Le Nouvel Observateur, 31 août 1966, p. 28, avec l’aimable autorisation des ayants-droits de l’auteur et de la revue.
1Décidément, il n’est plus sûr qu’il y ait quelque chose de théoriquement pourri dans le royaume de France. Certes il n’y a pas lieu d’être tout à fait content. Le malthusianisme intellectuel des petits cousins de Boutroux et Ravaisson, ancêtres désuets mais efficaces du culte hexagonale, pèse encore lourdement. L’étudiant français doit payer plus de soixante francs pour avoir une traduction complète de Platon et quelque chose comme le triple s’il souhaite avoir les textes grecs en regard ; Aristote se dispute à prix d’or ; Lucie Prenant lutte pour qu’on puisse lire, correctement et commodément, Leibniz ; ne parlons pas Hegel, de Marx ; parlons moins encore de Nietzsche, de Freud, de Gramsci ; des travaux du positivisme anglo-saxon… Il a fallu plus de trente ans pour que paraissent la traduction de « Sein und Zeit » est presque autant pour que le « Tractatus » de Wittgenstein soit accessible aux lecteurs français. L’hypothèque est considérable il faudra des années, sans doute, pour qu’elle soit liquidée…
Lévi-Strauss l’a compris
2Mais laissons là cette carence : car c’est, de toute évidence, rêver de penser que l’État, par l’intermédiaire du C.N.R.S., puisse prendre sérieusement l’affaire en main, ou de croire que les éditeurs aient la capacité de rompre avec le bricolage mini-intellectuel mi-commercial qu’ils pratiquent en ce domaine. Puisse que l’institution et les divers complices qui, de multiples façons, s’y reconnaissent ne parviennent pas à sortir de la médiocrité, venons-en au sommet, c’est-à-dire la recherche théorique. Car c’est ici que l’analyse est réconfortante et que se révèle la chance d’une mutation décisive de l’intellectualité en France.
3Il n’est pas question de dresser un bilan. Le faire, ce serait, en tout cas, supposer qu’en octobre dernier, quelque chose de radicalement nouveau a commencé ; proposition qui n’a évidemment aucun sens, comment témoigne la publication de trois livres, cette année, qui sont fondamentaux et qui sont des recueils d’articles plus anciens : « Mythe et Pensée chez les Grecs », de J.-P. Vernant, « Essais de linguistique générale », d’É. Benveniste et « Figures » de Gérard Genette. Ce qu’on peut noter, toutefois, c’est que le moment semble venu où les chercheurs et éditeurs (c’est-à-dire lecteurs) sentent la nécessité de réunir en des ensembles des idées qui veulent dire quelque chose contre une banalité et une tradition qui s’essouffle à ne vouloir rien dire. Lévi-Strauss, depuis bien longtemps, l’a compris. Se dévouant inlassablement à la culture, il publie, rassemble des textes et catalyse, par son exemple, la recherche scientifique. (Les P.U.F. viennent, enfin, de rééditer « Sociologie et Anthropologie » de Marcel Mauss, avec la préface, précisément, de Lévi-Strauss.) Puisque l’écriture est décisive et qu’elle est l’ordre de cela même qui est pensé – comme l’a montré Jacques Derrida dans ses articles consacrés à la grammatologie dans « Critique » (décembre 1965 janvier 1966), articles qui laissent espérer une œuvre admirable – c’est dans ces écrits provocants, seraient-ils disparates, qu’il y a à confier ce qui subsiste d’esprit aujourd’hui.
4(À ce propos, saluons la publication des « Écrits » de Jacques Lacan.)
Un fait de culture
5Cette obligation forte de fixer le fugace, voire l’impertinent, le contradictoire apparaît bien dans le contenu des revues. « Aléthéia » réapparaît ; « Recherches » – qui vient de publier son numéro 2 – revendique, sans gêne et à bon droit, rigueur technique et disparité théorique ; à l’École normale supérieure se multiplient les textes ronéographiés, distribués par Maspéro, manifestant – qu’il soit question d’économie politique et psychanalyse – une volonté de contrôle, de précision, bref, de connaissance dont les revues officielles de la philosophie française ont depuis bien longtemps perdu jusqu’à l’idée. Le mouvement atteint les « bonnes revues » elles-mêmes. Significative, à ce propos, est la réaction en chaîne qu’a provoquée l’ouvrage de Paul Ricœur consacré à Freud : « de l’Interprétation ». Entre « Critique », « les Temps modernes », « Esprit », c’est presque un vrai débat qui s’est instauré, dont étaient souvent exclues les grâces académiques, où se révélaient même quelquefois de véritables agressivités doctrinales, où, dans l’ensemble, un livre était traité non comme un rite ou un objet conventionnel (dûment signé et apostillé), mais comme un fait de culture, justiciable de discussions et de critiques portant sur son projet, sur son contenu, sur sa portée.
6C’est la même réaction, au moins dans la forme, qu’on suscitée les ouvrages de Louis Althusser et de ses amis : « Pour Marx » et « Lire le Capital » I et II. Si dans « les Temps modernes », par exemple, Robert Paris a cru devoir moduler sur les thèmes stalino-trotskystes coutumiers. Nickos Poulantzas a su imposer un ton plus sérieux ; si J.-L. Nancy, dans « Esprit », a cru que la « pensée » avait à être défendue contre la science, J.-M. Domenach, dans un critique pénétrante de la notion d’aliénation, lui avait répondu par avance ; et « l’Humanité » elle-même accordait à Althusser un audience inattendue…
7Inattendu aussi était le fait que « les Lettres françaises », par l’intermédiaire du bienvenu Raymond Bellour, aient demandé une interview à Michel Foucault et que, très vite, un livre aussi difficile que « les Mots et les Choses » devienne un succès de librairie. Là, sans doute, dans le domaine théorique est la grande nouveauté. Une page semble être tournée dans la philosophie en France. Certes, depuis bien longtemps, Bachelard, Koyré, puis G. Canguilhem (signalons la réédition de la thèse sur « le Normal et la Pathologique ») avaient jeté les fondements d’une épistémologie rigoureuse. Et nous évoquions, à l’instant, les travaux de Lévi-Strauss et du Dr Lacan et ceux des linguistes. Mais le public cultivé, selon l’expression consacrée, connaît jusqu’ici de Bachelard beaucoup plus ses recherches poétiques que ses travaux scientifique et s’intéresse à Lévi-Strauss beaucoup plus par l’apparence anecdotique de « Tristes tropiques » que par les analyses de l’« Anthropologie structurale ». La philosophie, à ses yeux, c’était, jusqu’ici, Jean-Paul Sartre et, comme on dit, l’existentialisme. À un niveau inférieur, les grand débat, c’était celui opposant l’humanisme chrétien et l’humanisme « marxiste », la philosophie de l’histoire avec Bon Dieu et la philosophie de l’histoire sans…
Changer de registre
8Que Maspero et Gallimard aient eu à rééditer si rapidement les textes d’Althusser et de Foucault signifie que ce même public commence à pressentir que les philosophies de la conscience, du vécu, de l’existence, si approfondies soient-elles, ne correspondent plus aux exigences de l’esprit aujourd’hui, qu’il faut en venir à la rigueur du concept, à la recherche historienne précise, à la lecture critique des textes. Entre Foucault et Althusser, la différence de conception est grande. Mais à l’origine de leur enquête, il y a la même volonté : considérer les textes comme tels, comme des œuvres constituant la culture et non comme les produits de subjectivités contingentes, concevoir l’activité théorique comme une activité spécifique dont le statut et les effets sont à étudier dans leur fonctionnement propre. L’image de l’homme léguée par l’humanisme – conscience qui veut et qui ne veut pas, en proie au tragique de la connaissance de soi et du choix personnel – s’efface. Les sciences humaines, du coup, ont à changer de registre et, peut-être, elles-mêmes, à se dissoudre. Et ce n’est pas le moindre mérite de « Lire le Capital » et des « Mots et des Choses » que de démontrer l’inanité du désir de synthèse de « toutes » les sciences de l’homme, de la caractérologie à l’économie politique… Ce n’est pas l’élargissement qui s’impose, mais la profondeur. Ainsi commence la réalisation de ce programme qu’indiquait, de sa prison, Jean Cavaillès : une philosophie, non de la conscience, mais du concept…
9J. C.