Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier critique
Fabula-LhT n° 1
Les Philosophes lecteurs
Frédérique Toudoire-Surlapierre

Derrida, Blanchot, « Peut-être l’extase »

1Et si la philosophie appréhendait la littérature ? Et si la philosophie était d’autant plus à même de se saisir de la littérature qu’elle la redoute, de la suspendre qu’elle l’approche avec prudence, retenue et circonspection ? S’il est évident qu’un philosophe entre dans le texte littéraire de façon spécifique, s’il l’appréhende d’une façon qui lui est propre et qui, en cela, se distingue littéralement d’une approche spécifiquement littéraire, le philosophe toutefois ne signe pas seulement un mode de lecture ni même une piste d’interprétation, il stimule une façon d’écrire, une façon de réfléchir sur des textes dont la qualité motive le choix du philosophique pour le littéraire, point de départ mais aussi de suspension, comme s’il suffisait que le texte soit littéraire pour motiver une pensée. Paradoxe dès lors d’une qualité littéraire qui serait apte à devenir sujet philosophique exhibant une relation de cause à effet entre l’objet littéraire et le sujet philosophique (pensant), ou tout au moins contenant la possibilité de l’être. Derrida a souvent dit qu’il « ne savait pas raconter des histoires ». Sa « lecture littéraire » – qui n’est pas un pléonasme mais une expression blanchotienne – donne libre cours à sa prédisposition pour la littérature, de déployer son goût stylistique pour la narration, de laisser aller son écriture, d’en faire un espace de vacance (disponibilité) précisément parce qu’il lui est inconnu, c’est-à-dire auquel il lui semble qu’il n’a pas, vis-à-vis de sa discipline tout du moins, de compte à rendre. Les fictions de Blanchot déploient chez Derrida « une écriture suspendue1 » ; elles sont littéralement des « points de suspension » : elles suspendent les sujets ostensiblement philosophiques, elles les retardent, les décalent mais en même temps elles leur permettent de se tenir. Si les pages où Derrida témoigne de son expérience de lecteur constituent un écart par rapport à une réflexion plus directement (strictement) philosophique, elles la perpétuent aussi en la faisant attendre. Et par un effet de réciprocité, la littérature telle qu’elle est lue par Derrida suspend et est suspendue : la littérature est appréhendée par la philosophie. « Demeure. Fiction et témoignage » : titre et sous-titre d’une conférence de Jacques Derrida au cours d’un colloque organisé en 1995 à l’Université catholique de Louvain, colloque intitulé Passions de la littérature. Avec Jacques Derrida, où il s’agissait, comme le rappelle Michel Lisse dans son « Avant-propos », de « mesurer l’originalité et la nouveauté des lectures que Jacques Derrida a consacrées à certains de ceux-ci [il vient de citer Blanchot, Coetzee, Joyce, Kafka, Mallarmé, Ponge, Proust…], ou pour tenter de les commenter grâce à lui2 ». Derrida a commenté le titre à sa façon, annonçant et déjouant ce qu’il entend littéralement dans cette expression, c’est-à-dire la façon dont il l’investit et dont il la fait résonner : « Le nom et la chose nommée “littérature” auront été et restent pour moi, jusqu’à ce jour, autant que des passions, des énigmes sans fond3 » parce que, ajoute-t-il aussitôt, « rien pour moi ne reste à ce jour aussi neuf et incompréhensible, à la fois tout proche et étranger, que la chose nommée littérature, et parfois et surtout, je m’en expliquerai, le nom sans la chose ». Derrida lit la littérature blanchotienne avec passion (certes), mais aussi comme une passion, une passion qui « a partie liée avec le miraculeux, le fantastique, le phantasmatique, le spectral, l’apparition, le toucher de l’intouchable, l’expérience de l’extraordinaire, l’histoire sans nature, l’anomalie. C’est aussi en cela qu’elle est une passion canonique, canonisable4. » Dès lors, la figure de Derrida lisant Blanchot va nous servir de fil conducteur parce qu’elle met au jour un certain mode de relation critique, une façon de penser le texte littéraire dans ce qui se dérobe sans doute le plus au philosophe : la fiction, même si, avec Blanchot, la lecture n’est ni complètement littéraire ni totalement philosophique, ne pouvant se montrer que par ce qu’elle cache. Au-delà encore, se dessine en abyme une relation critique spécifiquement hétérogène ou « hétéronome » pour reprendre une expression de Derrida où l’on peut entendre la dissémination et la différance, autrement dit un mode de lecture où la pensée non seulement fait mais est la différence, parce que la lecture fictionnelle donne à réfléchir l’écart, la déviance et le déplacement. Quels textes littéraires un philosophe choisit-il, à quelles opérations et à quels modes de pensée a-t-il recours pour lire ? De même que l’on peut se demander ce que devient un texte littéraire quand il est lu et interprété par un philosophe, qu’en est-il d’un philosophe qui lit un texte littéraire ? Que fait-il de la part « littéraire » du texte dans sa lecture « philosophique » ? Plus précisément encore, quelles sont les lectures littéraires de Jacques Derrida et comment lit-il ? Que pense Derrida de la littérature mais aussi comment la pense-t-il, c’est-à-dire comment pense-t-il face à (avec) un objet littéraire ? Quelles sont les spécificités et les motivations (enjeux) des lectures littéraires de Derrida ? Cerner la façon dont la littérature est perçue, lue et reçue du point de vue de la philosophie nous paraît instructif non seulement pour la littérature elle-même (la philosophie offre sa lecture de la littérature), mais aussi parce que la littérature permet à la philosophie de s’approcher autrement, l’amenant à se déployer et à se démasquer en mettant à l’épreuve ses modes de pensée et ses outils intellectuels. Or, parce que ceux-ci ne vont plus de soi (ils ne sont plus immédiatement opérants), le philosophe s’en trouve affranchi, dépassant ainsi toute restriction méthodologique et/ou épistémologique. Et si la littérature lue par la philosophie donnait à réfléchir et à concevoir les processus d’identification et de reconnaissance inhérents à ces deux disciplines ?

Théorie du littéraire, témoignage de la fiction

Qu’on ne s’attende pas en effet à quelque discours théorique organisé au sujet de l’œuvre fictionnelle de Blanchot dans son ensemble. Ni théorie, ni ensemble, des situations de parole, plutôt, une topologie parfois impraticable et qui ne serait pas sans rapport, au moins indirect et analogique avec tel ou tel paradoxe dans ce qu’on appelle la théorie des ensembles5.

2Derrida ne se propose pas d’analyser les fictions de Blanchot d’un point de vue strictement littéraire, il refuse même de vouloir « cerner un ensemble, le corpus des fictions de Blanchot6 ». Il ne lit pas Maurice Blanchot d’un point de vue strictement littéraire, mais il établit ce qu’il appelle « une prescription de lecture7 ». En s’efforçant « de soustraire cette écriture aux normes didactiques, limite par essence inaccessible », Derrida revendique le droit de choisir dans l’œuvre de Blanchot comme bon lui semble et ce que bon lui semble, signifiant et réclamant en synchronie que son avènement en littérature fasse de la préférence et de la décision des choix assumés comme tels. Sa lecture de Blanchot est en soi une « position à interroger ou à inquiéter ». Derrida commente des textes qu’il dit « fictionnels », et il laisse clairement entendre que c’est pour cette raison qu’il a choisi de les analyser8. « Il ne s’agira pas ici de ces présupposés généraux dont le nombre est toujours ouvert et indéterminable pour quelque interprétation critique que ce soit. Mais plus strictement du rapport de la nature à l’histoire, de la nature à ses autres quand il y va précisément du genre9. » En déclarant ce qu’il ne fera pas, Derrida fait comme si la littérature était un champ d’investigation aux configurations vastes et imprécises pour la philosophie – ou tout au moins le philosophe, donc dangereuses, comme si le philosophe ne pouvait s’autoriser cette « incartade » littéraire qu’en se réclamant des tentations, privilèges et séductions qu’elle comporte. Et parce que le comme si est le fait de la fiction, parce qu’il incarne un mode littéraire, la pensée se re-connaît dans le principe de l’analogie en tant que mode réflexif et herméneutique : l’analogie est tout autant ce qui approche que ce qui éloigne, la différence étant maintenue mais différée. La fiction fait tenir ensemble l’affirmation et la négation contenues dans un « être comme », elle meut ce que Derrida nomme « la tentation analogique » à propos de sa lecture des récits de Blanchot. Quand « chaque fiction demeure incommensurable, et l’événement de chaque version pour une “même” œuvre10 », l’analogie saisit les modalités d’une dissemblance, donnant à la pensée la possibilité de se réfléchir par rapport à la littérature. Des textes de Blanchot comme L’Arrêt de mort (1948) et La Folie du jour11(1973) permettent à Derrida de mettre en évidence ce qu’il appelle « la loi de dissemblance » d’« un mode fictionnel12 ». Mais effectuer ce choix, c’est faire de la littérature un possible éthique, se dispensant des présupposés et des pré-requis indispensables (nécessaires) à la philosophie. Derrida conteste même d’avoir à en rendre compte, s’autorisant ainsi à l’écrire. « Les voix qui s’enchevêtrent dans ce livre, déclare Derrida dans l’introduction de Parages, ne portent pas un discours, un seul discours et qui soit en dernière analyse de nature théorique. Il y a là plusieurs discours, aucun d’eux ne propose de conclusions en forme de théorèmes, que ceux-ci relèvent de la critique littéraire, de la poétique, de la narratologie, de la rhétorique, de la linguistique, de la sémantique. Et en fin de compte, pour l’essentiel, le souci de ce livre ne serait ni herméneutique, ni philosophique13. » Faisant comme s’il ne se donnait pas de restriction épistémologique ni méthodologique, Derrida ne se défait pas de la notion de discipline, mais il la déplace paradoxalement en la recentrant. Véritable « exclusion intégrée » et « marge au centre », il l’érige ainsi au cœur de son questionnement : « Comment en reconnaître les frontières, le fonctionnement et les effets institutionnels ? Comment évaluer les compétences, le régime des énoncés, la règle spécifique, l’autorité propre ? Est-il possible d’en décider, voire de s’y soumettre en toute rigueur ? Où passe la ligne de partage entre l’événement d’un énoncé inaugural, une citation, une paraphrase, un commentaire, une traduction, une lecture, une interprétation14 ? » En quoi et pourquoi la notion de genre littéraire prend-elle autant d’importance dans une perspective philosophique ? Que peut-elle nous apprendre d’un philosophe observant et analysant la littérature ?

Qu’est-ce que je vais demander à La Folie du jour ? De répondre, de témoigner, de dire ce qu’elle a à dire quant à la loi du genre ou à la loi du mode, plus précisément quant à la loi du récit dont on vient de nous rappeler qu’il est ceci et non cela, un mode et non un genre15.

3Derrida interroge « ce qui n’est pas même tout à fait un livre et qui fut publié en 1973 sous la forme éditoriale d’une plaquette de 32 pages sous le titre La Folie du jour16 grâce à la notion de « genre » : « Un texte ne saurait appartenir à aucun genre. Tout texte participe d’un ou plusieurs genres, il n’y a pas de texte sans genre, il y a toujours du genre et des genres mais cette participation n’est jamais une appartenance. Et cela non pas à cause d’un débordement de richesse ou de productivité libre, anarchique et inclassable, mais à cause du trait de participation lui-même, de l’effet de code et de la marque générique. En se marquant de genre, un texte s’en démarque17. » Paradoxe tout derridien de circonscrire le champ littéraire en l’ouvrant. Derrida est manifestement sensible à la question de la fiction, à ce qu’on pourrait appeler la « fictionnalité » d’un texte littéraire : s’il appréhende la notion du point de vue théorique, c’est moins en effet pour la narration elle-même que pour réfléchir sur la façon dont s’articule au sein de la narration un partage (un va-et-vient) entre fiction et témoignage. « Ce sont des questions pratiques, sans doute, pratiques au sens d’abord technique du terme (classification, datation, catégorisation, fichage, délimitations internes du corpus), mais aussi des questions pratiques au sens éthique ou déontologique du terme (qu’a-t-on le droit de classer comme fiction littéraire ou comme document non littéraire ? Qui autorise qui à dévoiler quoi de secret ou de non secret dans une œuvre littéraire publique18 ? » La lecture du philosophe engage une réflexion sur le droit de la littérature à disposer (à décider) d’elle-même. Ce qu’il lit (retient) de Blanchot, c’est moins que la littérature pourrait donner une autre forme à la pensée que ce qu’elle peut provoquer en termes de modalités et de modalisations au sein de sa propre réflexion. Non seulement Derrida fait le don d’une réflexion sur l’enjeu d’une lecture littéraire, mais celle-ci est aussi affaire de don. La littérature est un objet phénoménologique pour Derrida qui se donne à l’esprit autant qu’elle donne à l’esprit. « Cette puissance propre à la littérature » consiste « à vous donner à lire tout en vous privant ou plutôt grâce au pouvoir, grâce à la grâce, qui vous est faite de vous retirer ou de vous dénier le pouvoir et le droit de décider, de trancher entre réalité et fiction, témoignage et invention, effectivité et fantasme, fantasme de l’événement et événement du fantasme19 ». Plus précisément encore, il ne s’agit pas tant pour Derrida de réfléchir à la valeur ni aux enjeux d’un don que pourrait faire la littérature à la philosophie, que de s’octroyer la possibilité de revendiquer un droit du don. Dans cette perspective, le témoignage ne peut exister « sans la possibilité de cette fiction, sans la virtualité spectrale de ce simulacre et par suite de ce mensonge ou de cette fragmentation du vrai, aucun témoignage vérace en tant que tel ne serait possible20 ». Ce que Derrida retient de ce partage, de cette différence entre fiction et témoignage, c’est un point commun, le « miraculeux », ce qui doit « en appeler à l’acte de foi au-delà de toute preuve » : « On demande à l’autre de nous croire sur parole comme s’il s’agissait d’un miracle ». Derrida déplace la notion de genre du côté de la réception et en fait une question de croyance : c’est au lecteur de décider du statut du texte qu’il lit et non plus à l’auteur :

La testimonialité, et là où elle partage sa condition avec la fiction littéraire, appartient a priori à l’ordre du miraculeux. […] Le miracle est le trait d’union essentiel entre témoignage et fiction21.

4Dans « La loi du genre », Derrida s’interroge moins sur la validité de la notion de genre en tant que telle qu’il ne réfléchit sur sa signification au regard ou plutôt à la lecture de La Folie du jour de Blanchot, lui donnant ainsi à la fois un dessein et une application. Le texte de Blanchot s’y conforme et s’y soustrait en même temps, ce que Derrida appelle une « participation sans appartenance22 », une « loi de débordement23 » – autant de notions qui signifient (aussi) ce qu’il entend par ou plutôt dans le terme de « genre » et qui rappellent ses propres modalités face au littéraire, sa façon d’appréhender, avec ses modalités et ses particularités intellectuelles, la fiction :

La remarque d’appartenance n’appartient pas. Elle appartient sans appartenir et le « sans » qui rapporte l’appartenance à la non-appartenance ne paraît que le temps sans temps d’un clin d’œil. Le clin d’œil ferme, mais à peine, un instant entre les instants, et ce qu’il ferme c’est bien l’œil, la vue, le jour. Mais sans le répit ou l’intervalle du clin d’œil rien ne se donnerait à voir du jour24.

5Bien que fortement connoté d’un point de vue littéraire, le terme de genre n’appartient pas pour autant à la littérature. Derrida renvoie (c’est-à-dire opère analogiquement) à la question de l’appartenance d’un point de vue formel mais également intellectuel et éthique : qu’est-ce que cela signifie au fond – qu’est-ce que cela induit et qu’est-ce que cela provoque ? – d’appartenir à un ensemble quel qu’il soit, ou plutôt peut-on (comment peut-on) s’en départir ? Et parce que l’appartenance relève plus du don que de la propriété, elle pose davantage la question de « l’identification » (c’est-à-dire du genre auquel elle se rapporte) que celle de l’identité ; ce qui est interrogé l’est en termes de comparaison et d’analogie, d’exclusivité et de choix, et non d’inclusion ou d’exclusion :

La question du genre littéraire n’est pas une question formelle : elle traverse de part en part le motif de la loi en général, de la génération, au sens naturel et symbolique, de la naissance, au sens naturel et symbolique, de la différence de génération, de la différence sexuelle entre le genre masculin et le genre féminin, de l’hymen entre les deux, d’un rapport sans rapport entre les deux, d’une identité et d’une différence entre le féminin et le masculin25.

6En utilisant la notion de genre à d’autres fins et avec d’autres moyens, Derrida la dévoie mais la déploie par là même: « On peut aussi bien entendre genos comme naissance, et naissance autant comme puissance généreuse de l’engendrement ou de la génération – physis précisément – que commerce, appartenance familiale, selon la généalogie classificatoire ou la classe, la classe d’âge (génération) ou la classe sociale26. » Il en multiplie les résonances sémantiques, faisant déroger la notion au principe classificatoire qui la fonde et qu’elle instaure implicitement :

Comme la classe elle-même, le principe du genre est inclassable, il sonne le glas du glas, autrement dit du classicum, de ce qui permet d’appeler (calare) les ordres et de ranger les multiplicités dans une nomenclature. Genos indique donc le lieu, le moment ou jamais de la méditation la plus nécessaire sur le « pli » – qui n’est pas plus historique que naturel au sens classique de ces deux termes – qui rapporte le phuein à lui-même27.

7Derrida fait du genre une notion généalogique, lui donnant ainsi une connotation éthique : la « clause du genre […] déclasse ce qu’elle permet de classer. Elle sonne le glas de la généalogie ou de la généricité auxquelles elle donne pourtant le jour. Mettant à mort cela même qu’elle engendre, elle forme une étrange figure, une forme sans forme, elle reste à peu près invisible, elle ne voit pas le jour ou ne se donne pas le jour. Sans elle, il n’y a ni genre ni littérature mais dès qu’il y a ce clin d’œil, cette clause ou cette écluse du genre, à l’instant même où s’y entament un genre ou une littérature, la dégénérescence aura commencé, la fin commence28. » Derrida ne se contente pas de jouer sur les expressions (« la clause de genre », « l’écluse du genre »), il les donne à entendre comme des variations l’une de l’autre,l’une renouvelant l’autre par un principe de rapprochements et d’écarts lexicologiques, comme si les mots aimantaient l’esprit. Les jeux phonétiques de Derrida révèlent une sémantisation poétique de la pensée. Le philosophe délie la langue aux sens littéral et figuré du verbe : il lui donne son ampleur mais il la délivre également par un procédé de variations lexicales : « Tapie dans l’ombre de ces phrases, demeure – la grammaire trouble de tant de phrases. Nous l’entendons venir, elle est prête à tout29 ». Or quand la dérivation et la paronomase se font moteurs de pensée, la notion de genre peut alors faire face à « l’engendrement, les générations, la généalogie, la dégénérescence »30 ; elle est affrontement pour l’ontologie, donnant à réfléchir sur « le rôle de principe d’ordre : ressemblance, analogie, identité et différence, classification taxinomique, ordonnancement et arbre généalogique, ordre de la raison, ordre des raisons, sens du sens, vérité de la vérité, lumière naturelle et sens de l’histoire31 ». Par l’objet littéraire, Derrida aborde d’un autre point de vue un même questionnement philosophique, tournant sans doute autour de questions qui le poursuivent en pensée. La littérature, pour le philosophe, est moins une gageure ni même une expérience qu’un « laisser aller » : le philosophe investit un champ proche ou en tout cas qui se réfère au prochain et qui laisse la pensée aller à sa guise ; il donne ainsi aux mots leur pouvoir de spéculation et d’imagination. Derrida laisseinventer son texte en lisant celui de Blanchot, il propose ainsi une démarche interprétative motivée par l’invention que la fiction déploie : Derrida fait de la lecture littéraire un chemin de traverse, comme on lirait un texte de biais, en se tenant à l’écart et en le biaisant, en le lisant de traverse donc mais aussi à travers, en traversant le texte littéraire par une interprétation mue par les écarts et les déplacements de la pensée. Avec Derrida, la lecture littéraire est une traversée pour la philosophie : en lui donnant le statut d’exemple et de moteur philosophique, la fiction migre (selon un modèle analogique), elle change de « genre » et de discipline, elle donne à voir en miroir à la philosophie ce qu’elle devient.

Fiction et vérité : « La littérature au secret »

La littérature sert de témoignage réel. La littérature affecte, par un surcroît de fiction, d’autres diraient de mensonge, de passer pour un témoignage réel et responsable de la réalité historique – sans pour autant le signer puisque c’est de la littérature et que le narrateur n’est pas l’auteur d’une autobiographie32.

8En se proposant d’analyser le court texte de Maurice Blanchot intitulé L’Instant de ma mort, Derrida choisit une fiction littéraire fondée sur une anecdote véridique : Blanchot « empêché de mourir par la mort même » selon ses propres termes. Le 20 juillet 1944, Maurice Blanchot fut arrêté. Placé devant un mur et sur le point d’être fusillé, le lieutenant en est empêché, une bataille fait rage non loin de là, de sorte que l’exécution de Maurice Blanchot est suspendue, celui-ci échappant, au dernier moment, à la mort. Alors même que le témoignage « devrait rester étranger à la littérature, et surtout, dans la littérature, à ce qui se donne comme fiction, simulation ou simulacre », il s’avère qu’avec Blanchot – ou plutôt avec Derrida lisant L’Instant de ma mort – sa place même s’impose : « si le testimonial est en droit irréductible au fictionnel, il n’est pas de témoignage qui n’implique structurellement en lui-même la possibilité de la fiction, du simulacre, de la dissimulation, du mensonge et du parjure – c’est-à-dire aussi de la littérature, de l’innocente ou perverse littérature qui joue innocemment à pervertir toutes ces distinctions33. » Le témoignage doit se garder de la fiction et en même temps, il « doit se laisser hanter. Il doit se laisser parasiter par cela même qu’il exclut de son for intérieur, la possibilité, au moins, de la littérature ».

La vérité, souligne Blanchot, c’est qu’il [l’auteur] ruine l’action, non parce qu’il dispose de l’irréel, mais parce qu’il met à notre disposition toute la réalité. L’irréalité commence avec le tout. L’imaginaire n’est pas une étrange région située par-delà le monde, il est le monde même, mais le monde comme ensemble, comme tout. […] La création littéraire se donne l’illusion, lorsqu’elle revient sur chaque chose et sur chaque être, de les créer, parce que maintenant elle les voit et les nomme à partir du tout, à partir de l’absence de tout, c’est-à-dire de rien34.

9Parce que le témoignage relève autant (ou en même temps) « de la preuve théorique et du jugement déterminant » que du « parjure » ou du « mensonge », Derrida, lisant chez Blanchot ce qui lui permet d’écrire, dévie le texte qu’il approche. Mais n’est-ce pas au fond une mise en abyme de la motivation même de toute interprétation ? N’est-elle pas fondamentalement révélation, « phénomène, cela même qui apparaît dans la brillance ou le phainesthai d’une lumière, ce qui se produit dans l’atmosphère35 » de ce qui n’était pas apparu au premier abord, ne dévoile-t-elle pas un in-connu, c’est-à-dire ce qu’on ne savait pas et/ou ce qui était caché ? Blanchot est l’une des lectures fictionnelles privilégiées de Derrida parce qu’elle lui permet de déployer sa propre figure de penseur-littéraire, « un lecteur fabuleux, le lecteur de cette fable dont je me fais ici le porte-parole », un lecteur qui « se demande s’il lit bien ce qu’il lit36 ». Et si Blanchot est la « projection identificatoire à la fois inévitable et impossible37 » d’un Derrida littéraire, ce « lecteur fabuleux » de Blanchot n’est autre qu’un philosophe lisant la littérature :

Il est au travail. Il cherche donc à déchiffrer le sens de cette phrase, l’origine et la destination de ce message qui ne transporte rien. Ce message est pour l’instant secret mais il dit aussi qu’un secret sera gardé. Et un lecteur infini, le lecteur d’infini que je vois travailler se demande si ce secret quant au secret n’avoue pas quelque chose comme la littérature même38.

10Derrida choisit les fictions de Blanchot39 parce qu’elles lui font écrire et conserver le secret « d’un énigmatique “ne pas vouloir dire”40 ». La littérature, par sa forme, possède « une structure telle que son secret est d’autant mieux scellé et indécidable qu’il ne consiste pas, finalement, en un contenu caché, mais en une structure bifide qui peut garder en réserve indécidable cela même qu’elle avoue, montre, manifeste, exhibe, expose à n’en plus finir41 ». Sa lecture littéraire repose sur ce qu’il appelle « un supplément aporétique » : comment « garder secret » cette fascination dont témoigne le seul (simple) fait d’écrire ? La littérature pour Derrida représente ce droit du secret – de même qu’il existe un droit de réserve. En réfléchissant le témoignage non par rapport au concept de fiction, mais à partir de celui-ci42, Derrida donne à penser une filiation secrète entre littérature et philosophie : en déplaçant le concept de vérité du témoignage à la fiction, le secret bascule en quelque sorte de l’autre côté de la littérature, se rapprochant de la philosophie. Significativement, Derrida investit aussi la littérature dans Donner la mort, ou plus exactement ce qu’il appelle « La littérature au secret ». L’expression est reprise dans Genèses, faisant entendre toute la puissance du titre comme origine de la littérature : « Le secret de la littérature, c’est donc le secret même. C’est le lieu secret où elle s’institue comme la possibilité même du secret, le lieu où elle commence, la littérature comme telle, le lieu de sa genèse ou de sa généalogie propre43 ». Avec sa « littérature au secret », Derrida donne poétiquement à concevoir une filiation entre philosophie, littérature et secret ; elle est d’ailleurs effectuée pareillement (mais d’un point de vue symbolique) quand il dit vouloir « accorder ensemble le Père, le Fils et la Littérature » : « Je pense à Abraham qui garda le secret, n’en parlant ni à Sara ni même à Isaac, au sujet de l’ordre à lui donné en tête-à-tête, par Dieu. De cet ordre le sens lui reste à lui-même secret44. » Ce n’est pas tant le sacrifice d’Abraham en tant que sacrifice qui intéresse Derrida que son récit énigmatique, le secret qui préside à cet ordre et le silence qui l’entoure : « Il y a là du secret, et nous sentons que la littérature est en train de s’emparer de ces mots sans toutefois se les approprier pour en faire sa chose45 ». Dès lors si cette appropriation fascine tant Derrida, c’est que dans la « scène du secret, du pardon et de la littérature » se lit – et se meut en creux – « la filiation des filiations impossibles » : « La littérature commencerait là où on ne sait plus qui écrit et qui signe le récit de l’appel, et du “Me voici !”, entre le Père et le Fils absolus46. » Derrida dé-livre une belle définition de la littérature pour la philosophie : « Fictive, littéraire, secrète mais non nécessairement privée, elle resta, sans rester, entre le fils et lui-même47. » Nul doute que pour nous, lecteurs de Derrida, une fascination mystérieuse réside et résiste face au « secret d’un secret qui n’en est peut-être pas un, et qui, de ce fait, annonce la littérature48 » mais peut-être surtout dans le choix (la possibilité même) de cette juxtaposition et/ou confrontation entre littérature, secret et le récit du sacrifice d’Abraham, révélant aussi bien un « secret de la littérature » qu’un « secret en littérature49 ». Mais n’est-ce pas au fond la philosophie (en tout cas la posture de Derrida lecteur de fictions) qui se tiendrait « au lieu du secret », au sens littéral de l’expression, c’est-à-dire en un « lieu introuvable, au bord de la littérature50 » ? Derrida réfléchit sur le sens et les manières d’un « devenir-littéraire » :

Peut devenir une chose littéraire tout texte confié à l’espace public, relativement lisible ou intelligible, mais dont le contenu, le sens, le référent, le signataire et le destinataire ne sont pas des réalités pleinement déterminables, des réalités à la fois non-fictives ou pures de toute fiction, des réalités livrées, comme telles, par une intuition, à quelque jugement déterminant51.

La dernière fois, une sur-prise pour la philosophie

11« Mortel – immortel. Peut-être l’extase » : choisir L’Instant de ma mort pour Derrida consiste à réfléchir sur ce que Blanchot appelle une « expérience inéprouvée52 » :

Mort et cependant immortel, mort parce qu’immortel, mort en tant qu’immortel (un immortel ne vit pas), immortel dès lors que et en tant que mort, tandis que et aussi longtemps que mort ; car une fois mort on ne meurt plus et, selon tous les modes possibles, on est devenu immortel, s’habituant ainsi à – rien. Il est déjà mort, puisque verdict il y a eu, mais un immortel, c’est un mort. […] C’est dans la mort même que l’immortalité se livre à quelque « expérience inéprouvée », dans l’instant de la mort, là où la mort arrive, où l’on n’est pas encore mort pour être déjà mort, au même instant. Au même instant, mais la pointe de l’instant s’y divise, je ne suis pas mort et je suis mort. À cet instant-là, je suis immortel puisque je suis mort : la mort ne peut plus m’arriver. Elle est l’interdiction53.

12En jouant sur les conjonctions de coordination et de subordination comme pour laisser le sens à la langue française, à ses possibilités sémantiques et syntaxiques comme autant d’activités de recherche, Derrida fait œuvre, il met littéralement à l’œuvre ces « puissantes inventions conceptuelles et lexicales du “poétique” et du “philosophique”54 ». Et parce que ce récit est une mise en fiction du « dernier instant », de cette « expérience non philosophique et non religieuse de l’immortalité comme mort55 », Derrida fait de la dernière fois une « frontière de l’ultime », la marge aporétique d’un « non-passage, un événement de venue ou d’avenir qui n’a plus la forme du mouvement consistant à passer, traverser, transiter, le “se passer” d’un événement qui n’aurait plus la forme ou l’allure du pas56 ». Quelque chose comme « une venue sans pas » ? Suspension littéraire et imminence suspendue, « interruption du mourir57 » et « dernier délai suspensif58 », la dernière fois est aussi à l’image d’un Derrida lecteur de Blanchot. Littéralement « à bout de souffle » ou plutôt « au bout du souffle » dans L’Instant de ma mort, la littérature est cette « apostrophe suspensive » qui fascine Derrida, permettant de méditer cette « rencontre de la mort comme anticipation avec la mort même ». La dernière fois incarne cette confrontation d’une lecture littéraire et d’une approche philosophique, elle fait d’un point de suspension un point de rencontre « entre ce qui est sur le point d’arriver et ce qui vient d’arriver, entre ce qui va venir et ce qui vient de venir, entre ce qui va et vient. Mais comme le même. À la fois virtuel et réel, réel comme virtuel59. » Seule à même de rendre cet « instant suspendu d’une expiration ou d’un dernier soupir60 », la littérature fait de son pouvoir de fascination une suspension : ce qui reste en suspens et ce qui est suspendu :

Comment le retrouver, comment me retourner vers ce qui est avant, si tout mon pouvoir consiste à en faire ce qui est après ? Le langage de la littérature est la recherche de ce moment qui la précède61.

13« Un récit ? Non, pas de récit, plus jamais » : à Derrida de réfléchir sur cette dernière phrase, « cette apparente dernière ligne » de La Folie du jour : « Bien qu’elle dise la résolution de ne plus écrire de récit, elle fait encore partie, sur la face interne, si on peut dire, de sa bordure, d’un récit qu’elle achève mais d’un récit qui n’a pas eu lieu62 ». En cela, elle est une « non-performance réussie63 » : le récit a bien une place, une force, un début et une fin mais il ne se situe pas là où on l’attendait. La dernière fois est une question de place déplacée. Parce que la littérature « n’a pas de lieu arrêté », qui « a lieu sans lieu » et qui est « a-topique, folle extravagante64 », elle modélise pour le philosophe ce champ fictif non-conventionnel, cet espace qui « désigne le non-lieu et la mobilité topique ou hypertopique de la voix narrative65 ». De même, Derrida met en évidence dans L’Arrêt de mort, « la sur-vérité du survivre, l’hypertropie de ce procès. La chose a lieu sans avoir lieu66 ». Paradoxe de la dernière fois qui aurait à voir avec la fin qu’elle anticipe et qu’elle déborde en même temps. Si la dernière fois revient littéralement à la sur-vivance, c’est que survivre « retarde à la fois la vie et la mort sur une ligne (celle du sur le moins sûr) qui n’est donc ni d’une opposition tranchante ni d’une adéquation stable. Il diffère, comme la différance, au-delà de l’identité et de la différence67. » Survivre, c’est prendre la mort par la fin, c’est partir de la fin. « Survivre ne s’oppose pas à vivre, pas plus que cela ne s’identifie à vivre. Le rapport est autre, autre que l’identité, autre que la différence de distinction, indécis, ou, en un sens très rigoureux, “vague” évasif, évasé comme on le dirait d’un bord ou de ses parages68 ». Dès lors, la littérature renvoie la philosophie à une temporalité re-tournée. « Il y a un temps propre de ce qui se tient à demeure dans cet instant de ma mort, […] là où la forme signifiante “demeure”, joue avec ce qui meurt, avec “l’expérience inéprouvée” de qui meurt69. » Pareillement, nous semble-t-il, la dernière phrase de L’Instant de ma mort incarne ce « temps du retour70 », ce « temps propre de ce qui se tient à demeure71 » : « Seul demeure le sentiment de légèreté, l’instant de ma mort désormais toujours en instance ». En montrant le fonctionnement à rebours de cette dernière phrase du récit de Blanchot, Derrida fait comme si l’événement (ou plus exactement tout le récit qui en est fait) « avait d’avance donné sa loi, sa grammaire et son destin à tout ce qu’il a écrit depuis ». Ce que Derrida réfléchit au travers des dernières phrases de ces récits de Blanchot, c’est l’impossibilité d’une expérience philosophique que la littérature s’octroie, parce qu’elle peut tout dire : « La possibilité de la fiction littéraire hante, comme sa propre possibilité, le témoignage dit vérace, responsable, sérieux, réel. Cette hantise est peut-être la passion même, le lieu passionnel de l’écriture littéraire, comme projet de tout dire72 ». La littérature donne à comprendre pourquoi la mort peut se faire don (c’est-à-dire qu’elle peut se donner), ou plus exactement, la littérature est une façon de saisir l’articulation entre la mort et le don : le mot donne ce qu’il signifie tout en le supprimant. « Le mot me donne l’être, mais il me le donne privé d’être. Il est l’absence de cet être, son néant, ce qui demeure de lui lorsqu’il a perdu l’être, c’est-à-dire le seul fait qu’il n’est pas73. » L’expérience de ce « dernier instant » relève d’un droit du don pour Derrida, alors qu’elle a sans doute beaucoup à voir pour Blanchot avec le devoir: « Voici que sans rupture de solitude, dans l’extase même, elle donne : elle donne la compassion de tous les mortels, avec tous les humains qui souffrent ; et le bonheur, cette fois, de n’être pas immortel – ni éternel. À cet instant il peut y avoir allégresse, légèreté dans l’immortalité de la mort, bonheur de la compassion, partage de la finitude74. » « La littérature et le droit à la mort » stigmatisait également cela, à la façon blanchotienne nous semble-t-il, d’une manière poétiquement pensive : « La littérature apprend qu’elle ne peut pas se dépasser vers sa propre fin : elle s’esquive, elle ne se trahit pas75 ». Dès lors, le fonctionnement « mortel » du langage en est une représentation : « Le langage aperçoit qu’il doit son sens, non à ce qui existe, mais à son recul devant l’existence, et il subit la tentation de s’en tenir à ce recul, de vouloir atteindre la négation en elle-même et de faire de rien tout76 ».

14En définitive, la façon dont Derrida commente l’expression finale de Blanchot « peut-être l’extase » pourrait bien constituer une mise en abyme des pouvoirs et des virtualités spéculatives de la littérature : « Tout seulement peut être. Une virtualité aléatoire qui s’oppose moins que jamais à l’actualité de l’acte ou de la présence77. » Derrida prête ostensiblement à la littérature la puissance virtuelle et le pouvoir de suggestion d’un « peut être » qui est aussi un « peut-être » : « Peut-être devient-il déjà, outre tout cela, une sorte de critique littéraire, voire de théoricien de la littérature, en tout cas un lecteur en proie à la littérature, vulnérable à la question qui tourmente tout corps et toute corporation littéraires. Non seulement “qu’est-ce que la littérature ?”, “quelle est la fonction de la littérature ?” mais “quel rapport peut-il y avoir entre la littérature et le sens ? entre la littérature et l’indécidabilité du secret78” ? » Et quand Derrida s’interroge encore : « Pourquoi la littérature aurait-elle à être avouée ? à être avouée pour ce qu’elle ne montre pas ? Elle-même79 ? », il reconnaît par là même le pouvoir du littéraire, ou plutôt cette « puissance autre de la littérature80 », puissance paradoxale ou plutôt exclusive en ce qu’elle dépossède le lecteur de son « droit ou du pouvoir de trancher entre le littéraire et le non-littéraire, entre la fiction et le témoignage documentaire81 ». Au-delà encore, c’est peut-être moins la force de la littérature que le pouvoir de fascination qu’elle exerce sur le philosophe en général, et sur Derrida en particulier, tant elle transpose fictivement cette dialectique de l’impossible et du contingent qui meut tout rapport à la mort : « rapport impossible à la mort ; à l’instant la mort, l’impossible, va devenir possible en tant qu’impossible. Voilà qui à défier l’analyse donne aussi la légèreté de l’allégresse souveraine82 ». Possible – impossible : les deux termes signifient pour Blanchot « deux modes d’accéder ou de se rapporter à ce qui est autre83 ». Dès lors, la littérature est là pour « avouer l’inavouable : à savoir que la tâche du savoir est impossible84 ». Le pari d’une littérature saisie par la philosophie est bien une gageure de l’impossible, ou plus exactement de « l’im-possible », parce qu’elle fait « l’expérience de cette impossibilité » qui s’annonce « intraduisiblement différente85 ». Derrida fait évidemment référence à l’expression heideggerienne de la mort comme « possibilité d’une impossibilité », expression sur laquelle il réfléchit et s’étonne dans Apories :

On la cite souvent. On y salue à peine un saisissant paradoxe, sans peut-être mesurer toutes les explosions en chaîne qu’il tient en réserve dans le souterrain de l’analytique existentiale. […] Est-ce là une aporie ? où la situer ? dans l’impossibilité ou, ce qui ne revient pas nécessairement au même, dans la possibilité d’une impossibilité ? que peut être la possibilité d’une impossibilité ? comment penser cela ? comment le dire dans le respect de la logique du sens ? comment approcher, vivre, exister cela ? comment en témoigner86 ?

15Concrètement, que fait la Littérature de cette possibilité ? L’actualise-t-elle ou la virtualise-t-elle ? Mourir – s’attendre aux « limites de la vérité » : la triade du sous-titre (l’attente – la suspension – la vérité et la limite) définit le rapport du philosophe à la lecture littéraire. Derrida cite Blanchot et salue son « allégresse souveraine » : la littérature, par le biais de la fiction, est à même (elle en a le droit) de juxtaposer en toute puissance les termes « en réalité la littérature… »:

Il demeure impossible de décider si ce « en réalité » est encore immanent à la fiction, tel un sursaut de la surenchère fictionnelle, un effet supplémentaire de l’invention, voire de la fiction autobiographique, soit encore du rêve ou du fantasme, ou si, au contraire, la fiction prend sérieusement en compte cette déchirure de la maille, […] la référence à ce qui s’est effectivement passé, à ce qui a vraiment eu lieu en ce lieu, en réalité […]87.

16Au-delà d’un rapport complexe ou ambigu de la réalité à la fiction, Derrida montre ce que la philosophie peut engager de fictionnel, mais il fait aussi réfléchir visuellement la littérature en nouant italiques et suspension : « Des italiques suspendent ainsi, en littérature, la réalité de ce qui est dit avoir lieu en réalité. Les italiques donnent à penser, jusqu’à la mettre en œuvre, le corps même de la question : Qu’est-ce que la réalité ? Qu’est-ce qu’un événement ? Qu’est-ce qu’un événement passé ? Et que veut dire “passé” ou “se passer”88 ? » Tout ce questionnement de Jacques Derrida au sujet de la littérature trouve sa réponse par le biais sinon de la philosophie, tout du moins du philosophe. Paradoxalement mais superbement au fond, c’est quand le philosophe est tenu qu’il est à même de « pressent(ir) la littérature89 ».