Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Articles
Fabula-LhT n° 14
Pourquoi l'interprétation ?
Christine Baron

Relativisme et objectivisme ; une alternative à repenser ? Entre interprétation sans fin et fin de l'interprétation, dans The Shaking woman de Siri Husvedt, Saturday de Ian Mac Ewan, et Corpus delicti de Juli Zeh

1Les années 1980 ont vu s’affronter parfois avec une grande violence deux courants de pensée antithétiques. L’un d’entre eux fait de l’interprétation le cœur de sa doctrine en niant, dans ses formes extrêmes, l’existence même d’un monde « réel » ; le nihilisme cognitif de Rorty dans le droit fil des mondes goodmaniens a marqué une génération de penseurs engagés dans un conflit entre ce type d’approche d’une part et d’autre part une approche guidée par le maintien d’une rationalité objectiviste héritée des Lumières et fondée sur la croyance en un consensus rationnel possible. Ce conflit est aujourd’hui relativement apaisé, et ce, à la faveur de deux prises de conscience ; plus aucun tenant de l’herméneutique ne soutient sérieusement l’inexistence d’un monde indépendant des langages descriptifs qui en rendent compte d’une part, d’autre part, les tenants de l’agir communicationnel ont accepté l’idée d’une historicité des paradigmes de pensée et de savoir, plus difficilement d’une réinterprétation constante de leur pertinence. Sans pour autant entériner le rôle de la tradition et de l’autorité, ces derniers ont thématisé leur inscription sociologique et politique ; symétriquement, le courant herméneutique semble converti à l’idée de l’existence d’un monde indépendant qu’actualisent diverses formes de langages et de représentations, loin du flottement des vocabulaires rortyens ou du radicalisme de la pensée faible de Vattimo1. On peut dès lors se demander aujourd’hui comment comprendre cet affaiblissement. Quelles récurrences idéologiques, politiques, littéraires peuvent rendre compte avec pertinence de ce débat dont l’enjeu a été la notion même de modernité ? Un des thèmes où se dit de la manière la plus manifeste un changement d’approche philosophique est la question  du vivant dans des récits très contemporains; la bio-graphie est en effet, et peut-être plus encore ces dernières années aujourd’hui à prendre à la lettre le plus souvent comme écriture de la vie biologique, qui injecte dans le vécu du vivant, de l’organique, et fait en même temps de la question de l’interprétation l’enjeu du discours, qu’il s’agisse de l’interprétation d’une pathologie ou de l’interprétation juridique (mise en abyme dans le roman de Zeh) d’une biopolitique à l’œuvre. Dans ces récits de vie (particulièrement celui de Mac Ewan et celui de Siri Husvedt) l’enjeu n’est pas lié au caractère fictionnel ou non de ce qui est raconté, pas plus qu’au statut du personnage principal ou de l’instance narrative. Chez Husvedt, ce qui est au centre de la narration est un fait autobiographique, dans les deux autres d’un récit dont les événements sont inventés, mais les trois œuvres pourraient être définies comme des « épistémofictions », dont les points d’application ont trait, de près ou de loin au corps ; doctrine juridique chez Zeh, maladie psychosomatique chez Husvedt, pathologies du cerveau chez Mac Ewan.

2Or, il semblerait que le fait de traquer dans le corps des protagonistes les traces d’une pathologie et d’en circonscrire les frontières donne un statut particulier au problème de l’interprétation et contribue à déplacer les frontières théoriques entre objectivisme et théorie de l’interprétation sans limite.

3Tout d’abord il s’agit de textes mettant en actes l’interprétation médicale. Or si cette interprétation se ferme dans le récit de Mac Ewan, selon un schéma qui consiste à poser le diagnostic et à mettre en œuvre un traitement approprié, elle se définit très vite dans le texte de Husvedt comme une tâche infinie, tout autant que l’est, pour le savoir contemporain, la question de savoir jusqu’à quel point le vivant est mesurable. Il y a donc plutôt qu’une opposition entre une vérité factuelle délivrée par la science médicale et une vérité de l’interprétation conflit entre deux formes interprétatives ; l’une qui voit dans la médecine contemporaine et les instruments dont elle dispose le terminus ad quem d’un questionnement sur la vie, et la santé comme élément que peut quantifier une méthode appropriée, et l’autre qui se livre à des allers-retours dans l’histoire des savoirs et envisage le contemporain comme un état lui-même en devenir d’une vérité en mouvement, dépendante d’un état des techniques mais aussi de la nature propre au vivant et à ses variations individuelles, ainsi que de représentations sociales et d’interactions entre individus. Si le roman de Juli Zeh se situe, quant à lui, dans la posthistoire, et témoigne d’un état de a vie sans pathologie, il pose assez clairement la distinction entre vouloir et savoir, en posant une utopie où le sujet serait, en l’absence de référence au passé, dépossédé de la capacité d’interpréter son corps au présent et de se soustraire à la biopolitique offensive que met en scène le roman.

Une interprétation sans reste ?

4On peut brièvement rappeler que la sémiologie est d’origine médicale et les textes ont pour centre l’interprétation de symptômes ; symptômes médicaux, mais aussi symptômes sociologiques d’un Etat malade de la méthode qui consiste précisément à considérer la maladie comme un délit.

5Siri Husvedt raconte comment après la mort de son père elle se trouve lors d’un discours public prise de tremblements qui affectent son corps mais pas sa voix. Perturbée par l’apparition de ce trouble elle se livre à un voyage dans la neurobiologie, la psychanalyse et la psychiatrie, l’étude des comportements débouche sur une étude savante (ni une autobiographie à proprement parler, ni un essai) qui prend pour objet cette « femme qui tremble » qui n’est pas tout à fait la narratrice et pas tout à fait l’auteur. Le récit de Mac Ewan intitulé Saturday pourrait se résumer à vingt-quatre heures de la vie d’un chirurgien, un samedi au cours duquel sur fond de diagnostic médical qu’il porte sur ces patients mais aussi sur tous ceux qu’il croise dans la rue, se décide la survie de sa famille. Agressé par un jeune délinquant dont il pense s’être débarrassé dans la rue et qui va séquestrer les siens, il ne doit son salut qu’à son savoir médical et à la grâce de sa fille, victime potentielle de deux malfrats qui leur lit un poème de Matthew Arnold au moment où ils s’apprêtent à commettre des actes de violence sur toute la famille réunie. Il faut faire la part de l’ironie dans ce bref récit qui confronte deux mondes séparés par le statut socio-économique, mais plus encore par l’hérédité pathologique et le rapport à la connaissance. Le récit de Juli Zeh est quant à lui une contre-utopie futuriste située dans les années 2050 au cours desquelles la maladie n’est plus qu’un état ancien éradiqué par une politique de santé aussi systématique que violente qui consiste à traquer la bio-délinquance.  

6Le chirurgien de Mac Ewan, fort de son savoir médical entretient un rapport nominaliste à la connaissance ; le monde se compose selon lui de gens sains ou malades soigneusement étiquetés. Cette sûreté de soi s’accompagne d’un rapport de son propre corps au monde environnant qui se caractérise par un contrôle extrême ; chaque déplacement, geste fait l’objet d’une appréciation de sa part et vise la plus grande économie et la plus grande efficacité ; on peut ajouter qu’au moment même où il s’enchante de sa compétence, en arrière-plan Londres manifeste contre la guerre en Irak, ce dont les personnages du récit se détournent délibérément. La manifestation n’est traitée que comme une gêne à la circulation automobile un grain de sable dans les rouages parfaitement huilés de la vie de ce héros bourgeois qui, à cause de la circulation détournée va commettre une petite faute, un accrochage qui va faire basculer sa journée dans l’horreur. La même certitude traverse le discours de Kramer dans Corpus delicti :

Contrairement à tous les systèmes du passé nous n’obéissons plus aux lois du marché, ni aux dogmes d’une religion. Nous n’avons pas besoin d’idéologies fumeuses. Nous n’avons même pas besoin de vouer un culte mystique à la souveraineté populaire pour légitimer notre système. Nous n’obéissons qu’à la seule raison en nous basant sur une réalité qui procède de l’existence même de toute vie biologique. Car tous les êtres vivants possèdent au moins une particularité commune […]. Je veux parler de la volonté de survie. […] Nous avons élaboré une Méthode dont le but est de garantir à chaque individu la vie la plus longue et la moins détraquée possible, c’est-à-dire une vie saine et heureuse. Exempte de douleur et de souffrance. À cet effet nous avons créé un État d’une complexité extrême […], le fonctionnement de nos lois suppose une synchronisation méticuleuse à l’instar du système nerveux d’un organisme vivant2.

7Le corps social, analogue au corps individuel, dissout celui-ci dans un vouloir supposé commun, mais surtout en dissolvant la métaphysique (pas d’« idéologies fumeuses3 »), il liquide du même coup le politique comme espace dissensuel et comme lieu des interprétations divergentes de ce que peut être uns société habitable.

8Or tout le problème est là ; qui, à moins d’être fou, dénierait à cet idéal son caractère rationnel et désirable ? Tel est bien le problème de la Méthode triomphante et devenue en quelque sorte si autosuffisante qu’elle se passe du consentement démocratique. Le roman de Juli Zeh réalise imaginairement la phase finale d’une épistémocratie triomphante qui se traduit dans un effrayant arsenal juridique où tout est prévu y compris la dissidence4, où la protagoniste sera prise dans un scénario qui récupère, au profit de la Méthode, sa propre interprétation du monde et celle de son frère mort. La récupération rhétorique du vouloir autre identifie alors la Méthode à ce qu’elle récuse le plus ; la nature rhétorique de la vérité ; lorsque Kramer re-raconte à la protagoniste comment son histoire sera transformée au procès afin qu’aux yeux de la cour elle ait tort, celle-ci s’insurge. Ce n’est pas « vrai », et pourtant, face à la toute-puissance scientifique la seule arme dont elle dispose est aussi celle-là ; la requalification des faits, le pouvoir d’évaluer. À cela, elle répond de manière provocatrice « Elle aussi […] est nihiliste, seulement, chez elle, l’absence de vérité objective n’entraîne pas un radicalisme inconditionnel, mais une fragilité douloureuse. Mia est en mesure de justifier tout et son contraire. […] [Elle] est parvenue à la conclusion que l’être humain est fait surtout de rhétorique mais à la différence de Kramer, elle n’a pas jugé nécessaire d’en tirer des conclusions supplémentaires5 ».

9Dans The Shaking woman, la première remarque qui s’impose est qu’alors que le récit est écrit à la première personne comme une confession intime, il est émaillé de références à des ouvrages scientifiques qui sont comme autant de jalons dans sa propre recherche au cours de laquelle elle se prend pour objet d’investigation. Diverses traditions savantes sont convoquées dans le récit, et particulièrement deux qui semblent entrer sinon en conflit, du moins en concurrence ; l’approche biologique du cerveau illustrée par la pensée de Francis Crick (qui a découvert l’ADN en 1953 avec Watson)  et l’approche psychanalytique incarnée par Freud et ses épigones. Très rapidement, dans la compréhension et le traitement du mal, l’antagonisme entre ces deux approches est mis en évidence. Alors qu’Husvedt surexpose ses sources, le récit de Mac Ewan au contraire occulte l’origine des savoirs scientifiques sur lesquels prend appui son roman et dans la tradition éprouvée du réalisme ne révèle ses références que dans des notes ou les remerciements a posteriori aux scientifiques qui ont conseillé voire contrôlé et approuvé la rédaction sur le plan de l’exactitude médicale. L’appareil critique masqué, le récit progresse à coups de gestes interprétatifs. Cependant, à la belle certitude du héros, Gadamer opposerait sans doute une question que Grondin reprend à son compte dans l’essai qu’il lui consacre : « Car ne succombe-t-on pas à une part d’illusion lorsque nous cherchons à tout prix à maîtriser la compréhension en lui imposant des règles, des méthodes sûres et certaines, et surtout sûres d’elles-mêmes ? »6

10Le chirurgien de Saturday opère, dans un temps compté, minuté, des dizaines de patients. Il va jusqu’à substituer à leur nom propre la nature de leur pathologie, réduisant la dimension humaine de l’échange à l’identification du mal dont ils souffrent et qu’il s’agit d’éradiquer. Peut-on alors parle d’interprétation ? Le protagoniste possède une grille à travers laquelle il évalue les chances de survie de ses personnages (selon un schéma social darwinien à peine masqué par le narrateur et totalement assumé par le personnage). Pour évoquer en termes gadamériens le rapport du personnage à sa pratique médicale, la vérité, pour lui, se résume à la méthode ; situation idéale s’il en est, puisqu’elle suppose l’infaillibilité du diagnostic qui ne sera pris en défaut qu’une fois, mais lorsque c’est la fille du héros lui-même qui est concernée.

11On peut rappeler à cet égard que dans le texte de Juli Zeh, l’héritage des Lumières est revendiqué explicitement par Kramer, mais de proche en proche, aucun n’échappe à la toute-puissance d’une raison à la fois incontournable et haïssable. Le tour épistémologique des textes est très différent ; dans le cas de Husvedt il s’agit de faire trembler la question de la compréhension de soi qui oscille entre outils scientifiques et écriture de soi. Dans cette oscillation, L’Hypothèse stupéfiante de Crick et les travaux plus récents sur l’interaction de la conscience et de la chimie du cerveau se partagent un champ très polémique. Le conflit entre une épistémologie classique qui interprète sans reste le fonctionnement du corps humain (dont la thèse de L’Homme neuronal de Changeux a été un paradigme dans les années 1980) et une interprétation qui fait la part des conditions d’observation demeure irrésolu.

12Dans tous les cas, l’interprétation, qu’elle s’exerce sur le corps souffrant ou sur une symptomatologie sociale met en tension une approche objectiviste et une interprétation dans laquelle des critères plus larges entrent en ligne de compte, et notamment une métacritique du réductionnisme scientifique et la prise en compte réflexive, dans l’interprétation des outils que nous utilisons pour décrire et qui ont un effet sur le résultat de l’investigation. Si vérité et méthode ne sont jamais frontalement opposées, en revanche, la méthode fait l’objet d’un questionnement  et ne constitue jamais un donné transparent de la description du réel. Le récit de Mac Ewan en revanche est fondé sur une forme de credo scientifique, mais le lecteur devine très vite que c’est à titre ironique dans la mesure où le héros, excellent herméneute des pathologies, échoue à réinscrire son interprétation dans le monde concret (politique, sociologique, familial) qui est le sien.

Interprétation et résidu ; la méthode comme construction sociale

13Pour Husvedt et Mac Ewan, il y a bien un corps malade ou des corps malades mais le statut même de la maladie est problématique. Chez Mac Ewan il s’agit de la vaincre, de faire revenir le malade reconnaissant à une norme biologique et sociale reconnue ; le chirurgien œuvre dans la certitude du bien-fondé de son savoir, et de la rectitude de sa mission sociale. Dans le cas de Husvedt, il s’agit d’évaluer des distances variables entre des normes médicales et psychiques elles-mêmes hétérogènes, qui n’attestent pas un progrès dans la description mais une complexification croissante des critères d’évaluation de la pathologie décrite.

14Le savoir médical et la biologie cellulaires ont fait l’épreuve, par exemple, au cours des dernières années du xxe siècle de la relativité de critères acquis et ont été contraints à des changements de paradigmes radicaux. La réversibilité de certaines lésions motrices cérébrales  en est un exemple7. Cette relativité de la norme n’induit pas un relativisme épistémique mais une incalculabilité de la capacité qu’ont les corps de se réparer ou pas a mis en défaut les recherches en neurochirurgie des années 1990. Ainsi Husvedt s’interroge-t-elle sur les expériences menées en laboratoire sur des êtres vivants : « Existe-t-il de quoi que ce soit une « sensation pure » attribuable à des circuits nerveux plutôt qu’à un être humain doté d’un corps, capable de sentir et de penser, vivant dans un monde8 ? » Le problème relève dès lors moins d’une alternative intenable entre vérité et méthode que d’une capacité de la méthode à se mettre en question, ainsi Jean Grondin remarque-t-il que c’est ignorer la finitude que de vouloir faire de la certitude du sujet un absolu et de vouloir réduire le savoir et la pratique des hommes à un ensemble de déductions géométriques. Ce que Gadamer conteste, ce n’est pas le lien entre la vérité et la méthode. Que la vérité dépende de la méthode est si évident qu’il serait futile et ridicule de chercher à y redire quoi que ce soit. Ce qu’il conteste est le monopole que prétend exercer la méthode sur la vérité9. Symétriquement, Habermas dans La Technique et la science comme « idéologie »10 dénonce un objectivisme qui se soustrait au travail de l’interprétation car un tel objectivisme soustrait à l’appropriation réfléchie de traditions vivantes un savoir devient par là même stérile en manquant sa propre dimension historique. En renouant dans un autre texte le lien entre connaissance et intérêt, il resitue le débat dans une perspective qui permet de dépasser une conscience restreinte des sciences il mesure les effets sociologiques dévastateurs.

15L’enjeu n’est pas de démontrer l’inanité de l’approche scientifique mais l’insuffisance de ce qui la caractérise : une non prise en compte des différences subjectives et la négation de l’historicité des paradigmes spécialistes des sciences cognitives. Un exemple extrait de La Femme qui tremble éclairera le propos ; Gallese et Rizzolati qui ont découvert leur existence dans les années 90 notent que certains comportements empathiques se logent dans les neurones miroirs. Il est possible de les observer par résonance magnétique fonctionnelle qui produit une image de la région du cerveau activée. Husvedt constate alors que sans cette découverte qui éclaire les symptômes qu’elle présente son propre état serait resté psychologique, dépourvu de toute concomitance organique. Si hors l’hypothèse biologique aucune étude n’est possible, celle-ci est soumise aux alea de la recherche et de son caractère historique qui fait que de nombreux malades restent avec des troubles inexpliqués qu’on nomme, faute de mieux,  maladies idiopathiques. C’est cette négation de l’historicité de nos savoirs et le préjugé selon lequel les critères de celui-ci sont universellement valables qui aboutit chez Juli Zeh à une posthistoire dans laquelle la liquidation des impures subjectivités interprétantes est achevée puisqu’il existe toujours quelque part une vérité disponible, présentée comme indépendante de l’interprétation et tout entière fondée sur des faits.

16Le fonctionnement judiciaire de la société décrite par le roman est fondé sur le même schéma ; il prétend se soutenir d’une référence à la vérité factuelle, mais cette vérité est cyniquement fabriquée pour que vive la Méthode (avec une majuscule dans le roman car elle est la norme fondamentale du système social) qui ne se soutient plus que d’aucune éthique de la discussion (puisqu’il n’y a plus de discussion) mais de sa propre nécessité. Ainsi, lorsque tentant de se défendre, Mia affirme que dans le bois interdit où elle venait fumer avec son frère elle ne rencontrait « personne », ce Personne est tout à coup personnifié au tribunal par son jeune avocat qui affirme porter ce nom et qui, au prix d’un faux témoignage, rachète un amour interdit pour cause d’incompatibilité biologique. Constamment au cours du récit, la Méthode soutient sa perpétuation de sa propre inférence ; elle est moins rationnelle en soi que rendue nécessaire par le système social qu'elle soutient et devient paradoxalement non pas un objet d’assentiment rationnel mais un objet de croyance. Le paradoxe réside donc dans le fait que, censée fondée sur le fait, elle est devenue une construction sociale, une fiction au sens illusionniste du terme, mais aussi dans le fait qu’elle ne se légitime plus comme exercice critique de la raison mais en partant du postulat acritique de sa propre validité.

17Si aucun texte ne met en doute l’objet de la quête (le corps vivant et malade) ni la finalité ; guérir, le travail d’interprétation est ce que Heidegger désignerait comme une herméneutique de la factualité ; interpréter ce n’est pas vaticiner dans un horizon de vérités relatives, mais statuer sur un état du corps dont les narrateurs pensent qu’il existe une réalité indépendante des récits dans lesquels on peut le saisir ; le pacte autobiographique du texte de Husvedt pour être implicite n’en est pas moins effectif. Mais ce qui confère à ce récit son intérêt pour une théorie de l’interprétation est que l’interprétation semble neutralisée par le recours à des instances successives, parfois contradictoires, de description de la pathologie. Aucune n’est la vérité de l’autre mais c’est dans leur jeu (l’intervalle qui les sépare) que le corps de la narratrice échappe à une réification qui semble le destin des corps dans les deux autres récits. Cette situation très particulière est liée à une double contrainte ; le fait que le vivant ne puisse se réduire à un ensemble d’informations, le caractère réflexif de ce savoir dans un récit autobiographique où se télescopent objet et sujet de l’investigation.

18Le statut scientifique des sciences sociales en tant que savoirs réflexifs a fait l’objet d’une réévaluation dans la philosophie d’Habermas, en même temps qu’il critique ce qu’il nomme « la mécompréhension scientiste » en plaidant pour une «  logique générale des interprétations. »11  Ces savoirs réflexifs que sont psychanalyse et sociologie sont de part en part, et de droit traversés d’une historicité et d’une plasticité qui ne constituent pas des limites au savoir mais ses conditions mêmes. Si l’hystérie est au xixe siècle la vérité du corps féminin malade, la vérité de neurobiologie moderne est autre, sans que pour autant le symptôme, reconnu, puisse être réduit à un vocabulaire.

Les deux rationalités

19De la nomenclature péremptoire du héros de Saturday aux dénominations flottantes de Siri Husvedt, une réalité du vivant prend forme, mais aussi une historicité de ses déterminations ; cela ne peut être évalué en termes de  régression ni de progrès mais de prise en compte d’une complexité croissante qui élargit les critères de l’interprétation du réel et prend en compte dans ce réel l’interprétant lui-même. Ainsi Siri Husvedt observe-t-elle que « Dans Pain : the science of Suffering, le neurologue Patrick Wall soutient que la douleur n’est pas mesurable selon les méthodes habituelles de la science12 ». Et plus loin, elle rappelle que des facteurs cognitifs peuvent affecter l’intensité même de symptômes (la conscience de la durée probable de la douleur par exemple). Si le corps n’est pas la somme de ses interprétations qui ont plutôt tendance chez Husvedt à se substituer les unes aux autres, il reste une mesure des discours tenus sur lui, mais une mesure problématique, liée à des variations individuelles et sociétales ; c’est ce que note Ian Hacking qui se situe dans une perspective proche dans The Social Construction of What ?13. Dans tous les phénomènes observables (y compris ceux qui relèvent des sciences de la nature), il convient de faire la part de ce que construit la réalité sociale et penser un équilibre entre naturalisme et constructionnisme.

20Depuis les réflexions de Canguilhem dans Le Normal et le pathologique, on sait que la réalité du vivant n’en fait pas un objet comme un autre qu’on puisse saisir à distance et sur lequel un consensus rationnel et détaché des contingences historiques est possible ; la variation des paradigmes d’interprétation est une composante de la désignation des maladies, et celle-ci intègre sans cesse de nouveaux modèles cognitifs. Ainsi Canguilhem (dans La Connaissance de la vie) observe-t-il que « la condition de possibilité de la biologie est un ensemble d’actes de reconnaissance et de compréhension qui s’enrichissent de ma propre vie et dont je fais l’épreuve14 ». Barbaras renchérit dans La Phénoménologie de la vie: « La pensée du vivant doit tenir du vivant l'idée du vivant15. » Dans l’ensemble de textes consacrés aux sciences humaines rassemblé dans l’édition française sous le titre Connaissance et intérêt, Habermas se défend lui-même d’une posture scientiste et s’il considère le consensus rationnel comme un des éléments de la connaissance scientifique, cet accord procède lui-même de formes de vie et de formes de savoir réflexifs auxquels il consacre plusieurs études dans lesquelles il souligne le rôle central de l'interprétation dans les sciences. Les sciences humaines qu'il caractérise comme « réflexives », fondées sur des réinterprétations constantes de ce qui nous constitue ne font pas l'objet d'un déni de scientificité pour autant.

21À cela il faut ajouter qu'outre les problèmes de traduction qui ne rendent pas savoir scientifique et connaissance synonymes (la notion de Wissenschaft pouvant englober des domaines divers), ce qui est en cause est moins la rationalité en tant que telle que ce que l’école de Francfort appelle rationalité instrumentale. Selon Adorno et Horkeimer en effet, ce qui a triomphé dans les Lumières est moins la raison comme finalité autonome et désidéologisée (débarrassée du spectre de la tradition et de l’autorité) que la science comme technique qui constitue une sorte de nouveau sortilège dans la présupposition de son autosuffisance. Devenue une variable indépendante de développement, la dynamique immanente aux évolutions technologiques produit sans cesse ses contraintes propres réduisant l’espace public à un rôle fonctionnel. Ce que dénonçait très récemment Agamben16 est bien de cet ordre. Car si on peut effectivement se demander « comment l’obsession sécuritaire fait muter la démocratie ? » on ne peut que constater que c’est au nom d’un état de la technologie qui permet la surveillance que l’idée même qu’il y ait quelque chose d’autre à défendre devient sans objet.

22Telle est la phase avancée de la technocratie. Les sous-systèmes d’activité rationnelle absorbant peu à peu les fins se substituent à des finalités globales négociées dans le cadre de ce que Habermas appelle l’agir communicationnel, c’est-à-dire la négociation de représentations communes, acceptables, qui permettent le vivre ensemble. S’il n’y a plus rien à interpréter, il n’y a plus à débattre, et le consensus rationnel est le fantôme du dèmos mais il y a pire : le lieu même de ce qui pourrait encore faire débat est miné. Le découragement profond de Mia dans Corpus delicti est lié à ce double refus d’adhérer à des finalités définies en dehors de tout vouloir et qui visent une réification du corps individuel et du corps social ; se vouer corps et âme à la méthode qui est l’organe idéologique de pouvoir ou militer dans le groupe dissident du DAM (droit à la maladie) c’est au fond une seule et même chose ; reconnaître comme loi un état de fait qui place en son centre une alternative viciée, car le pouvoir a déjà prévu et encodé toute contestation de son principe. En refusant ce débat, en demandant simplement qu’on la laisse en paix, elle dénie à la souveraineté technoscientifique le pouvoir de définir les termes mêmes du débat, en s'en remettant à des réalités factuelles et c’est ce qui rend sa dissidence particulièrement insupportable.

23Ces textes, en mettant en avant une des constantes de l’écriture de vie de ce début de xxie siècle comme bio-graphie surexposent le corps d’une autre manière que ce que fut le corps comme thème littéraire des années 2010. L’exposition de la vie en débat avec soi-même n’a rien à voir avec la spontanéité d’un regard et le subjectivisme revendiqué d’une interprétation sans paradigme; elle est de part en part réflexive, et traversée d’un désir de connaissance, mais ce désir de connaissance est en même temps un avertissement. On ne peut pas ne pas entendre derrière le terme l’opposition gadamérienne entre Vérité et Méthode si ce n’est que le stade ultime de la Méthode figuré revient à une attitude de Vérité, la Méthode devant, pour fonctionner être l’objet d’une croyance collective suffisamment forte. Il s’agit alors moins d’enjeux qui ont trait à l’interprétation que de la stigmatisation d’une vision unique du monde liée au triomphe du paradigme positiviste issu des Lumières.

24Le personnage principal relèvera d’ailleurs la contradiction ; les opposants de la méthode (le DAM, droit à la maladie) sont eux-mêmes des enfants du xviiie siècle et le rationalisme, qui combattent avec ses propres armes le biopouvoir. En refusant l’alternative, Mia se retire du monde social (ou plutôt de l'absence de socialité générée par la méthode), mais surtout elle récuse l’impasse d’un monde où le sujet étant privé de la possibilité de tomber malade par des traitements préventifs ne peut plus interpréter son corps, ni désirer même la guérison (privé qu’il est de l’expérience individuelle de la maladie éradiquée depuis 34 ans  qui est l’âge de la narratrice au moment où commence le récit).


***

25Ainsi, la potentialité totalitaire des normes portant sur la santé et la maladie est identifiée dans le texte de Zeh à un état final des sciences (plus de maladies et donc plus de malades !) mais aussi à un état final du droit ; le législateur n’aurait plus rien à inventer dans une société réglée par le pur impératif technocratique de la « bonne santé » assimilée à la notion de « vie bonne ». Dans les deux autres textes, l’ironie du narrateur à l’égard de l’attitude scientiste du héros de Ian Mac Ewan, la dubitativité de Siri Husvedt quant aux catégories à l’aide desquelles son symptôme est décrit (et finalement pas soigné) témoignent d’une crise du rationalisme dès lors qu’il s’applique à des sujets vivants.

26Le matériau même sur lequel s’exerce la compétence scientifique dans ces textes exige un aggiornamento ; les frontières des notions de santé et de maladie bougent d’un état de société à un autre, d’un individu à un autre. Siri Husvedt, dans les dernières pages de son essai, fait se rejoindre la femme qui tremble et celle qui raconte son aventure. Tout comme Alice Flaherty dans Le Mal de minuit décrit sa guérison d’une graphomanie compulsive due à un deuil comme une nouvelle souffrance, Siri Husvedt constate un changement progressif dans l’évaluation de son mal : « Moi aussi je me suis mystérieusement attachée à mes migraines et aux sensations diverses qui les accompagnent. Je ne distingue pas vraiment où finit la maladie et où le “je” commence ; plus exactement, les migraines, c’est moi et les rejeter reviendrait à m’expulser moi-même17. »

27Il ne s’agit pas de faire l’éloge de la maladie, ou de toute maladie mais de reconnaître l’existence d’un mode d’évaluation idiopathique non normatif, en même temps que celle d’un savoir propre du sujet (d’une mathesis singularis). La circonspection dont fait preuve le « dernier » Habermas à l’égard de la rationalité moderne est liée à ce soupçon que cette rationalité ne soit le masque d’une conscience technocratique qui objectivise notre rapport au consensus social, et qui rende superflu ce consensus même. Devenue une propriété immanente de ce système, elle s’est substituée au consensus rationnel et a réifié le débat public en résolvant par avance toute divergence interprétative. Car si le malade qui souhaite guérir est en droit d’attendre un diagnostic univoque et un traitement qui a quelques chances d’éradiquer ce dont il souffre, il demeure seul législateur des limites de ce qu’il tolère et de ce qu’il refuse. C’est là peut-être, depuis les travaux de Marcuse, et par le truchement d'une réflexion sur notre condition commune de vivants un point de jonction miné entre savoir du vivant et pouvoirs politiques, soit ce qu'on appelle depuis Foucault et Agamben un biopouvoir.