.
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« Spoiler alert ! » : vieux problème, formulations changeantes
Les « Préventions vicieuses »
8Au chapitre VIII du livre II de La Pratique du Théâtre, l’abbé d’Aubignac recommande aux poètes de bien préparer les incidents, c’est-à-dire « les accidents imprévus » qui renversent la situation, donnant ainsi « une merveilleuse satisfaction aux Spectateurs, une attente agréable et un divertissement continuel23» : « […] le poète ne refusera pas de suivre le conseil que je lui donne de bien préparer ces Incidents24». Il précise que cette règle, nécessaire à la bonne composition d’un poème, est une « matière difficile » puisqu’une mauvaise pratique serait « capable de détruire tous les agréments du Théâtre25». Quel est donc ce procédé ? Pourquoi requiert-il une si grande maîtrise ? En quoi révèle-t-il l’art du poète ?
9Pour obéir au principe de vraisemblance, les constituants de la fable doivent être exposés dès le commencement du poème dramatique. « Je voudrais donc que le premier Acte contînt si bien le fondement de toutes les actions qu’il fermât la porte à tout le reste […]26», déclare par exemple Corneille. Il est donc nécessaire de « préparer » les incidents ou la catastrophe :
Que les incidents qui ne sont pas préparés, pèchent souvent contre la vraisemblance par leur trop grande précipitation, car ce défaut est beaucoup plus grand et plus sensible en la Catastrophe qu’en nulle autre partie du Poème27.
10Néanmoins, ces préparations, auxquelles il convient de procéder au premier acte, sont tenues de ne pas « prévenir » (on dirait aujourd’hui, en langage familier, « téléphoner ») la suite de l’intrigue en dévoilant aux spectateurs la nature des incidents à venir, ou le dénouement pour lequel « il faut les plus grandes préparations et les plus judicieuses28». En effet, la spécificité du discours dramatique est de participer de deux situations d’énonciation : celle de la scène (dialogues entre les personnages) et celle de la salle (auteur / public). Révéler ce dispositif briserait l’illusion. Or ces préparations sont porteuses d’informations qui, par la propension naturelle des spectateurs à anticiper ce qui va se passer, pourraient affaiblir les transports provoqués par l’effet de surprise.
Il y a certaines choses dans la composition d’une action Théâtrale qui portent naturellement et presque nécessairement l’esprit des Spectateurs à la connaissance d’une autre ; de sorte que sitôt les premières dites ou faites, on en conclut aisément celles qui en dépendent ; et c’est ce que j’appelle Un événement prévenu lorsque par les discours qui se sont faits, par les personnes dont on parle, ou par quelque autre circonstance qui se découvre dans le commencement d’un Poème, on prévoit aisément les aventures qui suivent, soit qu’elles fassent la Catastrophe et le Dénouement, ou qu’elles servent dans les autres intrigues de la Scène29.
11On peut voir que l’événement prévenu désigne celui qui a été rendu trop prévisible en amont par des indices à partir desquels le spectateur a deviné « aisément », « naturellement » la suite de l’histoire, par déduction. L’abbé d’Aubignac indique les moyens par lesquels le spectateur peut prévoir les incidents ou la catastrophe : « les discours qui se sont faits30 » – et non ce que nous appelons désormais la « mise en scène ». Néanmoins, il n’identifie pas précisément quelles seraient les données à ne pas divulguer, l’analyse et les formulations demeurant très vagues : « certaines choses », « quelque autre circonstance », ou plus tard dans le développement : « petites considérations31».
12Si préparer les incidents ou le dénouement est nécessaire pour assurer la vraisemblance puisque « il y a certaines choses qui doivent servir de fondement pour en produire d’autres32 », la surprise est aussi l’une des causes majeures du plaisir dramatique. Elle permet de « conjurer l’ennui qui menace le vraisemblable33 ». L’abbé d’Aubignac estime en effet que les incidents « n’ont pas d’autres grâces que la surprise et la nouveauté34 » et que « tous les agréments d’une pièce » consistent « presque toujours en la surprise et en la nouveauté35 ». Ne répondant pas aux attentes des spectateurs qui souhaitent se divertir, « l’événement prévenu » est donc proscrit :
Or il est certain que toutes ces Préventions au Théâtre sont vicieuses, parce qu’elles rendent les événements froids et de peu d’effet dans l’imagination des Spectateurs qui attendent toujours quelque chose au contraire de leurs préjugés36.
13Toutefois, l’ambition du législateur dramatique est de se distinguer de l’exégèse aristotélicienne pour offrir un versant pratique de la théorie du Philosophe37. Aussi propose-t-il une astuce pour parer au risque d’une « prévention ». Il s’agit de trouver « des prétextes et des couleurs38 » si vraisemblables que spectateur ne devine pas la suite. Il s’agit donc de dissimuler la double destination de la parole théâtrale. La vraisemblance, clé de voûte de La Pratique du Théâtre, idéal vers lequel tend l’abbé d’Aubignac, semble répondre à tous les questionnements.
[…] l’art du poète consiste à trouver des apparences si bien prétextées pour établir ces préparations, que le Spectateur soit persuadé que cela n’est point jeté dans le corps de la Pièce à autre dessein que ce qui lui en paraît39.
14N’est-il pas troublant, qu’à plusieurs siècles d’écart, Yves Lavandier formule la même problématique dans La Dramaturgie ?
« L’effet téléphoné »
15Au chapitre sept de La Dramaturgie, intitulé « Préparation, langage et créativité », Yves Lavandier conseille aux auteurs de « préparer » les rebondissements et le dénouement.
Bref quand un auteur a besoin, au cours de l’action, de faire intervenir un élément significatif – quelle que soit sa forme : objet, événement, dialogue, intervention d’un personnage, etc. – et que cet élément risque d’être mal accepté par le spectateur, il est nécessaire de le préparer40.
16Comme la « Préparation » exposée par l’abbé d’Aubignac, la démarche vise à assurer la vraisemblance, et par corrélation, à maintenir l’illusion. En effet, la créance du spectateur peut être suspendue en cas d’actions ou d’événements peu plausibles, qui mettraient un terme à l’illusion en révélant la duplicité de l’énonciation.
[…] le spectateur sait, au fond de lui-même, qu’il assiste à une œuvre de fiction. Et, en même temps, il n’aime pas qu’on le lui rappelle, surtout au cinéma et en télévision. Il a envie de se laisser transporter, de mettre son incrédulité au vestiaire. Quand un miracle à lieu dans une œuvre dramatique, le spectateur sait (au moins inconsciemment) que ce miracle n’est pas le fruit du hasard – qui, après tout, existe dans la vie – mais simplement la volonté de l’auteur41.
17On voit dans cet extrait combien l’efficace d’un effet relève d’un plaisir méta-dramatique. La satisfaction du spectateur naît (aussi) d’une conscience / connaissance du travail scénaristique. L’utilisation d’un deus ex machina ou d’un diabolus ex machina42 est donc cause de déplaisir pour les raisons énoncées ci-dessus.
Un siècle après les grandes œuvres du théâtre grec, Aristote émettait de sérieuses réserves sur tout type de deus ex machina : « Il est évident que le dénouement de chaque histoire doit résulter de l’histoire elle-même et non d’un recours à la machine comme dans Médée ». Au XXIe siècle, le deus ex machina, quel qu’il soit, est difficile à avaler pour le spectateur. Les miracles et les facilités sont anti-dramaturgiques43.
Il n’est pas impossible que le spectateur ressente le deus ex machina comme une incompétence du narrateur. Et il a bien raison ! Mettre son protagoniste dans le pétrin demande moins d’ingéniosité que de l’en faire sortir par ses propres moyens. Résultat, l’auteur a souvent recours à des facilités44.
18Ces « facilités », qui suspendent l’illusion, peuvent être évitées grâce au procédé de « préparation ». Cet outil fonctionnant en deux temps est « emprunté aux Anglo-Saxons qui font du système set up / pay off (préparation / paiement) un pilier de leur poétique45». D’abord, on communique une information aux lecteurs / spectateurs au moment du « plant46», puis on la réutilise à des fins d’émotions lors du « pay off » ou « paiement ».
Au moment où l’élément est préparé son importance est, en général, mineure pour le déroulement du récit. C’est la seconde fois qu’il intervient, au moment de ce que l’on appelle le “paiement” (en anglais “pay off”), que l’élément acquiert une importance dans l’action47.
19Si cette préparation est nécessaire en vue de respecter la vraisemblance, le scénariste doit néanmoins veiller à ce qu’elle ne « divulgâche » pas la suite de l’histoire, auquel cas c’est un « téléphone » : « préparation involontaire ou maladroite consistant à rendre une information prévisible, et désagréablement perçue comme telle par le spectateur48». Bien utiliser cet outil consiste donc à préparer les rebondissements ou le dénouement sans les « spoiler » – ce qui revient à « préparer » sans « prévenir » comme le préconisait déjà l’abbé d’Aubignac49.
Si le spectateur sent que cet élément de préparation (geste, dialogue, objet, personnage, scène, etc.) va aider le protagoniste, alors cette anticipation n’est pas souhaitable. On dit que l’effet est téléphoné. Les Anglo-Saxons parlent de telegraphing. Ce genre de préparation doit être caché50.
20La mobilisation de ce procédé met en lumière la recherche des mêmes effets. Car, à l’instar des poéticiens classiques, les scénaristes assignent un rôle majeur à la surprise qui fait le sel du divertissement : « la surprise, c’est ce que le public aime le plus dans une histoire51». C’est « un effet extrêmement gratifiant qu’il est bon de distiller régulièrement52». Elle intéresse le public, le tient en éveil, le « secoue53». Selon Marc-Olivier Louveau, le suspense et la surprise sont « les deux émotions les plus puissantes au cinéma54».
21Outre ces ressemblances dans les lois formulées, La Dramaturgie d’Yves Lavandier offre un éclairage intéressant sur ces questions. En effet, ce manuel est le lieu de rapprochements inattendus qui battent en brèche l’opposition binaire entre des arts dits « élevés » à destination d’un public restreint et des arts « commerciaux » qui touchent un plus large public :
Qu’aurait dû faire Hergé, dans Tintin en Amérique, pour éviter que les aides dont bénéficie Tintin soient ressenties comme des deus ex machina ? Ou Molière, pour éviter que l’apparition de l’exempt royal dans Le Tartuffe, soit considérée comme une intervention miraculeuse ? Ils auraient dû préparer – on dit aussi « planter » – ces aides55.
22Tartuffe de Molière (1664), Tintin en Amérique d’Hergé (1931). D’un côté, une comédie de l’âge classique, un art dit « majeur », de l’autre, une bande dessinée populaire, un art qui a longtemps été considéré comme « mineur » – en somme, deux productions que la critique analyse rarement conjointement. Or ce type d’associations originales sont courantes sous la plume de ce théoricien. Par exemple, afin de souligner l’importance de l’effet de surprise, Yves Lavandier mentionne La Mort aux trousses d’Alfred Hitchcock (1959) : « Dans La mort aux trousses, le moment où nous apprenons qu’Eve (Eva Marie Saint) travaille pour Vandamm (James Mason) est un coup de théâtre. C’est en même temps le début d’une longue ironie dramatique aux dépens de Roger (Cary Grant)56. » Cette référence à un célèbre film hollywoodien avoisine deux exemples très différents, empruntés à des œuvres canoniques du « Grand Siècle » :
Quand Auguste annonce à Cinna qu’il veut abdiquer, c’est une surprise – et un obstacle pour Cinna qui voulait tuer l’empereur pour prouver son amour à Émilie. […] La nouvelle annonçant que Thésée n’est pas mort, dans Phèdre, est une surprise57.
23Selon Yves Lavandier, de tels exemples infirment l’idée selon laquelle la surprise serait un effet « facile réservé aux pièces bien faites et au théâtre de boulevard58».
24Ce manuel apparaît donc comme le lieu d’associations surprenantes qui croisent différents genres, époques et traditions. Cette approche pourrait-elle être imitée afin d’étendre la réflexion ? Serait-il possible que les hautes productions de la tradition humaniste soient bâties sur les mêmes fondations que les films à succès ? Les procédés ou situations dramatiques que le cinéma hollywoodien utilise pour toucher le plus large public possible se trouvent-ils déjà dans les meilleures œuvres du « Grand Siècle » ? Pourrait-on repérer par exemple des « cliffhangers59» chez Racine ou des fausses pistes chez Corneille ? Pour en faire la démonstration, nous voudrions revenir sur quelques passages de Cinna de Corneille (1643), tragédie régulière qui a « satisfait tout ensemble60» les gens du monde et les dévots, en les confrontant aux préceptes de quelques manuels d’écriture de scénario.
Corneille à Hollywood : le scénario de Cinna relu au prisme des manuels de scénario
L’arc de progression du personnage
25« Les producteurs demandent souvent comment le personnage évolue61», observe Linda Seger, l’autrice d’un de ces manuels. L’arc de progression d’un personnage est en effet un topos des manuels d’écriture créative.
La « transformation du personnage », on dit aussi « arc du personnage », « développement du personnage », ou « éventail de transformation », désigne le développement du personnage au cours de l’histoire. Il s’agit sans doute là de la plus difficile mais aussi de la plus importante de toutes les étapes du processus d’écriture62.
26Cette transformation signe le passage d’un état initial problématique pour le héros (les difficultés rencontrées peuvent être d’origine externe ou interne63) à un état final opposé, où un nouvel équilibre a été trouvé.
Une fois que le désir et le besoin ont été comblés (ou pas, ce qui est tragique), les choses reprennent leur cours normal. Mais il y a néanmoins une grande différence avec le début : grâce à sa prise de conscience, le héros s’est hissé à un niveau supérieur ou est tombé plus bas64.
27Bref, l’arc de progression du personnage donne un sens à l’histoire, une cohérence, une destination. Afin de mettre en évidence l’évolution des personnages, Black Snyder, scénariste américain, suggère aux auteurs de marquer une opposition nette entre l’image liminaire et l’image finale : « l’image finale est l’opposée de l’image d’ouverture. Cela doit être votre preuve qu’un changement s’est produit65». La structure de Cinna n’obéit-elle pas à ce principe ? Le monologue liminaire met en lumière les passions vengeresses d’Émilie. Hantée par l’image de son père qui monte l’escalier des gémonies, Émilie rappelle la violence des proscriptions via des hypotyposes qui confèrent à cette scène une dimension cinématographique66: « Quand je regarde Auguste au milieu de sa gloire, / Et que vous reprochez à ma triste mémoire / Que par sa propre main mon père massacré / Du trône où je le vois fait le premier degré ; / Quand vous me présentez cette sanglante image […] » (I, 1, v. 9-13). Ce monologue traduit son aveuglement auquel succède un dessillement, au dénouement : « Et je me rends, seigneur, à ces hautes bontés ; / Je recouvre la vue auprès de leur clarté / Je connais mon forfait qui me semblait justice » (V, 3, 1715-1717). La haine que la protagoniste pensait immortelle s’éteint : « Elle [la haine] est morte, et ce cœur devient sujet fidèle » (V, 3, 1726). De même, Cinna connaît une révélation et une évolution (ce que les manuels nomment un arc de progression) puisque l’on passe d’un discours exalté de Cinna aux conjurés à la scène 3 du premier acte via des hypotyposes : « Je leur fais des tableaux de ces tristes batailles / Où Rome par ses mains déchirait ses entrailles […] » (I, 3, v. 177-178) à une promesse de fidélité et de dénouement à Auguste au dénouement : « Souffrez que ma vertu dans mon cœur rappelée / Vous consacre une foi lâchement violée » (V, 3, 1745-1746). Un semblable processus de transformation se trouve dans Polyeucte de Corneille (1642). Jean Rousset en a proposé une analyse canonique : « La pièce décrit en effet un parcours et enregistre une métamorphose.67» Cette évolution, comme celle qui permet à Auguste de triompher d’Octave et de le faire disparaître derrière l’image du prince magnanime et clément, est un impératif que l’on croise souvent dans les manuels d’écriture de scénario68, et qui n’est pas sans faire écho, dans Cinna, à un autre procédé des films grand public, le twist.
La merveille et le twist
28Dans la famille des coups de théâtre et des « peaks69», les manuels de scénario demandent évidemment le twist. Caractéristique des narrations populaires, ce retournement inattendu de situation conduit le spectateur à considérer l’ensemble du film sous un autre jour : « la force du twist réussi est de nous amener à réinterpréter sous un angle nouveau tout ce que nous avons vu, et qui contenait déjà ce que nous venons d’apprendre70». Que l’on pense à Psychose d’Alfred Hitchcock (1960), Fight Club de David Fincher (1999) ou Shutter Island de Martin Scorsese (2010), le twist a pour effet de prolonger le temps de la représentation, le spectateur étant amené à se projeter mentalement une nouvelle fois le film, à la lumière d’une nouvelle information révélée à la toute fin. Difficile à construire, le twist repose sur quelques astuces parmi lesquelles l’écriture de deux histoires en parallèle dont l’une reste hors-champ et l’utilisation de fausses pistes. La définition des fausses pistes dans La Dramaturgie d’Yves Lavandier est la suivante : « préparations destinées à égarer le spectateur, en général pour amener une surprise, parfois pour créer un contraste71».
La fausse piste consiste donc à faire croire au spectateur une chose, sans ambiguïté, pour en amener une autre, inattendue. Tous les éléments narratifs qui précèdent les grands coups de théâtre (Laura, The crying game ou Sixième sens) constituent des fausses pistes72.
29À partir de cette définition, pourrait-on considérer les discours qui précèdent la « merveille » – entendue comme l’irruption d’un événement inattendu explicable après coup73 – de Cinna comme des fausses pistes ? En effet, plusieurs répliques dirigent notre anticipation pour la détourner ensuite. Par exemple, la possibilité de la condamnation de Cinna après qu’Auguste a appris la conjuration : « Fais ton arrêt toi-même et choisis tes supplices. » (V, 2, 1561), ou le rejet de la clémence lors de l’entretien d’Auguste avec Livie : « Vous m’aviez bien promis les conseils d’une femme : / Vous me tenez parole, et c’en sont là, madame. » (IV, 3, 1245-1246). De même, le refus de conserver le pouvoir : « Régner et caresser une main si traîtresse, / Au lieu de sa vertu, c’est montrer sa faiblesse. » (IV, 3, 1241-1242). De telles fausses pistes sont au cœur de l’écriture scénaristique :
Le public a une propension naturelle à anticiper plus ou moins consciemment ce qui va se passer, et l’art du scénariste consiste en grande partie à jouer avec cette anticipation. « Jouer avec » signifie, en l’occurrence : susciter, alimenter et diriger l’anticipation (par des informations, des mystères, des questions, des suspenses, des dangers, des attentes, des fausses pistes), mais en même temps la surprendre, en faisant advenir autre chose, d’une autre façon, à un autre moment, etc., que ce qui a été donné à prévoir74.
30La création d’un point de vue initial dominant pourrait également constituer une fausse piste, sinon un élément qui dirige notre anticipation. En effet, on découvre Auguste à travers le regard d’Émilie et des conjurés. Les tableaux brossés par Cinna des proscriptions du triumvirat rappellent aux spectateurs les crimes de l’empereur, associant immédiatement le personnage d’Auguste à la figure de l’antagoniste : « Le Ciel entre nos mains a mis le sort de Rome, / Et son salut dépend de la perte d’un homme, / Si l’on doit le nom d’homme à qui n’a rien d’humain, / À ce tigre altéré de tout le sang romain. » (I, 3, v. 165-168). L’intrigue principale autour de la conjuration occupe ainsi tout le premier plan. Dans la mesure où le conflit est vecteur d’identification – « le spectateur s’intéresse plus au personnage qui vit du conflit qu’aux autres75 » –, nous épousons d’abord le point de vue d’Émilie et des conjurés. Ces éléments nous détournent du vrai sujet de la tragédie, essentiellement laissé hors-champ (Auguste est absent du premier et du troisième actes). Cet hors-champ est construit par « la duplicité de lieu » puisque, comme le rappelle Corneille dans l’Examen de la pièce, « la moitié de la pièce se passe chez Émilie, et l’autre dans le cabinet d’Auguste76». L’effet de surprise procède du dévoilement du sujet / héros d’une tragédie qui a eu un titre double : Cinna ou La Clémence d’Auguste77. Néanmoins, les préparations en amont permettent que le visage d’Auguste se renverse au dénouement pour devenir celui du Héros de la pièce, sans que cette métamorphose ait rien d’invraisemblable.
La transformation du personnage ne se produit pas à la fin de l’histoire ; elle se produit au début, ou plus précisément, elle est rendue possible dès le début par la façon dont vous la préparez. […] Il faut déterminer l’éventail de transformation dès le commencement du processus d’écriture, sans quoi le héros ne pourra pas subir sa transformation à la fin de l’histoire 78.
31L’effet de surprise est explicable après coup rationnellement, à l’instar du précepte d’Aristote79. Cette conception de la surprise a été étudiée par Georges Forestier dans Essai de génétique théâtrale80 où il montre que la merveille, en s’appuyant en particulier sur Jean Chapelain81, n’est pas une intrusion du surnaturel, mais l’irruption d’un événement inattendu explicable après coup.
Le merveilleux est donc le résultat de la péripétie ou coup de théâtre, qui démêle l’action par une voie inattendue qui provoque la surprise, mais qui est explicable, après coup de façon rationnelle82.
32Le merveilleux est alors produit par « le vraisemblable extraordinaire » qui fait écho à divers préceptes aristotéliciens posés dans la Poétique83. Ces préparations sont par ailleurs dissimulées par une exploitation habile du procédé d’ironie dramatique.
« L’idéal est souvent de mélanger surprise et ironie dramatique84»
La différence entre le suspense et la surprise est très simple, et j’en parle très souvent. Pourtant, il y a fréquemment une confusion, dans les films entre ces deux notions. Nous sommes en train de parler, il y a peut-être une bombe sous cette table et notre conversation est très ordinaire, il ne se passe rien de spécial, et tout d’un coup : boum, explosion. Le public est surpris, mais avant qu’il ne l’ait été, on lui a montré une scène ordinaire, dénuée d’intérêt. Maintenant, examinons le suspense. La bombe est sous la table et le public le sait, probablement parce qu’il a vu l’anarchiste la déposer. Le public sait que la bombe explosera à une heure et il sait qu’il est une heure moins le quart – il y a une horloge dans le décor ; la même conversation anodine devient tout à coup très intéressante parce que le public participe à la scène […] Dans le premier cas, on a offert au public quinze secondes de surprise au moment de l’explosion. Dans le deuxième cas, nous lui offrons quinze minutes de suspense. La conclusion de cela est qu’il faut informer le public chaque fois qu’on le peut, sauf quand la surprise est un twist, c’est-à-dire lorsque l’inattendu de la conclusion constitue le sel de l’anecdote85.
33Dans cet extrait, Hitchcock définit le suspense qui, on le voit, recoupe le principe de l’ironie dramatique, auquel Yves Lavandier consacre un chapitre86. « Il [le procédé d’ironie dramatique] consiste à mettre le spectateur au courant d’un information qu’au moins l’un des personnages ignore.87» rappelle Yves Lavandier. L’étude est étayée de plusieurs exemples parmi lesquels Amadeus de Milos Forman (1984) : « nous savons que Salieri complote la perte de Mozart, ce dernier l’ignore », et Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock (1955) : « nous savons que Jeff (James Stewart) espionne ses voisins : les habitants de la cour et en particulier Thorwald (Raymond Burr) l’ignorent88». De même, nous savons qu’Émilie et les conjurés complotent contre Auguste, mais celui-ci l’ignore. L’ironie dramatique sous-tend toute l’œuvre et fait le sel de plusieurs scènes. Prenons l’exemple de la scène liminaire du deuxième acte, dans l’appartement d’Auguste, avec Auguste, Cinna et Maxime. Coup de théâtre : la conjuration n’est pas découverte mais au contraire Auguste envisage d’abdiquer. Cette surprise laisse ensuite place à une situation d’ironie dramatique, habilement exploitée. La confidence de l’empereur à ceux qu’il pense être ses amis retient l’attention des spectateurs et le détourne des annonces du dénouement (Auguste se lasse d’être un tyran d’exercice). Ce procédé permet à Corneille d’introduire des discours politiques où se déploie la rhétorique délibérative sans ennuyer le spectateur. Cela peut donc apparaître comme « une ficelle », une « recette » susceptible d’informer le spectateur tout en maintenant son attention.
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Conclusion. Le succès tient-il uniquement au scénario ? Hypothèses autour de l’intertexte aristotélicien
34Des points communs importants existent bien entre les conseils formulés par une poétique française du xviie siècle, La Pratique du Théâtre de l’abbé d’Aubignac, et par un manuel d’écriture de scénario contemporain, La Dramaturgie d’Yves Lavandier, conseils qui découlent de l’identification des mêmes difficultés à surmonter pour produire des effets analogues. Les lois formalisées par ces théoriciens obéissent aux mêmes motivations : surprendre, émouvoir, créer l’illusion, maintenir l’attention, éveiller l’intérêt, parer à l’ennui, etc. Ces affinités troublantes mettent en lumière des questionnements voisins, dont la clé de voûte est le plaisir du spectateur, résultant pour beaucoup des émotions ressenties, comme l’ont montré les développements consacrés à l’effet de surprise. La réussite des pièces classiques semble dès lors (aussi) fondée sur l’assentiment d’un large public à des plaisirs réputés « faciles », constat qui déplace la frontière binaire construite par la critique entre des arts dits « élevés » et des arts plus commerciaux. Nous avons pu vérifier cette hypothèse en interprétant quelques passages de Cinna à partir des procédés mentionnés dans des manuels d’écriture de scénario contemporains qui, on le sait, vulgarisent sinon s’inspirent du langage cinématographique hollywoodien dont la qualité première « est d’être directement compréhensible par un large public dans le monde entier89», les procédés convoqués ne reposant sur aucun prérequis culturel pour être efficaces.
35Ces points de passage entre la poétique du scénario et celle du théâtre classique peuvent en partie s’expliquer par une filiation commune, la Poétique d’Aristote, qui est l’intertexte commun et reconnu de ces ouvrages – mentions, références, citations. En effet, d’une part, toute interrogation sur la poétique (entendue comme discipline) peut difficilement se faire sans revenir à son texte fondateur, c’est-à-dire à la Poétique d’Aristote, qui soulève et examine une grande partie des questions théoriques et esthétiques qui traverseront les poétiques classiques, puis les manuels d’écriture de scénario. D’autre part, si les cartes sont de nouveau rebattues, l’intérêt du rapprochement des poétiques et manuels d’écriture créative réside à la fois dans l’identité des réponses apportées – la finalité assignée aux œuvres d’art –, mais aussi dans les moyens exposés pour y parvenir. Contre une lecture rhétorique des œuvres, où l’émotion procéderait du style, ces ouvrages adoptent « une lecture aristotélicienne », puisque la composition de l’histoire est le véhicule de l’illusion mimétique, des émotions et du sens. Selon Aristote, l’intrigue est en effet l’élément principal d’une tragédie. L’analyse du muthos occupe la majorité du traité (chapitres 7 à 11 auxquels on peut ajouter le 16e) : « Bref, l’intrigue est le principe et, pour ainsi dire, l’âme de la tragédie90» (1450a38). Dans les deux ouvrages considérés ici, le volume consacré à l’analyse de l’intrigue est bien supérieur aux considérations sur la mise en scène, qui apparaissent très peu dans les développements91, comme dans la Poétique où l’opsis est plus ou moins exclu du champ de la réflexion92. Cet empire de l’histoire / intrigue peut nous étonner. Comment pourrait-on expliquer ce relatif silence autour des autres constituants de ces deux arts, le théâtre et le cinéma, dont la dimension spectaculaire fait une grande partie de la séduction et assure le succès. S’ils existent / co-existent sous une forme écrite (livret / scénario), ils sont pourtant essentiellement destinés à la scène ou à l’écran. Or, dans ces ouvrages, c’est majoritairement à la composition de l’intrigue qu’incombe la production de l’illusion mimétique, du sens et des émotions – et non à l’expression, comme c’est le cas dans le système rhétorique. Les principes théoriques aristotéliciens semblent dès lors en grande partie reconduits, favorisant les recoupements entre l’art du poète dramatique et celui du scénariste : exciter des passions par l’agencement des faits. L’attestent également les développements fréquents dans ces manuels d’écriture scénaristique autour des reconnaissances et coups de théâtre qui font écho aux qualités de l’intrigue formalisées par Aristote dans la Poétique93. Mais on observe aussi que la mention d’Aristote dans les manuels de scénario est souvent située davantage aux seuils des développements qu’au cœur des démonstrations, où il apparaît comme une autorité légitimante, sinon une référence obligatoire. Mais au-delà de cet usage du nom d’Aristote, quelles lectures les manuels de scénario proposent-ils de ce traité antique, dont ils seraient des produits lointainement dérivés ? La Poétique d’Aristote, celui que Florence Dupont94 a appelé le « vampire du théâtre occidental », demeure-t-elle la matrice de toutes les « recettes du succès », à la scène ou à l’écran, ou un texte avec lequel il est stimulant de se confronter, de se mesurer pour répondre autrement qu’il ne l’a fait à certaines des questions qu’il a soulevées et en poser d’autres, en fonction des époques, des esthétiques, mais aussi des pratiques et des arts concernés ?95