En conter des vertes et des pas mûres : Mythologie du texte source des contes de fées du xixe siècle
1Oh ! si vous l’aviez vu, vous, M. Perrault, peut-être en eussiez-vous parlé dans vos contes1 ! Exclamation caractéristique des récits issus de l’oralité, cette intervention du narrateur tient du « colmatage », motif cher aux auteurs du xixe siècle. Remplir les trous, inventer des suites, répondre aux douloureuses interrogations des lecteurs restées sans réponses ; c’est le rôle des parabases insérées dans les contes de fées. Cependant, pour le lecteur, les parts d’ombre au sein d’un récit sont inconcevables : lorsqu’un fragment d’une histoire patrimoniale fait défaut, c’est comme si un morceau de notre histoire universelle était perdu. Nombreux sont les auteurs du xixe siècle à accuser leurs prédécesseurs d’avoir omis certains détails, d’avoir menti ou, pire encore, d’avoir modifié le dénouement pour émerveiller le lecteur.
2Ce dernier se retrouve face à une mythologie de la perte (perte d’un texte ou d’une vérité), face à des sources qui n’existent, paradoxalement, que parce que le lecteur a admis le pacte narratif. C’est seulement parce que le lecteur accepte de croire en cette bibliothèque virtuelle que ces textes chimériques commencent à exister. La réputation de ces œuvres fera le reste : si les véritables histoires des contes de fées restent secrètes, si elles ont été si longtemps cachées, c’est qu’elles ne peuvent être que sulfureuses et dangereuses. Le message qu’elles renferment n’en est alors que plus précieux. Pourtant – et c’est là tout le paradoxe – les sources citées par les auteurs du xixe siècle restent tout aussi peu prouvables que les sources des premiers contes. Mais si le lecteur préfère croire sur parole les suites qui lui sont proposées, c’est parce que ces propositions aussi invraisemblables qu’elles puissent paraître, sont moins douloureuses que l’ignorance. L’ignorance est d’ailleurs souvent perçue comme la pire des punitions. Henriette de Witt2 imagine par exemple que le petit Julien (qui a lu en avance la fin de La Chatte blanche3) est privé d’entendre les autres contes du recueil. Horrifiés devant une telle punition, Gérard et Lucile « se consolèrent en racontant tous les matins à Julien ce qu’on avait lu la veille4 ». Mais le plaisir d’inventer est tel que les deux garnements contèrent à Julien « des additions de leur invention si extraordinaires que les fées elles-mêmes eussent été bien embarrassées d’accomplir toutes les merveilles qu’on leur prêtait5 ». À travers ces portraits de polissons, Henriette de Witt soutient l’idée que raconter c’est souvent réparer un manque, corriger une histoire, mais aussi exister en tant que conteur. En déformant légèrement les contes que leur raconte Monsieur de Faly, Gérard et Lucile s’approprient une parcelle du patrimoine universel et contribuent à sa diffusion. La plus grande peur des hommes est de perdre toute trace de leur histoire. Raconter, c’est multiplier les sources de diffusion et assurer ainsi leur pérennité.
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Combler une carence
3Dans le cas présent, nous nous intéressons aux contes qu’on invente parce qu’ils n’existent pas : ces œuvres remplissent la mémoire collective et, de fait, contribuent à sa préservation. Ces nouveaux contes deviennent légitimes à partir du moment où leur absence crée un manque auprès des hommes, manque que Lespès et Caillot6 n’ont pas manqué de souligner : « tous les enfants auxquels on raconte le « Petit Poucet » disent, après l’avoir écouté, ce mot charmant : Encore7 ! » écrit le premier ; « Et après ? disions-nous, les yeux grands, renchérit le second, avant de faire répondre la mère : Et après, […] les petits enfants s’allèrent coucher8 ». Raconter et recommencer sans cesse, c’est ainsi que les textes passent de bouche en bouche et deviennent œuvres collectives mais aussi sacrées, car dès lors que la suite corrige un écueil, elle devient indispensable. Toutefois, arrive un moment où le conte-source ne satisfait plus ; alors, on le modifie. Souvent, les titres seuls permettent d’identifier la continuation : Les Contes de Perrault continués par Timothée Trimm9 ; Caliban, suite de « La Tempête10 » ; En marge du Décaméron : suite de Grisélidis11 ; La Suite de Cendrillon ou le rat et les six lézards12 ; Contes après les contes13. Le second moyen de donner une suite à un conte est d’évoquer la descendance de héros célèbres. Cette généalogie féerique se distingue, comme l’a noté Jean de Palacio14, en deux catégories, d’une part « les enfants de » (Le Fils de la Belle-au-bois-dormant15 ; la fille de Cendrillon dans Les Amoureux de la Princesse Mimi16; Le Petit-Fils du Petit Poucet17 ; le fils et le petit-fils de Poucet dans Le Petit Poucet devenu vieux18 ; Les Douze filles de la Reine Mab19 ; les arrière-petits-enfants du Chaperon rouge et du Loup dans La Véritable Histoire du Petit Chaperon rouge20et Le Petit Chaperon Rose21 ; un descendant de l’ogre chez Barbe-Bleue22) et, d’autre part, « les frères et sœurs de » (le marquis de Carabas a deux frères23, Poucet a un frère24, Riquet à la Houppe et le Chaperon rouge ont chacune une sœur25). Notons un cas à part chez Lespès : l’arrière-petit-fils de Perrault qui serait devenu lui-même conteur et qui continuerait l’entreprise de son père26.
Écueils et méthodes de continuation
4Attardons-nous maintenant sur les types d’écueils et sur les méthodes utilisées pour poursuivre les contes-sources. Il existe finalement deux types de contes de fées-fantômes. Certains textes font état de contes (ou de partie de contes) comme si l’auteur les avait eus entre les mains, mais sans toutefois en donner les sources. Ainsi, Lespès ne dit pas où il a trouvé la suite de Barbe-Bleue. Yvel détaille ce que se dirent la Belle au Bois dormant et son prince pendant les« quatre heures qu’ils se parlaient27 » sans jamais confier comment il a eu connaissance de cette conversation. En outre, les rares auteurs évoquant leurs sources ne les citent qu’approximativement. Le narrateur de La Belle au bois rêvant affirme tenir son histoire d’« une très vieille femme » résidant « dans une chaumière, au bord d’un champ28 ». Dans Les Sept Femmes de la Barbe-Bleue, il est question de papiers découverts chez « un tailleur de pierres de Saint-Jean-des-Bois29 » dont la liste reste incomplète (entre autres « son livre de raison et une plainte anonyme contre ses meurtriers30 »). Le lecteur ne peut alors que douter des sources transmises : il lui est impossible de retrouver les papiers de Barbe-Bleue ou la « vieille femme » résidant « dans une chaumière, au bord d’un champ ».Les sources sur lesquelles se basent ces contes se construisent de fait autour de textes-fantômes, autour d’un souvenir qui ne cesse de réapparaître dans le présent et dont on ne peut jamais prouver l’existence.
5La seconde catégorie de contes de fées-fantômes comporte les textes amputés, ceux dont la source est donnée mais incomplète. Ces textes troués incarnent la peur des hommes face à l’idée de perdre leurs histoires. Si les contes de fées venaient à disparaître, si des œuvres appartenant à la création collective venaient à être oubliées, alors ce serait un morceau de l’histoire de l’homme qui serait perdue. Le thème du récit manquant devient un véritable motif de la littérature féerique du xixe siècle. Les thèmes de la création collective et de l’infinitude du récit que la très populaire œuvre des Mille et une nuits renferme ne sont d’ailleurs pas étrangers à ce leitmotiv du texte-fantôme. Là encore, les titres choisis suggèrent la continuation : Théophile Gautier, La Mille et deuxième Nuit (1842) ; Félix Duquesnel, Contes des dix mille et deux nuits (1899-1900). À cette liste peut s’ajouter la nouvelle en langue anglaise d’Edgard Allan Poe : Le Mille et deuxième conte de Schéhérazade (1845).
6Pour évoquer ces récits parfois manquants, les auteurs vont multiplier les références au leitmotiv du rat, grignoteur de livres. Ainsi, pour expliquer pourquoi le nombre de nuits que comporte Les Mille et une nuits ajouté au nombre de nuits que Duquesnel rapporte lui-même ne fait pas un total de 1001, ce dernier évoque l’inclination des rats de bibliothèque pour la bonne littérature :
Il nous a paru, qu’en cet endroit, il avait été mangé par les rats, le dernier feuillet de papyrus étant fort dentelé. Tout le monde sait, qu’en Perse, les rats sont très littéraires. Force nous a donc été de nous arrêter en chemin31.
7Moreau évoque quant à lui « des rats bibliophiles »qui auraient« mangé les trois quarts32 »de l’ouvrage que le narrateur tenait de sa grand-tante. Ne s’arrêtant pas à cette référence, il affirme que certaines fées choisissent sciemment la qualité de souris afin de « rong[er] sans pitié tous les mauvais livres33 ». Enfin, Doucet imaginera en 1917 l’histoire d’un roi qui, ayant perdu sa fille, autorise l’ingestion de sa bibliothèque devenue superfétatoire :
Ah ! livres inutiles, dont Armoise ne pourra même plus feuilleter les images, je vous déteste ; puissent les rats et les souris vous ronger à leur guise34 !
8Mais la fée Bibline protégeant assidûment ses sujets (les livres), le vœu du roi n’aura pas lieu. Elle a ainsi enfermé Armoise dans un livre pour avoir découpé une page et métamorphosé un prince en souriceau parce qu’il avait déchiqueté « par gamineries les coins de [son] livre d’études35 ». Ce texte exprime clairement l’idée du respect que l’on doit aux contes ; sans ce respect, c’est notre propre histoire que nous prenons le risque de perdre.
9Les quelques autres exemples de textes troués (non dévorés par les rats mais simplement perdus) se basent souvent sur une lacune de la narration perraldienne. Pauline Gonneau36 cherche par exemple à comprendre par quels moyens Poucet est devenu messager (Les Bottes de sept lieues). Souvent, c’est ce fameux et après ? qui place les auteurs du xixe siècle sur la piste du texte-fantôme. Anatole France s’inquiète de ce qui arriva aux sujets ayant dormi cent ans aux côtés de la Belle au Bois dormant37. Caillot raconte le remariage de la veuve de Barbe-Bleue avec un homme bon et doux38. Bofa rapporte quant à lui la méchanceté de la princesse épousée par le marquis de Carabas et la cruauté que ses maîtres eurent envers le chat botté : ils le cuisinèrent avec du lard et des petits oignons39.
10Que l’on invente ces textes parce qu’on accuse l’auteur d’avoir menti ou omis une partie importante de l’histoire, ou qu’on les écrive parce qu’on repère une faille dans la trame narrative, ces continuations existent parce que les lecteurs les réclament. Or, c’est justement parce que ces textes sont incomplets qu’ils deviennent mystérieux et donnent l’envie de les connaître : si on nous cache une partie de l’histoire, c’est que ce qui est caché doit être exceptionnel. De fait, les textes-fantômes répondent au besoin vital des hommes qu’est la connaissance.
La création par perversion
11Il est aisé de trouver écueils et ellipses au sein d’œuvres populaires devenues des classiques (romans médiévaux, contes, etc.). Ces textes-sources, souvent écrits à plusieurs mains, abondent de constructions bancales qu’il est facile de continuer à l’infini. De tous les contes pervertis, ceux de Perrault arrivent en tête. Parmi ces contes, La Belle au bois dormant est le conte le plus réécrit : il connaît cinquante-deux versions entre 1808 et 1923. Du côté des Grimm et d’Andersen, seuls leurs contes les plus connus sont repris : Le Petit Chaperon rouge, Le Pêcheur et sa femme, La Reine des Neiges, La Petite Sirène, etc. Outre les continuations tirées des Mille et une nuits précédemment évoquées, le merveilleux se développe à travers les réécritures du cycle arthurien : Ricard et Lorrain revisitent la quête du Graal à travers Les Contes de la fée Morgane40et Mélusine enchantée41 ; Mendès propose un nouveau Roland furieux42. Mais « pour qu’il y ait une histoire, il faut qu’un évènement imprévu survienne43 » écrit Jérôme Bruner. De fait, il ne suffit pas de se fonder sur une œuvre devenue célèbre pour produire une bonne continuation, mais bien de créer une péripétie venant perturber le dénouement. Le petit-fils de Poucet fait face au petit-neveu de l’ogre qui souhaite récupérer les bottes de son ancêtre44. Chez Loti, les descendants de la Belle au bois dormant n’ont plus les moyens de garder le domaine et doivent se résoudre à le vendre45. Duquesnel imagine le sultan Schariar et Dinazarde coincés dans l’éternel recommencement des contes de Schéhérazade46. Dans Les Larmes sur l’épée, Roland se retrouve dépité face à l’invention de l’arme à feu et aux nouvelles règles de combat qui en découlent. Enfin, la Mélusine enchantée de Lorrain présente un Raymondin valeureux refusant l’exil forcé de Mélusine et se battant pour la sauver. Si les écrivains du xixe siècle réécrivent, recomposent, transforment, c’est parce qu’il y a encore beaucoup à dire et beaucoup de manières de dire. Théodore de Banville entamait justement sa transposition de Cendrillon en ces termes :
Il faut bien permettre à la vie de recommencer les mêmes successions d’évènements et, au besoin, les mêmes anecdotes ; sans quoi, ne serait-ce pas exiger d’elle une variété d’imagination que nous n’osons pas demander aux romanciers les plus applaudis47 ?
12Réécrire, c’est donc toujours donner vie aux textes-fantômes que la mémoire collective s’est construite. Et pour donner vie à ces fantômes littéraires, les auteurs du xixe siècle vont, comme le notait Jean de Palacio faire appel à trois types de continuation : la perversion par suite qui autorise à continuer un récit préexistant ; la perversion par extension qui « consiste à prélever dans le texte fondateur un détail insignifiant dont on fera la matrice d’un nouveau conte48 »; et la perversion par contrefaçon qui intègre des thèmes d’actualité anachroniques par rapport à la trame narrative du conte de fées. (Nous laisserons de côté ce troisième type de perversion qui n’entre pas dans le cadre de notre étude.)
13La perversion par suite nait d’un élément perturbateur. Si elle accepte une suite, c’est parce qu’elle se fonde sur un récit figé. Bien que la perversion par suite ne soit pas une invention du xixe siècle49, elle devient conséquente et prend toute son ampleur au sein des Contes de Perrault continués par Timothée Trimm. Lespès publie dans ce recueil neuf suites des Contes de ma Mère l’Oye en les juxtaposant à ceux de Perrault pour en signifier la parenté. Cette œuvre unique en son genre remplit clairement son rôle de textes-fantômes en répondant aux interrogations des lecteurs de Perrault : est-ce que Cendrillon fut heureuse avec son prince ? Peau d’âne porta-telle à nouveau ses robes couleurs du temps ? Seuls Les Souhaits ridicules et Grisélidis sont oubliés de cette continuation. Toutefois l’oublie s’explique d’une part parce que ces contes font partie du recueil Contes en vers et non du populaire Histoires ou Contes du temps passé et, d’autre part, parce qu’ils ont été oubliés presque unanimement au xixe siècle.(Les Souhaits ridicules compte seulement deux versions assez éloignées de celle de Perrault50 et Grisélidis quatre versions si l’on étend le corpus de 1882 à 192051. De fait, l’omission de Lespès reste bénigne.)
14Dans la majorité des cas, les suites produites au xixe siècle sont distillées au sein de recueils hétéroclites. Ainsi, Le Corset de Cendrillon de Mendès est publié au milieu d’œuvres érotiques (Tous les baisers, 1884). Gustave Kahn publie Le Chevalier Barbe-Bleuet au sein d’un recueil évoquant le folklore français, des images allemandes et orientales (Le Livre d’images, 1897). Certains contes paraissent seuls : Béranger, Le Marquis de Carabas (1816) ; Alice de Chambrier, La Belle au bois dormant (1881). La continuation confère de fait aux contes-types une indépendance par rapport aux recueils de contes les plus célèbres. Elle permet même aux auteurs de juger les continuations que d’autres auraient pu proposer. Caillot s’amuse ainsi de la version du Petit Chaperon rouge donnée par les frères Grimm en 182552 ou par quelques versions populaires françaises53, versions naïves qui laissent voir le Chaperon sortir des entrailles du loup si bien que cela en est risible :
Fallait-il que le Loup fût éventré par un chasseur, et que le Petit Chaperon rouge sorti de ses entrailles, comme autrefois Jonas sortit de la baleine ? J’aurais rougi d’une pareille invention54.
15Caillot s’en prend ensuite à une version qui punirait le loup : « les loups sont-ils toujours châtiés ici-bas55 » demande-t-il avant de rappeler qu’un loup souffrant de culpabilité serait antinomique : « mon ami, un loup qui se repend est-il encore un loup56 » ?Pour Caillot, toute continuation se doit d’être vraisemblable. Raisonnablement, il est inenvisageable que le Chaperon survive sous les crocs du loup. Il est également impossible de faire du loup un homme bon sans changer une caractéristique du conte-type et modifier radicalement la trame narrative. Et pourtant, le xixe siècle va parfois réhabiliter les mauvais personnages. De fait, il existe quelques exemples de loups devenus bons comme celui que propose Lespès dans Une page des mémoires du Petit-Chaperon Rouge mais alors, en effet, il perd toutes ses caractéristiques de loup puisqu’il est décrit comme un homme au« physique agréable » et aux manières « fort distinguées57 ». Charles Narrey insiste quant à lui sur son côté inoffensif :
Le jouvenceau rougissait bien encore, mais il rougissait moins ; bientôt il ne rougit plus ; il articula même des mots presque intelligibles, puis des phrases très-claires58.
16Augusta Coupey imagine quant à elle un loup si naïf qu’il se fait prendre par Le Petit Chaperon Bleu59. Enfin, puisque le loup n’est plus forcément méchant, c’est le chaperon qui endosse ce rôle : le poète du Roman du chaperon rouge de Daudet affirme de la petite fille qu’elle est « le démon de la paresse, le démon de l’insouciance, le démon de l’imprévoyance60 ». De fait, rendre hommage au loup devient acceptable : Willy le félicite pour avoir tué « une méchante vieille qui […] [faisait] des misères61 »au chaperon et Caillot l’applaudit pour être parvenu à dépraver l’insipide chaperon : « si je savais sous quel arbre elle rencontra le Loup, j’irais y suspendre, au printemps, une couronne de primevères62. »
17Parmi les autres « méchants » des contes de fées, le xixe siècle réhabilite souvent Poucet le voleur, Barbe-Bleue l’assassin et l’Ogre cannibale. Pauline Gonneau fait du premier un être jeune et naïf poussé au crime par le terrible chat botté (Les Bottes de sept lieues). L’ogre et Barbe-Bleue sont quant à eux bien souvent présentés comme des victimes de la mauvaise réputation que Perrault leur a faite. L’ogre aurait été désabusé par Poucet en lui accordant trop rapidement sa confiance :
Ce petit gredin de Poucet m’est tombé sur les bras avec toute sa famille, il a fait bombance chez moi, lui et ses frères ont lutiné mes filles […]. Puis, un laid matin, à mon réveil, plus personne ! Ils avaient tous fui, m'emportant jusqu'à mes souliers63.
18Chez Caillot, l’ogre est un être sensible qui se désole de ne plus inspirer de terreur aux enfants et qui pleure en prenant conscience de ses crimes64. Barbe-Bleue a lui aussi perdu de sa superbe : pour Gustave Kahn, c’est un homme efféminé (Le Chevalier Barbe-Bleuet) ; pour Caillot, il est anxieux et manipulé par les femmes (La Barbe-Blonde) ; enfin, pour Anatole France, c’est un homme multi-cocufié et blessé à vie par ses épouses si bien qu’il semble tétanisé par le cabinet interdit, lieu où toutes l’ont trahi65. En humanisant ces archétypes devenus des antihéros, en prouvant leur bon droit, les auteurs font de ces personnages des martyrs attachants. En « réparant » ces personnages, ces continuations sont d’une part révélatrices des textes-fantômes (la partie du texte-source dans laquelle on nous apprenait la bonté de ces antihéros ne peut être que cachée) et, d’autre part, créatrice de nouveaux textes-fantômes (les suites se doivent de défendre ces personnages illégitimement accusés).
19La perversion par extension s’appuie quant à elle sur un détail du texte-source pour renverser la perspective et créer ainsi une nouvelle version du conte-type. De fait, alors que la perversion par suite se place après le déroulement du texte-source, la perversion par extension peut se placer n’importe où dans le temps : elle peut précéder l’incipit du conte (Le Sixième mariage de Barbe-Bleue66), se dérouler pendant l’action (Les Rêves de la Belle au bois dormant67), ou encore avoir lieu après le dénouement (Le Petit Chaperon bleu68). C’est ce changement de perspective, ce changement temporel qui donne vie à un texte-fantôme. En comblant l’ellipse temporelle voulue par Perrault, Yvel n’empêche pas les jeunes gens de s’épouser. Toutefois, il modifie radicalement la vision que le lecteur a du prince charmant : totalement submergé d’émotion par le discours de la princesse, le prince éclate en sanglots. D’une part, le prince valeureux devient un être craintif et lâche ; d’autre part, Perrault endosse le rôle de menteur puisqu’il a caché au lecteur la véritable nature du prince. Le texte-fantôme n’apparait que s’il fait sens en répondant à une interrogation importante du lecteur. C’est exactement ce qui se passe ici : le lecteur ne peut se résoudre à ignorer quatre heures de la vie des héros de Perrault puisqu’elles sont capitales pour comprendre le conte dans son ensemble. D’autres auteurs s’attardent à donner des détails beaucoup plus triviaux. Amable Tastu se charge par exemple d’expliquer comment on fabriqua la robe couleur de soleil et les conséquences d’un travail si éblouissant :
Pour satisfaire à ce brillant caprice,
Aux pauvres gens il en coûta les yeux.
Mais, pour les grands, quand l’épreuve fut faite,
On inventa les verres de lunette,
En cent façons colorés ou noircis69.
20La perversion par suite ou par extension doit réparer la trame narrative, combler les blancs et soulager le lecteur de ses interrogations. Sans cela, le narrateur prend le risque de perdre le lecteur qui, ne parvenant à s’expliquer ce « blanc narratif », ne se concentre plus sur la suite de l’histoire. C’est d’une certaine manière ce qui arrive à l’héroïne de Lemaître dans Les Idées de Liette70: cherchant à comprendre la douleur de l’ogresse dans Le Petit Poucet ou les raisons de l’assassinat de l’innocente Madame Barbe-Bleue, Liette s’invente un conte christique dans lequel la Vierge Marie et les Rois Mages aident les héros des contes de fées. De même, Mendès, n’admettant pas que la Belle au bois dormant puisse se contenter de demander à son amant « est-ce vous mon prince ?71 », imagine cette dernière comparant scrupuleusement ce que le prince réel peut lui offrir à ce que son prince rêvé possède. Le gain est nul ; la princesse préfère se rendormir. Octave Adieu72 se demande quant à lui pourquoi le prince aurait cru l’histoire saugrenue que lui rapporte le paysan :
il y a plus de cinquante ans que j'ai entendu dire de mon père qu'il y avait dans ce Château une Princesse, la plus belle du monde; qu'elle devait y dormir cent ans, et qu'elle serait réveillée par le fils d'un Roi, à qui elle était réservée73,
21et imagine que le prince passe son chemin74. Toutes ces réécritures tiennent, d’une certaine façon, au réalisme : il ne s’agit pas seulement de corriger une erreur ou un oubli, mais bien de proposer au lecteur un conte auquel il peut croire. Chacune des perversions par extension précédemment citées contredit le conte-source parce que ce dernier ne propose plus de dénouement en lien avec des valeurs contemporaines. Liette s’indigne de l’injustice subie par certains héros de contes de fées : on n’aurait pas dû couper le cou de Madame Barbe-Bleue puisqu’en tant que maîtresse de maison, « elle avait bien le droit d’aller voir partout75 ». Faire mourir Fanchon seule dans une forêt est bien trop cruelle : « voir sa cadette jeter à chaque parole des perles et des diamants et épouser le fils du roi76 » était déjà une punition. Mendès profite de sa réecriture de La Belle au bois dormant pour s’indigner contre les mariages de convenance qui obligent les jeunes femmes à épouser l’homme qu’on leur choisit. Enfin, Octave Adieu démontre l’absurdité de la léthargie symbolique des femmes : la société invite ces dernières à attendre l’homme qui voudra les épouser ; or, tout comme dans Le Roman de La Belle au bois dormant, peut-être celui-ci ne viendra jamais. Yvel, au contraire, fait dire à sa princesse qu’elle« n’éprouvait aucun besoin d’époux, se trouvant heureuse de son état de princesse indépendante77 ». Si ces contes de fées-fantômes prennent vie, c’est parce qu’ils répondent à des interrogations contemporaines. Or, le conte de fées étant, par définition, un récit fondé sur des héros stéréotypés faisant du protagoniste masculin un être fort et secoureur et de son pendant féminin une héroïne persécutée et dans l’attente, les réécritures peuvent difficilement proposer autre chose que des interprétations féministes.
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22C’est parce que chacun de ces textes-fantômes fait sens pour ses contemporains qu’ils séduisent. Ils invitent le lecteur à réfléchir sur son temps, ils permettent de modifier une fin immorale, ils complètent ce que le conte-source ne dit pas. Dans les deux premiers cas, ces contes se donnent pour but de réfléchir à la société et de l’améliorer. Tous les crimes sont condamnés : le vol (Les Bottes de sept lieues78 ; Le Petit-Fils du Petit Poucet79 ; La Princesse Angora80 ; Les Idées de Liette81), la vanité (Peau d’Âne, suite82; La Peau d’âne83et Le Rossignol84), etc. Chaque conte source devient l’emblème d’une cause qu’il défend, mais certains contes – c’est notamment le cas de La Belle au bois dormant de Cendrillon et de Barbe-Bleue – s’inscrivent plus durablement dans une réflexion englobant les pouvoirs de force masculin-féminin. Les contes de la Belle au bois dormant précédemment cités évoquent tous le sexisme ; Cendrillon devient le symbole de la femme exploitée par la société (Mécomptes de fées85; Cendrillon86 ; Cendrillon ou la petite fée de l’atelier87) ; le personnage de Barbe-Bleue cristallise en lui toutes les haines masculines (Barbe-Bleuette88 ; La Barbe-Bleue89 ; La Voluptueuse90).
23Quand la réécriture n’invite pas à réfléchir sur son temps, elle complète ce que les contes-sources ne nous disent pas. Ces contes se donnent alors pour rôle de sauver la mémoire sociale. Et si Bruno Bettelheim affirmait d’ailleurs que les contes de fées se clôturaient au moment du mariage parce que l’enfant « n’a pas la moindre envie d’imaginer ce que peut impliquer le fait d’être mari et père et en est d’ailleurs incapable91 », les contes du xixe siècle, parce qu’ils sont avant tout destinés aux adultes, se doivent d’aborder tous les « blancs » des contes de fées. Perrault laissait déjà entrevoir quelques interrogations propres aux adultes : il faisait de Poucet un messager du cœur (« une infinité de Dames lui donnaient tout ce qu’il voulait pour avoir des nouvelles de leurs Amants92 »), évoquait la nuit agitée de la Belle au bois dormant (« ils dormirent peu, la Princesse n'en avait pas grand besoin93 »), insistait sur la nudité et le lit partagé entre le loup et le chaperon rouge (« le petit chaperon rouge se déshabille, et va se mettre dans le lit, où elle fut bien étonnée de voir comment sa Mère-grand était faite en son déshabillé94 »). Le xixe siècle va être plus explicite et proposer des contes évoquant directement la sexualité des héros (Le Petit Chaperon rose95; Le Sixième mariage de Barbe-Bleue96). C’est en rejetant les tabous qu’on garantit la mémoire collective. Or, l’idée de perdre cette dernière fait partie des plus grandes peurs des hommes. « Il n’a pas été dit ce que devint l’équipage de Cendrillon97 » se plaint Apollinaire. Mendès accuse les conteurs les plus célèbres (dont Aulnoy et Perrault) « de ne pas relater les choses exactement de la façon qu'elles s'étaient passées dans le pays de la féerie98 ». Bouchor clôt ses Fées en affirmant « aim[er] à croire que le bon Perrault fut induit en erreur par sa nourrice, quand elle lui conta cette histoire99 ». Raconter, c’est réparer une injustice subit par la communauté : les contes appartiennent à tout le monde et il serait de fait aberrant de nous en cacher une partie. Parodie, plagiat, pastiche, tout est possible du moment que le moyen permet de lever le voile du secret.