Hermès est terminé, mais l’interprétation est infinie
1George Steiner, qui a le goût de la provocation, répondait il y a quelques mois aux questions d’un journaliste du Monde1. L’entretien s’intitule : « L’œuvre n’a besoin de personne ». Steiner, qui sait bien que la sensibilité du xxie siècle est tournée vers l’activité du lecteur et son rôle dans la production du sens, se fait un plaisir d’en prendre le contre-pied. Il y a, dit-il, « un abîme entre le créateur et le meilleur des interprètes ; le commentaire, même le plus inspiré, est parasitaire comparé au mystère de la création ». Parlant de mystère, de miracle, invoquant « le déclic de l’absolu », il ressuscite le mythe du génie, de l’inspiration et postule une différence quasi métaphysique entre l’auteur et le lecteur, aussi radicalement antinomiques que les trois ordres dans Pascal. Comme Dieu, dit-il, « l’œuvre n’a besoin de personne ». Je cite encore : « M. Steiner a quasiment jour et nuit besoin de Racine, mais Racine n’a aucun besoin de M. Steiner. Oublier une seule seconde cette distinction, c’est cela la vraie trahison des clercs ». Qu’Hermès aille donc se faire voir ailleurs ! L’interprétation n’est qu’un épiphénomène, au mieux un accident sans conséquence, au pire un détournement, et toute cette gesticulation n’affecte en rien le monument immuable de l’œuvre.
2L’hostilité à la médiation des commentateurs, dénoncée comme surenchère académique, confiscation et dégradation de l’œuvre, n’est pas rare. D’un côté l’esprit qu’il faut laisser souffler où il veut, de l’autre les besogneux lecteurs et leurs gloses parasitaires. Et bien sûr, c’est l’interprétation qui fait les frais de cette croisade. On en trouve un autre exemple dans le fameux essai de Susan Sontag, « Against Interpretation2 ». Sontag utilise le même dualisme et la même terminologie que Steiner. L’interprétation, dit-elle, « is the compliment that mediocrity pays to genius ». Ces médiocres, ce sont les critiques qui, dans la presse ou dans les universités, ne s’intéressent qu’au contenu des œuvres afin de gloser leurs significations. Or leurs lectures intellectualisantes ne font qu’affaiblir « the naked power of art ». Spéculations hypertrophiées, donc, vaines acrobaties qui neutralisent et pasteurisent l’énergie de l’œuvre. L’interprétation est réductrice, elle ne voit dans le monde et dans l’art que des concepts. Au lieu d’éveiller nos sens, elle les anesthésie. Il suffirait de soustraire la lecture à l’impérialisme des idées pour lui rendre sa dimension sensuelle et émotionnelle. Il faut réapprendre à jouir de l’art, « à voir plus, à entendre plus, à sentir plus », il faut se laisser toucher, se laisser bouleverser par la force immédiate, irrationnelle qui est la sienne. Prenons donc l’œuvre pour ce qu’elle est, c’est-à-dire sa forme, son style, prenons-là pour ce qu’elle fait et non pour ce qu’elle signifie. Et ce plaidoyer pour une lecture du corps, une lecture sensitive et affective, se termine par cette injonction : « In place of a hermeneutics we need an erotics of art ».
3Cette méfiance pour l’inflation et la dérive du commentaire, au nom du contact immédiat avec la source vive, rappelle la critique des humanistes, suffoqués par l’entassement des gloses dont les scolastiques avaient recouvert les originaux antiques. On se souvient de Pantagruel : « Les livres de loix luy sembloyent une belle robbe d’or triumphante et precieuse à merveilles, qui fut brodée de merde ». Au centre de la page, les Pandectes et tout autour « la glose de Accurse […] tant salle, tant infame et punaise que ce n’est que ordure et villenie3 ». Et les confirmations chagrines ne manquent pas. On se rappelle par exemple Montaigne : « Tout fourmille de commentaires ; d’auteurs, il en est grand cherté [manque]4 » ; et Foucault : « Le langage du xvie siècle était dans une posture de perpétuel commentaire5 », et j’en passe. On est, ici encore, en plein dualisme, ou, si vous préférez, logocentrisme : d’un côté l’œuvre une et authentique ou les choses, de l’autre les suppléments, les altérations, les trahisons. Or ce schéma simpliste, heureusement, n’a pas toujours le dernier mot. Arrêtons-nous quelques instants à la fameuse page de Montaigne, « nous ne faisons que nous entregloser 6», dans le chapitre « De l’expérience ».
4À première vue, Montaigne adopte la hiérarchie des humanistes philologues, soucieux de restituer, dans leur vérité première, les sources antiques. L’accumulation des interprétations n’a fait que brouiller le message originel, l’obscurcir, le disséminer, le compliquer vainement. Les gloses, dit Montaigne, « augmentent les doubtes et l’ignorance » ; elles fonctionnent en circuit clos, s’appellent les unes les autres et nous entraînent dans une fuite en avant qui, bien loin d’éclairer son objet, s’en éloigne et le dénature. « Le centiesme commentaire le renvoye à son suivant, plus espineux et plus scabreux que le premier. […] Il y a tousjours place pour un suyvant […]. Il n’y a point de fin en nos inquisitions [investigations] ». Bref, c’est la perte de la transparence originelle, c’est la dispersion et l’opacité de Babel, c’est le mouvement de l’histoire comme chute et déperdition.
5Mais Montaigne, plus subtil, ne nous abandonne pas au stade où nous ont laissé Steiner et Sontag. Au milieu du passage, il fait volte-face, ou du moins avoue une grosse hésitation. Le mouvement infini du commentaire n’éclaircit peut-être pas le sens, dit Montaigne, mais il témoigne de la vitalité de l’esprit. Car se satisfaire d’une interprétation définitive, s’arrêter de chercher, ce serait sombrer dans la torpeur intellectuelle. On gesticule peut-être dans le vide, mais au moins on agit, on cherche. La chasse vaut mieux que la prise.
C’est signe de racourciment d’esprit quand il se contente, ou de lasseté. Nul esprit genereux ne s’arreste en soy : il pretend [avance] tousjours et va outre ses forces ; […] s’il ne s’avance et ne se presse et ne s’accule et ne se choque, il n’est vif qu’à demy ; […] son aliment c’est admiration, chasse, ambiguité.
6 L’admiration, donc, qui est au xvie siècle un catalyseur épistémologique essentiel, et l’ambiguïté qui, parce qu’elle appelle l’interprétation et résiste peut-être à l’élucidation, est ici positive. « Ce que declaroit assez Apollo, ajoute Montaigne, parlant tousjours à nous [dans ses oracles] doublement, obscurement et obliquement, ne nous repaissant pas, mais nous amusant et nous embesongnant ». La parole obscure est un défi salutaire adressé à l’esprit, le signe irréductible qui nous empêche de croire que nous tenons une vérité définitive. Le commentaire et l’accès toujours différé à la vérité sont en fait constitutifs de notre condition. Et Montaigne reconnaît volontiers que sa propre écriture n’est elle-même qu’un interminable commentaire, une écriture des marges et de la secondarité.
7Cette idée que le mérite de l’interprétation tient moins aux solutions qu’elle apporte qu’à l’activité qu’elle stimule et aux certitudes qu’elle ébranle revêt aujourd’hui une grande actualité. De nombreuses voix se sont élevées, récemment, pour défendre la pluralité de l’interprétation et faire accepter l’idée qu’un objet peut être perçu et compris de multiples manières. Admettre que plusieurs interprétations, fussent-elles irréconciliables, sont également valides, c’est faire l’apprentissage du relativisme et s’exercer à la tolérance ; en quoi l’enjeu herméneutique prend ici une dimension éthique et sociale.
8Alain Berthoz, le professeur de physiologie et sciences cognitives du Collège de France, prend cela très au sérieux7. La coexistence démocratique, dit-il, exige l’acceptation de la pensée d’autrui et la reconnaissance de croyances multiples. Et cela est encore plus nécessaire dans une société multiculturelle comme la nôtre. Vivre ensemble à l’âge de la mondialisation, c’est admettre la pluralité des points de vue et la légitimité de convictions différentes. Il est nécessaire que, par empathie, je sache me mette à la place de l’autre, afin de comprendre sa logique, de prendre la mesure de ses émotions, nécessaire, donc, que je sois capable de changer de perspective et d’« élaborer des stratégies cognitives variées ». Cette exigence est d’autant plus pressante que les totalitarismes, eux, cherchent au contraire à enfermer les esprits dans un cadre interprétatif exclusif, dans des schémas mentaux rigides et contraignants. Le fondamentalisme, c’est-à-dire le refus de la mobilité du sens, engendre le fanatisme et la violence, nous ne le savons que trop.
9L’apprentissage de l’interprétation plurielle est donc aussi apprentissage de la tolérance et du respect démocratique de la pensée d’autrui, dit Berthoz. C’est pourquoi il s’intéresse à la phase de l’éducation, entre sept et dix ans, où l’enfant effectue « une opération de décentrage, nécessaire pour passer d’une “perception égocentrée” à une “perception allocentrée” » et échapper à la fixation fanatique. Yves Citton, dans un excellent essai, Lire, interpréter, actualiser8, a aussi beaucoup à dire là-dessus. Qu’il s’agisse, comme chez Montaigne, de défendre la dynamique herméneutique au nom de l’ « exercitation » intellectuelle du sujet pensant, ou, comme avec Alain Berthoz, de plaider pour la pluralité interprétative au nom de valeurs éthiques et sociales, le relativisme, la polysémie, le dialogisme dominent aujourd’hui le débat sur l’interprétation. Ce parti peut paraître intellectuellement mou, sceptique, opportuniste, jusqu’au moment où on découvre son lien avec la liberté de pensée et le respect de la différence.
10Ce qui n’entraîne pas que la polysémie soit toujours juste, et la monosémie, toujours réductrice. Ce dualisme serait, comme ceux de Steiner et Sontag, caricatural. Je reconnais volontiers que l’interprétation qui admet la possibilité de multiples significations – celle dont je viens de parler – a aussi ses travers et ses pièges. Car vouloir accueillir toutes les lectures, c’est risquer de tomber dans l’arbitraire, c’est admettre, à tort, la validité de toute improvisation subjective, alors qu’un signe donné ne se prête pas à n’importe quelle appropriation. Il y a des limites, dans l’ouverture interprétative, que l’on ne saurait franchir, même s’il est difficile de les fixer. L’un des dangers qu’elle court est de céder au solipsisme, dans la mesure où le lecteur est tenté de se projeter dans l’œuvre et n’y trouve alors que le reflet de ses propres fantasmes. Faute de respecter l’altérité de l’objet, on l’absorbe dans un cercle narcissique, ce qui est le contraire de l’ouverture cherchée tout à l’heure.
11Inversement, une interprétation restrictive ou exclusive peut avoir valeur d’ouverture. Lorsque par exemple je m’attache à reconstituer la portée littérale d’un énoncé, le sens qu’il avait dans un contexte historique lointain, ou qu’il revêt dans une culture étrangère à la mienne, cet effort de distanciation contribue à élargir mon horizon mental et m’amène à découvrir un système différent du mien. Le respect des propriétés de l’œuvre est essentiel, car son apport le plus précieux tient peut-être à sa différence, à sa résistance et au dépaysement qu’elle procure. L’enquête historique ou anthropologique qui nous entraîne dans un monde autre récompense notre peine, tant il est vrai qu’« un texte est plus intéressant par ce qu’il m’apporte que par ce que j’y importe9 ».
12Il y a donc du pour et du contre dans la monosémie et la polysémie, dans le pari de la distance et de la différence d’une part, dans la recherche de valeurs plurielles et actuelles d’autre part. Ces deux méthodes sont souvent opposées : il faudrait choisir entre la rigueur historique et l’actualisation, entre l’effacement et l’appropriation. Mais cette opposition est un faux problème, car les deux démarches sont non seulement compatibles, mais inséparables ; ce sont deux postulations simultanées.
13La méthode distanciée, qui cherche quel a pu être le sens premier de l’objet dans l’environnement exotique qui est le sien, est consubstantielle à la curiosité historique. L’effort d’objectivation, l’exploration de cultures étrangères et la volonté de comprendre un système différent du mien sont des opérations nécessaires à la vie de l’esprit. Mais il est difficile de s’en tenir strictement à une lecture objectivante et distanciatrice. Il s’y mêle presque toujours, peu ou prou, une part d’appropriation et d’actualisation. Si on aime l’œuvre qu’on interprète, on la rapproche, on l’intègre au présent. Une œuvre qu’on se contente de restituer comme le vestige d’un passé révolu est une œuvre figée et stérilisée. On l’a assez vu avec les ravages de la philologie pure et dure qui, lorsqu’elle censure le goût, inhibe l’émotion et réduit la lecture à une opération purement rationnelle et impersonnelle, asphyxie la littérature et commet une sorte de suicide. Les humanistes de la Renaissance ont su concilier les deux démarches. Ils ont été les premiers à reconnaître que l’homme et les idées ne sont pas des essences immuables, mais des paramètres changeants et que, pour apprécier toute la richesse de l’Antiquité, il fallait commencer par en comprendre les propriétés, les différences ; et ce fut la conquête du sens historique et ce fut la naissance de la philologie, l’effacement provisoire du chercheur devant son objet. Mais ce nécessaire mouvement rétrospectif n’était pour eux qu’un moyen au service du présent, un moyen pour agir sur le monde, pour saisir la portée d’exemples de vie ou d’exemples de style ou pour exploiter des connaissances encore valables quinze siècles plus tard. Il faut commencer par saisir l’unicité, la singularité d’un objet pour en déployer ensuite le rayonnement. Il faut étudier avec rigueur les méthodes de Vitruve l’architecte pour en tirer parti, hic et nunc, dans un environnement nouveau.
14Quoi qu’il en soit de ce subtil équilibre, une chose pour moi est sûre. En dehors de l’Allemagne qui, depuis deux siècles, réfléchit sur le rôle central, dans les sciences humaines, de l’herméneutique, la pratique de l’interprétation a bénéficié chez nous du vaste mouvement qui, dans les études littéraires, a déplacé l’accent, dans la seconde moitié du xxe siècle, de la production vers la réception. Après le monopole de l’auteur et des circonstances de la genèse, qui détenaient la clé du sens de l’œuvre, après la vague structuraliste, qui a tenté de balayer les contingences historiques et personnelles, qu’il s’agisse de l’auteur ou du lecteur, on a assisté à la revalorisation du récepteur, promu comme un partenaire essentiel, qui coopère avec l’auteur pour déployer les virtualités latentes de l’œuvre. L’esthétique de la réception allemande, le Reader Response américain, la théorie de l’œuvre ouverte selon Umberto Eco ont, chacun à sa façon, ébranlé les positions fixistes pour lesquelles le sens est déterminé par l’origine, ou échappe aux aléas de l’histoire. Ces différentes écoles ont eu le mérite de rappeler que la lecture modifie son objet et que, dès le moment où un texte se trouve capté dans l’orbite du lecteur, il est perçu selon un ensemble de paramètres qui diffèrent nécessairement des codes qui ont présidé à sa gestation.
15Si on accepte aujourd’hui que l’élaboration du sens de l’œuvre se situe en aval autant ou plus qu’en amont et que la fidélité absolue à l’œuvre originelle, à son intention et sa signification premières, sont une vue de l’esprit, cette évidence a rencontré, et rencontre encore, des résistances. Le principal foyer de cette résistance me paraît se situer dans l’enseignement qui, largement dominé par l’histoire littéraire, obéit encore (si je ne me trompe) à un mouvement quasi exclusif de retour aux origines des textes. J’ai assez souligné la valeur du dépaysement historique pour respecter ce choix, mais j’ai dit aussi que s’il verrouille le sens de l’œuvre, s’il le confine dans son contexte de départ, il la prive d’une part de son rayonnement.
16Pour une autre raison encore, l’enseignement et la pratique interprétative ont une relation difficile. L’enseignement (du moins en France) est dominé par la parole du maître, alors que l’interprétation, elle, est une démarche essentiellement personnelle, intime, même ; elle implique une part d’intuition, de flair, et même si on ne parle pas d’identification, comme font certains, elle repose sur un lien fort, à la fois intellectuel et affectif, entre un sujet et une œuvre. Une véritable interprétation ne peut se contenter d’appliquer des méthodes préfabriquées, elle ne peut compter sur la sécurité d’un décodage mécanique. Il faut d’abord choisir les outils appropriés, il faut ensuite éprouver différentes hypothèses, pour risquer enfin une interprétation qui n’est pas démontrable comme le serait une proposition mathématique. Chaque lecture est une aventure singulière qui, même si elle s’appuie (comme elle le doit), sur des observations objectives, garde la trace d’un cheminement personnel. Voilà pourquoi il est difficile, dans une classe ou un séminaire, de fédérer diverses interprétations ou d’en discuter publiquement le mérite. Plutôt qu’ouvrir la porte à la recherche interprétative et engager une discussion sur le sens de l’œuvre hic et nunc, on écoute donc le maître, et le maître risque bien de nourrir son commentaire d’histoire et de distanciation. C’est compréhensible, mais c’est dommage.
17Il ne devrait pas être nécessaire de plaider pour la relance interprétative tant elle est évidente, à la fois au plan théorique et dans le devenir effectif des textes. Cette évidence repose sur une loi difficilement contestable, énoncée par Umberto Eco : « La compétence du destinataire n’est pas nécessairement celle de l’émetteur10 ». Les conditions dans lesquelles l’un écrit ne sont pas celles où l’autre lit ; ils sont sur une autre longueur d’ondes. Le lecteur ne peut pas ne pas projeter sur l’œuvre ses questions et ses attentes, son savoir et ses émotions. Il sélectionne, fait jouer sa mémoire, porte des jugements, s’appuie sur son expérience et, avec des moyens qui sont les siens, remplit les fameux « trous » de l’École de Constance. Sa marge d’intervention est considérable, même si elle est bornée, d’un côté par les propriétés de l’œuvre, son altérité qui résiste, de l’autre par son propre horizon épistémologique, qui a ses taches aveugles.
18Des œuvres, je serais tenté de dire que, si elles ne s’adaptent à la variété des lecteurs et aux mutations de l’interprétation, elles ne survivent pas. Une sélection naturelle, sur le modèle darwinien, opère en histoire littéraire, qui distingue les textes capables de se renouveler d’âge en âge, de faire sens d’un milieu à l’autre, et ceux qui, figés, sont voués à la disparition. Plus une œuvre inspire de lectures diverses, plus elle a de chances de durer, comme le prouve le panthéon des classiques, peuplé d’auteurs que l’on n’a jamais fini d’interpréter. Ils doivent leur actualité aux débats, autrefois des cénacles savants, des salons, aujourd’hui des facultés des lettres, des revues, des écrivains, qui ne cessent de les interroger.
19Aux gardiens du temple qui, dans la lecture actualisante – le fameux péché d’anachronisme – , dénoncent un sacrilège, on peut répondre que cette pratique est sans âge et que si les grands textes ont traversé l’histoire, c’est parce qu’ils n’ont cessé de parler à des lecteurs qui se les appropriaient. Ainsi ont progressé les sciences – la médecine, les sciences naturelles, le droit, et j’en passe – qui, pendant des siècles, se sont appuyées sur les commentaires des textes antiques pour élaborer, peu à peu, des leçons nouvelles. Hippocrate, Dioscoride, les Pandectes ont pu être des freins à l’innovation, mais à force de les discuter, de les contester, de les confronter à des circonstances nouvelles, on a forgé des savoirs inédits. Les marges des grands textes antiques ont longtemps été les ateliers où le présent à la fois se modelait sur le passé et s’en émancipait. Dans le même sens, l’allégorèse médiévale a sans doute altéré la lettre d’Homère, Virgile et Ovide, mais elle les a accommodés à la pensée chrétienne et leur a infusé une nouvelle vie, une nouvelle actualité. Si Dante, Montaigne, Dostoïevski n’étaient que des témoins de leur âge, ils seraient la chasse gardée des spécialistes. Le scrupule historique est une précaution nécessaire, il contribue même à enrichir notre compréhension de l’œuvre, je l’ai dit, mais s’il la confisque, il la pétrifie.
20La Bible elle-même, dépositaire d’une Parole supposément immuable, connaît d’incessantes transformations. La lettre du texte sacré, déjà, est instable, non seulement parce que la tradition a pu corrompre la version originale, mais parce que les traductions, qui sont des interprétations, inévitablement l’altèrent. Par-delà cette instabilité textuelle, les significations mêmes de la Parole divine varient au fur et à mesure des lectures. D’un âge à l’autre, d’une culture à l’autre, les attentes changent, qui placent le message de la Révélation dans une lumière chaque fois différente et amènent le lecteur à chercher des réponses neuves. Ici comme ailleurs, le principe d’adaptation est vital. « Qui a déclaré de la Bible qu’elle était close ?, demande Novalis en 1799. La Bible ne devrait-elle pas être comprise comme étant toujours encore en croissance ?11 » Cette idée rejoint, jusque dans la métaphore qu’elle utilise, un thème commun de l’exégèse patristique tel que l’exprime au vie siècle, dans une formule fameuse, Grégoire le Grand : « Scriptura cum legentibus crescit » (« L’Écriture croît avec ceux qui la lisent »).
21Ce sont donc les lecteurs qui font « croître » la Bible, et même à deux titres : parce que, au plan collectif, ils changent au fil de l’histoire, mais aussi parce que, au plan individuel, chacun peut approfondir sa lecture et découvrir progressivement, dans la Parole, de nouvelles valeurs. Plus un fidèle progresse dans la compréhension de l’Écriture, plus l’Écriture progresse avec lui. Cette croissance-là n’existe que dans la conscience du lecteur : elle est subjective. Mais il semble que Grégoire aille au-delà et attribue au texte biblique lui-même la capacité de croître. Le message divin change et s’adapte parce qu’en lui repose un potentiel – virtus, dynamis – qui s’actualise au fur et à mesure des besoins. Ainsi germent de nouvelles significations qui, elles, sont objectives, dans la mesure où dès l’origine elles gisaient au cœur du texte.
22L’interprétation de l’Ancien Testament comme prophétie du Nouveau, dans la tradition chrétienne, illustre bien – et inspire sans doute – cette théorie. Si les exégètes ont pu découvrir dans les livres hébreux les signes de l’action du Christ, c’est que, depuis toujours, Dieu les y avait déposés. Et si les témoignages de l’Ancienne Alliance ont trouvé place dans le canon, c’est qu’ils ont pu, dans l’Église, répondre à une attente nouvelle. De la même façon, la mythologie antique a survécu à la mort des dieux païens parce que, lue comme allégorie, elle a pu s’adapter au message de l’Évangile. Serait-elle restée figée dans ses valeurs premières qu’elle n’aurait pu traverser, comme elle l’a fait, le Moyen Âge et la Renaissance.
23Plongé dans toute la variété du monde, placé sous tant de regards, le texte n’a donc pas d’essence une et permanente, mais une série d’existences qui se renouvellent au fil des actualisations. Il existe dans la mesure où il est perçu et pris en charge, il existe (n’en déplaise à George Steiner) par et pour son lecteur. Énergie latente, promesse en puissance, il attend le partenaire qui l’animera, mettra en marche ses rouages et en dégagera du sens, du savoir, de la beauté. Aussi longtemps qu’il n’est pas lu, un livre, disait Sartre, « n’est qu’un petit tas de feuilles sèches12».
24Dans cet esprit, j’ai monté à Genève une exposition, qui vient de fermer ses portes et qui montrait comment un texte vit et change par l’intervention de lecteurs qui se l’approprient et le transforment13. Sous le titre Le Lecteur à l’œuvre, l’exposition illustrait les différentes manières dont les destinataires interviennent dans le livre, y inscrivent leur marque et lui impriment des sens inédits, une actualité nouvelle. Nous avons distingué dans nos vitrines un certain nombre d’interventions, ou de rôles possibles du lecteur, parmi lesquels l’interprétation, sous diverses formes, joue évidemment un rôle central. Quatre étapes, dans le parcours offert aux visiteurs, nous intéressent ici. Il y avait bien sûr une section réservée aux commentaires savants qui, pendant deux millénaires, ont accompagné l’édition des textes classiques, des scholiastes antiques, qui envahissent les marges ou les interlignes des manuscrits, aux éditions scolaires d’aujourd’hui, qui entassent leurs notes au bas des pages. Les exemples sont spectaculaires : qu’il s’agisse d’identifier des sources, d’expliquer des mots difficiles, d’éclaircir des allusions, de signaler des traits de style ou, plus ambitieusement, de déployer le sens, de dégager une leçon religieuse ou morale…, toutes ces médiations s’accrochent au texte premier et prennent tant de place, par moments, que les greffes risquent d’étouffer la plante ! Et ces éclairages sont loin d’être innocents, puisque lire Ovide ou Dante avec ou sans commentaire, ce n’est pas du tout la même chose.
25À côté des commentaires érudits, nous avons placé les annotations personnelles, celles du lecteur lambda qui s’empare du livre et, de multiples manières, partout où les blancs de la page le permettent, peut laisser des traces de son activité. Les marques interprétatives peuvent se réduire à des traces sommaires, comme les soulignements, les biffures, mais elles peuvent aussi exprimer un jugement, une opinion, ou esquisser une explication.
26Deux autres rôles, dans l’exposition, relèvent eux aussi d’une démarche interprétative. L’illustrateur d’une part, le traducteur d’autre part sont des lecteurs qui offrent à d’autres lecteurs leur propre version du texte de départ. À leur manière, ils injectent dans l’œuvre des inflexions nouvelles, ils y inscrivent leur style, ou la transposent dans une autre culture. Toute médiation implique une interprétation et régénère la lecture : cette vérité revêtait, dans l’exposition, une évidence graphique.
27Nous avons publié, en marge de l’exposition, un livre qui, dans sa matérialité même, incarne l’idée qui nous a guidés14. L’éditeur – plus précisément les graphistes – ont voulu montrer qu’eux aussi sont des lecteurs à l’œuvre, dans le sens où ils font des choix significatifs – le papier, la mise en page, la typographie, etc. –, qu’ils donnent ainsi du texte leur propre version et y inscrivent une interprétation qui à son tour influence l’interprétation du public. Pour la couverture, par exemple, ils ont adopté un papier thermodynamique : vous frottez et un sous-texte apparaît, mais il s’efface bientôt, et il faut recommencer. C’est un bel emblème, il faut le reconnaître, de la coopération nécessaire du lecteur, et une jolie illustration, aussi, de la démarche de l’interprète : on cherche un message caché, on trouve quelque chose, mais la découverte n’est pas définitive, il faut relancer l’exploration, et ainsi de suite.
28Je voudrais, pour conclure, lancer l’idée que l’interprétation a encore de beaux jours devant elle, dans la mesure où elle peut profiter des mutations technologiques qui touchent aujourd’hui les supports du texte et les modes de lecture. Les réseaux sociaux qui prolifèrent mettent en place des plateformes de discussion qui peuvent – ou pourraient – devenir, à côté des échanges de confidences et des déballages de faits divers, des espaces où se testent et s’affutent des interprétations ou des commentaires à plusieurs mains. Cette pratique se développe actuellement aux États-Unis mais, puisqu’elle est collective, touche potentiellement les internautes où qu’ils soient. Les auteurs d’un collectif savant, avant de le publier sur papier, ont mis leurs articles en ligne pour recueillir, dans les marges, les remarques des autres collaborateurs et celles du public ; ce procédé de l’open peer review a recueilli 945 commentaires et conduit à améliorer plusieurs contributions15. Autre exemple, également trouvé sur le web : sept critiques et femmes de lettres américaines ont été invitées à inscrire leurs remarques sur le roman de Doris Lessing, The Golden Notebook, dans les marges du récit. Quand l’une intervient pour commenter ou critiquer tel passage, les autres sont invitées à répondre. Se tisse ainsi un double dialogue : de chaque lectrice avec l’œuvre, et des lectrices entre elles16. Cette conversation interprétative est comme la version moderne des débats qui, autrefois, réunissaient les membres d’un salon ou d’une académie autour d’une œuvre phare. On pense aussi aux discussions qui, dans l’Heptaméron de Marguerite de Navarre, opposent les devisants en révélant la différence de leurs points de vue et la pluralité des interprétations. Il y a là, en ligne, un terrain que les chercheurs devraient occuper non seulement pour des éditions collectives (ce qui se fait déjà), mais pour injecter un élan nouveau à la confrontation des interprétations. C’est déjà, dans les universités anglo-saxonnes, une technique pédagogique éprouvée. On ne voit pas pourquoi les classiques, qu’il faut à tout prix maintenir en circulation, ne profiteraient pas de cette nouvelle forme de dialogue. Servie par une technologie de pointe, cette relance interprétative n’aurait, sur le fond, rien de nouveau.