Usage de faux. Paullus Merula et les fragments épiques latins
1Dans son édition des fragments épiquesd’Ennius1, Paullus Merula cite dix textes de poètes latins préclassiques qu’il affirme avoir trouvés dans un manuscrit parisien inédit. Si ces fragments sont aujourd’hui considérés comme des inventions, ils ont d’abord rencontré un certain succès parmi les philologues. Leur inauthenticité n’a été admise qu’au milieu du xixe siècle, comme le montrera la brève histoire de leur réception, placée en ouverture de cet article.
2Pourquoi Merula a-t-il commis ce faux littéraire ? Et comment a-t-il réussi à abuser le monde de la philologie pendant plus de deux siècles ? Telles seront les questions abordées ici. Le mobile du faussaire semble facile à élucider ; il pourra faire l’objet d’un traitement rapide, en manière de conclusion. En revanche, le dispositif mis en œuvre par Merula pour assurer la crédibilité de ses créations présente une certaine complexité ; il occupera pour cette raison le cœur de mon article.
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La réception des Annales éditées par Merula
3La publication par Merula de son édition commentée des Annales d’Ennius a fortement influencé la critique textuelle des fragments épiques latins. L’Odyssée de Livius Andronicus, la Guerre punique de Naevius et les Annales d’Ennius y sont enrichies de plusieurs fragments absents dans les éditions de Stephanus2 et de Columna3. Merula affirme avoir trouvé plusieurs de ces nouveaux textes dans un traité intitulé De continentia veterum poetarum4, dû à un certain Calpurnius Pison. Ce personnage ne serait autre que l’auteur d’un poème érotique, mentionné par Pline le Jeune dans une lettre5. Merula aurait eu accès à un manuscrit de ce traité conservé dans la bibliothèque de l’abbaye de Saint-Victor à Paris6. Parmi les inédits censés être transmis par Calpurnius Pison, on compte un fragment de Livius Andronicus7, trois de Naevius8 et six d’Ennius9.
4Jusqu’à la première moitié du xixe siècle, la critique s’est montrée peu soupçonneuse à l’égard de Merula. Spangenberg, dans la nouvelle édition des Annales d’Ennius10, privilégie systématiquement l’interprétation de Merula à celle de Columna. Düntzer lui fait une confiance aveugle : « De fraude in Calpurnio Pisone a Merula facta non cogitandum est11. » Hermann, dans son précis de métrique, émet bien quelques doutes à son sujet12, mais il ne traite pas ses textes autrement que les fragments dont l’authenticité est assurée. Egger affiche la même foi13 ; il renvoie cependant à une dissertation de Hoch, formulant de sérieuses réserves quant aux nouveaux fragments d’Ennius produits par Merula.
5Hoch ne prétend pas démontrer formellement l’inauthenticité de ces textes14 ; il exprime toutefois certains soupçons. D’une part, Merula est le seul auteur à avoir entendu parler du traité de Calpurnius Pison15, et aucun texte antique n’y fait référence ; il paraît invraisemblable qu’un ouvrage contenant une telle mine d’informations sur la poésie préclassique soit passé inaperçu de toute la tradition grammaticale latine de l’antiquité tardive16. D’autre part, Hoch estime que plusieurs textes attribués à Ennius par Merula sont étrangers au style de ce poète17.
6Les soupçons de Hoch ont fini par emporter l’adhésion de la critique, et par provoquer le rejet des vers attribués à Naevius et Livius. Schütte met en doute l’authenticité des prétendus fragments de Naevius18. Spengel les considère comme une« Täuschung19 ». Leur ultime apparition dans une édition critique remonte à celle de Korsch20. Les fragments que Merula attribue à Ennius sont définitivement écartés du corpus canonique par Vahlen21. Quant au vers de Livius Andronicus, il est mentionné une dernière fois par Mirmont, qui qualifie Merula d’« adroit faussaire22. » L’inauthenticité des fragments prétendument transmis par Calpurnius Pison ne fait plus aucun doute aujourd’hui.
7Comment cette tromperie a-t-elle pu passer inaperçue pendant aussi longtemps ? On peut sans doute identifier plusieurs procédés mis en œuvre par Merula pour susciter auprès du lecteur la croyance en l’authenticité des fragments qu’il lui propose. Je me bornerai à décrire une seule de ces stratégies d’authentification23 : la mise en place d’un cadre fictif laissant croire à la disparition du manuscrit de Calpurnius. Ma description visera, d’une part, à mettre en évidence les mécanismes logiques par lesquels cette stratégie a exercé son effet, et d’autre part, à illustrer par un exemple concret son influence durable sur l’étude des fragments de poésie épique latine.
Comment voler un manuscrit inexistant
8Le cœur du dispositif déployé par Merula réside dans la préface de son édition. Il y donne un récit détaillé de sa découverte du manuscrit de Calpurnius Pison :
Haec ejus [sc. Calpurni Pisonis] Continentia (…) Parisiis (ubi esse indicarat mihi olim N. V. Wolfgangus Zindelinus, quo Germanorum Principum nomine Venetiis agente familiariter sum usus) servatur in Bibliotheca S. Victoris ; utinam religiosius : timeo enim illi a plagio ; novi quorumdam Criticorum mores. Conjuncta erat cum Lucano M. S. (…). Ego admittente Armariis Praefecto, homine perhumano, vidi : triduum (amplius non poteram, propter subitum ex Galliis in Angliam, vocante vento, discessum) ejus lectioni impendi24.
9On peut attribuer deux fonctions à ce récit, probablement fictif ; l’une comme l’autre contribuent à dissiper d’éventuels doutes quant à l’authenticité du manuscrit.
10Premièrement, Merula noie le lecteur sous l’abondance de détails anecdotiques. Tout est mis en place pour le distraire en attirant son attention sur une peinture vivante du monde de la philologie, à commencer par une amusante galerie de personnages : M. Zindelin, ambassadeur d’Allemagne ; l’obligeant préfet de la bibliothèque de Saint-Victor ; tapie dans l’ombre, une horde de savants sans scrupules, prête à s’emparer du précieux manuscrit ; enfin Merula lui-même, qui brosse de sa personne le portrait avantageux d’un lettré traversant l’Europe de Venise à Douvres en passant par Paris. Ce procédé a pour effet d’ancrer la découverte faite par Merula dans la réalité de ses lecteurs érudits, tout en focalisant le récit sur des circonstances annexes plutôt que sur le manuscrit.
11Deuxièmement, Merula se garantit contre toute tentative de vérification. Il se livre en effet à une mise en scène astucieuse laissant croire à la disparition du manuscrit. Le choix de la bibliothèque de Saint-Victor n’est pas anodin : c’est un établissement bien connu pour avoir subi, dans la seconde moitié du xvie siècle, de nombreux vols25. La crainte affichée par Merula – « timeo enim illi a plagio » – ne paraissait donc pas gratuite à ses lecteurs. La description du manuscrit, quant à elle, est assez vague pour orienter les recherches sur une fausse piste ; Merula, soudain avare de renseignements, indique seulement que le traité de Calpurnius Pison était joint à un poème de Lucain. Or, les manuscrits de Lucain ne manquaient pas dans les bibliothèques médiévales. Celle de Saint-Victor en a possédé au moins trois, dont deux appartenaient à des recueils où ils figuraient à côté de plusieurs autres textes ; aucun, toutefois, ne mentionne dans sa table des matières un auteur dont le nom ressemblerait à Calpurnius26. En revanche, les deux recueils contenant le texte de Lucain ont perdu au cours de leur histoire une partie de leurs feuillets, arrachés ou décousus par des voleurs27, et l’on sait qu’au moins l’un des deux portait déjà les traces de ce pillage à la fin du xvie siècle28.
12Tout semble habilement agencé par Merula pour suggérer le vol d’un manuscrit qui n’a, en réalité, jamais existé. Si, par hypothèse, un lecteur s’était mis à la recherche du traité, il se serait rendu à l’abbaye de Saint-Victor, pour demander à voir le manuscrit de Calpurnius Pison. Le bibliothécaire n’en ayant bien sûr jamais entendu parler, notre lecteur aurait alors entrepris de consulter les volumes de Lucain. En parcourant le contenu de chaque exemplaire possédé par la bibliothèque, il aurait remarqué à plusieurs reprises les coutures sectionnées de leurs reliures. La seule conclusion raisonnable se serait donc imposée à lui : Calpurnius avait été volé.
13La stratégie d’authentification mise en place par Merula a, semble-t-il, fonctionné efficacement. Un manuscrit de Guillaume Ranchin, conservé à la Bibliothèque nationale de France et datant d’entre 1600 et 1605, contient une mention du traité de Calpurnius Pison, apparemment copiée dans l’ouvrage de Merula29. Il ne m’a pas été possible de déterminer pourquoi ce texte a retenu l’attention de Ranchin, ni si celui-ci a entrepris des démarches dans le but de le retrouver ; toutefois, ce document témoigne de l’intérêt qu’ont suscité les fragments inédits de Merula dès l’époque de leur publication. Environ deux siècles plus tard, le poète et latiniste Laurentius Santenius (1746-1798) s’est lui aussi laissé tromper par notre faussaire. Il a en effet laissé une remarque, en marge de son exemplaire des Annales éditées par Merula : « Calpurnius nunc ex Lucani codice avulsus et sublatus est30. » Pour laconique que soit cette note, elle suggère que Santenius – ou une personne de sa connaissance – s’est un jour lancé à la recherche du manuscrit de Calpurnius Pison. De toute évidence, la ruse de Merula a alors accompli son office. Santenius aura consulté l’un des manuscrits incomplets de Lucain, et aura cru que les pages manquantes contenaient le précieux traité de Calpurnius Pison.
Le mobile du faussaire
14Quels motifs ont pu conduire Merula à échafauder un tel plan ? Il n’est peut-être pas nécessaire de chercher bien loin la réponse à cette question. La réalisation d’une édition commentée des Annales d’Ennius est une œuvre de longue haleine. Une telle entreprise implique de rassembler tous les fragments transmis par tradition indirecte, et de vérifier pour chacun d’eux les témoignages de plusieurs manuscrits ; il faut ensuite interpréter ces textes souvent difficiles à comprendre, et déterminer la place qu’ils occupaient dans l’intrigue du poème. Traiter de cette façon les centaines de vers que comptent les Annales a dû coûter à Merula de nombreuses années de travail. Son édition est sortie des presses en 1595, soit cinq ans à peine après celle de Columna. On sait par Merula lui-même que ses travaux étaient déjà très avancés lorsque le livre de Columna est paru : « quem [sc. Ennium] quum ad umbilicum fere perduxissem, prodiit praeter spem in omnia hujus poetae opera Explicatio Hieronymi Columnae31. »
15La concurrence que se livraient les deux humanistes a pu tenir un certain rôle dans l’invention des fragments de Calpurnius Pison. Hoch a su le premier établir ce lien :
Merulam (…), qui doctrina insigni excellens diligentissime Ennianorum Annalium fragmenta collegerat, quum a Columna eorundem fragmentorum collectionem institutam intelligeret, verisimile est magnum inde animi dolorem concepisse omnemque laboris suae fructum sibi esse ereptum existimasse, nisi fragmentorum numerum aliquanto auctius [sic] ediderit32.
16Les fragments prétendument transmis par Calpurnius Pison auraient ainsi été créés par Merula dans le but d’apporter à son édition des Annales une plus-value par rapport à celle de Columna, ce moyen lui permettant de soutenir la comparaison malgré son retard de plusieurs années.
17Il est difficile d’établir si le mobile envisagé par Hoch a suffi à engager Merula dans cette entreprise de mystification ; des motifs comme le plaisir du jeu littéraire, ou la satisfaction maligne de mettre à l’épreuve la sagacité de ses collègues, ont aussi bien pu entrer en considération33. Quoi qu’il en soit, ce cas illustre bien le lien pouvant exister entre la question des textes absents et celle du faux en littérature. Merula est parvenu, par la construction d’une fiction suggérant le vol de son manuscrit, à retourner à son avantage l’impossibilité de prouver l’authenticité de ses fragments. En jouant avec la fascination que les œuvres perdues exercent sur la critique, il a transformé l’absence même du texte auquel il se référait en un ressort central de sa stratégie d’authentification, qui a largement contribué au succès rencontré par son œuvre pendant plus de deux siècles.