Catulle Mendès, 56, rue des Filles-Dieu : l’invention du détective « héautonparatéroumène », ou un coupable acharnement
Qui dit obsession dit destin1
1Catulle Mendès est un auteur caméléon qui, du Parnasse au décadentisme, en passant par le naturalisme, de la poésie à la nouvelle, en passant par le livret d’opéra, a eu suffisamment de flair pour choisir les formes littéraires qui assuraient le succès. Or, lorsqu’il publie 56, Rue des Filles-Dieu2 en 1895, cela fait déjà plus de quarante ans que des auteurs français et anglais suivent la piste tracée par Poe. Le genre policier, « genre narratif intertextuel par excellence 3» pour Uri Eisenzweig, est sans doute un lieu d’élection pour un homme souvent décrit comme un brillant épigone, mais nous verrons que l’ironie de Mendès semble contenir déjà les jeux que notre époque exercera contre l’arbitraire des signes caractéristique du genre. De plus, Catulle Mendès est un écrivain représentatif du style « fin de siècle », à plusieurs égards, ce qui fera aussi la singularité de cette nouvelle policière : un attachement à la forme, à l’ambivalence, à l’instabilité de l’être et du sens.
2 Charles Brunois, commerçant un peu fruste, retiré des affaires et « casanier », se passionne pour les faits divers, à cause, nous dit le narrateur omniscient, de sa passion pour ces romans policiers où « survit l’âme subtile du Dupin d’Edgar Poe4 ». Un jour, son attention est happée par un assassinat dans les bas-fonds parisiens : l’enquêteur est donc bien cet amateur que W. Somerset Maugham décrivait comme « un monsieur qui fait l’important, fouine partout et, par pur plaisir de se mêler de ce qui ne le regarde pas, se lance dans un travail que n’importe quelle personne honnête laisserait aux fonctionnaires dont c’est légalement la tâche5. »
3Le roman policier, opérant ce que Jacques Dubois appelle un « déplacement [...] de la sphère publique vers la scène privée », est né de ce besoin de s’infiltrer dans l’intimité d’autrui, de l’épier, comme on le voit lors des déplacements de Charles Brunois dans son quartier : « Somme toute, c’est un genre entier qui fait de l’indiscrétion et du commérage son principe narratif, son parti pris de méthode6. »
4Apparemment, Mme Brunois condamne l’attirance de son mari pour ces faits divers crapuleux, mais elle lui pardonne cette libido sciendi, tout comme elle passe avec indulgence sur ses incartades « de jeune homme7 » qui lui permettent à elle de garder bien en place son bonnet de nuit : dans les deux cas, un certain équilibre est maintenu. Ernst Mandel, comme le philosophe Siegfried Kracauer8, a montré que le roman à énigme fait le jeu de la raison bourgeoise. Il y a même dès le départ une troublante coïncidence entre les deux domaines de tolérance de Mme Brunois, puisque la victime de l’assassinat qui va stimuler les compétences inquisitrices de son mari semble être une prostituée, une de ces femmes implicitement responsables de ce que M. Brunois appelle ses « fredaines9 ».
5La rigueur morale de sa femme face à ces « atrocités et [c]es saletés comme il s’en passe trop dans ce gueux de Paris10 », son mari la partage, mais il ne peut s’empêcher de repenser à cette histoire pourtant « banale11 » et déclarée résolue le même jour par la police officielle. Cette fascination isole peu à peu M. Brunois, qui s’enferme dans un mutisme dont Uri Eisenzweig fait une caractéristique du policier amateur, « excentrique » moralement mais aussi géographiquement, car « hors de l’univers où se déroule l’histoire12. » La géographie de cette nouvelle distingue d’ailleurs totalement le quartier bourgeois des Batignolles, où le couple profite paisiblement de sa retraite, et « le labyrinthe d’impasses et de ruelles qui se tord, se déroule, revient sur soi-même, se déroule encore entre la rue Poissonnière et la porte Saint-Denis13 », labyrinthe-Léviathan cliché du genre et où se situe la rue éponyme au nom si évocateur, la rue des Filles-Dieu14. Car la femme est traditionnellement l’aboutissement de la quête policière : « Elle est “sécrétée” par le labyrinthe15. » Elle est une créature nocturne à métis, une « rôdeuse », comme l’appelle ici le narrateur, qui déconstruit et enfonce l’homme dans l’aporie16.
6Une aporie bien excitante néanmoins : constatant une brèche dans les premières déductions de la police, parce qu’il se met à la place du criminel, Brunois reprend l’enquête en solitaire, s’enfonçant dans la méditation, dans la divagation, comme lorsque dans la rue il fixe une affiche tout en raisonnant à voix basse sur l’affaire. Et ça marche ! Comme en écho, le journal du soir annonce les rétractations de la police, donnant raison à Brunois, conformément à la définition du détective, qui se distingue toujours des autres hommes par sa capacité à y voir clair et à réordonner le chaos des événements17.
7Métamorphosé par son statut d’enquêteur, Brunois court faire constater à sa femme le génie de ses déductions, cédant à une mégalomanie galopante : « Un peu infatué, il se disait, en se frottant les mains, qu’il aurait fait un fameux préfet de police18 ! » Depuis Sherlock Holmes, génie rime souvent avec folie ! D’autant plus qu’il manque à Brunois, saisi d’une « ardeur croissante19 » au fil des jours et des journaux quotidiens, tout le sang-froid du détective classique. Convaincu de sa légitimité, Brunois fait montre de l’insolente supériorité du détective type qui sait toujours tout avant tout le monde et plus aisément, et qui s’arroge par conséquent le privilège de discourir, et de mépriser sa femme dans son for intérieur lorsqu’elle résiste à sa démonstration.
8La stature du détective, sa fonction éclairante, peut donc le rendre vaniteux à l’extrême20 : « Celui-ci représente le principe absolu de la raison, l’image de l’esprit positif et de la connaissance, qui s’est émancipée21. » On connaît ce que le roman policier doit à toutes sortes de progrès : puisque ce genre émerge pour l’essentiel dans le dernier tiers du XIXe siècle (Le Double assassinat…date de 1841), alors que la science (objet de fascination pour les premiers auteurs policiers) était en plein essor, et permettait les espoirs les plus fous. Il faut aussi penser, en même temps, à tout ce que cette période d’intenses transformations sécrète d’angoisses nouvelles pour comprendre l’effort que constitue le roman policier, refuge de la positivité. Siegfried Kracauer explique que le roman policier classique constitue un mode d’exclusion définitive de la réalité humaine, dans l’affirmation de l’autonomie absolue du processus rationnel, qui se pose comme origine et finalité uniques22: « Ainsi, toute la vie est une longue chaîne dont chaque anneau donne le sens23 », écrivait Doyle.
9Le texte policier constitue en fait une rectification du fait divers, qui manifeste précisément, comme l’a très bien vu Barthes, un « trouble dans la causalité 24» absolument insupportable. Et pour tenter de remettre en ordre un monde qui perd ses repères, le détective a carte blanche : d’où la « rigidité 25» de l’enquêteur classique, qui impose comme seule valable sa façon personnelle de raisonner. Par la nature pseudo-scientifique, théorisée et sûre de son raisonnement, Brunois laisse transparaître plus clairement que les autres le besoin fondamental de régler le problème et de se débarrasser du poids du crime. Il rend visible que le roman policier manifeste explicitement l’exigence de rétablissement de l’ordre plus encore que de la vérité, dont la fatale incomplétude est masquée par l’euphorie du retour à l’harmonie antérieure à la Chute. On sort ainsi du Chaos originel, de ces ténèbres qui sont l’héritage de l’humanité, grâce à l’intuition – l’illumination – du détective.
10Après avoir douté du criminel identifié par la police, Brunois va douter de la victime, dont l’identité est difficile à établir, car elle a été défigurée26. Son intuition, ici, repose sur la « discordance » entre le nom de la prostituée : Félicie Bonheur, et son funeste destin. « Pas de hasard avec Arsène Lupin », écrivait Leblanc27. Dans la foule des curieux amassés dans la salle des dépêches du Figaro, où sont exposés les éléments de l’enquête, Brunois scrute et déduit, en pliant les photos qu’il observe à son intuition première, « Certainement, certainement, les choses avaient pu, avaient dû se passer ainsi ! » Ces intuitions jouent un rôle déterminant dans la construction logique du détective-type : « [...] le raisonnement ne s’appuie plus désormais sur les faits, il les détruit. Faire usage du « bon bout de la raison », pour employer une autre expression de Rouletabille, c’est plier l’observation à la déduction. Car les faits sont menteurs, ils disent ce qu’on a voulu leur faire dire. L’intelligence doit les redresser28. »
11L’intuition s’attache à un détail ; Freud a montré que ce sont les paranoïaques qui attribuent ainsi la plus grande signification aux particularités que les autres négligent dans le comportement d’autrui : ce sont justement ces vétilles que les détectives interprètent à fond, et ils en tirent des conclusions de très grande portée29, sans mesurer l’écart formidable entre la modicité des indices et le diagnostic lourd de conséquences qu’ils entraînent, ce qui illustre aussi l’égoïsme fondamental du détective.
12Dans son enquête, Brunois va privilégier son intime conviction sur tout le reste, il exclut même d’une manière saisissante les indices classiques qui amènent l’enquêteur à découvrir la vérité sur le crime, ces « preuves indiciales » et objectives dont parle François Fosca : empreintes digitales, poussière, trace, si importantes dans le policier classique depuis Poe ou Gaboriau30, le modèle archaïque du roman policier étant la chasse. Comme l’explique Carlo Ginzburg, le récit du chasseur, issu de sa quête de la signification des empreintes, est considéré comme l’acte fondateur de la littérature31 ; Brunois revient d’ailleurs à une approche primitive en abordant le crime de façon divinatoire au lieu de déduire ou d’induire. Mais cette approche instinctive se heurte à la barrière de l’écrit : ayant échoué dans l’écriture d’un premier rapport destiné aux autorités, il comprend qu’il manque de preuves : « incité sans doute par des souvenirs de romans policiers, il allait faire, lui-même, lui seul, l’instruction du crime32. »
13Alors, Brunois va se rendre sur les lieux du meurtre, posant mentalement sa méthode : « il se remémora, froidement, les principaux points sur lesquels porterait son enquête, les coordonna dans sa pensée, logiquement, répudiant toutes les suppositions émises par les journaux, afin qu’aucune idée préconçue ne troublât la netteté des impressions qu’il recevrait, ne l’exposât à une interprétation erronée des renseignements qu’il allait recueillir ; admettant, au contraire, comme d’indiscutables vérités, ses propres hypothèses33. » On ne saurait mieux décrire le lâcher prise du détective. Pour y céder plus aisément, Brunois se refuse même à interroger des témoins, ce qu’il avait pourtant projeté de faire, leur préférant ses « chimères, ou des souvenirs de choses dans les rues, ou des réminiscences de lectures34. »
14Ailleurs on parlerait d’irresponsabilité. Pour Umberto Eco, le détective soumet ce qu’il observe à ce qu’il veut déduire, trouvant toujours la preuve qu’il cherche, procédant par abduction35, délire interprétatif, désir de falsification inhérent à la quête scientifique et dont Freud a montré le rôle thérapeutique, consistant en une « tentative pour mettre de l’ordre dans la folie [...] une activité de mise en sens et non une perte du sens36 ». En fait, Holmes, Lupin, Poirot, élisent par miracle la bonne solution parmi d’autres combinaisons possibles : Poe, à l’incipit de son Double assassinat, en fait une maxime : « Les facultés de l’esprit qu’on définit par le terme analytiques sont en elles-mêmes fort peu susceptibles d’analyse. Nous ne les apprécions que par leurs résultats37. » « L’arbitraire rhétorique38 » qui caractérise pour Jacques Dubois le policier classique, consiste en fait dans l’adéquation systématique entre ce que le détective voit et ce qu’il en déduit, c’est-à-dire entre le signe et le sens, le signe « faisant signe », et devenant trace ou indice fiable, véritable « fusée de divination39 » chez notre bourgeois et « source de jouissances des plus vives » comme le souligne Poe dans son propos liminaire, d’où l’enthousiasme du détective de Mendès: « Ainsi, la réalité s’adaptait merveilleusement aux suppositions de M. Brunois40 ! »
15Terminons ce portrait du détective en névrosé par ce qui fonde la méthode d’investigation : le dédoublement concerté : depuis Dupin, le détective, pour être efficace, doit s’identifier au criminel. « M. Brunois se hâtait, se hâtait, chancelant un peu, à l’imitation de celui qu’il imaginait 41» – il a eu en effet l’intuition formidable que le criminel était fin saoul au moment des faits. Depuis Dupin, le détective, pour être efficace, doit s’identifier au criminel42. Ce dédoublement est encore renforcé par la signification même du roman policier, où « je » n’est pas un « autre » :
Chacun devient le policier d’autrui, voire son propre policier : et le policier, à la recherche de « son » criminel, qui est bientôt sa victime, a besoin de cet être comme un autre soi-même, pour le détruire, ou pour s’en servir, comme d’un complément nécessaire à sa vie43.
16Or, cette posture, qu’adopter consciencieusement notre brave bourgeois, lui colle tellement à la peau qu’elle va lui cacher la vérité : le criminel, c’est bien l’Autre de Brunois. Lui qui voyait dans le crime un « jeu, devinette, acharnement à un rébus, [avec], pour salaire, quelque chose de ressemblant à la gloriole de l’œdipe qui a obtenu le premier prix au concours des « Jeux et Récréations » d’un supplément hebdomadaire44 » tombe de haut. Ce jeu lui avait permis d’interpréter toutes les preuves de sa propre culpabilité en indices et en preuve de son flair de détective génial. Lorsque Brunois, surveillant les abords du lieu du crime, croit voir passer l’assassin, c’est son propre reflet dans la glace de la porte qu’il a vu, et c’est avec précision qu’il pourra alors décrire cet horla d’assassin au juge médusé par son aveuglement. Si l’on en revient aux propos des Goncourt sur Poe, on pourrait dire que Catulle Mendès est plutôt du côté maladif de Poe que du côté de la lucidité ; son esprit fin de siècle est plus attentif au risque d'aliénation constant de notre être, à l'idée que nous ne sommes jamais à l'abri de la destruction de cette santé mentale qui nous semble pourtant acquise.
17Francis Lacassin, à qui revient le mérite d’avoir exhumé cette nouvelle, y voit la préfiguration en 1895 du coup de force commis en 1927 par Agatha Christie dans Le Meurtre de Roger Ackroyd. Celui qui dit je dans ce livre et rapporte l’enquête de Poirot s’avère être le coupable, au grand dam du lecteur. Certes, cette nouvelle de Mendès trouble aussi la vision de ce que Jacques Dubois nomme « le carré herméneutique45 », c’est-à-dire la distribution traditionnelle des rôles, en faisant du détective le coupable, ce qu’il ne doit jamais être. Mais il n’est pas ici, difficile à trouver, il a seulement du mal à se rejoindre lui-même. Le récit est le cheminement qui aboutit à lui, conformément au programme du roman policier classique. Le cacher/montrer du roman classique n’est pas ici un jeu entre auteur et lecteur, il est intérieur au personnage de Brunois, incapable d’assumer son acte. Le lecteur naïf, peut, bien sûr comme dans le roman classique tel que le décrit Jean-Paul Colin, « jouer à ignorer ce qu’il sait ignominieusement depuis les origines », à l’image de Brunois lui-même. En revanche si le lecteur averti sent que tout est prévu et agencé, qu’il n’y aura qu’une solution, que tout est écrit dès le début, ce n’est pas parce qu’il est dans ce « raisonnement pétrifié46 » caractéristique du genre, dans cette « herméneutique feinte47 » qu’est le roman anglais, mais dans une tragédie.
18En effet, comme dans le roman sans étiquette, c’est le surplus de savoir qui éveille ici le lecteur à son rôle48, alors que dans le roman policier49 c’est une lacune dans l’information qui suscite la lecture active. Contrairement à ce qu’a ourdi Agatha Christie, Mendès ne cache pas l’aspect délirant des productions déductives de son héros, montrant à quel point le détective n’est rien sans le processus énonciatif qui le soutient; aucun témoin n’est interrogé, de ceux qui habituellement font exploser le point de vue narratif, proposant aux lecteurs fausses pistes ou gambit.
19Le point de vue narratif est ainsi constamment braqué sur Brunois, révélant sa culpabilité, lui qu’on prend dès l’incipit au saut du lit (comme le détective pourrrait prendre un criminel par surprise), « la chemise en lambeaux », répétant avoir fait des « choses épouvantables » puis s’évanouissant lorsque cette pensée se précise, coma provisoire durant lequel la censure pourra renvoyer dans les tréfonds de l’inconscient la culpabilité incompatible avec la « vraie » personnalité du bourgeois rassis, illustrant d’une autre manière cette tension entre « pression » et « répression » caractéristique du roman policier classique, pour Jacques Dubois.
20Par la suite, Brunois enquête en niant consciencieusement les coïncidences évidentes, systématiquement mises en valeur par le narrateur, lourdement même, ironiquement50, sans les tricheries narratives habituelles, en particulier quand Brunois rejoint les lieux du crime, remettant ses pas dans les siens propres :
Il aurait dû, vraiment, éprouver devant ces choses le sentiment, du moins, de la nouveauté.
Non, il ne l’éprouvait pas.
Mais il démêla sans peine la cause de cette absence d’étonnement : c’était que ce vil et obscène coin de Paris lui apparaissait de tous points conforme à l’image qu’il s’en était faite d’après les reportages, d’après surtout l’ignoble assassinat.
Une seule chose le surprenait, comme anormale : la clarté du jour sur tant de laideurs et de bassesses ; la nuit, elles lui auraient semblé tout à fait naturelles, nécessaires.
21Au lieu d’en déduire que c’est parce qu’il est venu lui-même durant la nuit du crime, il se réfugie dans une autre hypothèse, une causalité magique51, validée selon son principe de départ, c’est-à-dire immédiatement et sans réserve.
22Toute la suite du récit est littéralement envahie par ce genre de remarques ; ces signes qui font de grands signes placent le lecteur dans la position d’enquêteur éclairé, forcément compétent, la surprise du texte résidant dans la tension qu’il parvient à maintenir jusqu’à la découverte finale, dans une absence de réalisme conforme à celle qu’un Borges note chez Poe52. Brunois, devenu enquêteur, a oublié son crime et s’est mis à poursuivre en toute bonne foi le criminel53. Façon aussi de dire que le rôle de détective permet à celui qui l’endosse de (se) dissimuler sa culpabilité, et qu’il n’est peut-être à la réflexion fait que pour cela ?
23 Cette foi absolue dans le rationalisme évoque l’hubris fatal à celui qui se croyait également un enquêteur compétent et extérieur à son enquête, et découvrit brusquement lui aussi sa part d’ombre : Œdipe. Et on sait que Mendès a voulu mettre en scène son Œdipe à Colone. Brunois, comme Œdipe, a vraiment pris la place de l’Autre, et il ne découvre, en définitive, que ce qu’il cherche. Le rapport qu’il lit victorieusement au juge énonce point par point sa propre culpabilité, ce qui est pour Jean-Claude Vareille la vérité de tout rapport d’enquête54. Représentant à la fois le Bien et le Mal, Brunois est en cela une réincarnation d’Œdipe, le justicier-criminel, l’homme de l’interversion et de la réversibilité puisqu’au terme de l’enquête/anamnèse, le détective découvre enfin qui il est comme le dit René Girard à propos d’Œdipe55, aspiré dans son questionnement alors qu’il croyait pouvoir se protéger de toute implication personnelle.
24Mendès substitue donc aux signes des symptômes, tout aussi significatifs. Le trou de mémoire de l’assassin en lieu et place du trou informatif, ce piège où un narrateur policier fait normalement tomber son lecteur. Mais ici comme ailleurs, la structure s’organise autour d’un « vide central56 », un trou qu’on cherche à contourner par une quête, qui opère comme processus de répression. On sait que la psychanalyse57 a trouvé bien des éclaircissements dans le roman policier, parfois appelé « roman analytique » ; car le récit du crime évoque le « chapitre censuré » de Lacan, indispensable au sujet « pour rétablir la totalité de son histoire58 », note Jean-Claude Vareille. Jusqu’au moment de la révélation, à la clôture du récit : « Une chambre, douée de vie, qui, absolument noire, s’éclairerait tout à coup d’une immense lumière et se verrait elle-même, entière, avec tout ce qu’il y aurait en elle, c’est à quoi ressembla l’âme de M. Brunois, après les paroles du juge, affreusement révélatrices59 ! » Le « puissant ne-pas-vouloir-dire 60», expression de la résistance qui barre l’accès au refoulé et qui avait fourni à Brunois une version « propre » des événements, cède. Le roman policier est le roman du masque ; il est fait pour cela, faire tomber le masque. Le criminel n’est pas ici une non-présence, il révèle une dichotomie totale entre être et paraître, tirant les conclusions ultimes de l’axiome de Poirot : « chacun de nous est un meurtrier en puissance ».
25Mendès n’aura pas besoin d’un deus ex machina pour résoudre l’énigme, contrairement à ce qui se passe d’après Uri Eisenzweig dans le roman classique, déductif, où l’événement est évacué par définition, mais qui doit recourir à l’événement et au narratif – ce qui l’invalide en tant que tel – pour sortir d’une impasse inhérente à la construction même de l’énigme. Et le but ne peut être que de montrer le doute décadent quant au triomphe de la raison et du logos, à travers un cheminement qui est cheminement de la pensée, certes, classiquement, mais aussi, pour Brunois, opération de recouvrement de la conscience coupable61. Paul Ricœur a fait le lien entre l’errance mentale et géographique et le péché62 ; cette errance s’articule ici autour de la chambre du crime et d’un terrain vague, « trou dans la ville », synonyme d’« espace indéchiffrable63 » : Brunois s’y confronte aux méandres et aux souterrains de son propre inconscient64.
26Cette appropriation par Catulle Mendès du genre policier mime un discours qu’elle conteste dès le départ par une narration ironique dévoilant un discours schizophrénique et qu’elle dynamite finalement, traduisant les paradoxes et les tensions de son temps65. Ce qui a donc intéressé Mendès dans le roman à énigme, ce n’est pas ce qu’il fut dans sa formule initiale, un problème logique, un jeu entre auteur et lecteur ; s’il a su proposer une nouvelle combinaison, ce n’est pas en jouant sur le terrain de la détection, mais sur l’importance du langage dans le genre policier, sa nature de « machine à lire » (Th. Narcejac), lui, l’historien du Parnasse, dont le souci formel, le goût pour la subtilité, sont bien connus : son écriture saturée d’images fortes évoque constamment l’Autre Scène, laissant voir au lecteur, en transparence, les fantasmes qui sous-tendent l’écriture, là où le roman policier les dissimule souvent sous un style objectif66.
27Appliquer ces facultés dans un domaine d’écriture aussi codifié procède d’un choix clairvoyant pour un auteur qui chercha à imposer son style, « cette façon personnelle d’être impersonnel67 » pour Michel Schneider ; il trouve également dans le décor fantasmatique du genre et dans ce qu’il suscite comme lecture hypnotique l’occasion d’utiliser ce qui irriguait douze ans plus tôt ses Monstres parisiens, c’est-à-dire des thèmes décadents : la femme-araignée dominée par ses sens, laide et dévorante, un sexe qui fascine et pétrifie, l’ambivalence (la prostituée défraîchie et sa sœur candide, Brunois ange et démon), la confusion, l’obscurité, et ce que Pierre Jourde a appelé « l’excès monstrueux du regard, jamais rassasié de cette mise en pièces des choses remontées et étalées à la surface68 », ce regard qui est tout aussi bien caractéristique du roman policier, tout comme la primitivisation des actants, celle de la femme, certes, mais celle aussi du détective, ce « rôdeur » comparé à « une bête [qui] se terre dans son gîte69 », et qui, rattrapé par ses instincts, ne sera finalement pas condamné à mort, ayant été considéré comme irresponsable, donc incapable de penser. Gracié, il est seulement condamné à porter le qualificatif étrange, qui évoque une espèce animalière : « l’héautonparatéroumène » (celui qui s’épie lui-même), ce mot qui est peut-être, en tous cas pour nous autres lecteurs du XXIe siècle, la seule énigme du texte ?