Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Entretiens
Fabula-LhT n° 11
1966, <i>annus mirabilis</i>
Gérard Genette

Autour de Figures

1Antoine Compagnon : Aujourd’hui, l’invité du séminaire est Gérard Genette, qui a publié Figures au printemps de 1966. Je ne vais pas le présenter, je voudrais seulement rappeler qu’à ce moment-là, puisque notre séminaire est consacré à cette année, Gérard Genette était assistant à la Sorbonne : peut-être pourra-t-on parler de ce que signifiait être assistant à la Sorbonne en 1965-1966. À la même époque, il suivait le séminaire de Roland Barthes. L’un des articles bien connus de Gérard Genette sur les rapports entre « Rhétorique et enseignement » a dû avoir son origine dans un exposé présenté au séminaire de Roland Barthes consacré à l’ancienne rhétorique dans les années 1964-1966. C’est donc le moment où un certain nombre des articles de Genette, parus pour beaucoup dans Tel Quel, sont recueillis dans ce volume de Figures, publié dans la collection de Philippe Sollers, « Tel Quel » aux Éditions du Seuil. Qu’en est-il de vos relations avec Barthes, avec Sollers ? Après que Barthes a parlé de Robbe-Grillet, on observe des changements et vous-même parlez de Robbe-Grillet. Pourriez-vous nous dire un mot de ce que vous avez écrit sur Robbe-Grillet ? Aujourd’hui, j’ai fait le cours sur Proust avec l’idée que nous pourrions parler de Proust et de même que Barthes dans un texte intitulé Proust et moi, vous me diriez comment vous êtes venu à Proust autour de ces années-là. Voilà un certain nombre des sujets que j’aimerais bien qu’on aborde en toute liberté, autour de l’année 1965-1966, de la publication de Figures, de Proust, de Barthes, peut-être de vos rapports avec Tzvetan Todorov, puisque ce sont les années de grande proximité. Vous voulez…

2Gérard Genette : Première remarque : j’ai le sentiment d’être ici parce que je suis à peu près le seul survivant de toutes les personnes, de tous les auteurs, de tous les critiques, de tous les cinéastes qui se sont soit révélés, soit confirmés au cours de cette année mirabilis.
 

3AC : Sollers est déjà venu ici, invité à ce séminaire, et Todorov aussi : ils sont des survivants.

4GG : C’est plutôt moi qui ne suis pas tout à fait survivant, mais je vais essayer de survivre encore pendant trois quarts d’heure. Je pensais à la liste, qui est devenue un peu canonique dans quelques gazettes, des personnalités, si je peux employer ce terme, qui se sont révélées cette année 1966, c’est-à-dire par exemple qui ont publié un livre ou sorti un film en 1966. Quand je contemple cette liste, je suis obligé de constater que nous ne sommes plus très nombreux. De toute façon, parmi ceux qui se sont révélés ou confirmés en 1966, il y avait des personnes de tous âges : je pense que Jacques Lacan n’avait pas tout à fait le même âge que moi, quand je contemple cette liste donc, je ne peux m’empêcher de me remémorer une certaine page du Temps retrouvé, que vous connaissez probablement mieux que moi, où Charlus, qui ne va déjà plus très bien lui-même, égrène la liste de tous ceux qui ont disparu pendant les quelques années où le narrateur était absent de Paris.

5Alors il y a toute une litanie : Hannibal de Bréauté : mort ; Antoine de Mouchy : mort ; Charles Swann : mort, et ainsi de suite. Voilà, je ne vais pas faire la transposition, nom par nom, de cette liste charlusienne, qui est beaucoup plus longue que ce que je viens d’en citer, et qui se termine par une assez belle phrase, la dernière de cette scène justement célèbre, où le Narrateur dit à peu près : « chaque fois le mot “mort” tombait sur le défunt comme une dernière pelletée de terre, jetée par un fossoyeur pressé de le river plus profondément à la terre ». Nous n’en sommes pas encore là.

6Je voudrais dire tout de suite qu’en effet, je ne suis pas le seul de la liste qui soit encore vivant. Vous avez, à juste titre, mentionné Tzvetan Todorov qui était un peu mon alter ego à cette époque, et qui a publié lui aussi en 1966 un livre. Même si ce n’est pas un livre écrit par lui, il y a beaucoup de lui dans l’Anthologie des textes des formalistes russes, publiée dans la collection Tel Quel, tout à fait au début de l’année 1966 je crois. C’est un livre dont je me souviens avec un peu d’émotion, car nous avons beaucoup travaillé ensemble sur cette traduction, sur le choix des textes, etc., pour les proposer à Philippe Sollers qui était enthousiaste juste avant d’accueillir ce livre et qui n’en a plus jamais parlé par la suite, je crois, sinon en quelques phrases un peu acides entre deux portes.

7Donc 1966. Le paradoxe, c’est qu’en 1966, je n’ai rien écrit, mais j’ai publié un livre dont la matière, si j’ai bonne mémoire, remonte, en termes d’écriture et de prépublication, à l’année 1960, où a paru dans la revue Les Lettres nouvelles ce qui est le premier des chapitres de Figures et qui fait partie d’un ensemble consacré à la poésie baroque française. On peut donc dire que ce volume est le fruit d’un amoncellement qui a duré six ans, ce qui ne témoigne pas d’une grande vivacité de plume. Le fait d’ailleurs de publier son premier livre à trente-six ans ne témoigne pas non plus d’une grande précocité, et j’ai pris depuis l’habitude de publier un livre tous les trois ans, ce qui relève plus de la manie superstitieuse que de la vocation.

8J’ai un souvenir assez précis concernant ce premier chapitre qui s’intitule, je crois, L’univers réversible : je l’ai écrit dans une toute petite chambre d’un tout petit hôtel de Bretagne, au cours de ce qu’on pourrait appeler – quelqu’un ici doit s’en souvenir – une sorte de voyage de noces. Cette référence autobiographique est peut-être le témoignage d’une certaine futilité… d’une certaine fidélité aussi. Donc, j’ai accumulé pendant six ans un certain nombre de textes qui relevaient essentiellement du genre de la critique littéraire et de ce qu’on appelait plus spécifiquement à cette époque, de la Nouvelle Critique. Mon maître et mon guide était évidemment, tout le monde le sait, Roland Barthes. Mes objets y étaient essentiellement la poésie baroque française, sur laquelle mon attention avait été évidemment attirée par le merveilleux livre de Jean Rousset, Circé et le paon ; Proust, qui est l’objet de ce chapitre que vous avez déjà mentionné, Proust palimpseste ;Robbe-Grillet, dans un texte intitulé Vertige fixé.

9Malgré la distance temporelle, dans mon intérêt pour ces trois objets littéraires, il y a une certaine relation entre la poésie baroque française, Proust et Robbe-Grillet, ce qui fait donc la matière de cinq des dix-huit chapitres de Figures et peut-être d’un ou deux autres que je n’ai plus en mémoire pour l’instant. Ce motif commun à ces œuvres très diverses et historiquement assez séparées les unes des autres – et dont j’ai tenu compte dans le titre du chapitre consacré à Robbe-Grillet –  c’est le thème du vertige. Brandir le thème du vertige à propos du baroque n’a rien de particulièrement original – il suffit de penser à la peinture de Rubens – mais je me faisais une certaine idée du vertige baroque et peut-être du vertige en général, qui passait par le sentiment un peu égaré d’un vertige qui naît de la symétrie. C’est ce qui est caractéristique dans le premier de ces articles, dans le second aussi, qui porte sur Narcisse, et qui dit Narcisse dit symétrie (le thème du miroir). Saint-Amant, auquel j’ai consacré le premier texte, traite aussi la surface de la mer comme un miroir, où se reflètent les oiseaux et les poissons. Enfin je ne vais pas revenir sur cette petite zoologie fantastique.

10Il va de soi par le titre du chapitre, je ne vais pas en dire plus, que c’est ainsi que j’ai lu Robbe-Grillet. Ce dernier a été lu de beaucoup de façons dans ces années-là : il en était très satisfait naturellement, mais il n’était pas d’accord avec ce qu’on en disait. La doxa disait qu’il était un romancier, un écrivain de la description objective – je crois que cet adjectif doit figurer quelque part dans un titre d’un article de Roland Barthes consacré à je ne sais plus lequel de ses romans. Robbe-Grillet, lui, en était déjà plutôt à se considérer comme le romancier le plus subjectif qu’on puisse imaginer, le plus subjectif et le plus fantasmatique ; et moi j’étais quelque part entre les deux, plus sensible à ce que j’ai donc appelé le « vertige fixé ». L’expression est empruntée à Rimbaud, mais si je n’avais pas eu la coquetterie de cet emprunt, le terme le plus juste aurait été « vertige figé » : c’est ainsi que je lisais Robbe-Grillet, qui voulut bien m’en approuver.

11Et naturellement, ma première lecture de Proust, Proust palimpseste, s’explique certes par un certain goût du jeu de mots dans le choix de ce titre, mais ce terme de palimpseste synthétise pour moi un certain vertige de l’écriture proustienne, un vertige que j’éprouve dans des phénomènes de superposition qui me paraissaient, à l’époque en tout cas, caractéristiques de l’œuvre de Proust. C’est la façon dont ces différents objets de l’écriture proustienne se superposent dans leurs variantes et viennent en quelque sorte s’empiler les uns sur les autres comme dans une sorte de feuilletage, qui m’a suggéré l’image, évidemment aujourd’hui devenue banale, du palimpseste. Mais en ce temps-là, on ne pensait pas beaucoup au palimpseste, ensuite j’ai continué d’y penser, comme vous le savez peut-être. Tout cela s’est empilé aussi pendant les quelques années qui s’écoulent entre 1960, année de publication du premier de ces chapitres et 1966, année de publication du recueil.

12Puisque nous sommes dans la petite histoire, je pourrais vous raconter peut-être deux ou trois anecdotes sur la façon dont ces divers essais critiques publiés dans les Lettres nouvelles, dans la Nrf, dans Critique, dans Tel Quel, ont abouti à ce livre, auquel je ne pensais évidemment pas lorsque j’ai écrit le premier de ces essais.

13Un certain jour de 1965 je pense, Philippe Sollers, qui dirigeait la revue et la collection « Tel Quel », où j’avais donné en effet deux ou trois de ces textes, m’a suggéré d’en faire un recueil. J’ai trouvé cette suggestion un peu présomptueuse, un peu prématurée peut-être, et j’ai donc éprouvé le besoin de consulter quelques autorités, en dehors de celle de Sollers lui-même, que je ne contestais pas à l’époque. J’ai naturellement consulté Roland Barthes. Je ne pouvais alors rien faire dans cet ordre sans le consulter, et  chaque fois que je le faisais, j’obtenais de lui une réponse qui, comme celle de l’oracle de Delphes, pouvait être interprétée soit dans un sens soit dans l’autre, jamais dans un troisième. Il a dû me dire quelque chose comme « Bof…, faites comme vous le sentez… ». Comme je trouvais ce conseil un peu vague, je me suis tourné vers un autre de mes mentors de l’époque, Georges Poulet, qui m’avait encouragé dans l’écriture de quelques-uns de ces essais, je ne sais plus très bien lesquels, et qui était d’un caractère plus décidé que celui de Roland Barthes. Alors je lui ai demandé : « Est-ce que vous croyez raisonnable, puisque Sollers me le propose, de brocher un volume d’essais critiques, avec tout ce que j’ai écrit et publié ? ». Il m’a dit cette phrase que je n’étais pas près d’oublier : « Faites-le, vous ne le regretterez jamais ! ». Évidemment, à une phrase comme ça, on ne résiste pas.

14Je suis donc retourné vers Philippe Sollers, je lui ai dit qu’on allait essayer de faire ce recueil (je continue dans la petite histoire auctoriale et éditoriale). « Oui, dit Sollers, très bien, je vais en toucher un mot à Paul Flamand (qui était le patron du Seuil à cette époque). C’est très bien, mais il faudrait un titre ». Toujours un titre. Heureusement, j’en avais un qui me tournait dans la tête depuis quelques mois, peut-être depuis quelques années, que je voyais plutôt comme un titre de roman. Ce titre c’était le mot « Figures ». J’ai donc renoncé au roman, que je n’ai effectivement jamais écrit, je ne sais vraiment pas ce qui s’y serait trouvé, j’ai renoncé au roman en général, et j’ai dit à Sollers : « Ca pourrait s’appeler “Figures”, au pluriel ». Et puis il y avait un article qui portait sur les figures de la rhétorique, qui avait dû paraître dans Tel quel aussi, qui devait s’appeler La rhétorique du langage, ou La rhétorique et l’espace du langage, peu importe : toujours est-il que j’ai modifié le titre de ce chapitre pour donner une motivation, comme on dit, métonymique au titre général, et c’est ainsi qu’a pu paraître un volume intitulé Figures, qui contenait un chapitre intitulé lui-même Figures : c’est une pratique éditoriale tout à fait courante.

15Je tenais à ce titre, que j’ai transféré d’un fantasme de roman à une réalité de recueil d’essais critiques. J’y tenais en particulier depuis que j’étais tombé en lisant Pascal, ce qui m’arrivait assez souvent à cette époque, sur une phrase qui est une merveille, je ne voudrais pas quand même la défigurer justement, elle m’a donné l’épigraphe de ce recueil, et cette phrase de Pascal, vous la connaissez tous, c’est : « Figure, porte absence et présence, plaisir et déplaisir ». Tout est là. Donc, j’ai choisi cette épigraphe qui surmotivait ce titre.

16Ce volume ne s’appelait pas Figures I : je n’avais pas la prétention d’envisager Figures II, etc. Donc, il s’appelait Figures. Et Sollers a dit : « C’est un très beau titre, ça peut être le titre d’un roman, ça peut aussi bien être le titre d’un volume d’essais, simplement étant donné le répertoire habituel de notre collection, les gens vont croire que c’est un roman. On ne peut pas laisser se répandre une telle interprétation du titre, donc il faut un sous-titre ». Et c’est ainsi que j’ai choisi comme sous-titre – j’ai là sous les yeux un incunable : un exemplaire de la première édition de ce livre, qui en a, j’en suis heureux, connu plusieurs – ce que j’appelle moi plutôt une indication générique : Essais, au pluriel.

17Tout était à peu près réglé, si ce n’est que, d’habitude, quand on publie un recueil d’essais critiques, même (surtout) à cette époque, il est de bon ton de le faire précéder d’une introduction, au moins de quelques mots d’introduction, un avant-propos, quelque chose de ce genre, et si possible aussi quelques pages de conclusion. Il faut toujours un serre-livre : le serre-livre dans l’édition, c’est l’introduction et la conclusion. Cela m’ennuyait un peu, parce que je ne voyais pas ce que je pouvais donner en matière d’introduction à un recueil aussi (si j’ose le mot, mais j’ai fait pire depuis) hétéroclite. Entreprendre de donner une unité factice à un recueil, c’était vraiment au-dessus non seulement de mes moyens intellectuels (j’en avais encore quelques-uns), mais de ma libido d’écriture. Je ne me voyais ni écrivant une introduction, ni écrivant une conclusion pour ce recueil hétéroclite : voilà à peu près ce que j’ai dit à Sollers. Et Sollers, je pense, m’a répondu : « On s’en fout » (rires). Ce qui était bien avec Tel quel à cette époque, c’est qu’il y régnait une certaine insouciance, une certaine désinvolture. Quand je repense à ce livre publié dans ce climat d’insouciance, je dois dire en toute vérité affective que la publication de ce livre, et un peu du suivant d’ailleurs, a dû vraiment beaucoup à la légèreté d’esprit, d’insouciance du directeur de la collection Tel quel. Quelles qu’aient été les péripéties suivantes, je ne peux pas l’oublier. Et quand je reconsidère ce premier livre, ce qui m’y attache, je suis obligé de le confesser en toute humilité, c’est un certain sentiment, à sa lecture ou à sa relecture (comme pour une occasion comme celle d’aujourd’hui, relecture donc dont je vous remercie de m’avoir donné l’occasion), de ce que j’appellerai fraîcheur. Stendhal parle quelque part d’une « fraîcheur par souvenir », je ne sais pas si j’étais si frais que cela quand j’ai écrit ce livre, mais aujourd’hui quand je le reconsidère, je le trouve effectivement marqué de ce label de fraîcheur, dont la contrepartie doit évidemment s’appeler quelque chose comme naïveté. Voilà c’est un livre qui était empreint de naïveté, deux qualités qu’inévitablement, j’ai dû perdre un peu par la suite. Je dois encore ajouter, au titre du péritexte, qu’après m’avoir dit : « Mais on s’en fout de l’introduction, on n’est pas en Sorbonne », Sollers a ajouté : « Malheureusement il y a quand même quelque chose que vous devez faire, à moins que vous ne vouliez le faire faire par quelqu’un d’autre, c’est d’écrire quelques lignes pour la quatrième page de couverture ». La quatrième page de couverture a beaucoup changé depuis naturellement : on a supprimé une photo, une esquisse de biographie, et puis, en particulier dans l’édition de poche, ces quelque vingt lignes de ce qu’on appelait à cette époque aux Éditions du Seuil un rempli, qu’on appelle maintenant plus bêtement quatrième de couverture. Sollers m’a donc dit : « il faut vous y coller, mais vous savez écrire ça  » Effectivement, j’avais écrit, ceci pour la postérité, le rempli des essais critiques de Roland Barthes. Cela avait été toute une aventure d’obtenir de lui qu’il fasse le recueil, immortel évidemment, de ses essais critiques intitulé tout bêtement Essais critiques, et qui a dû paraître en 1964. Donc il l’avait fait, nous avons été quelques-uns à le presser de le faire, Sollers et moi en particulier, et puis au dernier moment, Barthes m’a dit : « Mais il y a une chose que je ne peux pas faire, c’est le rempli. Alors,  mon p’tit gars, faut vous y coller ». Alors, effectivement, j’avais écrit son rempli. J’étais donc connu dans les alentours de Tel quel comme celui qui savait « torcher » un rempli. Ne pouvant pas me dérober à cette deuxième tâche – il y en a eu bien d’autres après, c’est pourquoi je ne dis pas seconde –,  j’ai donc torché cet autre rempli qui ne se trouve que sur les éditions les plus anciennes de Figures dans la collection Tel quel.

18Donc voilà en quelque sorte la genèse un peu auctoriale et aussi un peu éditoriale de ce volume, un volume sur lequel j’ai quand même encore un mot à dire, plutôt négatif. Je vous ai dit que je n’avais rien écrit en 1966, mais cela n’est pas vrai parce que j’avais commencé – mais pas terminé, retardé par diverses considérations institutionnelles dont je vous épargne le récit – un essai sur Stendhal. Par conséquent, il n’y a pas – et pour moi, évidemment, c’est une furieuse plaie – dans Figures de  chapitre sur Stendhal. C’est comme ça, et finalement cet essai a paru dans Figures II en 1969. Entre temps, il y avait eu 1968, mais je vais passer sur ce détail de l’Histoire. Donc, si je n’avais pas été retardé par des circonstances extérieures, Figures aurait été un volume un petit peu plus long et qui aurait, en contrepoint au chapitre sur Flaubert, comporté un chapitre sur Stendhal. Cette dissymétrie accidentelle, j’ai mis un certain temps à m’en remettre mais je me suis rattrapé dans le recueil suivant, qui n’est vraiment rien d’autre qu’un recueil suivant et qui, à mes yeux, est tout simplement un post-scriptum à Figures, intitulé Figures II. Pour en finir avec les considérations éditoriales, je ne sais plus à quel moment, mais probablement quand on a publié Figures II et lors d’une réimpression de Figures, j’ai pensé devoir l’intituler Figures I, parce que Figures, puis Figures II, c’était bancal. Donc, à partir de je ne sais plus quelle date, il y a eu Figures I et Figures II. Ce livre est désormais « connu », si l’on peut dire, sous le titre de Figures I. Mais il était né Figures tout court. La phrase de Pascal aurait été un peu plus difficile à accrocher à un intitulé tel que « Figures I », mais je l’ai maintenue quand même. En 1966, j’ai donc écrit sans pouvoir le publier un article sur Stendhal que j’ai rattrapé par la suite, et puis… Vous m’arrêtez si c’est trop long, mais je crois que j’arrive au bout de mon histoire.

19En 1966 aussi (et cela fait partie de la manière dont je me suis « révélé » cette année-là) j’ai été invité par Georges Poulet à participer à une décade de Cerisy dont le titre était « Les chemins actuels de la critique ». Cette décade a eu lieu en septembre, donc je ne sors pas des limites de votre épure. À l’été 1966, en vue de ce colloque, j’ai écrit quelque chose qui était déjà une sorte de codicille à Figures, et qui, par une pulsion un peu formaliste relevant de l’art de la contrepèterie, s’intitulait « Raisons de la critique pure ». Ce qui ne fait pas seulement référence à Kant, que je considère avec beaucoup de respect, d’autant que, depuis, je l’ai un peu lu, mais surtout à un personnage d’un roman de Louis Guilloux. Dans Le Sang noir, il y a un personnage de vieux prof chahuté qui s’appelle Cripure et que ses élèves appellent « Cripure de la raison tique ». J’ai joué sur tout ça. Ce texte m’est aujourd’hui un peu opaque. Je venais d’écrire un livre qui avait été assez bien accueilli par la critique – en ce temps-là les livres de critique littéraire se vendaient comme des petits pains. Je me sentais tout guilleret. Devant cette belle assemblée de Cerisy, dans ce cadre exquis, je crois que j’avais un peu envie de faire le malin. Ce titre en porte la trace, n’est-ce pas, il a beaucoup fait jaser, des gens ont cru que je m’étais trompé (rires).

20Ma communication dans cette décade est la dernière salve, si vous voulez, de ce qui a été pour moi l’annus mirabilis. Indépendamment de ma petite plaisanterie personnelle, cette décade a aussi marqué (non pas grâce à moi, mais grâce à d’autres tels que Georges Poulet, René Girard, Jean-Pierre Richard, Paul De Man, peut-être je ne sais plus, Jean Rousset en tout cas) une certaine date dans la brève histoire de ce qu’on a encore continué d’appeler, pendant quelques années, la Nouvelle Critique, édifice auquel j’avais apporté ma petite pierre. Voilà je m’arrête. (Applaudissements).
 

21AC : Au cours de cet hiver 1966, n’avez-vous pas aussi écrit quelque chose pour défendre Roland Barthes ? Il me semble que j’ai lu dans Bardadrac

22GG : Ne croyez pas tout ce qui est dans Bardadrac.
 

23AC : … qu’après le pamphlet de Raymond Picard, vous aviez incité Barthes à répondre et même mis la main à la quatrième de couverture de Critique et Vérité.

24GG : Non, non, il l’a assumé entièrement.
 

25AC : Mais…

26GG : C’est plus tard : Critique et vérité a paru en 1966. Ses Essais critiques datent…
 

27AC : … de 1964. Mais au sujet de Critique et vérité, vous dites que vous l’avez non seulement incité à l’écrire mais encore que vous avez-vous-même pris la plume, un peu…

28GG : Non, non, c’est plus compliqué. Là, c’est vraiment de la toute petite histoire, parce que, quand a paru le pamphlet de Picard, Nouvelle Critique, nouvelle imposture, je crois, Barthes était assez affecté. Nous parlions très souvent ensemble dans ces années-là. Il m’avait dit – cela faisait partie des petites corvées qu’il me confiait de temps en temps : « Il faut que je réponde à Picard mais je n’en ai pas envie ». Je pense qu’on peut retrouver cela dans les archives Barthes à l’IMEC, si c’est bien à l’IMEC. J’ai aussi quelques lettres de lui qui font partie de mes maigres archives à moi, parce que je ne suis pas très archiviste : quand même, les lettres de Barthes, je les garde. Donc, il y a quelques textes qui témoignent de ces échanges. Pendant quelques temps, Barthes, qui n’avait donc pas très envie de répondre à Picard, m’a demandé de lui écrire des espèces de brouillons de réponses. C’était ma tâche à ce moment-là. Je ne sais pas quand a paru le livre de Picard…
 

29AC : à l’automne 1965.

30GG : Donc, c’est assez rapproché. Voilà donc, je lui ai effectivement esquisséquelques brouillons de réponses qu’il a très sagement considérés comme nuls et non avenus, mais qui l’ont incité à prendre, comme on dit, lui-même la plume. Telle est ma contribution à Critique et vérité, strictement rien d’autre. En somme, je lui avais proposé une réponse à Picard qui n’était et ne pouvait évidemment pas être du Barthes, et qui n’était pas vraiment du Genette d’ailleurs. Cela ne valait pas grand-chose, mais cela lui a donné a contrario l’impetus pour ce petit livre qui a effectivement paru en 1966 lui aussi, un peu avant Figures je crois… en février 66.
 

31AC : Non mars, j’ai l’impression…

32GG : Moi, c’est en mai. Voilà, mais je dois bien préciser que, malgré toutes ces esquisses de collaboration, ce livre de Barthes ne me doit absolument rien. Je suis intervenu dans sa genèse, mais à titre presque négatif : je lui ai fourni ce qu’il ne fallait pas faire et il a fait ce qu’il voulait faire.

33Voilà comment s’est déroulée pour moi cette merveilleuse année 1966, à laquelle je dois encore ajouter quelque chose. Pour rester dans l’anecdote, je crois que le jour même où j’ai signé les exemplaires de presse de Figures, nous sommes allés, une personne ici présente et moi-même, voir un film qui venait de sortir, qui, quelques semaines auparavant, avait obtenu la Palme d’Or au Festival de Cannes, et qui n’était pas un film de Godard. Je vais me faire du tort en racontant cela, mais j’aime assez : bref, nous sommes, Babette – si je peux ainsi l’appeler publiquement – et moi, allés voir Un homme et une femme, ce film qui n’est pas de Godard mais bien de Lelouch. Et je dois dire que d’avoir, ce jour-là même, vu ce film pour lequel je conserve de l’attachement – et d’ailleurs pour toute l’œuvre de Lelouch (j’aggrave mon cas), avec des hauts et des bas, naturellement –, celui-là en particulier est pour moi inoubliable. Pour toutes ces raisons, j’ai pour cette œuvre une certaine tendresse, qui est un des points qui m’attachent au souvenir de l’année 1966. Et encore une dernière indication qui est d’un autre ordre, nous sommes passés de l’écriture à la filmitude : je passe maintenant  à la jazzitude, pour mentionner que le 13 novembre à la salle Pleyel, le grand Stan Getz est venu donner un concert avec quelques-uns de ses complices de l’époque, et que ce concert, c’est le moment de l’année 1966 que je ne risque pas d’oublier. Merci. (Applaudissements).