La bibliothèque de Shéhérazade : enquête sur les lectures assassines
1Si Shéhérazade n’avait pas été victime de la tyrannie du roi Shahriar, il n’y aurait probablement pas eu de crimes et sa bibliothèque serait peut-être encore intacte. Mais les livres qui ont formé son jeune esprit n’auraient peut-être pas pu accéder à l’universalité. Depuis cette histoire de l’infamie, celle d’un roi déshonoré par sa femme, on peut faire le constat que la littérature prospère en se nourrissant de lectures assassines. Borges et Kilito cherchent à comprendre en quoi ces lectures sont un enjeu vital pour la littérature. Que se passe-t-il à travers cette parole en sursis qui pour être sauve doit tuer ? Bref, pourquoi ne nous reste-t-il qu’un seul livre de cette bibliothèque aux livres introuvables, Le Livre des Mille et Une Nuits ? Livre infini aux nombreuses versions, la bibliothèque de Shéhérazade serait-elle contenue dans l’idée d’un seul livre ?
2Le texte fragmenté des Mille et Une Nuits, à la fois lacunaire et augmenté, texte extrêmement présent dans la conscience collective et partiellement absent de la conscience individuelle, texte universel qui n’appartient à personne, livre monstrueux, comment parler de ce livre qu’on ne peut pas lire en totalité ? Abdelfattah Kilito choisit de s’aventurer en plein jour dans les Nuits. Son ouvrage au genre flou, Dites-moi le songe (2010), se présente de prime abord comme ce que Judith Schlanger appelle une « épopée de l’enquête » qui « emporte l’indication fragmentaire dans un tissu narratif où la sensibilité intellectuelle trouve son compte1. »
3Au terme de cette brève épopée, l’enquête reste ouverte. L’énigme engendre d’autres énigmes qui attendent un « lecteur réel2, » soit selon Jean-Claude Garcin un lecteur qui « s’est aventuré » dans la lecture des Nuits. L’enquête de Kilito mentionne plusieurs lecteurs réels, présumés coupables de trahison ou de meurtre. Ces « lecteurs assassins3 » font preuve d’une réelle curiosité et d’un réel intérêt pour les Nuits lesquelles, paradoxalement, à leur contact se transforment et échappent à toute cohérence. L’exemple de ces lecteurs révèle un paradoxe dans l’attitude même du lecteur rationnel, paradoxe d’une lecture intelligente, circonscrite à des milieux cultivés. Dans quelle mesure un lecteur réel qui ne se contente pas de lire superficiellement ces contes pour se divertir peut-il se saisir du texte sans le tuer, le fragmenter davantage ni même résister à « l’au-delà des Nuits, ce que les Nuits ne racontent pas4 », à ce sentiment de perte et de frustration ?
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1. « Chez tout lecteur sommeille un Shahriar5. »
4C’est dans la première partie intitulée « Lecteurs assassins » d’une thèse consacrée à « La seconde folie de Shahriar », dirigée par Kilito, qu’Ismael Kamlo, après une analyse des « mille et deuxième nuit » d’Edgar Allan Poe et de Théophile Gautier, conclut un peu rapidement qu’à l’image de ces deux lecteurs plus sanguinaires que Shahriar et qui, sans scrupule, font périr Shéhérazade, tout lecteur est un roi tyrannique qui s’ignore.
5Lorsque Shéhérazade, désespérée de ne plus avoir d’histoire à raconter pour la mille et deuxième nuit, vient, chez Théophile Gautier, chercher une autre histoire pour rassasier Shahriar et sauver sa vie, Gautier impassible lui fait comprendre qu’il est dans la même situation :
– Votre sultan Schahriar, ma pauvre Schéhérazade, ressemble terriblement à notre public ; si nous cessons un jour de l’amuser, il ne nous coupe pas la tête, il nous oublie, ce qui n’est guère moins féroce6.
6Cela dit, il ne se fait pas plus longtemps prier et lui dicte une histoire. À cet instant même, les Nuits n’appartiennent plus à Shéhérazade. La mystérieuse conteuse devient copiste, traductrice et ce faisant perd son statut. Le mille et deuxième conte gagne un nouveau nom d’auteur : Théophile Gautier. Ainsi, Gautier ajoute à la bibliothèque de Shéhérazade un conte occidental du xixe siècle qui se distingue de tous les autres contes par sa paternité explicite voire revendiquée. Autrement dit, en actualisant le catalogue de cette bibliothèque dont la majeure partie des textes restent néanmoins inaccessibles, Gautier confronte de nouveau l’histoire des contes arabes à un système de reconnaissance intellectuelle fondé sur le nominalisme. N’ayant plus de nouvelles de la conteuse orientale, il suppose que « Schahriar, mécontent de cette histoire, aurait fait définitivement couper la tête à la pauvre sultane7 ». Mais cette fin est douteuse voire improbable : comment croire qu’une femme intelligente et savante comme Shéhérazade qui connaissait bien les goûts de son auditeur au terme de mille et une nuits ait pu prendre le risque de raconter une histoire qui aurait pu rompre le charme des Nuits et réveiller le désir de vengeance du sultan ? N’était-elle pas ingénieuse comme le suggère Edgar Allan Poe ? Gautier a-t-il véritablement rencontré Shéhérazade ? Comment donc ne pas soupçonner Gautier d’être de ces lecteurs qui se sont à peine aventurés à lire les Nuits dans leur intégralité ? Quelles étaient ses motivations meurtrières ? Pourquoi faire disparaître la conteuse et ajouter un énième conte à sa bibliothèque ?
7Il est possible de voir ici un bel exemple d’« effet secondaire de la pénurie [:] l’incomplétude parle et la déficience bavarde8 » et d’expliquer cette énigme en observant que cette réécriture des contes arabes compense par l’imaginaire l’absence ou la perte de l’épilogue des Nuits. La nouvelle de Gautier appartient à ce que Judith Schlanger appelle le « légendaire9 ». Cependant cet exemple, cité dans la thèse de Kamlo, n’est pas tant destiné à illustrer « l’expérience intellectuelle ou la sensibilité intellectuelle de la perte10 » qu’à interroger le comportement irrémédiable des lecteurs assassins. Cette réécriture comme toutes les autres versions qui proposent une fin trahissent avant tout un péché d’orgueil. Aucune fin proposée ne serait « digne du prologue11 » aux yeux de ces lecteurs. Au fond, selon Kamlo, les lecteurs assassins seraient mus par une prétention savante et narcissique qui les pousse à oblitérer un nom, effacer une partie du texte jugée insatisfaisante voire intolérable. Kilito semble plus réservé que son étudiant. Cette explication n’est pas recevable dans le contexte des littératures arabes. L’intérêt des intellectuels arabes n’a pas été aussi enthousiaste. D’après lui, ce livre « ne fait pas partie du canon des œuvres classiques12. » Même si, son succès en Occident a fortement influencé la réception arabe à partir du xxe siècle, « et que les Arabes ont, depuis, largement réparé cette négligence13 », pendant plus de dix siècles, les Nuits étaient ennuyeuses et pratiquement oubliées. Aussi les lecteurs arabes seraient-ils plutôt coupables d’une « cécité pandémique ». « Selon toute vraisemblance, [...] les lettrés les boudaient et observaient à l’égard [des Nuits] un silence presque total14. » En somme, il faudrait plutôt dire que le lecteur des Nuits, qu’il soit bavard ou muet, dissimule la perte et lui donne sens. C’est ainsi qu’il peut parler de ce livre plus librement, à sa manière et sans scrupule. C’est la raison pour laquelle la question récurrente voire obsessionnelle dans l’ouvrage de Kilito se formule de la manière suivante : « ne peut-on guère parler des Nuits sans tricher, déformer et trahir ? »15 Les lecteurs réels des Nuits seraient-ils nécessairement assassins quelles que soient leurs motivations ? Cela est plausible si l’on admet que le premier modèle du lecteur des Nuits est Shéhérazade elle-même.
8Dans « Le Mille et deuxième conte de Shéhérazade » d’Edgar Allan Poe, Shéhérazade n’est pas détrônée de son statut de sultane conteuse. Bien au contraire, Poe la révèle sous son vrai jour grâce à un ouvrage américain étrangement peu connu Tellmenow Isitsoornot. Lectrice insatiable, elle aussi, aurait lu Machiavel (qu’il faut dorénavant compter parmi les livres de sa bibliothèque) bien avant de rencontrer Shahriar et de l’épouser. Machiavel aurait donc été oublié pendant plus de sept siècles. Shéhérazade aurait-elle effacé ce nom du catalogue de sa bibliothèque pour éviter tout soupçon de la part de Shahriar, son époux et lecteur ? Était-elle mue par une prétention savante et narcissique qui se concrétise jusque dans le défi qu’elle s’impose face à Shahriar ? Poe laisse penser que la fille du vizir est sans doute l’une des premières grandes femmes politiques initiée à la tyrannie. Comme le dit Gautier, si elle ne coupe pas la tête des auteurs, pire, elle les voue à l’oubli non pas par déception mais par ambition. En Shéhérazade sommeillerait donc bien un Shahriar. Jusqu’à ce jour aucune étude n’a été faite sur l’influence du Prince de Machiavel sur les Mille et une nuits. Comment a-t-elle pu lire une œuvre qui n’était pas traduite en arabe ? De fait, on s’étonnera que les recompositions et réécritures arabes soient majoritairement empreintes d’une visée politique et éthique. En effet, les recherches historiques de Jean-Claude Garcin récemment publiées montrent que l’auteur du xve siècle et l’auteur de Bûlâq avaient très certainement des motivations d’intérêt public dans la recomposition et réécriture des Nuits. Le meilleur exemple est celui du récit-cadre qui illustre la cruauté née d’un intérêt personnel et source de véritable « fléau », selon la version de Bûlâq. Désabusé par le comportement des femmes et leur infidélité, Shahriar décide de ne prendre femme que pour une nuit et de la tuer au matin. Selon Machiavel, « un prince ne doit donc point s’effrayer de ce reproche, quand il s’agit de contenir ses sujets dans l’union et la fidélité16 ». Shahriar attente, pour reprendre les termes de Machiavel, « aux biens de ses sujets et à l’honneur de leurs femmes » ce qui pourrait bien lui valoir d’être craint mais non pas haï, car Shahriar tue et ne s’est décidé à tuer qu’à partir d’« une raison manifeste » qui justifie « cet acte de rigueur17. »
9Cette récupération arabe des contes au profit du politique semble être une constante dans la formation de ce livre. À la manière des fables indiennes rassemblées dans le Pancatantra, les contes dissimulent un traité de politique et d’éthique sur l’art de (se) gouverner destiné au sultan. Comment donc ne pas soupçonner Shéhérazade d’avoir deviné le contenu du Prince de Machiavel et d’avoir tenté pendant mille et une nuits de raconter la folie de princes ou de rois tyranniques afin que Shahriar en soit totalement éclairé et que sa décision soit juste ?
2. « Dites-moi le songe »
10En lisant la thèse de Kamlo, Kilito en vient à poser la question d’un point de vue historique et rationnel : « Comment peut-on [...] deviner le contenu d’un livre qu’on n’a pas lu et dont on ignore le titre et l’auteur18 ? » C’est la même obsession de la paternité du livre qui réapparaît dans cette question et qui caractérise l’attitude du bon chercheur respectueux de la tradition et soucieux d’une honnêteté intellectuelle. Ce n’est pourtant pas la position de Kamlo. Ce doctorant semble totalement imprégné du discours légendaire des Nuits qui suggère une résolution de l’énigme à travers « L’histoire de Attaf ». Il faut en rappeler ici brièvement la trame : une nuit au cours de laquelle le calife Haroun al-Rashid ne trouve pas le sommeil, Giafar, son vizir, lui conseille de lire un livre. En lisant un vieux livre ouvert au hasard, Haroun se met soudainement à rire puis à pleurer. Giafar voulut en connaître la raison et demanda au calife de lui expliquer ce qui l’a fait rire et pleurer de la sorte. Outré par une telle curiosité, le calife le menace de le décapiter s’il ne trouve pas quelqu’un pour le lui expliquer et deviner tout le contenu du livre. Désespéré et persuadé que le défi est impossible à relever, Giafar quitte la ville et s’exile à Damas où il rencontre Attaf le généreux. Lorsque Giafar rentre à Bagdad, le calife, heureux de revoir son vizir, avait tout oublié. D’après Kamlo, il n’existe qu’une seule scène analogue dans la littérature : « dans l’Ancien Testament, au début du Livre de Daniel, le roi Nabuchodonosor met à l’épreuve les devins en leur ordonnant, non pas d’interpréter le rêve qu’il a fait, mais d’en deviner le contenu19 ».
11Analogie troublante qui laisse penser qu’il y avait un exemplaire de la Bible dans la bibliothèque de la sultane ou du moins qu’elle en connaissait le contenu sans l’avoir lu. Au fond, Shéhérazade se retrouve dans une situation semblable à celle de Giafar et des devins : ce qui la sauve de la menace califale ce n’est pas tant sa manière de conter ni même le contenu des histoires elles-mêmes que son habileté à deviner pendant mille et une nuits des livres qu’elle n’avait pas pu lire. Possédait-elle vraiment une bibliothèque ? Car, si l’on en croit le conteur de Damas, il est étonnant que Shahriar ordonne aux scribes d’écrire les contes de Shéhérazade et les menace de tous les tuer s’ils omettent un seul détail. Comme se le demande Kamlo,
pourquoi le roi n’a-t-il pas chargé Shéhérazade de la tâche d’enregistrer les contes, elle qui est décrite dès le départ comme lettrée et possédant mille livres. [...] On mentionne la bibliothèque de littérateurs, d’hommes d’État, califes, vizir, mais a-t-on jamais décrit les livres d’une femme ? C’est là un fait digne d’attention et qui rend d’autant plus remarquable, car unique, la bibliothèque de Shéhérazade. Ses mille livres, brièvement évoqués au début des Nuits, méritent que l’on s’y intéresse de près. Pourquoi n’en est-il plus question par la suite ? Pourquoi les a-t-on oubliés, Naha étant le seul à ne pas les passer sous silence20.
12La version orale de ce conteur Naha, anagramme du conteur syrien Hanna auquel se réfère Antoine Galland, ajoute que
Shéhérazade fit venir au palais les mille livres qu’elle avait laissés dans la maison de son père. Elle demanda ensuite à voir le roi et, les lui montrant, lui dit : « Les histoires que j’ai racontées, ô Roi bienheureux, sont déjà écrites et n’attendent qu’une voix pour les faire revivre. Il est donc inutile de les réécrire, elles sont toutes dans ces volumes21 ».
13Kamlo conclut que « le livre à écrire était ainsi déjà écrit ». La bibliothèque de Shéhérazade ne serait-elle accessible qu’aux lecteurs capables de deviner tous les livres qu’elle contient ? Il est tentant d’y voir là un pur délire. Comme le ressentent fortement les membres du jury, la thèse du jeune étudiant sème la confusion. « Une thèse basée sur une mystification22 ! » Thèse qui simule un travail de recherche érudit et dissimule en vérité le récit d’une mille et deuxième nuit. Pour le jury, « c’est de la malhonnêteté pure23 ». Cette thèse pose donc à plus forte raison la question du mode d’existence des textes. Elle démontre que « n’est digne d’interpréter une œuvre, les Nuits en l’occurrence, que celui qui peut l’écrire24 ». Non pas réécrire, mais deviner et « faire revivre ». Que faut-il donc comprendre par « histoire déjà écrite » ? Pourquoi ces contes ne sont-ils pas référencés sous le nom de leurs auteurs ? Sans les notions d’auteur et de texte défini, la réécriture a-t-elle un sens ? La reprise de ces textes par les scribes forme une anthologie de contes introduite par une histoire-cadre qui justifie l’œuvre de compilation. Quelle que soit la version des Nuits, c’est toujours la fiction qui explique et justifie le livre matériel. Il est probable qu’en évoquant cette thèse, Kilito avait surtout l’intention d’interroger la matérialité des Nuits.
3. La magie des Nuits.
14Pour expliquer l’existence paradoxale de ces contes et de la bibliothèque de Shéhérazade, il faut prendre conscience de la pensée qui crée cette ambivalence. La réflexion de Judith Schlanger peut être utile ici. Selon elle, la présence des œuvres se manifeste dans la « réalité concrète » et/ou dans la mémoire. Leur disparition n’est que le signe d’un degré de présence matérielle et/ou mentale dans une culture donnée. « Absence matérielle et présence mentale faible, ou présence matérielle faible et absence mentale, dans les deux cas ce qui est perdu garde une sorte de virtualité qui pourra se réactualiser un jour – ou bien jamais25. » Selon cette pensée ainsi formulée, les contes des Nuits illustrent le cas de la « disparition imparfaite26 » qui laisse tout de même une trace dans la mémoire et constitue une sorte de virtualité. L’analyse des Nuits selon cet argument pourrait permettre de conclure que la disparition mentale, l’absence matérielle, l’effacement ou l’oubli de certains contes dans leur totalité ou en partie trouvent une compensation par un gain de récits. Ces textes fantômes reviennent par l’imaginaire, réaction qui traduit le plus souvent un malaise face à l’absence. La « culture des Nuits », expression de l’historien Jean-Claude Garcin, est en quelque sorte l’histoire des ces malaises. Même si Galland, premier lecteur occidental, a pu être tout d’abord fasciné par la nouveauté de cette littérature et y voir un enrichissement et une expérience intellectuels pour les lecteurs français, il témoigne par la suite d’une sorte de malaise lorsqu’il apprend que les sept contes qu’il venait de traduire appartiennent à un plus vaste recueil. « Cette découverte, confie-t-il à madame la Marquise d’O, m’obligea de suspendre cette impression et d’employer mes soins à recouvrer le recueil27. » Malaise culturel qui attise la curiosité, thème récurrent des Nuits (fudûlî), et le désir de posséder ces histoires mais qui empêche d’entrer pleinement dans la magie des contes.
15En fait, Shéhérazade, comme tout autre lecteur des Nuits, est coupable de délit d’usurpation voire de meurtre uniquement au regard d’une détermination foncière de la littérature à laquelle adhèrent pleinement tous les membres du jury de la thèse de Kamlo. De même, la culture des Nuits n’a de sens qu’à la condition de croire que le lecteur est séparé de la réalité concrète, c’est-à-dire du livre. D’où son désir de posséder la déficience à travers la réappropriation, qu’elle se nomme réécriture ou traduction. Cette détermination de la littérature et ce postulat de la pensée valorisent fortement « l’expérience intellectuelle ou la sensibilité intellectuelle de la perte » car elles impliquent une certaine éthique du lecteur. Dès lors la valorisation universelle des Nuits peut se lire comme une étonnante résistance à la disparition. De même, la bibliothèque se définit alors comme un lieu qui refuse et conjure la perte, un véritable « sanctuaire » dit Kilito. Mais la bibliothèque de Shéhérazade est d’un tout autre ordre. Elle ne s’est pas construite en réaction au sentiment de perte. Y a-t-il seulement eu disparition des Nuits ? Tout dépend de la manière de concevoir la littérature et d’utiliser la bibliothèque de Shéhérazade.
16Il faut rappeler que, chez Mardrus, l’histoire d’Attaf est intitulée « Histoire du livre magique28 ». Par analogie, les contes entendus par Shahriar sont aussi magiques que le livre lu par le calife Haroun al-Rashid. Dans les deux cas, le contenu est destiné aux insomniaques et favorise l’amnésie ou l’abrogation du châtiment. Même si la magie ne fait pas de miracle thérapeutique, comme le prétend Kamlo en démontrant la seconde folie de Shahriar, la magie opère sur la puissance créatrice qui sommeille en chaque lecteur. La matérialité des Nuits est alors une forme de la conscience du lecteur et non une présence concrète des textes, extérieure au lecteur. Il ne s’agit pas plus d’un effort de mémoire. Comment penser que cette audacieuse et ingénieuse jeune femme avait « une mémoire si prodigieuse que rien ne lui était échappé de tout ce qu’elle avait lu29 » si les contes en question appartiennent plutôt à ce qu’il faudrait appeler une bibliothèque totale dans laquelle tout ce qui est à écrire est déjà écrit et continue de s’écrire, une sorte de bibliothèque borgésienne ?
17Dans son livre, Dites-moi le songe, Kilito esquisse des pistes de compréhension possibles dont l’une d’entre elles nous conduit justement à Borges selon lequel la magie se définit comme « une causalité différente30 ». La magie s’observe notamment dans les liens d’analogie entre les contes et les liens métaphoriques entre le contenu des contes et la situation des lecteurs. Quelles que soient la recomposition et la compilation des contes, chaque version conserve cette magie comme si finalement les contes, réécrits, réorganisés, augmentés ou supprimés, avaient été reclassés et inventoriés différemment dans la bibliothèque de Shéhérazade, pour ne pas dire de chaque lecteur. La matérialité des Nuits est magique car elle est la conscience de chaque lecteur si toutefois le lecteur est éveillé. Les Nuits renvoient le lecteur à lui-même. Par conséquent, la bibliothèque serait une métaphore, non pas de la mémoire, mais de la conscience du lecteur. Cette bibliothèque, au fonds le plus obscur, construite en pleine nuit, une nuit d’inconscience où règne la tyrannie, révèle en même temps le degré d’éveil et de conscience du lecteur. La sagesse de Shéhérazade, degré le plus élevé de la conscience, montre qu’elle pouvait deviner les livres qu’elle n’avait pas lus et, selon un ordre parfait, en user avec patience contre la tyrannie de son roi.
18Si l’on écoute Borges, avons-nous seulement besoin de lire ce livre ? Toute la bibliothèque qu’il contient n’est-elle pas déjà en nous ? « Les Mille et Une Nuits ne sont pas quelque chose qui a cessé d’exister. C’est un livre si vaste qu’il n’est pas nécessaire de l’avoir lu car il est partie intégrante de notre mémoire tout comme il appartient aussi à cette nuit31. » Nuit magique par excellence car, par un rapport d’analogie, elle fait dériver le récit vers une histoire sans fin. « Nuit 602, la plus magique de toutes [...] au cours de laquelle le roi Shahriar entend de la bouche de la reine sa propre histoire32 ». Depuis 2002, nous savons grâce à Ahmed Ararou que Borges n’a pas inventé ce conte et qu’il n’appartient pas à cette lignée de lecteurs assassins, travaillés par une sorte de malaise intellectuel. L’article d’Ararou, « La six cent deuxième nuit33 », démontre que cette nuit se trouve tout simplement chez Burton et Cansinos Assens, son maître. Mais peu importe que les textes soient ou non référencés et accessibles. Le lecteur est seul roi dans le royaume de la littérature, il est inévitablement et simultanément assassin et créateur. Dès lors, la bibliothèque n’est plus désignée et pratiquée comme lieu de mémoire et de culture ou comme une banque de données ; elle est, en chaque lecteur, une parcelle de conscience de ce qui est, éternellement, et qu’il reste à éclaircir, à conquérir. À l’image de « cet hidalgo » qui, selon Borges, « jamais de sa bibliothèque ne sortit » et dont « le rapport ponctuel qui nous fait le récit de ses ardeurs [...] / Par lui seul fut rêvé et non par Cervantès », Borges sait que son destin est semblable et qu’il a « enfoui quelque chose d’immortel et d’essentiel en cette bibliothèque du passé où [il a pu] lire l’histoire de l’hidalgo34 ».
19Borges aurait pu en dire autant de la bibliothèque de Shéhérazade. L’exemple aurait même été plus approprié dans la mesure où ce grand texte n’a pas d’auteur unique et qu’il recèle un ordre infini semblable à la figure du tapis dans le tapis. « Les Mille et Une Nuits, comme le rappelle Borges, sont l’œuvre de milliers d’auteurs35 ». Livre inclassable dans une bibliothèque ordinaire. Dans son étude sur Les Mille et Une Nuits, Borges inventorie tous les auteurs parmi lesquels il compte les traducteurs et d’autres écrivains tout aussi admirables comme Stevenson qui participent pleinement à l’écriture de ce livre vivant. « Nous pourrions presque, conclut Borges, parler de nombreux livres intitulés Les Mille et Une Nuits. [...] Chacun de ces livres est différent des autres car Les Mille et Une Nuits continuent à croître, ou à se recréer36. » Ce livre se déplie selon deux principes magiques qui le fondent : le principe de simultanéité et celui de non-séparation. Il n’y a qu’un seul auteur, qu’un seul livre, qui sont une même chose en même temps. Plus simplement, cela revient à dire qu’il n’y a qu’un lecteur en train d’écrire ce livre intérieur. Que sert de tuer, d’usurper et de frauder si l’on sait que la réalité n’est qu’une forme et une création de soi ? Dans cette pensée, qui rappelle l’univers idéal d’Uqbar, « l’univers visible [est] une illusion [...]. Les miroirs et la paternité sont abominables parce qu’ils le multiplient et le divulguent37 ». Ils séparent de ce que la pensée a elle-même créé et deviennent la preuve absurde que cela n’appartient qu’à l’individu qui prétend en être l’auteur. La seule véritable perte est celle de la conscience, l’oubli d’une identité qui est égalité. Au fond, comme cet ingénieur des Chemins de fer Herbert Ashe qui « souffrit d’irréalité38 », le lecteur est fantôme surtout s’il s’ingénie à ne suivre que les rails de la pensée qui lui font croire que le temps et l’espace sont une réalité extérieure et concrète et que la bibliothèque en témoigne.
4. Les « confabulatores nocturni39 »
20Le lecteur fantôme est ici le lecteur si peu réel que la littérature est pour lui divertissement, ce qui littéralement le détourne de lui et accentue sa séparation avec le livre, seul objet de son attention. Selon Jean-Claude Garcin, c’est le lecteur superficiel. Mais, ce lecteur est aussi le lecteur moderne qui dissimule son malaise par un surcroît de rationalité. Lecteur curieux, théoricien, critique, dit savant, qui objective au mieux les miroirs et la paternité pour ne pas se perdre dans le tout-fiction. Ce lecteur recourt aux bibliothèques pour organiser ses lectures selon des repères culturels fixes. Il appartient à ces usagers qui donnent mauvaise conscience à Kilito :
sérieux, graves, ils ont l’air de s’acquitter d’une mission, ils prennent des notes, se frottent les yeux, essuient leurs lunettes, s’étirent parfois en bâillant avec la satisfaction du devoir accompli40.
21Ils inventent des bibliographies qui sont la trace de leur passage dans un rayonnage ou un catalogue ou bien des feuilles de route qui ordonnent leur pensée. Le travail théorique de ces lecteurs savants, comme le précise Michel Charles, vise le « progrès dans la connaissance de l’objet41 ». La lecture se concrétise alors par un discours professionnel qui transmet « un savoir de l’expérience42 ». Savoir incomplet qui motive la quête d’informations, pour ne pas dire la recherche, et expérience intellectuelle de la perte qui l’explique et le justifie en retour. Mais le progrès dans la connaissance de l’objet dépend fortement de la conscience du lecteur. Or, le lecteur fantôme exorcise son irréalité et la projette sur des objets-textes de moins en moins objectifs et concrets, des textes possibles.
22L’ouvrage de Kilito, Dites-moi le songe, est un pari sur le lecteur réel, non pas prêt à s’aventurer dans les Nuits comme le définit Garcin, mais conscient du phénomène Mille et Une Nuits et apte à deviner le livre en entier dans ses diverses ramifications. Le narrateur, si peu conscient qu’il en a oublié qui il est (Abdelfattah Kilito, le professeur K., Ismaël Kamlo ou Omar Loubaro ?), se montre sous son vrai jour. Sans pudeur, il raconte sa première expérience de lecture :
J’abordai la lecture, la littérature, sous le signe de la maladie et de la culpabilité. Ce fut le premier livre que je tentai de lire, le premier livre arabe, le premier livre tout court. Je lisais dans mon lit, à la lumière du jour... C’était contraire à l’intention de Schéhérazade qui, elle, racontait la nuit et se taisait à l’aube. En interrompant le soir la lecture, je contrevenais à sa prescription implicite et inversais l’ordre des choses43.
23Dans cette scène absolument romanesque de l’enfant malade, « constamment plongé dans un sommeil comateux44 » et qui, pour se distraire de l’ennui et de l’isolement, tente de lire Les Mille et Une Nuits, Kilito esquisse de manière ironique, voire caricaturale, le portrait du lecteur fantôme qui souffre avant tout d’irréalité. Son désir d’exister réellement s’exprime progressivement au cours du récit et semble être l’une des conséquences profondes de cette première lecture des Nuits. Devenu lecteur savant, il est invité aux États-Unis grâce à un article publié dans Études arabes sur « Le sommeil dans Les Mille et Une Nuits ». Même s’il ne manifeste son érudition qu’avec humilité et modestie, le narrateur se prend au jeu de piste du conte inédit, trouvé par hasard dans un exemplaire de Burton. Il se plaît à explorer intellectuellement ce texte fantôme dont la fin, « riche d’innombrables possibilités, autorise toutes les rêveries45 », tous les textes possibles. Quand, enfin, le narrateur ayant dirigé une thèse, celle de Kamlo, qu’il n’avait pas lue jusqu’à la veille de la soutenance, croyant en deviner le contenu, découvre la thèse, il prend vivement conscience de sa torpeur et de celle de ses collègues qui découvraient de la même manière cette thèse la veille de la soutenance :
24Alors ils m’en voulurent. Ils m’en voulurent – c’est un comble – parce qu’ils n’avaient pas fait correctement leur travail... Est-ce que je leur en voulais, moi ? J’étais aussi coupable qu’eux, mais j’avais une circonstance atténuante : j’étais malade et ils le savaient. Ne murmuraient-ils pas entre eux que j’étais devenu bizarre, que je ne devais plus enseigner ni même diriger des thèses ? Brusquement je les vis dans leur réalité, dans leur face caricaturale : paresse, découragement, mal de vivre, tout comme moi46.
25Le lecteur fantôme raisonne en plein jour dans la torpeur et l’irréalité. Il peut expliquer et comprendre un texte qu’il est en train de lire en quête d’un progrès dans la connaissance de l’objet. Tandis que le lecteur réel, insomniaque, raconte en pleine nuit, en quête d’un salut, ce qu’il aura deviné d’un livre qu’il ne peut pas lire. Shéhérazade et Shahriar appartiennent à ce deuxième type de lecteur.
26Jusqu’à la fin du récit, Kilito pose une énigme au lecteur fantôme : dans quelle mesure le lecteur écrit-il ce qu’il lit ? La réponse est partiellement donnée dans « l’équation du chinois » : le narrateur est dans un studio dans lequel il trouve un article de Kamlo, étrangement publié dans Studia Arabica / Études arabes, sur un conte inédit glissé dans un exemplaire de la traduction de Burton. Donc, le lecteur est l’auteur ; le narrateur-lecteur est Ismaël Kamlo. Mais alors pourquoi n’a-t-il pas pu deviner la thèse de Kamlo sans même la lire ? A-t-il lu ou écrit cette thèse ? La réponse diffère selon les postulats de pensée. Dans le cadre du nominalisme et des lois spatio-temporelles de la non simultanéité, il faut en déduire que la maladie du narrateur pourrait bien être un trouble dissociatif de l’identité. Il a oublié qu’il en était l’auteur. Dans le cadre d’une pensée magique (postulats de la simutanéité et de la non-séparation), il est évident que l’identité du lecteur est égale à celle de l’autre, peu importe le nom, le statut et la fonction. Le lecteur peut alors parler des œuvres qu’il n’a pas lues ou ne peut pas lire puisqu’elles sont en lui. Certes, on peut regretter que Kilito se contente d’une prose énigmatique et ludique pour poser cette équation toute simple et croire qu’il reste un « Sindbad indigne47 », chargé de tout son savoir, incapable de se défaire du poids de la tradition, « de se réinventer et réinventer le monde ». Mais l’histoire du Chinois autant que la thèse sur la seconde folie de Shahriar laissent penser que le narrateur est un lecteur dont la sagesse égale celle de Shéhérazade. On l’aura deviné, l’histoire du Chinois est celle de Kamlo, du professeur K., du narrateur et de Kilito. C’est l’histoire d’un homme tombé amoureux d’une femme et qui pour la séduire, chaque soir, lui lit des histoires, à commencer par les voyages d’Ibn Battouta en Chine, puis les Mille et Une Nuits puis sa propre histoire. Il est alors un de ces lecteurs réels, ces anciens quṣṣâṣ ou ḥakawâtî, qui selon le modèle exceptionnel de Shéhérazade racontent en toute conscience son histoire dans l’histoire.
27Shéhérazade n’est pas comme tous les « confabulatores nocturni, des hommes de la nuit qui racontent des histoires48 », elle raconte sans support écrit et ne se sert d’aucune bibliothèque. D’après l’analyse borgésienne des Nuits, si Shéhérazade (idem pour Kilito) est inquiétante, ce n’est pas que sa mémoire est prodigieuse ou qu’elle gagne son pari à force de patience et d’ingéniosité. Si cette conteuse, personnage de fiction, devient lectrice réelle, à l’inverse, c’est que le lecteur de cette fiction peut bien être fantôme. Autant dire que les Nuits ne sont pas écrites. Comme le rappelle Borges, « la certitude que tout est écrit, nous annule ou fait de nous des fantômes49... ». Plus étrange, si la bibliothèque de Shéhérazade est à l’image de la bibliothèque de Babel décrite par Borges, elle n’est pas utile. Car on ne peut y accéder que si l’on a conscience qu’« il suffit qu’un livre soit concevable pour qu’il existe50 » et si conscience il y a, nous n’en avons plus besoin, puisque nous transformons cette bibliothèque. Jamais elle ne pourra remplacer la conscience du lecteur comme elle se substitue à sa mémoire dans une conception rigoureuse et rationnelle. Cela confirme l’idée que nous pouvons parler d’un livre qu’on n’a pas lu ou qu’on ne peut pas lire. En d’autres termes, cette bibliothèque observe une loi fondamentale de la chimie à laquelle n’avait pas pensé Borges, loi énoncée par Antoine Lavoisier en 1777 devant l’Académie des sciences : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». Dans son Traité élémentaire de chimie, Lavoisier précise que
rien ne se crée, ni dans les opérations de l'art, ni dans celles de la nature, et l'on peut poser en principe que, dans toute opération, il y a une égale quantité de matière avant et après l'opération ; que la qualité et la quantité des principes est la même, et qu'il n'y a que des changements, des modifications51.
28Ainsi les Nuits sont-elles plus vastes que la raison et la théorie. Personne n’usurpe, ne diminue ou n’augmente la matière des Nuits. Pour les lire dans leur intégralité, il est surtout nécessaire de connaître les lois de la chimie et d’en faire l’expérience. Au fond, Kamlo aurait bien raison : « N’est digne d’interpréter une œuvre, les Nuits en l’occurrence, que celui qui peut l’écrire52. »