Foucault et le classicisme : les œillères de l’histoire (littéraire)
« Tous les historiens racontent des choses qui n’ont jamais existé, si ce n’est dans la représentation »
Friedrich Nietzsche, Aurore1.
« So while events may have happened, the representation of them as facts endows them with all the attributes of literary and even mythic subjects »
Hayden White, « Postmodernism and Textual Anxieties2 ».
« Que d’autres montrent que nous avons mal vu, nous voulons dire ce que nous croyons voir. »
Friedrich Nietzsche, Seconde considération intempestive3
1Redevable à maints égards à la « pensée Foucault » et au « perspectivisme » nietzschéen, la réflexion critique sur la pertinence conceptuelle de ce que je souhaiterais qualifier d’épistémè baroque et la mise en cause connexe du rapport que Michel Foucault a entretenu avec la notion de « classicisme » partent de la conviction foucaldienne s’il en est que l’Histoire est une affaire idéologique, que la mémoire est un terrain de lutte4. Et que, par conséquent, l’histoire et/ou la théorie littéraires sont, ou du moins étaient jusqu’à un passé relativement récent – le mien –, un des lieux privilégiés où se menait cette lutte. Cela dit, s’il est théoriquement impossible de revenir sur le passé sans nécessairement le retoucher, sans transformer le document(aire) en monument(al), rien n’oblige à occulter ce travail d’intervention et de reconstruction. Ce ne sont pas les partis-pris et les préjugés qui en l’occurrence sont pernicieux à l’analyse, c’est le refus ou l’incapacité de les dévoiler. Confronté à l’impossibilité de se soustraire à la double contingence historique de l’objet observé et à celle de l’interprétation intentionnelle (agency) de son observateur, il importe par conséquent de revendiquer les procédures indispensables d’investigation et de les définir à travers une exigence de réflexivité critique qui, seule, sera en mesure de valider l’analyse. Ainsi, si l’on persiste à vouloir faire référence au xviie siècle français par une dénomination autre qu’un strict repère temporel, je propose de remplacer la notion traditionnelle de classicisme par celle d’épistémè baroque. Épistémè dans l’acception plus ou moins foucaldienne du terme, c’est-à-dire non seulement la prise en compte des normes inhérentes aux lisibilités essentiellement d’ordre linguistique qui constituaient l’essentiel des objets examinés dans Les Mots et les choses (1966), mais aussi des visibilités d’ordre institutionnel dont il sera question dans L’Archéologie du savoir (1969) et tout au long des études subséquentes. Afin de marquer l’élargissement d’un champ d’investigation combinant désormais le discursif et le non discursif, Michel Foucault abandonne la notion d’épistémè et lui substitue celle de dispositif5. Je conserve pour ma part le concept d’épistémè, mais lui fait recouvrir à la fois les règles qui régissent les discours et l’ensemble des disciplines qui les gouvernent.
2Se déployant du dernier quart du xvie siècle jusqu’au début du xviiie, où se dessineront les prémices d’une nouvelle épistémè qui conduira aux Lumières, la périodisation de l’épistémè baroque correspond à cette époque « out of joint » (Hamlet, I, v) qui vit la naissance de la science dite « moderne » congruente à une nouvelle vision du cosmos. Bien davantage qu’à un répertoire de traits formels spécifiques ou à une thématique particulière mon Baroque traduit cette profonde mutation d’où allait émerger la première modernité, cet early modern concocté jadis par le New Histroricism. Les subtilités de l’antithèse et de l’oxymore ; la frivolité apparente d’un style « outrageusement » fleuri ; la fréquente gratuité des jeux de masque qu’exhibe alors le théâtre ; l’indiscipline narrative du roman ; la fantaisie des pièces à machine et le délire somptueux de l’opéra, tous ces traits formels régulièrement qualifiés de « baroques » dévoilent des préoccupations bien plus essentielles qu’on ne le dit. Je prétends en effet que le Baroque relève beaucoup moins d’une certaine manière (formelle) qu’il ne révèle une manière certaine (philosophique) de penser non seulement le monde, ce « canton détourné de la nature », comme disait Pascal6,mais aussi ses rapports avec l’individu qui l’habite. Celui-ci, désormais seul et dépourvu de repères assurés depuis que la science moderne s’ingénie à ruiner le système aristotélicien d’explication des mots et des choses, se doit de réinventer le monde et d’en assumer l’entière responsabilité7. L’homme comme le monde se montrent inconstants et inconsistants. Tout se meut, tout se meurt, le premier et le second ; les mots et les choses. Bien avant ce temps qui « va, tout s’en va », chanté par Léo Ferré (1971), l’épistémè baroque est profondément marquée par la conviction augustinienne que tout passe et que rien ne demeure. Ainsi que paraissent l’enseigner les tableaux dits de vanité, le temps renverse tout : contenances et conquêtes. « Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir », prévient Pascal, « il branle et nous quitte. Et si nous le suivons, il échappe à nos prises, il glisse et fuit d’une fuite éternelle8 ». En congruence avec la ronde des passions variées et variables qui troublent continûment le moi et le monde, tout s’avère mobile, pris dans le dynamisme irrépressible héraclitéen de la fameuse « branloire pérenne », dont Montaigne fait une loi universelle dans « Du Repentir »9.
3Tout donne en effet l’impression d’être emporté par un « branle perpétuel10 » qui, réduisant le temps à l’instant, interdit tout schéma fixe et sécurisant. Ainsi, pour qui désire, comme Montaigne, le repos et la tranquillité de l’âme, la seule solution c’est de l’établir dans une épreuve, une tentative, un essai qui, précisément et paradoxalement, dit le changement ; dans un bilan qui détaille scrupuleusement la fluctuation des êtres et des choses. Comme Le Bernin, qui triomphe du temps en interrompant dans le marbre la métamorphose en devenir de Daphné ou l’extase paroxysmique de sainte Thérèse11, Montaigne peut nourrir l’espoir de remporter une victoire sur l’évanescence ontologique de l’être en saisissant son moi à travers le jeu d’un « je » soumis à l’instabilité et à la dispersion. À l’instar de nombreux arts visuels de l’époque, le livre devient ainsi le lieu où va s’effectuer l’unification du divers et où peut s’abolir l’irrémédiable fuite du temps. Alors que la Renaissance éprouvait la mobilité comme une chance12, le Baroque met au contraire en scène le mouvement non pour le glorifier, mais pour le vaincre. Dans la multiplicité de ses manifestations esthétiques, le Baroque trahit ainsi une mentalité, dessine l’image anamorphique d’une sensibilité. Ou, pour le dire en des termes qui peuvent rappeler l’analyse sartrienne des images, si le Baroque ne reflète pas directement son époque, il en projette en tout cas les désirs et l’imaginaire. J’invite par conséquent à considérer le Baroque comme la forme visible des multiples interrogations de cette époque en proie à une extraordinaire mutation du savoir. Une époque qui, devant faire le deuil de ses certitudes passées et s’ouvrant sur tous les possibles et tous les rêves, a su, pour détourner une expression de Michel Foucault, donner « forme à l’impatience de la liberté13 ». C’est cette épistémè baroque que Foucault, obnubilé par une épistémè classique – et nonobstant le « grand style baroque » que lui reconnaissait pourtant Maurice Blanchot14–, a tout à fait méconnue.
I. L’« épistémè classique » : la perpétuation d’un mythe
4Il n’est pas un mince paradoxe que Michel Foucault, pourtant rétif aux normalisations, attentif aux « discursivités » qui les véhiculent, et dénonçant dans sa leçon inaugurale au Collège de France « l’ordre du discours », au double sens de mettre en ordre et de donner un ordre15, n’ait jamais problématisé l’histoire littéraire comme il l’a si bien fait pour l’Histoire – « l’Histoire avec sa grande hache16 » – et qu’il ait en particulier renoué avec un prétendu « âge classique » ou, ce qui revient plus ou moins au même pour mon propos, avec une « épistémè classique » dont le second terme, contrairement au premier, se trouve privé de tout éclaircissement. Alors que dans Les Mots et les choses Foucault prend soin de préciser ce qu’il entend par le concept d’épistémè, l’adjectif classique est postulé comme allant de soi. Le théoricien-généticien des répressions occidentales et le sectateur de la discontinuité reconduit tacitement la référence à la périodisation traditionnelle et présente le classicisme comme « le moment métaphysiquement fort de la pensée des xviie et xviiie siècles » ; moment qu’il décrit de façon quelque peu absconse, mais esthétiquement séduisante, comme « une ontologie définie négativement comme absence de néant, une représentabilité générale de l’être, et l’être manifesté par la présence de la représentation17 ». Faisant « partie de la configuration d’ensemble de l’épistémè classique18 », Foucault trouve un exemple de cette « représentation de la représentation classique19 » dans les Ménines de Vélasquez. C’est en effet dans l’ekphrasis du premier chapitre des Mots et des choses : « Les suivantes », que Foucault met au jour le principe d’une supposée « pure représentation » constitutive de ladite épistémè classique. À la différence de l’épistémè de la Renaissance fondée sur la ressemblance, cette épistémè présumée classique aurait instauré un savoir à l’intérieur duquel la représentation n’entretiendrait plus qu’un rapport conventionnel avec le représenté : ce n’est plus un lien mimétique qui fonde dorénavant la représentation mais, à l’image du signe linguistique tel que le concevra Saussure, c’est un simple lien arbitraire20.
5En dépit de quelques brèves références au Baroque, cantonné au début du xviie siècle, au cours de cette période « qu’à tort ou à raison on a appelé baroque21 » et au cours de laquelle la folie aurait vécu à l’état libre dans la société, Foucault ne remet jamais en cause la périodisation traditionnelle. Dans son Histoire de la folie, précisément campée à l’âge classique, nous retrouvons le clivage convenu entre Baroque et Classicisme que Foucault date pour sa part de l’établissement de l’Hôpital Général, mi-hospice, mi-prison, le 7 mai 1657. C’est à cette époque que la folie aurait cessé « d’être le signe d’un autre monde », et serait devenue « la paradoxale manifestation du non-être »22. À la liberté baroque aurait ainsi succédé l’enfermement classique. Plus tard, dans son cours sur « Les Anormaux » (1975), Foucault précise que « l’âge classique » est synchrone avec l’instauration d’un art de gouverner marqué par la mise en place progressive de toute une série de techniques de normalisation de la part d’un pouvoir qui, de répressif, devient productif. Un pouvoir qui n’agit plus par exclusion, comme en ce qui concernait le « traitement » des lépreux, mais au contraire, à l’image du contrôle minutieux des pestiférés, par inclusion serrée et analytique de tous les éléments concernés. L’année suivante, dans le premier tome de l’Histoire de la sexualité : La Volonté de savoir (1976) – justement fameux pour la remise en cause dans le domaine de la sexualité de « l’hypothèse répressive » freudo-marxiste – Foucault conceptualise le pouvoir, non plus comme ce principe essentiellement astreignant dont il avait précédemment analysé les contraintes et les limitations23, mais comme un principe positif destiné à produire des “corps dociles” et des “conduites normalisées”. Privilégiant désormais la tactique, qui oriente, à l’interdit, qui réprime, ce bio-pouvoir, comme l’appelle Foucault, va consister à adapter au cadre laïc de l’appareil d’État certaines techniques héritées de la pastorale chrétienne afin de « conduire des conduites24 » et à prévoir le champ de leurs effets. Favorisant, dans une large mesure, la norme, en principe permanente et hégémonique, par rapport à une loi fragmentaire et souvent aléatoire, le bio-pouvoir devient ainsi une incitation à dire et à faire que va faciliter « au cours de l’âge classique » l’instauration de deux axes primordiaux de coercition : l’un centré sur les disciplines efficaces des corps (le pouvoir disciplinaire) et l’autre sur les régulations dociles des populations (le bio-politique)25. Dans cette perspective, ce présumé classicisme tel que l’entend Foucault correspondrait surtout au xviiie siècle, période au cours de laquelle s’affermirait le bio-pouvoir, et trouverait donc son origine dans le « Grand Renfermement » de 1657.
6Foucault ne reviendra pas sur ces questions de périodisation et de dénomination. Même après avoir retouché, je l’ai dit, son concept d’épistémè et avoir insisté sur le fait que la constitution du savoir est non seulement inséparable de stratégies déployées par un pouvoir méticuleux et insidieux26, mais, également, après avoir démontré que la connaissance relève d’un double rapport de force. C’est en particulier au cours de ses premières leçons sur « la volonté de savoir » (1970-1971), que Foucault emprunte au Nietzsche des Considérations intempestives (1874), du Gai savoir (1882) et de La Généalogie de la morale (1887), la conception d’une connaissance et d’un désir de vérité pensés non comme des données anthropologiques, mais comme des effet de rapports éminemment conflictuels27. Dénonçant le modèle aristotélicien convenu selon lequel la connaissance serait le produit agréable de la sensation, Foucault suit le paradigme nietzschéen de la pulsion agressive. Au lieu d’une affinité présumée naturelle et consensuelle entre le monde et la connaissance, celle-ci serait au contraire « une violation des choses à connaître, et non pas une perception, une reconnaissance, une identification de celles-ci ou à celles-ci28 ». De même, ôtant le masque à une recherche historique soi-disant « neutre, dépouillée de toute passion, acharnée seulement à la vérité29 », Foucault met en lumière une « volonté de savoir qui est instinct, passion, acharnement inquisiteur, raffinement cruel, méchanceté30 ». La « vérité » advient ainsi à l’intérieur de tout un dispositif qui l’imprègne et qu’elle imprègne. « Erreur, hypocrisie qui consiste à croire que le savoir n’apparaît que là où les rapports de forces sont suspendus », écrit à son tour Deleuze31. « Il n’y a pas de modèle de vérité qui ne renvoie à un type de pouvoir, pas de savoir ni même de science qui n’exprime ou n’implique en acte un pouvoir en train de s’exercer32 ». Pouvoir et savoir fonctionnant dans un rapport étroit de corrélation, et non de causalité, il serait par conséquent bien naïf de croire que seule une argumentation convaincante suffirait à faire agréer telle ou telle « vérité »33. Pour que le savoir fonctionne comme savoir, il lui est indispensable d’exercer un pouvoir. Ainsi, pour que mon Baroque fasse école, il faudrait d’abord que je m’empare de l’École ; ou, tactique plus efficace aujourd’hui, que je sois adoubé par les médias.
7Sans attendre une improbable reconnaissance médiatique, il me faut, depuis ma Pennsylvanie d’adoption, rappeler que l’objet de savoir, loin d’être, comme on pourrait le croire, ce par rapport à quoi va s’élaborer un ensemble de discours, est au contraire tributaire de tous les discours qui le découpent, le nomment et l’expliquent34. Et c’est précisément en façonnant, nommant et expliquant leur objet que ces « positivités de savoir », comme les appelle Foucault, s’assurent du même coup leur légitimité. L’opération est d’autant plus facile que les mots ne sont pas les choses dont ils parlent et auxquelles ils font mine de renvoyer, mais simplement un moyen de leur donner une visibilité35. Mettant en évidence l’aspect construit de l’objet de savoir – une « ingénieuse tissure des fictions avec la vérité », aurait pu dire Corneille qui définissait de la sorte le « plus beau secret de la Poésie36 » –Foucault exclut deux conceptions naïves : celle qui croit qu’il faut d’abord penser une réalité pour ensuite la soumettre, et l’autre qui conçoit le pouvoir indépendamment de tout discours d’auto-légitimation. Dans cette perspective, et à l’instar de l’histoire qui, ainsi que le souligne parfaitement l’intitulé de l’ouvrage de Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, relève bel et bien de l’écriture, l’histoire littéraire est une pratique discursive qui, elle aussi, ne dévoile que très exceptionnellement ses présupposés et ses enjeux. C’est une opération qui a tendance à masquer les mécanismes par lesquels une société transmet son savoir – le met en mémoire – et se transmet elle-même sous le masque d’un savoir prétendument objectif. Révélant les jeux de simulacres auxquels se livrent les discours, Foucault desserre les liens entre les mots et les choses et, tout en prenant soin de mettre en évidence le fait que toute pratique discursive se situe à l’intérieur de pratiques non discursives, est en mesure de nous convaincre que le langage, aulieu d’enregistrer la réalité, au contraire la construit. Dire le monde, c’est presque l’inventer. Le langage – et il est regrettable que celles et ceux qui souhaitent aujourd’hui l’accréditation de l’anglicisation partielle de l’enseignement supérieur français ne tiennent pas compte de ce fait pourtant avéré – informe et conforme notre vision du monde. À travers sa dimension performative, c’est en effet le langage qui conditionne, limite et prédétermine ce que nous voyons. Parler ou écrire n’est pas seulement une façon d’énoncer les choses, c’est surtout une manière de les voir. Ainsi, si les concepts ne reflètent pas la réalité à laquelle ils donnent l’illusion de renvoyer et ne rendent compte, moins encore, des processus qui l’ont instaurée, ils sont toutefois en mesure de la structurer. D’où l’intérêt du paradoxe relevé par Michel de Certeau à propos de l’historiographie qui met en relation le réel et le discours. Cette contiguïté est pernicieuse car elle suggère une équivalence entre deux entités hétérogènes et, ce faisant, postule implicitement que le mot est adéquat et transparent au monde dont il prétend rendre compte : the wor(l)d. « [L]e fait n’a jamais qu’une existence linguistique [...], précise Roland Barthes, et cependant tout se passe comme si cette existence n’était que la “copie” pure et simple d’une autre existence, située dans un champ extra-structural, le “réel”37 ». Illusion référentielle dont va se prévaloir l’histoire littéraire afin de faire croire que, à la manière de « l’effet de réel » qui serait selon Barthes le fondement du vraisemblable de l’esthétique de la modernité38, ce qui est donné à lire est le calque de la réalité littéraire mise en page. « Ce récit-là trompe », écrit de Certeau, « parce qu’il entend faire la loi au nom du réel39 ». Et parmi les multiples discours qui font la loi au réel, les récits ayant engendré les notions de « classique » et de « classicisme » ne sauraient faire figure de détail de l’histoire littéraire. Ou, si la confusion du référent et du signifiant relève du détail, il importe de révéler la signification de cette présumée insignifiance.
8Dans l’élaboration du « classicisme », une certaine pratique de la raison a trop souvent passé sous silence les raisons d’une pratique. Confondant hauteur de pensée et hauteur de ton, la généalogie du classicisme s’est édifiée sur une série de discours qui, pour reprendre l’analyse de Michel de Certeau, présente la double caractéristique de combiner une sémantisation à une sélection, et d’ordonner une intelligibilité à une normativité. Ces « positivités de savoir », dirait Foucault, ont franchi les époques sans jamais donner lieu à une véritable remise en question. Et cela, en dépit de quelques avertissements salutaires, mais peu suivis d’effets, tel celui d’Henri Peyre reconnaissant en 1942 que « le terme est fort mal choisi, et les acceptions si élastiques dont il est susceptible irritent, non sans raison, les esprits friands de précision et de rigueur40 ». « Que faire cependant ? », s’interrogeait Peyre. « Le mot existe, il est commode, il est sans cesse employé, et il continuera à l’être par nos étudiants et par le public41 ». L’utilisation récurrente du terme vérifie amplement le pronostic. Tout au long du demi-siècle passé, les interrogations à propos du classicisme n’ont pas manqué mais, même si dans le meilleur des cas elles ont eu l’insigne mérite de problématiser l’emploi du terme, elles n’ont jamais remis en question son utilisation. Ici, comme dans de nombreuses autres instances, il règne une étanchéité absolue entre théorie et pratique.
9En fait, au lieu de l’éradication prophylactique d’une notion pourtant unanimement reconnue équivoque, il y a eu solidification et légitimation de son hégémonie conceptuelle. Il en va semble-t-il du classicisme comme de l’histoire littéraire : c’est un mal avéré, mais un mal supposé nécessaire42. Dans sa très large majorité la critique a validé le point de vue d’Henri Peyre ou celui de Paul Valéry qui, après avoir lui aussi affirmé que l’appellation de « classique » est incompatible avec la précision de la pensée, concluait qu’« il n’est pas mauvais que des termes de ce genre existent43 ». Cette « naive view of French “classicism”44 » perdure et avec elle se perpétue cette manière surannée – mais pédagogiquement économique – d’appréhender le xviie siècle à travers la référence pérenne à cet « âge classique » dont on ne cesse de nous rebattre les oreilles. De plus, alors que Valéry justifiait l’utilisation de la notion pour sa propension à susciter la dispute et qu’il ne manquait jamais d’en souligner « le caractère tout à fait arbitraire et local45 », c’est sans les moindres guillemets de restriction mentale et d’invitation à la problématisation que, à la différence du « Baroque », s’énonce le plus souvent aujourd’hui le Classicisme.
II. Le mythe classique
10« [P]our le bien des hommes », affirme Pascal, « il faut souvent les piper46. » L’usurpation, ajoute-t-il dans ce même fragment, « a été introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable. Il faut la faire regarder comme authentique, éternelle et en cacher le commencement si on ne veut qu’elle ne prenne bientôt fin ». Comme en ce qui concerne l’usurpation, on pourrait certainement affirmer que le classicisme a, lui aussi, été introduit « sans raison ». Non, bien évidemment, que cette intromission fût le fruit du hasard – loin de là ! – mais du fait qu’elle ne se donna pas la moindre peine de donner les raisons de son emploi, de légitimer son existence. Sans avouer sa raison d’être, le classicisme est devenu raisonnable et, comme l’usurpation dont parle Pascal, il a tiré sa légitimité de ce qu’on en a caché le commencement et qu’on a pu ainsi le considérer comme authentique et éternel. Si Pascal avait pu lire Barthes, il aurait immédiatement compris qu’il ne faisait rien d’autre que de dévoiler à propos de l’usurpation les mécanismes fondamentaux qui, selon l’auteur à venir des Mythologies, étaient indispensables à l’élaboration du mythe47. Un mythe qui, toujours d’après Barthes, a pour fonction essentielle de fonder une intention historique en nature ; de transmuer une simple contingence en éternité inéluctable. Et, précisément, la force de persuasion du classicisme tient à cette impression de vérité indubitable résultant de ce double escamotage qui assure au mythe toute son efficacité : l’effacement de la complexité des phénomènes dont il prétend rendre compte ; et l’occultation des enjeux politiques et idéologiques qui ont présidé à sa naissance. « Le mythe ne nie pas les choses », écrit Barthes, « sa fonction est au contraire d’en parler : simplement, il les purifie, les innocente, les fonde en nature et en éternité, il leur donne une clarté qui n’est pas celle de l’explication, mais celle du constat48 ». Du fait de sa naturalisation par l’effacement de l’idéologie qui a orienté sa production et par l’oblitération du souvenir de sa fabrication, la parole qui énonce le mythe peut donc passer pour une « parole innocente49 ». Comme la force de l’ordre masculin analysé jadis par Pierre Bourdieu50, l’ordre classique tire sa puissance du fait, qu’à la différence du Baroque toujours sommé de décliner son identité et d’exhiber son acte de naissance, il peut généralement faire l’économie de toute justification.
11On sait, ou on devrait savoir, que contrairement au substantif classicisme qui, tel le Baroque, n’avait pas cours au xviie siècle, l’adjectif classique, lui, existait. Ainsi que l’atteste le Dictionnaire français de Richelet (1680), classique était utilisé afin de caractériser l’« Auteur qu’on enseigne dans les classes. Auteur qui est dans le rang des plus considérables et qui mérite le plus d’être pris pour modèle ». Dix ans plus tard, une définition similaire se retrouve dans le Dictionnaire universel de Furetière, les classiques sont les « Auteurs qu’on lit dans les classes, dans les écoles, ou qui y ont grande autorité ». Pour Richelet, ces classiques sont Cicéron, Térence, Horace et Virgile ; Furetière propose Thomas d’Aquin ; et le Dictionnaire de l’Académie française (1694) répertorie Aristote, Platon, Tite-Live. Latins ou Grecs pour la plupart, ces modèles dignes d’admiration et suscitant l’émulation n’étaient pas, on le constate, ceux ou celles à qui on décerne aujourd’hui le titre et qui, quant à eux, n’auraient jamais eu l’outrecuidance de s’autoproclamer tels. Même si l’on était de plus en plus persuadé avec Perrault que l’on pouvait trouver la perfection dans les ouvrages des Modernes français, la salle de classe demeurait le privilège des « classiques » stricto sensu, c’est-à-dire des auteurs de l’Antiquité. Mais, si l’on peut subodorer que nos prétendus classiques aient récusé l’étiquette, ce n’aurait pas été uniquement pour des raisons de modestie. En effet, loin de donner à l’épithète une acception valorisante, la collusion initiale de « classique » avec l’École conférait au terme une connotation péjorative inhérente au ridicule attaché au monde des collèges51. Au même titre que celui de la « femme savante », le pédantisme insupportable du professeur constituait (alors) le repoussoir à partir duquel pouvaient se définir les règles de la civilité. Pensons par exemple à ce « vieux rat de collège » qu’est l’infatué Granger mis en scène par Cyrano (Le Pédant joué, acte III), ou à ce non moins grotesque dottore de « tous les Docteurs, le docte des doctes », de La Jalousie du Barbouillé de Molière (scène 2)…
12De même que Molière a rendu les Précieuses à jamais ridicules et que Pascal a fait des jésuites des êtres peu fréquentables, l’historiographie française a inventé le classicisme et, à la notable exception de la musique ancienne où il fait florès, a confiné le Baroque dans les oubliettes du mépris. Sans reprendre ici l’aventure du Baroque que je viens de retracer dans Épistémè baroque : le mot et la chose (2013) ou reprendre la genèse du classicisme que brosse par exemple Domna Stanton dans « Classicism (Re)constructed » (1989) ou, plus récemment, Stéphane Zékian dans L’Invention des classiques (2012), il est un fait que le découpage du passé et l’organisation de ses éléments ont été façonnés de telle sorte que la France a pu s’octroyer à bon compte le bénéfice d’un éclat culturel incomparable. Comme l’ego particulier qui, selon Pascal, tend à se faire « centre de tout52 », l’ego collectif cultive lui aussi son narcissisme et il est compréhensible que l’égotisme national ait pu aspirer à rencontrer un reflet valorisant dans le miroir complaisant de son passé littéraire. Après l’académisme autoritaire du Second Empire pour qui les chefs-d’œuvre décrétés du xviie siècle étaient non seulement le produit, mais aussi et surtout la preuve de l’excellence du pouvoir politique, l’École de la République les enrôla au service d’une revanche autant intellectuelle que nationale, voire nationaliste. Après la défaite de 1871, affirmer l’excellence des auteurs et des œuvres dûment sélectionnés équivalait en effet à postuler la grandeur de la France, la « gloire de notre patrie » comme disait déjà Voltaire53, et ressortissait à un véritable patriotisme culturel. Davantage que tout autre dénomination, remarque Domna Stanton, le classicisme s’est ainsi constitué en « essence of French literature, and indentified with the nation’s cultural patrimony54 ». Emmanuel Bury constate de même que « la littérature française enseignée dans l’école républicaine et laïque veut fonder un esprit et une nation : les classiques font désormais partie d’un patrimoine, au même titre que l’histoire des Gaulois ou de Charlemagne, de Jeanne d’Arc ou de Louis XI55 ». Résultant de l’idéalisme romantique de la philosophie de l’histoire et s’articulant à une conception humaniste de l’éducation56, cet enseignement des belles-lettres s’efforça en effet d’établir un parallèle aussi irréfutable que possible entre les progrès postulés de la littérature et ceux de la Nation, considérés par comparaison comme inévitables et irrésistibles. Au service des intérêts de la Nation, l’histoire littéraire, bientôt secondée par l’exercice obligé de l’explication de texte et usant d’un argumentaire pédagogique empreint d’une rhétorique et d’un ton de prétendue scientificité objective, prit cependant grand soin à masquer sa collusion avec le politique. Cela dit, l’« empire des signes », pour m’approprier l’intitulé d’un texte connu de Roland Barthes, ayant beau être constitutif du « réel » et faire croire en quelque sorte à la réalité du monde57, les artisans du classicisme avaient néanmoins à leur disposition plusieurs éléments propices à l’élaboration du mythe à venir. Deux sont en particulier à retenir dans ce travail d’hybridation qu’aurait apprécié Bruno Latour enjoignant tout système de représentation à ne pas négliger le contexte et le référent58 : d’une part le fait qu’une grande partie de l’élite contemporaine, et cela dès la première moitié du xviie siècle, n’avait aucun doute sur l’incomparable valeur de l’époque ; et, d’autre part, la mise en place, surtout dans la seconde partie du siècle59, mais initiée par Richelieu dès 1627, d’une politique culturelle étonnamment efficace pour donner corps à cette haute opinion de soi et de son siècle. Opinion qui, au fil du temps, se métamorphosa en une attitude quelque peu arrogante qui, à en croire du moins certains étrangers, serait aujourd’hui encore l’apanage des Français. Une attitude, sinon « haïssable » comme le jugerait Pascal, mais relevant du moins de cette « vaporeuse suprématie », comme disait Cioran60. Le xviie siècle est ainsi objectivement remarquable – « classy » –, mais le classicisme ne laisse pas d’être un mythe. C’est très exactement ce que Barthe déclarait à propos... du vin : « le vin est objectivement bon, et en même temps, la bonté du vin est un mythe61 ».
13Subrepticement émancipé de ses préjudiciables origines, lavé de toute trace de manipulation idéologique, le classicisme fait aujourd’hui figure de concept neutre et l’on n’éprouve par conséquent nul besoin de l’énoncer dans des préambules visant à le légitimer. Si le Baroque conserve la bizarrerie que lui confère la plus connue de ses étymologies : barroco, perle irrégulière, donc présumée inférieure, l’odeur malséante du professeur de rhétorique à laquelle renvoyait classique s’est dissipée. De la salle de classe il ne reste plus aujourd’hui que… la classe, i. e. le chic et l’élégance.
III. L’épistémè baroque
14Quelle que soit la dénomination choisie, il faut en tout cas la problématiser. C’est-à-dire qu’il convient d’instaurer une distance critique permettant de se déprendre de son apparente naturalité. Pour ce faire deux opérations complémentaires de dévoilement s’imposent : d’une part il importe de révéler le caractère nécessairement factice des périodisations que l’histoire littéraire impose en faisant correspondre à des faits concrets des concepts abstraits. Prétendant lier les mots et les choses, cette pratique est éminemment cosmétique et masque la disparité des faits à travers un discours émollient qui les rend éminemment présentables, et cela au double sens du terme ; et, d’autre part, il faut également divulguer les mécanismes qui ont contribué à la promotion ou, cela va en général de pair, à la relégation de telle ou telle catégorie. L’on mesure ainsi que ce que l’on tient souvent comme parfaitement établi ne résulte en fait que de procédures de valorisation et d’exclusion. Ces mécanismes ont donné lieu à des catégories contingentes, non absolues, et par conséquent éminemment contestables et contournables. Travail généalogique au sens nietzschéen du terme (wirkliche Historie) qui s’intéresse beaucoup moins aux valeurs de l’origine qu’à l’origine des valeurs.
15Émancipé, je l’ai dit, de critères strictement formels ou thématiques, mon Baroque relève beaucoup moins de l’esthétique que du philosophique. Il est indissociable, à la fois, de l’écroulement, vers la fin du xvie siècle, des repères qui avaient permis de comprendre le monde, et de l’émergence de la science moderne qui relègue au magasin des vieilleries les paradigmes épistémiques sur lesquels s’étaient constitués les transcendantaux du Moyen Âge et le savoir hermétique de la Renaissance. Sinon la fin du monde, le Baroque marque en tout cas la fin d’un monde. Déterminé, dirait Hannah Arendt, « par des choses qui ne sont plus et par des choses qui ne sont pas encore62 », pris entre des certitudes passées qui se délitent dans « un moment où tout est mis sens dessus dessous63 » et un avenir imprévisible, ce Baroque est caractéristique du pli d’une civilisation en crise et d’un théâtre d’enjeux anthropologiques considérables où, insensiblement mais inexorablement, on passe, pour emprunter encore à Michel de Certeau, « d’une organisation religieuse à une éthique politique64 ».
16C’est dans cette « brèche entre le passé et le futur » (Arendt), au cours d’une époque détraquée – « Quite out of joint », ainsi que renchérit John Donne sur Hamlet dans son Anatomy of the World (1610) avant de préciser que tout est en pièces et a versé dans l’incohérence : « ‘Tis all in pieces, all coherence gone65 » – que la terre et l’individu vont devoir définitivement renoncer à leur place au centre de l’univers. Sous le regard équivoque d’un Dieu caché et irrémédiablement muet dans l’infini du cosmos où l’a consigné la science moderne, l’individu baroque, ne pouvant plus s’adosser à un ordre transcendantal de quelque nature qu’il soit, n’aura d’autre alternative que celle de fonder un nouvel ordre en donnant libre cours à son imaginaire, à ses désirs et à son ingéniosité. En fait, c’est lorsque l’individu aura de moins en moins de raisons de croire indubitablement en Dieu qu’il pourra croire absolument en l’Homme. Je propose de qualifier de baroque cette rupture métaphysique sans précédent qui conduira du théocentrisme à un anthropocentrisme revisité, marqué avant tout par l’émergence d’un sujet laïque favorisant la sécularisation d’une pensée éthique, d’une morale émancipée de la religion et d’une pratique politique radicalement nouvelle. Après que Dieu s’est retiré dans la coulisse de la scène du monde en cessant d’apparaître comme le principe indiscutable de toute autorité et le garant incontesté de la Loi, il incombera au Moi de s’approprier le Monde : d’en assurer la mise en scène, et non plus de se contenter de le déchiffrer. Du décryptage du liber mundi on passera à la mise en scène du theatrum mundi.
17Ainsi, si l’on est en droit d’affirmer le baroquisme du théâtre de Rotrou, c’est beaucoup moins à cause de vagues considérations stylistiques et thématiques, ou encore de l’ambiguïté ou de l’ingéniosité littéraire finement analysées par, respectivement, Jacques Morel (1968) et Jean-Yves Vialleton (2007)66, qu’à cause des profondes affinités que cette dramaturgie entretient avec certaines prémisses essentielles de la science moderne67. Contemporain de l’instauration d’un nouveau regard qui permet de voir le monde avec l’œil de Galilée, le théâtre rotrouesque reflète, sinon favorise, la mise en place d’un nouveau paradigme pour lequel voir ne rime plus avec savoir. À l’instar de la dénonciation par la science moderne du sentiment de fausse familiarité que procure l’expérience sensible, Rotrou met en scène l’abandon du préjugé anthropocentrique considérant les yeux, dont souvent « l’éclat excède le penser68 », comme le critère absolu de connaissance et plaide continûment pour l’un des postulats fondamentaux de la science moderne : une vision qui va au-delà du visible69. Comme les adeptes de la nouvelle science, les héros et les héroïnes de Rotrou découvrent que la validité épistémologique du regard n’est pas donnée, mais qu’elle doit être patiemment construite et raisonnée. Ainsi que l’a définitivement prouvé La Dioptrique de Descartes (1637), le théâtre de Rotrou illustre, au même moment, le fait indubitable que du monde à l’œil et, surtout, de l’œil à la conscience, rien n’est plus transmis qui se ressemble. Si l’épistémè baroque persiste à croire aux pouvoirs magiques d’un œil qu’elle continue à considérer comme le reflet présumé de l’âme, elle récuse désormais la pertinence cognitive du regard. Les travaux de Kepler et de Descartes sont sur ce point catégoriques : la relation directe que l’on estimait immédiate et indiscutable entre l’œil et monde doit être repensée. Quelle que fût jusqu’alors la théorie privilégiée quant à la propagation de la vision, c’était toujours en pleine présence que le monde saisissait l’œil, ou que celui-ci apercevait le monde. C’est ce rapport immédiat, présumé ressemblant et fiable, que l’épistémè baroque fait voler en éclats. L’individu ne pourra plus prétendre avoir un accès direct au visible, et il lui faudra se satisfaire d’une sémiotique totalement affranchie de la nature même de ce qu’elle donne à voir. Nouvel avatar, et non le moindre pour la science, de cette rupture caractéristique que l’épistémè baroque fait subir à l’ancienne disposition en miroir du macrocosme et du microcosme qui avait jusqu’alors tissé un lien étroit de parenté entre l’homme et le monde, les sens et le sensible. Dorénavant, comme en témoignent maints épisodes du théâtre de Rotrou et de la scène baroque dans son ensemble, la vue n’est plus l’outil idoine de la connaissance, elle s’avère au contraire une source constante d’erreur et d’illusion. À l’instar de la relation problématique de l’homme au monde, la validité gnoséologique du regard n’est plus donnée, elle doit être savamment construite et raisonnée. Comme l’enseigne l’exemple cartésien du morceau de cire dont les apparences sensibles sont éminemment trompeuses, il faudra apprendre à dénouer le témoignage des sens du raisonnement de l’esprit ; à faire dépendre la vérité non plus des sensations mais de l’entendement.
18De la même manière que procèdent les héros baroques du théâtre de Rotrou, passés maîtres dans la manipulation de l’illusion, et qui semblent avoir accepté que leur éternité soit de ce monde – ou qui peut-être aiment trop la vie pour se satisfaire de l’éternité –, c’est à partir des vérités éternelles qu’assure la présence éloignée de Dieu que Descartes, Malebranche et Spinoza pourront avoir confiance en l’Individu et en sa raison ; pour d’autres, l’intuition de cette présence divine induira un profond malaise en ce sens qu’elle souligne sans cesse l’illusoire de la comédie humaine. Non seulement le désenchantement n’effraie pas l’individu baroque, il sera pour ainsi dire la condition de sa liberté. Du constat d’un monde désenchanté naîtra une illusion enchantée. Refusant le pari nihiliste pouvant résulter du bilan d’un monde désespéré et désespérant – nihiliste : dans l’acception nietzschéenne de négation du réel et de « dépréciation de la vie70 », au nom d’un idéal supposé supérieur71 ; une invitation à renoncer plutôt qu’un encouragement à jouir – l’individu baroque va se nourrir de ce qu’il n’a plus : non en suppléant à ce manque par un rêve nostalgique d’idéal, ce qui sera pour une bonne part la stratégie romantique de ré-enchantement du monde avec laquelle on confond parfois le Baroque, mais en puisant au cœur même de cette déficience l’énergie capable d’en pallier le manque. De la solitude et de l’angoisse occasionnées par la rupture des médiations entre le Ciel et la Terre, émergera un Sujet qui, pour emprunter à l’empereur Auguste mis en scène par Corneille dans Cinna, se voudra « maître de [lui] comme de l’Univers72 ». Que ma volonté soit ! est l’ultime désir de l’Individu baroque qui, de crainte peut-être de n’en trouver aucune, doit absolument s’efforcer de trouver une issue à la mutation ontologique qu’il subit et que la (dé)mesure de l’immensité qui l’entoure rend inévitable. Si, comme le postule Foucault, l’épistémè moderne des xixe et xxe siècles invente « l’homme » comme objet de connaissance, l’épistémè baroque, que Foucault – victime des œillères de l’histoire (littéraire) – a superbement ignorée, produit l’Individu comme sujet de maîtrise.
19En ce sens, le Baroque correspond très précisément à la première étape de la modernité, surtout si l’on envisage avec Foucault celle-ci « plutôt comme une attitude que comme une période de l’histoire73 », et si l’on accepte que l’une des dimensions essentielles de cet êthos réside, comme je le propose, dans la prise en compte de la problématique de la maîtrise. Consubstantiel à l’épistémè marquée par un nouvel ordre des choses soumis à la discursivité de la science et de l’État dits modernes, le Baroque marque l’émergence du point de vue d’un sujet qui vient concurrencer un jugement universaliste de compréhension du monde. De l’assujettissement dans lequel il se trouvait jusqu’alors pris par tout ce qui le dépassait – et le protégeait –, l’individu baroque accède à la subjectivation en rendant inacceptable toute forme de souveraineté hétérogène. Ce gain de responsabilité et d’autonomie, on est en droit de le penser, va néanmoins se payer d’un profond malaise existentiel74. Devant ce qu’Alexandre Koyré a appréhendé comme le passage du « monde clos » à l’univers infini75, l’individu prend conscience, et cela pour la première fois de son histoire, de sa propre finitude dans une immensité où la raison s’égare et l’imagination se s'épuise. Sa place dans le monde ne va plus de soi. L’événement, même s’il ne touche à l’évidence que différemment et parcimonieusement, n’en est pas moins un avènement. Si le Chrétien parvient à surmonter cet effroi initial, ce ne peut être qu’au prix d’une foi radicalement différente parce que coupée dorénavant de toute évidence cosmologique. Une foi en un Dieu sinon absent du moins caché : « absconditus », selon la formule augustinienne que Pascal traduit d’Ésaïe (XLV, 15)76 ; un Dieu que ni le cosmos ni la nature ne viennent plus manifester77. Mais, si le silence et l’infini peuvent faire naître l’angoisse, ils peuvent aussi éveiller le désir et la curiosité. Au lieu de le paralyser, la perplexité à laquelle se trouve confronté l’individu peut se muer en un formidable vecteur d’action ; devenir le point de départ d’une stratégie de mise en ordre des mots et des choses. De simple acteur agi sur un theatrum mundi, doué jusque-là de forces cachées et de qualités occultes, l’individu baroque s’arroge la mise en scène d’un monde réduit maintenant à un jeu de forces mécaniques théoriquement transparent à la raison. Puisque, sur le plan théorique de la science moderne, l’univers se révèle calculable et prévisible, il devient sur le plan pratique éminemment appropriable. Sans jamais renoncer à dépasser ce qui à première vue le dépasse, l’individu baroque, à l’instar de la belle Alphrède de Rotrou déclarant à trois reprises la guerre aux aléas de la Fortune : « Je forcerai mon sort, et vaincrai tes rigueurs78 », n’a de cesse que d’organiser à son avantage la grande scène du théâtre du monde. Parmi de nombreuses autres illustrations du phénomène, pensons à Versailles, ce prétendu modèle de « classicisme ». Faute de pouvoir dominer entièrement la France, ou même sa capitale, Louis le Grand, à partir du pavillon de chasse de Louis le Juste, parvient à s’assurer la maîtrise d’une nature improbable et fait de la garçonnière paternelle un somptueux théâtre aux dimensions majestueuses. Avec toute la force de l’évidence, Versailles manifeste la maîtrise et la puissance de l’ordre baroque qu’un royal metteur en scène – metteur en signes – prescrit non seulement à ses sujets mais – et c’était alors bien plus difficile ! – impose également aux pierres, aux plantes et aux eaux.Le prétendu « classicisme » s’inscrit dans cet effort baroque pour imposer un schéma fixe et sécurisant au dynamisme irrépressible de la « branloire pérenne » déjà constatée par Montaigne. Dans cette perspective, l’adage fameux que Gassendi emprunte à une épître d’Horace : Sapere aude (« Osez savoir ») est peut-être moins la devise emblématique des Lumières, comme l’affirmera Kant corroboré par Foucault79, qu’il pourrait plus légitimement constituer la fière et juste devise de l’épistémè baroque. Savoir pour pouvoir imposer un ordre, sinon un sens, au monde.
IV. À défaut de révolution
20Pris dans une épistémè théorique largement déterminée par le paradigme linguistique sur lequel misaient de nombreux adeptes de la Nouvelle Critique et autres spécialistes en sciences humaines80, Roland Barthes était persuadé que « rien n’est plus essentiel à une société que le que le classement de ses langages81 ». Dans une civilisation nourrissant une « apparente logophilie82 », Michel Foucault souligna lui aussi dans sa Leçon inaugurale au Collège de France (1971), le désir ou le besoin minutieux de classification occasionné par une « profonde logophobie83 » inhérente à des discours laissés à eux-mêmes. Antidote à la prolifération sauvage des discours, la pratique taxinomique de l’histoire littéraire pourrait ainsi résulter de la crainte d’un « grand bourdonnement incessant et désordonné84 » d’énoncés non contrôlés. Ce qui paraît en tout cas établi c’est que tout désir taxinomique, toute « exubérance taxinomique », pour emprunter à Derrida85, demeure étroitement déterminé par une option idéologique. Si, dans Critique et vérité (1966), Barthes, pour qui « tout classement est oppressif86 », était même allé jusqu’à prétendre que toute modification que l’on ferait subir à telle ou telle classification équivaudrait à rien de moins que « faire une révolution87 », il paraît évident que, comme le suggérait Domna Stanton, beaucoup plus révolutionnaire serait l’abolition pure et simple de toutes les classifications88. Mais, puisqu’il semble que nous souhaitons maintenir ces dernières, le syntagme d’épistémè baroque me paraît éminemment plus pertinent que la vague notion de classicisme, voire que celle d’épistémè classique foucaldienne.