Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

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Fabula-LhT n° 11
1966, <i>annus mirabilis</i>
François Châtelet

Un intellectuel peut-il devenir communiste ?

Nous reproduisons ce texte paru le 23 mars 1966 dans Le Nouvel Observateur, p. 32‑33, avec l’aimable autorisation des ayants-droits de l’auteur et de la revue.

[François Châtelet est entré au P.C. au début de l’année 1955 et l’a quitté en 1959.]

« Laissez-les travailler en paix »

1Le comité central du Parti communiste vient d’adopter une résolution fort circonstanciée concernant les problèmes idéologiques et culturels. Pour en comprendre la signification, la portée et les limites, il faut d’abord écarter tout ressentiment. Déjà, à propos de l’article de Louis Aragon, publié dans les colonnes de la très officielle Humanité, qui protestait, et « mettait en appel » la condamnation de Daniel et de Siniavski, on s’était indigné : Quoi ! Voilà que celui qui avait cautionné, pendant des décennies, l’arbitraire stalinien dans tous les domaines de la culture, qui s’était soumis, sans le moindre regret, aux sottises de l’inconditionnel fidélité, découvrait brusquement les mérites techniques et moraux de la liberté d’écriture et en venait, enfin, à distinguer entre les « délits d’opinion » et les « crimes d’opinion ».

Les ingénieurs des âmes

2Et, certes, on comprend, maintenant, l’irritation, la rancœur d’intellectuels, de philosophes, d’écrivains, d’artistes, qui trouvent exprimées, dans des énoncés officiels du comité central – dans la forme jésuitique et mesurée caractéristique de ce genre de publications – les revendications qu’ils défendirent, silencieusement, d’abord dans la discipline, puis dans la colère, et qui leur valurent d’être exclus et insultés. Il y a vingt ans, par exemple, que Henri Lefebvre – pour ne citer que lui – a tenté de faire prévaloir cette liberté dans la recherche et dans la création intellectuelles qu’admet aujourd’hui comme s’il s’agissait d’une évidence la résolution du comité central.

3Le problème n’est pas là : il ne concerne que l’histoire anecdotique de la pensée, et, à vrai dire, les « règlements de compte » subjectifs sont de peu d’importance. Ce qui compte, c’est le sens à la fois politique et théorique du texte. Rappelons les faits, des faits qui sont d’ordre platement psycho-sociologiques : à la Libération, en foule, les intellectuels et les artistes manifestèrent leur adhésion au marxisme, au Parti communiste, son dépositaire, qui leur semblaient détenir les promesses d’un monde de vérité, d’efficacité et de clarté. Or c’était l’époque où, à Moscou, dominait le jdanovisme, où la règle imposée à tous, y compris et surtout aux « ingénieurs de âmes », était celle de la défense par tous les moyens et dans les secteurs de la culture, de la patrie du socialisme.

Une poussée de lave

4En France, l’intelligentsia communiste apprit la ruse : c’était l’époque des grands débats des existentialistes et des marxistes, le temps de l’hebdomadaire « Action », des discussions entre Sartre et le vietnamien Tran Duc Thao. Pour mieux répondre à « l’idéalisme sartrien », les intellectuels communistes tentaient des percées qui leur valaient bientôt d’être rappelés à l’ordre, tandis que les existentialistes vivaient dans la terreur de manquer par débauche philosophique le concret de l’Histoire.

5La chape glacée de la guerre froide vint régler la question : plus l’existentialisme s’acharnait à rejoindre l’idéologie du P.C.F. plus celui-ci se dérobait. Ce fut, pour nous autres, intellectuels communistes, la période de la grande hostilité, du sacrifice grandiose et vain. Certains d’entre nous, philosophes, poètes, romanciers, en arrivaient à se prosterner devant Joseph Staline et Maurice Thorez. Nous tentions de renier en nous l’intellectuel, l’artiste, le non-producteur. Nous nous voulions « ouvriers », et du coup, nous devenions bureaucrates. Bureaucrates d’une mythologie dont tous les thèmes étaient fixés à l’avance et tous les rebondissements prévus. Il n’y avait pas d’erreur possible : d’un côté l’idéalisme méchant, bête, ignorantiste et pro-américain ; de l’autre, le matérialisme juste, scientifiquement informé, ami du progrès et de l’Union soviétique. Roger Garaudy fixa, comme en un instantané, ce moment du marxisme français dans sa thèse « Théorie marxiste de la connaissance ». J.-P. Sartre en était à rechercher cette polémique « authentique » qui l’eût rassuré sur son efficacité lorsque survint l’imprévisible : le xxeCongrès.

6L’éruption. Les explosions. Les jetés de pierre. Les exclusions allèrent bon train qui atteignirent ceux qui n’en pouvaient plus d’avoir trompé, et d’avoir été trompés. Mais plus profondément, une poussée de lave qui, chaque année, se renforçait du flot de jeunes chercheurs et d’étudiants. Les deux dernières années ont vu les conséquences extrêmes de ce mouvement ; deux courants se combinèrent : celui des étudiants de la « base », soumis à l’enseignement dérisoire et répressif de l’Université traditionnelle et insatisfaits des palliatifs « démocratiques » proposés par le Parti, et celui des professeurs, des savants, des artistes, des écrivains de la génération nouvelle, ouverts à tous les progrès de la science contemporaine, et maigrement content des conquêtes du matérialisme dialectique – serait-il renouvelé ! – et du réalisme – serait-il « sans rivage » !

7On connaît les remous qui accompagnèrent la mise au pas de l’Union des Étudiants communistes. À une époque où, dans le monde entier, de Madrid à New York, de Varsovie à Buenos Aires, la mise en question de l’ordre établi par la guerre passée et les militaires présents a pour agents les intellectuels, il n’était plus possible, même dans cette France qu’on dit dépolitisée, d’ignorer le problème. Il fallait répondre. Il le fallait d’autant plus que l’autre parti communiste puissant d’Europe occidentale, celui d’Italie, ayant réfléchi sur les notions proposées par Gramsci (et non seulement en fonction des normes ouvriéristes de Maurice Thorez), allait de l’avant.

8Il fallait un compromis, un compromis qui satisfasse les forces en présence au sein de ce comité central, si soucieux de refléter à la fois le mouvement de l’opinion publique et les positions acquises dans l’appareil. On l’a trouvé, brillamment, en un texte bien lié, qui en apparence, donne satisfaction aux plus exigeants. Les dirigeants politiques ont bien mené leur opération : le libéralisme idéologique du Parti y est affirmé, un libéralisme qui permet de poursuivre les négociations avec la S.F.I.O. et, ainsi, de mettre au point les tactiques et les stratégies électorales à venir. Les dirigeants de l’idéologie ont tiré leur épingle du jeu : Louis Aragon a bien raison de revendiquer la liberté de création de l’artiste et de l’écrivain, Roger Garaudi est dans le droit fil de l’Histoire lorsqu’il propose aux chrétiens de bonne volonté de discuter et de pratiquer le thème commun de l’humanisme…

Retour à Condorcet

9Bref, dans tous les domaines, c’est la coexistence pacifique ! Coexistence du marxisme et de la religion, coexistence du marxisme-léninisme et du réformisme, coexistence de la direction du Parti, engagée dans les tâches ardues de la lutte contre le pouvoir personnel, et des intellectuels communistes qui ont, eux-aussi, les pauvres, leurs problèmes dont il faut tenir compte (ne doivent-ils pas de leur côté coexister avec la science, avec le sérieux de la recherche et de l’information ?). Des morceaux que l’on combine pour tenter d’en faire un ensemble acceptable, des contradictions que l’on réduit à de simples différences, une originalité qui consiste à organiser autrement des vieilleries, voilà la nouveauté !

10Des aspects positifs ? Ce texte en aura, s’il permet effectivement aux intellectuels que leurs convictions et le sens de ce qu’ils croient être leur responsabilité attachent au P.C.F. de travailler, de se réunir, de publier sans encourir les foudres de la direction. Mais il a, en tout cas, un aspect négatif : l’idéologie profonde qu’il révèle. Le thème qui permet d’articuler en un tout, en apparence cohérent, ces diverses contradictions est celui de la philosophie de l’histoire humaniste.

11La référence qui peut éclairer, ce n’est pas Marx – ni le jeune ni le vieux – c’est à peine Auguste Comte, c’est plutôt Condorcet du « Tableau historique », avec en moins l’élégance de l’écriture. Puisse la direction du Parti laisser les intellectuels travailler en paix ! C’est le vœu qu’on peut former quand on saisit le niveau théorique auquel elle se place, quand on découvre sa philosophie, mélange inconsistant d’empirisme politique, de psychologie bourgeoise et de messianisme humanitaire.

12Mais quoi ! Où peut-on en arriver quand on pense que « Fils du peuple », c’est « le Capital » mis en images ?

13F.C.