1Un titre en forme de clin d’œil suivi d’un point d’interrogation : voilà ce qui peut résumer la place de l’année 1966 dans l’histoire du jazz en France. D’un côté, on ne peut pas dire qu’elle soit un cru particulièrement marquant dans un processus qui a connu bien d’autres moment phares : 1917 avec l’arrivée des premiers orchestres américains, 1933 avec le premier concert de Duke Ellington, 1948 avec le débarquement du grand orchestre de Dizzy Gillespie, 1949 avec le triomphe de Sidney Bechet au festival de Paris, et l’on en passe1. De l’autre, si l’on élargit un peu la focale, le mitan des années 1960 est un moment charnière, et ce, à plusieurs égard. D’abord, et de manière négative, parce qu’après avoir connu un processus de popularisation, voire de massification, le jazz redevient la musique confidentielle qu’il était en France jusqu’à la fin des années 1930. Ensuite parce que le monde du jazz bascule, à partir de 1960 aux États-Unis et de 1965-1966 en France, dans un autre univers musical marqué par l’émergence de la mouvance free, qui va de pair avec l’arrivée d’une nouvelle génération de musiciens, avec tout ce qu’elle comporte de bouillonnement artistique et de remise en cause des frontières établies. C’est pour cette raison que l’on ne considèrera pas tant l’année 1966 elle-même que le milieu des années 1960, celui-ci étant à replacer dans un continuum de phénomènes de long terme qui débordent en amont comme en aval. On ne trouvera donc pas ici un panorama des événements jazzistiques qui jalonnent l’année 1966, même si certains seront mentionnés chemin faisant, mais quelques réflexions permettant de mieux comprendre une évolution culturelle qui se manifeste en France à ce moment, quelque chose qui ressemble à l’entrée dans l’ère postmoderne. S’agissant de l’histoire du jazz, le moment 1965-1966 voit se croiser au sein du microcosme du jazz français trois phénomènes de fond qui seront évoqués successivement dans les pages qui suivent. Le premier est celui d’une intégration-légitimation dans le paysage culturel français, processus commencé en 1917, arrivé à maturité au début des années 1960, et dont les termes s’infléchissent notablement à partir des années 1965-1966. Le deuxième est plus large encore : c’est un métissage musical à l’échelle mondiale dans lequel le jazz joue un rôle de plaque tournante et qui s’accélère à partir des années 1950, lorsque le baby boom, la croissance économique, l’explosion des échanges intercontinentaux et l’arrivée à maturité d’une industrie discographique internationale provoquent un mouvement sans précédent de mélanges musicaux qui sera labellisé, bien plus tard (dans les années 1980) par le terme marketing de « world music »2 ; dans ce processus, le jazz joue un rôle de plaque tournante. Le troisième est une reconfiguration des frontières traditionnelles du discours esthétique, et en particulier de la frontière entre le savant et le populaire, frontières qui, face à ce processus de mélange tous azimuts, deviennent de moins en moins opératoires au fur et à mesure qu’on avance dans les années 1960. On peut en repérer un certain nombre de signes dans l’évolution du monde du jazz français autour de 1966. Ce processus n’est à l’évidence pas limité au jazz ni à l’Hexagone, mais c’est à eux que je cantonnerai ici mes réflexions. Ces trois processus seront évoqués ici successivement pour les besoins de la présentation, mais ils se recoupent en permanence.
Une musique classique ?
2Au milieu des années 1960, le jazz a passé avec succès les étapes essentielles d’un processus d’intégration et de légitimation dans le paysage culturel français. Quelques remarques pour bien mesurer le chemin parcouru : venu en France en 1917 dans les bagages de l’armée américaine, la musique noire a connu un phénomène de mode dans les années 1920, mais n’était alors pas encore identifiée comme un art original, tout juste comme un ingrédient exotique propre à relever par endroits la saveur d’une œuvre musicale (le jeu majeur/mineur de La création du monde, 1923). C’est seulement à partir des années 1930 que les maîtres du nouveau genre né à la Nouvelle Orléans ont commencé à retenir l’attention d’un petit noyau de musiciens et d’amateurs regroupés autour du Hot club de France. Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, le jazz est entré dans une phase de popularisation qui s’est poursuivie jusqu’au tout début des années 1960, date à laquelle les diverses formes de la musique pop l’ont supplanté dans le cœur et les oreilles des premières cohortes du baby boom arrivant à l’adolescence. Malgré cette baisse de popularité, l’intégration du jazz dans le paysage culturel français au début des années 1960 est une réalité. Cette intégration a été largement favorisée par l’action volontariste d’un noyau d’amateurs membres du Hot club de France, lequel a mis en place dès les années 1930 un plan multiforme destiné à populariser cette musique : création d’associations d’amateurs partout en France, publication de revues et de livres, organisations de concerts, création de compagnies discographiques spécialisées, conquête des médias (presse, radio, puis télévision) par le biais de la création de rubriques ou d’émissions régulières, etc. Cette stratégie s‘est appuyée sur la venue, après 1945, de nombreux musiciens américains dont la situation économique était alors critique aux États-Unis et qui furent accueillis en France comme des vedettes ; entre la fin des années 1940 et le début des années 1960, on compte plus de cinq cents musiciens et orchestres venus sur le territoire français, soit un flux presque continu tout au long de la décennie 1950. Et si nombre d’entre eux ne sont restés que le temps d’un concert sur le territoire, certains se sont installés pour des séjours de longue durée, voire définitifs ; parmi ces derniers, on retiendra des noms aussi connus que Sidney Bechet ou Kenny Clarke. Parallèlement à la venue de ces artistes américains, on observe au cours des années 1950 la cristallisation d’un noyau de musiciens français qui se professionnalisent et se hissent, pour les meilleurs d’entre eux, à un niveau qui leur permettra de faire bonne figure, voire de rivaliser avec les maîtres américains (Martial Solal, Barney Wilen, Pierre Michelot, René Urtreger…). Au début de la décennie 1960, une nouvelle génération de musiciens émerge, qui va animer la scène jazzistique hexagonale et bientôt européenne dans les années suivantes (Daniel Humair, Eddy Louiss, Jean-Luc Ponty,…). Depuis les années 1930, le travail des musiciens, américains comme français, a été relayé par la critique de jazz dont les moyens de se faire entendre augmentent à mesure que les années 1950 avancent et que les médias font de la place au jazz. Le discours critique articulé autour de l’idée selon laquelle le jazz est un art à part entière possédant ses propres règles, finit par s’imposer dans le grand public, de sorte qu’au début des années 1960, les amateurs-militants du jazz ont réussi leur entreprise de légitimation esthétique engagée trente ans plus tôt, un processus favorisé par quelques symboles forts envoyés par les musiciens eux-mêmes, dont certains usent explicitement de la référence classique pour faire reconnaître le jazz à sa juste valeur : c’est le cas en particulier du Modern Jazz Quartet, qui présente à la salle Pleyel en novembre 1956 son jazz mâtiné de contrepoint, interprété par des musiciens en smoking. Si le jazz a encore bien des détracteurs au début des années1960, plus personne ou presque ne songe à lui attribuer le qualificatif de « musique de nègres » que l’on pouvait entendre trente ou quarante ans plus tôt : bien au contraire, il est en passe de devenir une musique « classique » aux oreilles des Français.
3En 1966, il est alors dans une situation paradoxale : reconnu sur le plan esthétique, il a cessé d’être populaire, supplanté par la pop et sa version française, le yé-yé. S’il dispose désormais d’un vivier de musiciens de talents, son public, lui, diminue, même si sa moyenne d’âge augmente, signe indubitable de fidélisation de l’auditoire et d’installation dans la durée. Enfin, il est bousculé de l’intérieur par l’apparition du phénomène free, qui est la grande nouveauté du moment 1965-1966, du moins en France. On sait que le free jazz se caractérise par une remise en cause de toutes les structures musicales sur lesquelles la musique noire s’était construite auparavant et par une revendication de la part de ses représentants d’une rupture parfois radicale par rapport aux canons de la musique occidentale, qui va se traduire par des expériences multiformes et parfois extrêmes tout au long des années 1960. Le point de départ du free est habituellement situé en 1960 aux États-Unis (parution du disque Free jazz d’Ornette Coleman avec son double quartette), et si certains musiciens phares des premiers développement de ce style sont découverts – et accueillis fraîchement – par le public français dès cette année (Charles Mingus, Eric Dolphy, John Coltrane), c’est seulement à partir de 1965 que le free jazz arrive véritablement en France, avec la sortie par Ornette Coleman du disque du même nom, cinq ans après sa sortie américaine. Quant à Coleman lui-même, il donne son premier concert en France le 4 novembre 1965 à la salle de la Mutualité. Côté français, si le premier orchestre free a été repéré au printemps 1964 (Jazz hot, mars 1964), composé de musiciens alors inconnus (François Jeanneau, Aldo Romano, Jean-François Jenny-Clark…), c’est à la fin de l’année 1965 qu’est réalisé, sous la houlette de François Tusques, le premier enregistrement, qui comprend, entre autres, François Jeanneau et Michel Portal. L’année 1966 voit se multiplier les expériences et se cristalliser un petit noyau de musiciens que l’on retrouvera dans presque toutes les manifestations free : François Tusques, Jef Gilson, Bernard Guérin, Michel Portal, Jean-François Jenny-Clark, Aldo Romano, Jacques Thollot et quelques autres, qui pour la plupart poursuivront leur carrière jusqu’à aujourd’hui. Tous ces musiciens ont une autre expérience du jazz que ceux de la génération précédente : moins marqués par le modèle américain, ils vont s’en émanciper plus facilement que leurs devanciers. De ce point de vue, le milieu des années 1960 est un moment où le chemin emprunté par l’expérience française du jazz bifurque. Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, les jazzmen américains qui venaient en Europe étaient en pleine possession de leur métier et de leur art, arrivant devant leurs collègues français avec un modèle musical, sinon « clés en main », du moins suffisamment cohérent pour en imposer à ces derniers qui en maîtrisaient mal les codes et cherchaient à les reproduire fidèlement, beaucoup plus qu’à inventer leur propre parcours. Au contraire, à partir des années 1960, les musiciens américains de la mouvance free qui arrivent en France sont en pleine recherche esthétique ; ils ne sont pas en situation d’exportateurs, mais à la recherche d’interlocuteurs musicaux qui vont leur permettre de répondre à leurs questions ; de ce fait, ils se trouveront bien plus en situation de coproducteurs, avec les musiciens français (et, plus largement, européens), d’une nouvelle approche du jazz où le modèle américain sera moins prégnant. Le cas du trompettiste Don Cherry est ici emblématique : après un premier séjour en France en 1964, il y reviendra pour presque toute l’année 1965 et une partie de l’année 1966, jouant souvent en studio ou sur scène avec les pionniers français du free cités plus haut. Son rôle auprès d’eux est complètement différent de celui qu’avaient pu jouer, quinze ans auparavant, Kenny Clarke ou Sidney Bechet, lesquels avaient le statut de maître à jouer et avaient constitué des passeurs du jazz américain tant auprès des musiciens français que du grand public ; après leur installation en France, ils avaient cessé toute recherche esthétique pour s’installer dans la gestion d’une carrière de vedette, de surcroît presque exclusivement française : Clarke avait ouvert une école de batterie et était devenu un musicien de studio recherché, tandis que Bechet était devenu la vedette que l’on sait, assurant la popularisation du style Nouvelle Orléans en plein revival. Avec Don Cherry, changement complet de décor : les expériences qu’il mène avec ses collègues français sont fondatrices pour la suite de son parcours esthétique. Ce type de configuration se retrouve pour d’autres musiciens américains qui viennent en France à partir du milieu des années 1960, tels que Steve Lacy, ou, quelques années plus tard, l’Art Ensemble of Chicago.
4Si le milieu des années 1960 est un moment d’étiage en ce qui concerne le niveau de popularité du jazz, il est aussi un moment où le discours critique connaît une inflexion notable. À partir de 1966 en effet, une nouvelle génération de critiques arrive dans les deux principales revues françaises, Jazz Hot et Jazz Magazine. Munie de références intellectuelles très différentes de la précédente et beaucoup plus politisée, elle a une conception du jazz en rupture totale avec celle des critiques des années 1930 (Hugues Panassié) ou 1940 et 1950 (André Hodeir, Lucien Malson). Parmi eux, on citera, entre autres, Yves Buin, ci-devant rédacteur en chef de Clarté, l’organe de l’Union des étudiants communistes dont la fronde a été matée par le Parti en 1965, entraînant l’éviction/départ de Buin du journal. Privé de tribune, celui-ci va désormais faire valoir ses idées via la critique jazzistique en entrant à Jazz Hot en 1966 : l’année suivante, il sera rejoint par Michel Le Bris, alors jeune étudiant sorti d’HEC. Du côté de Jazz Magazine, on note l’arrivée, toujours en 1966, de Philippe Carles et Jean-Louis Comolli. Cette nouvelle génération de critiques engagés à l’extrême gauche rejette la conception purement esthétique du jazz développée par André Hodeir et Lucien Malson, lesquels avaient développé, sur des modes différents, l’idée selon laquelle le jazz s’était intégré à la culture occidentale en utilisant les codes de la musique classique, un processus dont témoignait l’histoire du jazz, dont le parcours depuis le style Nouvelle Orléans jusqu’au bebop reproduisait en l’espace de cinquante ans celui effectué en deux siècles par la musique européenne, passée du stade de la polyphonie médiévale à la monodie accompagnée dans le cadre du système tonal, puis à la remise en cause de celui-ci à partir du début du xxe siècle. Les nouveaux critiques de jazz remettent en cause cette vision qualifiée de bourgeoise et réactionnaire, en s’appuyant sur les références du structuralisme et de la sémiologie pour considérer que leurs devanciers, tout concentrés qu’ils étaient sur leur objectif de donner une légitimité esthétique au jazz, ont neutralisé sa charge revendicative et subversive. Cette radicalisation du discours critique est concomitante de la radicalisation du mouvement noir aux États-Unis au même moment, avec lequel la nouvelle génération de critique se sent pleinement en phase : en 1965 ont lieu les émeutes de Watts à Los Angeles et en 1966 est fondé le Black Panther Party ; au même moment, en France, se déroulent les premiers concerts de musiciens free (français et américains) contre la guerre du Vietnam (en mai 1966, à la Mutualité). À partir du milieu années 1960, une partie importante du discours critique n’a plus comme horizon de donner une légitimité au jazz dans le paysage culturel occidental, mais au contraire de mettre en avant sa différence radicale par rapport à l’Occident. De ce point de vue, l’histoire de la critique de jazz est à un tournant.
L’ère du métissage généralisé
5Le deuxième phénomène intéressant qui caractérise le petit monde du jazz français en ce milieu des années 1960 est le nombre d’expériences musicales tous azimuts qui sont tentées, alors que les années 1950 avaient été marquées plutôt par un phénomène de mimétisme de la part des musiciens français vis-à-vis de leurs collègues américains. Cette dimension, chose étonnante, n’est guère mise en valeur par la critique de jazz de l’époque, qui reste structurée autour de l’opposition noir/blanc et peine à intégrer dans toute sa richesse la dimension fondamentalement polymorphe du jazz. Celle-ci n’est pourtant pas une nouveauté des années 1960 : dès ses débuts, le jazz a été une musique métissée. La Nouvelle Orléans, berceau du jazz, est à elle seule un melting pot et un carrefour d’influences multiples où se mêlent la culture musicale afro-américaine, les folklores blancs du Sud des États-Unis, la culture cajun ou encore les nombreux courants venus des Caraïbes et de l’Amérique du sud. De ce fait, si l’élément noir est déterminant dans la recette qui va donner naissance au jazz, il est loin d’être le seul ingrédient d’une musique fondamentalement plurielle. Cette dimension restera présente tout au long de son histoire : il suffit d’évoquer le Caravan composé par Juan Tizol, le tromboniste portoricain de l’orchestre de Duke Ellington en 1936 ; l’entrée du percussionniste cubain Chano Pozo dans l’orchestre de Dizzy Gillespie en 1948 ; les couleurs calypsos du St Thomas de Sonny Rollins en 1956 ; l’African suite du flûtiste Herbie Mann lancé en 1959 ; le Jazz samba de Stan Getz en 1962 ou encore les expériences d’utilisation des modes indiens par John Coltrane dans India l’année suivante. On pourrait multiplier les exemples, mais reste l’essentiel : le jazz est, depuis ses origines jusqu’à nos jours, une marmite en activité permanente. En outre, par sa plasticité musicale, il constitue l’interface majeure du phénomène de métissage mondial qui s’est accéléré après 1945 grâce à une industrie du disque qui a stimulé les échanges entre musiciens et la diffusion massive, mondiale et ultrarapide, de toutes les formes de musique. À partir des années 1960, on est bien entré dans une logique de « world music » avant la lettre, et le jazz y occupe une place centrale.
6Cette logique de métissage apparaît pleinement dans le monde du jazz français au cours des années 1960, ainsi que dans les secteurs où il essaime, en particulier la variété. Alors que les musiciens français des années 1950 étaient largement concentrés sur la reproduction d’un modèle musical américain, l’arrivée du free jazz fait éclater les frontières et les règles établies de la musique noire-américaine, libérant les musiciens français (comme les autres) de leurs inhibitions. La génération des musiciens free est celle qui va mener des expériences multiples mêlant le jazz aux influences africaines, latines, indiennes, japonaises, etc. Ces expériences n’apparaîtront en pleine lumière qu’au cours de la décennie suivante, dans leur production discographique de la maturité ou dans les festivals qui fleuriront alors, mais elles se mettent en place dès le milieu des années 1960. La jeune génération n’est d’ailleurs pas la seule à emprunter des chemins de traverse : ses aînés, poussés par leur cadets, vont aussi explorer d’autres voies : que l’on songe par exemple à l’itinéraire d’un Barney Wilen, l’une des vedettes du jazz parisien des années 1950 (et l’un des compagnons de Miles Davis sur la bande originale d’Ascenseur pour l’échafaud, 1957), qui entame à partir de 1967 un périple à travers les musiques africaines et orientales dont les résultats se concrétisent quelques années plus tard sur le plan discographique (Moshi, 1971). Dans ces parcours multiples, il est clair que la tempête free a joué le rôle de cristallisateur ; de ce point de vue, le moment français du free jazz qui commence en 1965 n’est pas seulement celui d’une radicalisation musicale, il est aussi celui d’une ouverture sans précédent du spectre artistique des musiciens. On notera d’ailleurs que cette ouverture ne se manifeste pas seulement en direction des cultures lointaines : les expériences ultérieures d’un Michel Portal, d’un Bernard Lubat ou d’un Henri Texier avec les folklores des régions françaises sont là pour en témoigner.
7Loin de la planète free, le phénomène de métissage irrigue aussi profondément la variété française, et l’on gagera que le jazz y est pour quelque chose, lui qui a colonisé progressivement la variété française à partir de la fin des années 1930. À bien des égards, le jazz est celui par lequel le métissage arrive, non seulement parce qu’il est lui-même un condensé de sonorités diverses, mais aussi parce que ses interprètes, que l’on retrouve derrières les chanteurs de variété, ont le bagage musical et technique suffisant pour jongler avec des styles divers et s’adapter aux demandes des vedettes désireuses d’obtenir telle ou telle couleur musicale. Un panorama exhaustif de la variété française des années 1960 vue sous cet angle est impossible à mener ici et nécessiterait une étude détaillée. On se limitera donc à deux exemples qui illustrent bien le virage de la variété française vers le métissage généralisé en ce début des années 1960. Le premier est celui de Serge Gainsbourg, un jeune chanteur imprégné de jazz et venu à la chanson sous l’influence de Boris Vian, dont on sait qu’il fut jusqu’à sa mort en 1959 un propagandiste infatigable de la musique noire américaine, titulaire de multiples casquettes, depuis celle de musicien amateur jusqu’à celle de directeur artistique (chez Barclay, 1957-1959) en passant par celle de chroniqueur à Jazz Hot. Toute la première séquence de la carrière de Gainsbourg (1958-1963) est marquée par le jazz, jusqu’à l’album Gainsbourg confidentiel ; avec l’opus suivant, Gainsbourg percussions, le chanteur infléchit sa démarche pour entrer dans une logique de patchwork musical qu’il conservera jusqu’à la fin de sa carrière, allant puiser à tous les râteliers pour se constituer son propre univers. La matrice jazzistique est très présente dans cet album, ne serait-ce qu’à travers les musiciens qui accompagnent le chanteur, depuis le batteur Christian Garros jusqu’au saxophoniste Michel Portal en passant par l’organiste Eddy Louiss et le contrebassiste Pierre Michelot ; quant aux arrangements, ils sont signés Alain Goraguer, ancien pianiste de Boris Vian. Mais à partir de cette matrice que l’on retrouve dans plusieurs morceaux (Quand mon 6,35 me fait les yeux doux, Coco and co), Gainsbourg explore d’autres univers en reprenant trois titres de l’album Drums of Passion du percussionniste nigérian Babatunde Olatunji, sorti en 1959 aux États-Unis, album important s’il en est, dont l’apport a tout de suite été intégré par les musiciens de jazz américains, qui lancent la même année l’afro-jazz et contribuent à propulser la musique africaine sur la scène musicale américaine puis bientôt mondiale, la présence d’Olatunji chez Gainsbourg en étant un signe parmi d’autres. Mais le chanteur français ne se contente pas de reproduire les thèmes du percussionniste africain : il tente également sa propre combinaison d’afro-variété avec Couleur café, qui aura bien des descendants dans la production gainsbourgienne ultérieure (un exemple parmi d’autres : L’Ami caouette, 1975). Enfin, l’album explore aussi les rythmes sud-américains avec Les Sambassadeurs. De ce point de vue, Gainsbourg percussions constitue bien une charnière dans l’évolution musicale du chanteur.
8On observe un phénomène similaire avec un autre chanteur de sa génération marqué par la matrice du jazz, Claude Nougaro, dont les premiers enregistrements datent, comme Gainsbourg, de 1958, et dont l’album Bidonville paru en 1966 témoigne d’un élargissement de l’univers musical. Comme Gainsbourg, Nougaro se fait accompagner par des jazzmen, et le jazz est très présent dans l’album (Armstrong, sur la trame musicale du spiritual Let my people go), mais s’y ajoutent d’autres mondes musicaux comme l’Afrique (L’Amour sorcier), ou encore le Brésil (Bidonville). On trouverait bien d’autres exemples similaires si l’on examinait en détail la production de variété française des années 1960, dans laquelle les musiciens de jazz sont très impliqués et qui leur a permis de survivre à un moment où le public du jazz fondait comme neige au soleil. Au cours de ces années, les jazzmen Maurice Vander, Eddy Louiss, Roger Guérin, Michel Portal, et d’autres comme le guitariste hongrois Elec Bacsik, accompagnent toutes les vedettes de la chanson, comme Barbara, Jeanne Moreau, Juliette Gréco, Sacha Distel (lui-même ancien jazzman), ou encore Claude François (qui songea dans sa jeunesse à devenir batteur de jazz).
Au-delà du savant et du populaire
9Le troisième phénomène important qui se cristallise dans le monde du jazz français au milieu des années 1960 est la remise en cause des frontières entre musique savante et populaire. Alors que la problématique dans laquelle évoluait le jazz jusqu’aux années 1950 consistait à se faire reconnaître comme une musique à part entière, la configuration change dans la décennie suivante : le jazz a alors conquis son autonomie musicale, et son évolution esthétique va dès lors s’opérer de plus en plus aux confins de ces catégories traditionnelles du discours esthétique qu’il va contribuer, avec d’autres formes, à remettre en cause. Le processus de métissage précédemment évoqué est à l’évidence l’un des aspects de cette reconfiguration. Mais la politique d’emprunt systématique dont témoigne toute l’histoire du jazz ne consiste pas seulement à se nourrir de l’ensemble des musiques du monde : elle se manifeste également par des incursions, aussi bien vers les registres savant que populaire, qui semblent de plus en plus systématiques au fur et à mesure que l’on entre dans les années 1960. Le jazz contribue ainsi, avec d’autres formes hybrides de la même époque, au brouillage de ces catégories. On peut observer de nombreux signes de cette interpénétration des catégories savant/populaire dans le paysage jazzistique français des années 1960.
10Le premier est l’évolution de la formation des musiciens. En France, les années 1950 avaient été celles d’une progressive professionnalisation des musiciens, le plus souvent des autodidactes qui s’étaient donné une formation sur le tas et sur le tard ; dans cette professionnalisation, la multiplication des séances de studio, qui réclament discipline, technique impeccable et bon niveau de solfège, avaient joué un rôle important : de ce point de vue, il faut accorder une mention particulière à l’orchestre « maison » de la compagnie discographique Barclay créé en 1957, où les jazzmen croisaient régulièrement leurs collègues classiques de l’Opéra venus exécuter des arrangements à bases de cordes, et devant lesquels ils avaient à cœur de faire bonne figure. À partir des années 1960, une nouvelle génération de musiciens arrive sur la scène jazzistique ; ayant effectué tout ou partie de leur formation en conservatoire, y compris dans le prestigieux Conservatoire de Paris, ils possèdent un bagage technique bien plus important que leurs devanciers. Et surtout, ils se sont formés simultanément au jazz, à la musique classique et à la musique contemporaine. À cette catégorie de musiciens multiformes appartiennent par exemple le batteur Bernard Lubat3, le contrebassiste Jean-François Jenny-Clark (qui entre au Conservatoire de Paris en 1966), le saxophoniste Michel Portal, ou encore le percussionniste Jean-Pierre Drouet. Non seulement tous ces musiciens sont, au sens premier du terme, bien plus « professionnels » que leurs aînés (au sens où ils maîtrisent bien mieux leur outil de travail), mais ils se meuvent dans un spectre musical bien plus large.
11Le deuxième symptôme du brouillage des frontières savant/populaire est l’existence d’œuvres musicales dans lesquelles les références et les emprunts sont multiples et non hiérarchisés. La chose n’est pas nouvelle non plus, puisque dès la fin des années 1950, le travail des jazzmen français témoignait de l’emprunt à la musique classique, par exemple dans la Suite en ré bémol pour quartette de jazz composée en 1959 par le pianiste Martial Solal. Mais à partir des années 1960, les passages en tous sens entre jazz, variété, musique classique et musique contemporaine semblent devenir, sinon permanents, du moins habituels. Là encore, on peut citer l’exemple de Serge Gainsbourg, qui s’est engagé, au cours de ses premiers albums, dans un processus de recherche esthétique qui ne l’a pas conduit au succès commercial ; après l’échec de Gainsbourg confidentiel en 1963, il se tourne définitivement vers la variété, mais ne cessera jamais d’emprunter à sa culture jazzistique (nous l’avons vu plus haut), mais aussi classique, comme en témoignent entre autres, les chansons Initials B.B. (dont le refrain intègre une citation du premier mouvement de la Symphonie du nouveau monde d’Anton Dvorak), ou Poupée de cire, poupée de son (où l’on retrouve un morceau du 4e mouvement de la Sonate pour piano n°1 en fa mineur de Beethoven). Les emprunts à l’univers classique, ou plutôt baroque, sont aussi au fondement de la démarche musicale des Swingle Singers, groupe de jazz vocal français fondé en 1962, qui connaît un succès international en 1964 avec l’album Jazz Sébastien Bach, et dont 1966 marque l’apogée avec le disque Place Vendôme où intervient aussi le Modern Jazz Quartet. L’expérience des Swingle Singers de fusionner le jazz et la musique baroque, qui partagent le même emploi du rythme continu, s’inscrit, comme celle du pianiste Jacques Loussier au même moment (Play Bach n°1 à 5, 1959-1964), dans le processus de revival de la musique baroque amorcé au cours des années 1950, alors que ce style était complètement tombé dans l’oubli depuis la fin du xixe siècle. À bien des égards, le jazz a été l’un des artisans de ce revival, en France comme ailleurs.
12On notera également que l’interpénétration entre le monde du jazz et celui de la musique contemporaine devient aussi plus fréquente. Le cas d’André Hodeir est ici intéressant à évoquer : formé à la musique classique dans le sérail du Conservatoire de Paris au cours des années 1940 tout en jouant la nuit dans les clubs de jazz de la capitale, l’homme navigue aux confins des deux univers. Au cours des années 1950, il effectue un cheminement esthétique original mêlant le jazz, la musique classique et la musique contemporaine dont il est alors un des promoteurs en France, aux côtés du chef de file Pierre Boulez. Il s’inventera même quelques années plus tard un statut qu’il sera le seul de sa génération à incarner : celui de « compositeur de jazz », s’efforçant d’écrire ses œuvres de façon à donner l’impression à l’auditeur que les instrumentistes improvisent. En 1966, il produit son œuvre maîtresse : Ana Livia Plurabelle, cantate de jazz dont la trame est fondée sur le Finnegans Wake de James Joyce et qui utilise les ressources sonores du jazz et de la musique contemporaine.
13Du côté des instrumentistes de jazz, les incursions dans le domaine de la musique contemporaine se font également plus nombreuses dans les années 1960 : la génération des Portal et des Jenny-Clark va multiplier à partir de la deuxième moitié des années 1960 les collaborations avec les maîtres de la musique contemporaine européenne, qu’il s’agisse de Pierre Boulez, Karlheinz Stockhausen, Luciano Berio ou Bernard Parmeggiani, lesquels apprécient ces interprètes dont la double formation classique et jazz permet d’allier la parfaite maîtrise technique de leur instrument et la liberté de l’improvisateur. Inversement, ce compagnonnage avec la musique contemporaine va nourrir l’expérience free à la française, accélérant l’entreprise d’autonomisation des musiciens français par rapport au modèle musical noir américain, et contribuant à l’émergence de ce que l’on appellera, à partir des années 1970, les « musiques improvisées européennes », largement fondées sur le croisement, parfois improbable, entre jazz post-free, musiques du monde et musique contemporaine.
14L’évolution du discours critique jazzistique est enfin le troisième symptôme de l’interpénétration savant/populaire. Dans les débats qui ont lieu entre critiques de jazz au cours de la deuxième moitié des années 1960, notamment au sujet du free jazz, la dimension esthétique n’est plus le point central ou exclusif des débats. Le déplacement des questionnements vers les problèmes politiques (qui occupent une partie importante des colonnes de Jazz Hot et Jazz Magazine entre 1966 et 1969) et vers le problème de la rupture entre le jazz et la culture occidentale montrent également que le problème essentiel des musiciens, comme des amateurs et des critiques, n’est plus de savoir si le jazz, musique d’origine populaire, doit être reconnu à l’égal de l’art savant que constitue la musique classique, mais bien de savoir quels chemins il va emprunter après la tempête free qui a balayé toutes ses structures musicales, y compris et notamment celles qui le liaient pour partie à la musique composée européenne (en particulier le travail sur la tonalité, jusqu’aux limites de ses possibilités). En remettant en cause l’esthétisme et le formalisme qui avait caractérisé la génération précédente des critiques, le nouveau discours sur le jazz qui se construit à partir de la deuxième moitié des années 1960 s’écarte de facto, et comme par effraction, du questionnement en termes d’opposition savant/populaire. Là encore, cette évolution intellectuelle va ouvrir la voie à d’autres débats à partir des années 1970, lorsque précisément la notion de « musiques improvisées européennes » commence à s’imposer pour caractériser le jazz post-free, en particulier celui élaboré par les musiciens européens qui désormais ont un boulevard devant eux, alors que leurs aînés roulaient pour la plupart dans un tunnel dont l’horizon était le modèle américain. À partir des années 1970, il ne s’agira plus pour les critiques de penser l’accession du jazz à la dignité esthétique dans un univers où la musique classique/savante tient lieu d’étalon, mais bien plutôt de saisir les ressorts et les nouvelles règles du mélange musical généralisé.
15Le milieu des années 1960 est donc un moment intéressant pour le jazz en France : installé dans le paysage culturel, il n’est plus vraiment considéré comme une musique populaire et la question de sa légitimation ne se pose plus. Dans ce processus, le moment free constitue une étape importante, car il induit une redistribution des cartes, tant au sein des musiciens que du public ou de la critique, et va engager le monde du jazz dans d’autres questionnements dans lesquels, si la référence américaine reste importante, elle n’est plus unique. En bref, on peut soutenir que le milieu des années 1960 se caractérise dans le petit monde du jazz français par l’émergence de nouvelles voies esthétiques, mais aussi de nouveaux débats. Ni savant, ni populaire, ni noir ni blanc, ni européen ni américain, le jazz est tout cela à la fois, et cette dimension plurielle est désormais totalement assumée. Est-ce un signe de son entrée dans la culture postmoderne ? La question reste ouverte.